Colloques en ligne

Catherine Mazauric

Pour une éthique narrative : de l’errance vers l’entremonde

1Les romans – ou faudrait-il écrire les « romances 1 » ou « romances » ? – d’Henri Lopes nous convient à nous laisser mener en une dérive sensée, une dérive de lecture amenant ailleurs. Aussi, puisqu’il est question de « réinventer la vie2 », cette lecture se placera-t-elle sous les auspices de la séduction – on connaît l’étymologie du verbe : ducere, conduire. Cette séduction inscrite dans le pacte de lecture est à entendre comme un art de l’écart et du détournement et l’on souhaite donc, avec les romans d’Henri Lopes, évoquer la séduction par le récit, l’écart et la conduite ou les écarts de conduite, en envisageant la lecture comme un art mineur : l’art de se laisser séduire, détourner, amener ailleurs – un art de suivre ou de se laisser accompagner vers ce qui, de nos propres vies, aura été élucidé par l’entrelacs des fictions qui se répondent, et répondent à ces vies.

2Nos guides en ce bout de conduite seront des femmes, des personnages féminins des romans d’Henri Lopes – elles se nomment Wali, Madeleine, Kimia, mais aussi Marie-Ève, M. A. (Emma peut-être ?), ou encore Mapassa, Simone, Célimène, Monette, Kolélé, Pélagie, Awa, Élise, Connie… Singulières et multiples, toujours autres, jusqu’à leurs propres yeux : ce qu’observent ces femmes, ce à quoi elles sont attentives, c’est précisément leurs propres changements, leurs métamorphoses profondes sur lesquelles leurs prises personnelles demeurent partielles, momentanées et toujours à réassurer – si tant est qu’il faille les réassurer. Des héroïnes et personnages féminins3 aussi originaux que séduisants dont l’œuvre est prodigue, tandis que les portraits sont en revanche rares ; ce sont plutôt des portraits en actes – comme cette posture innocemment lascive d’Élise à la machine à coudre, sous le regard de son amie Awa dans La Nouvelle Romance :

« Élise était penchée, la tête de côté, sur une machine à coudre Singer avec l’application d’une écolière recopiant un devoir. Awa qui la voyait de dos, regardait, rêveuse, cette échine cambrée et ces cuisses écartées sous le pagne frappé de médaillons du pape Paul VI. Elle trouvait à Élise un je ne sais quel air d’animalité obscène. Tout ce monde de désirs obscurs et intimes qu’Awa portait au fond d’elle et qu’elle ne laissait échapper en soupirs que lorsqu’elle se trouvait seule avec elle‑même, on aurait dit qu’Élise, elle, l’affichait sans fausse honte. C’était sans doute cette sensualité aguichante, cette légitimation du défendu, plus en tout cas que sa beauté, qui expliquaient le succès d’Élise4. »

3Cette éthopée d’Élise et la paisible « légitimation du défendu » que promet la posture de son corps conduiront notre propos. Ces portraits sont ceux d’une féminité sans fixité, emplie de zones d’ombre et de subtiles équivoques, et surtout de paysages intérieurs ne se dévoilant que partiellement, que ce soit à travers le regard photographique d’autrui ou aux yeux des intéressées : la transparence intérieure n’est pas du monde romanesque d’Henri Lopes, ce qui n’exclut pas pour autant la lucidité d’un personnage. Ce propos ne portera cependant pas sur les portraits – hormis ceux que peint Marie-Ève / Madeleine – et s’intéressera plutôt aux conduites, aux trajectoires, aux menées de ces personnages afin de percevoir là où ils (elles) mènent la lecture, et ainsi comment celle-ci pourrait orienter et réinventer la vie.

4C’est pourquoi le titre de cette contribution évoque une « éthique narrative » : lorsque le récit dessine des trajectoires, des tracées pour conduite. Éthique s’entend ici au sens deleuzien de science pratique des manières d’être, de modes d’existence. Or une éventuelle équivoque est à lever d’emblée, car l’une des sources en laquelle les romans d’Henri Lopes puisent leur puissance de séduction réside dans une forme de tranquille amoralité, d’errance morale (car les personnages s’interrogent, tout en restant d’abord guidés par leurs propres actes), en tout cas affranchie des mors et remords infligés par un sentiment de culpabilité. Ainsi Félicité la bien-nommée proclame-t-elle tranquillement une morale de l’adultère libératrice pour son amie5. Si l’éthique occupe tant certaines protagonistes occupées à conduire leur vie pour la doter de sens, la confrontation aux normes morales, en l’occurrence fréquemment divergentes, fait également l’objet d’observations et de délibérations. Les jugements moraux définitifs ne sont eux, dans les romans de Lopes, pas de saison. Les trajectoires diffuses, les errances participent d’une forme de louvoiement principiel à travers lequel se fraie la vie. Le roman lopésien propose en revanche des formes de vie originales, en rupture avec telles ou telles normes instituées sans que pour autant n’éclose le scandale. Certains personnages constituent ainsi des modèles d’affranchissement de la morale banale et commune, au profit d’une éthique revendiquée ou assumée comme un art de mener sa propre barque : pensons par exemple au « marché » proposé par Pélagie à Kimia alors que, toutes deux femmes mûres, elles partagent le même homme6. Les licences accordées sont fréquentes, aucune prohibition n’y résiste, exemplifiées par l’Œdipe heureux quoique décalé incarné par André dans Le Chercheur d’Afriques7. Par ailleurs, ces conduites de vie louvoient elles aussi, négocient leurs virages et leurs courbes à travers erreurs et errances en récusant toute forme de binarité. C’est pourquoi nous emprunterons à l’Haïtien Jean-Claude Charles son concept d’« enracinerrance »  probablement pour le dévoyer à son tour un peu , pourquoi aussi nous envisagerons, à partir de l’œuvre de Lopes, des entremondes. Entamons un rapide parcours définitionnel à travers ces trois notions – errance, enracinerrance, entremondes   dont deux composent des néologismes en forme de mots-valises, soulignant la force irruptive et l’innovation qu’elles recèlent. À propos de la deuxième, à savoir l’enracinerrance, Jean-Claude Charles écrit justement que certaines pratiques, certaines formes de vie « ont du mal à trouver leurs mots », probablement parce que, considère-t-il, elles sont « en avance sur leur époque8 ».

Errance

5Il existe de multiples définitions de l’errance, mais on s’en tiendra ici à celle, récente et à forte dimension éthique, que propose Akira Mizubayashi, universitaire et écrivain japonais de langue française, dans un opuscule précisément intitulé Petit éloge de l’errance9. L’errance y est présentée non comme une trajectoire erratique, mais plutôt comme une attitude humaniste consistant à chercher à se détacher de ses conditions d’existence immédiates et de ses appartenances préétablies : l’errance telle que l’entend Mizubayashi représente « une manière de s’éloigner de soi-même, de se séparer du natal et du national » et de ce qui « fixe dans une étroitesse identitaire10 ». Voilà qui rappelle bien sûr les « trois identités », au nombre probablement bien supérieur, de l’essayiste de Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois11. L’écrivain japonais revendique encore l’errance comme « une lancée hors de soi, une démarche vers l’altérité, un exercice d’éloignement12 ». Il repère en l’errance ainsi appréhendée beaucoup plus comme une capacité, une lancée réfléchie que comme une trajectoire subie – un authentique mouvement de l’être. L’errance est reconnue comme attribut de personnages et de héros, dans des films, chez un cinéaste comme Kurosawa ou encore des écrivains. Mizubayashi identifie en particulier cette capacité d’errance à une force de rupture chez son auteur de prédilection Jean-Jacques Rousseau. L’errance devient ainsi mobilisation, se fait mise en mouvement et machine de guerre contre « les puissances d’assujettissement13 ».

6Ce puissant mouvement de désarrimage et désamarrage est exemplairement illustré par la protagoniste de Sur l’autre rive, roman qui met en scène une femme en rupture radicale de ban. À l’instar d’autres héros lopésiens qui lui succèderont, celle-ci disparaît un beau jour de sa propre vie pour se réinventer ailleurs. Là, elle s’accomplit comme artiste – à la fois photographe et peintre, chanteuse à ses heures aussi – en forgeant et sculptant sa vie comme une œuvre authentique : beauté et puissance d’être qualifient l’épanouissement à laquelle la vie de Madeleine est parvenue « sur l’autre rive ». Rien ne l’arrête ni ne la limite, et le livre se termine sur un projet de voyage riche d’agréments. En-deçà de cet accomplissement esthétique qu’auront guidé le plaisir et le souci de soi, l’une des grilles de lecture possibles de Sur l’autre rive consisterait à y déceler un roman de formation14 : l’on y assiste en effet, à travers le récit remémoratif, à la gestation puis à l’éclosion d’une artiste à travers l’initiation amoureuse à laquelle elle se livre en parallèle. Cette initiation l’ouvre aussi à l’autonomie et à la liberté, des premières toiles censurées par un mari pusillanime au déploiement de l’œuvre plastique sous d’autres cieux – en Guadeloupe où les toiles sont exposées et repérées par une galeriste parisienne – en passant par le Festival Panafricain de Lagos en 1977. Ces trois étapes sont chacune scandées par une intense relation sentimentale et érotique – frustrante avec l’époux, le falot Anicet, fusionnelle avec Chief Yinka Olayodé, en accord parfait avec le dernier amant, prénommé Rico, pourtant le plus effacé des trois quant à sa présence narrative.

7La « force de rupture » saluée par Mizubayashi s’incarne ainsi en une femme qui brûle littéralement ses vaisseaux – en l’occurrence ses toiles – pour accomplir sa propre disparition, qui meurt à elle-même pour faire vivre sa jumelle, sa sœur utérine disparue dans la prime enfance, réinvestie grâce à la poursuite reprise de sa propre liberté. Cette jumelle est invoquée à travers l’un des pseudonymes d’artiste ou « nom de guerre » de l’héroïne, « Mapassa », qui signifie « les jumelles » en lingala15.

8« Il faut entreprendre une errance à la recherche d’un lieu acceptable, persévérer pour apercevoir ne serait-ce qu’un horizon qui s’ouvre, la lueur d’une ère à venir16», écrit Mizubayashi. Tel est justement le programme accompli par Madeleine / Marie-Ève. Celle-ci le mène à bien jusqu’à faire advenir cette ère « à venir » de l’autre côté de la ligne d’horizon, aux Antilles où son monde apparaît comme un double sublimé, comme intensifié parce que subtilement déporté, de son monde d’origine. Marie-Ève s’est affranchie des « puissances d’assujettissement » qui accablaient sa vie pourtant douce au Congo : une société dominée comme naturellement par le genre masculin, et par-dessus tout par la force de la coutume faisant ployer les individus. L’errance de Madeleine, et avant elle celles de Wali et Awa dans La Nouvelle Romance, plus tard celle de Kimia dans Une enfant de Poto-Poto traduisent cette énergie émancipatrice qui porte à dévier des itinéraires prescrits : ainsi quand Kimia, à Wellesley College, décide de ne pas rentrer au Congo lors de la suspension de sa bourse ainsi que le lui enjoignent des compatriotes. L’errance délibérée ouvre un horizon où peuvent s’accomplir des aspirations individuelles, loin des rôles généralement prescrits au féminin et en réalité contre ces derniers.

Enracinerrance

9L’écriture de la migrance porte vraisemblablement à l’oxymore : ainsi Léonora Miano évoque-t-elle « un ancrage sur des sables mouvants17 », et l’on relève à ce propos que dans les romans lopésiens les mondes liquides fleuve, îles, île atlantique etc. sont omniprésents. Jean-Claude Charles quant à lui revendique la « fabrication » du mot-valise « enracinerrance », initialement dans un essai paru en 1980 et récemment réédité, Le Corps noir18. Le mot ne se rencontre finalement qu’en une seule occurrence dans l’essai, aux toutes dernières pages, de façon indirecte, à propos de Kenneth White, promoteur comme l’on sait de « l’esprit nomade », et de la géopoétique. Jean-Claude Charles écrit :

« l’enracinerrance de kenneth white polyculturel insatiable à voyager ainsi où est-ce que je vais nulle part je traverse bien des lieux de l’esprit péniblement quelquefois pour n’aller nulle part nulle part c’est difficile mais j’y arriverai un jour19 »

10Chez Charles comme chez Mizubayashi, l’enracinerrance – faisant chez le premier l’objet d’une « proclamation »  tout comme l’errance constituent une arme contre le « concept-verrou20 » d’identité auquel s’en prend majoritairement l’essai, contre encore la « territorialisation des corps dans le corset étouffant de l’identité21 » et plus généralement contre les identités collectives coercitives auxquelles il faudrait s’agréger. L’enracinerrance fait ainsi pièce tant à une conception sédentaire du monde et de l’existence qu’à une appréhension fermée de l’identité en forme d’assignation.

11Cette arme de l’enracinerrance se forge aux dernières pages d’un essai consacré au « corps noir », convoqué par le travail d’artiste de Marie-Ève, héroïne de Sur l’autre rive. Celui-ci porte en effet sur les corps. Ceux-ci sont féminins  ceux des Ndoumbas qu’ailleurs on nomme « femmes libres » , masculins – ces nus musculeux que son mari lui interdit d’exposer tant il les juge obscènes, de par leur présence même et surtout parce qu’ils portent atteinte, pense-t-il, à son propre prestige social, en vérité à son image narcissique de soi. Un autre encore est ce nu sculptural cette fois décrit par la narratrice elle-même alors qu’elle évoque le corps de son ancien amant nigérian. Ce travail artistique porte aussi sur les visages : fossettes de Clarisse Obiang, ou encore physionomie voyageuse, au sein de l’œuvre, du même Yinka, à la fois trace de fidélité à un amour et indice d’infidélité conjugale. Le discours de Marie-Ève narratrice double ainsi l’œuvre plastique de M. A., Emm-a22 l’artiste peintre : que ce soit avec des pinceaux ou avec des mots, l’une et l’autre sculptent les corps et les visages dans une célébration vitaliste de la beauté.

12Un second aspect de l’enracinerrance rejoint un motif permanent dans l’œuvre d’Henri Lopes : son caractère oxymorique. Jean-Claude Charles lui-même le souligne dans la définition commentée a posteriori qu’il en propose :

« Le concept d’enracinerrance est délibérément oxymorique : il tient compte à la fois de la racine et de l’errance ; il dit à la fois la mémoire des origines et les réalités nouvelles de la migration ; il remarque un enracinement dans l’errance23. »

13Que maints personnages de Lopes soient « enracinés dans l’errance » n’aura échappé à personne. Cette conciliation de deux lignes de fuite a priori contraires (l’enracinement identitaire et la dissémination errante) est aussi caractéristique de la problématique de nombre de ses protagonistes. Tenons-nous en ici aux personnages féminins, et en particulier au couple amical et gémellaire formé par Kimia et Pélagie, les deux amies d’Une enfant de Poto-Poto : celle qui est partie et celle qui est restée – ou plutôt revenue, puisque Pélagie dans un premier temps a aussi voyagé. Le titre même du roman signale l’enracinerrance : Kimia construit entièrement sa vie aux États-Unis, devient américaine, hésitant toutefois sur la façon dont on peut la nommer (africaine, afro-américaine, africaine-américaine, française, congolaise…), et c’est dans cette errance même qu’elle devient – qu’elle demeure – « une enfant de Poto-Poto », le quartier au nom de glèbe où pourtant elle ne revient pratiquement pas lors de ses séjours à Brazzaville  il est en effet plus commode pour elle de demeurer à l’hôtel (de même que pour le protagoniste de Dossier classé24).

14Ainsi l’errance n’exclut-elle pas le maintien d’une forme d’enracinement : Jean‑Claude Charles rappelle d’ailleurs, justement pour l’écarter, la « destinerrance » derridienne, un « destin d’errance » qu’il congédie lapidairement d’un « Ce n’est pas notre affaire25. » Ce n’est pas l’affaire non plus des personnages lopésiens, et, sans doute, d’Henri Lopes lui-même : qu’on songe à Franceschini (un nom corse, c’est dire l’identité jalouse), « plus royaliste que le roi », blond aux yeux bleus plus noir que les Noirs, dont l’identité s’exprime autant à travers l’érudition classique qu’il transmet qu’à travers sa danse – en laquelle c’est la liberté souveraine parce que subtilement maîtrisée du corps qui proclame alors l’enracinement.

15C’est pourquoi l’éthique incarnée par de tels personnages (on se souvient à cet égard du drame de Franceschini se reprochant d’avoir « collé » un étudiant dont le fantôme le poursuit des décennies plus tard – type même du conflit éthique en l’occurrence doublé d’un conflit proprement moral) rejoint deux concepts voisins formulés par des membres de la diaspora haïtienne en Amérique du nord : d’une part l’enracinerrance de Jean-Claude Charles, d’autre part la migrance définie par Émile Ollivier dans son bel essai pratiquement contemporain de celui de son compatriote, Repérages26. La migrance pour Ollivier consiste en effet à mettre en connexion des mondes différents, à suivre la circulation de mémoires qu’on aurait pu croire évanouies, à s’aventurer dans des zones franches, des marges, parce qu’on est un « écrivain des frontières » porteur d’œuvres qui se font « carrefours du multiple27 ». Tout comme Jean-Claude Charles, Émile Ollivier, qui associe exil et errance28, insiste sur la nature paradoxale et oxymorique de la migrance, déployée depuis l’existence de « deux versants » de la migration : « une tragédie et un salut », douleur et souffrance d’un côté, « position de distance » à partir d’un « lieu de vigilance29 » de l’autre. Cette posture rappelle bien sûr fortement celle d’Edward W. Said30. Elle sera encore reformulée comme « étrangéité » par Akira Mizubayashi à propos de sa propre posture d’étranger habitant la langue31. Ces tensions fécondes donnent ainsi naissance à des « individus polyphoniques » tels que les incarnent certains personnages lopésiens.

Entremonde

16Quant au terme d’« entremonde » (orthographié « entre-mondes »), on le rencontre dans la traduction d’un article d’Edward W. Said originellement titré « Between Worlds » et repris dans Réflexions sur l’exil et autres essais32. Or l’un des enjeux de l’écriture de Lopes réside précisément dans la substitution d’un monde intermédiaire33, d’un Zwischenraum, d’un « entremonde » donc, à l’interstitiel « entre-les-mondes » dont parle pour sa part Said. Cet enjeu est présent dès Sur l’autre rive, où Marie-Ève a pourtant bel et bien mis un océan entre ses deux modalités d’existence, en Guadeloupe et au Congo, où le franchissement de l’eau a accompli une coupure radicale entre les deux espaces et les deux vies de Madeleine / Marie-Ève : « aborder d’autres rives », c’est littéralement, artistiquement aussi « [s]e métamorphoser en une autre34 » : « J’avais vu, je savais, je pouvais être une autre35. » Mais dans le même temps l’anamnèse à laquelle se livre Marie-Ève sous l’impulsion des stimuli visuels que lui adresse l’entremonde fait apparaître de multiples relais entre ces deux vies : ainsi, sa mémoire ne cesse de recréer comme par devers elle, voire malgré elle, un monde interstitiel.

17Celui-ci se manifeste à elle à travers des signes, des rêves, des rencontres fortuites, les formes mêmes qui naissent de ses pinceaux sur la toile. Des rêves en premier lieu, qui « s’[épanchent] dans la vie réelle » ainsi que l’aurait écrit Gérard de Nerval, pour qui, l’on s’en souvient, « [l]e Rêve [était] une seconde vie36 » : « Allez donc savoir où finissait le rêve », commente plus placidement Marie-Ève37. Celle-ci prétend par ailleurs auprès de ceux qui l’interrogent que « la ressemblance du paysage ou des personnages avec ceux d’Afrique » dans des tableaux peints une seconde fois en Guadeloupe après qu’elle en a détruit une première version au Congo « la veille de [s]a traversée du fleuve » ne procéderait que de « l’imagination et la mémoire collective38 ». La piste louvoyante du rêve permet d’un même mouvement de « dérouter ceux qui voudraient retrouver ma piste » tout en « jet[ant] un pont entre deux mondes qui se sont oubliés39 ». L’entremonde où se meut la Marie-Ève nouvelle  femme première et pourtant double, innocente pécheresse née une seconde fois  est ainsi régi par les principes mêmes grâce auxquels l’inconscient sans cesse transfigure l’expérience : condensation et déplacement. C’est ainsi que le monde ancien auquel elle s’est arrachée pour renaître ailleurs persiste en elle sous forme de hantises. En premier lieu, celle d’être reconnue, qu’elle partage en toute ambivalence avec des protagonistes du Chercheur d’Afriques, plus tard avec le personnage éponyme du Méridional40, lequel n’est jamais, narratologiquement parlant, qu’un personnage évoqué. Puis celle d’être aspirée par sa première vie, ainsi qu’en témoigne un cauchemar : « des faces cireuses » aux allures de masques « [l’]apostroph[ent] en lingala », le mari congolais se confond avec l’amant nigérian, les décors « mu[ent] », et Mami Wata – autre avatar aussi puissant qu’inquiétant de la féminité première – s’apprête à « mettre bas » des tortues jumelles, tandis qu’un lamantin en fuite a « abandonné dans sa précipitation des toiles de couleurs anglaises saupoudrées de pidgin41 ». La dormeuse n’en réchappe que grâce à la science amoureuse de son amant de l’île caribéenne, formant derechef avec lui un couple de « jeunes fauves aux sens excités sous l’empire de la lune42 ».

18Mais parfois retours et rencontres procédant de l’onirisme surviennent dans la vie réelle. Sur le premier versant de la vie de Madeleine / Marie-Ève, Chief Yinka Olayodé « revient » déjà à trois reprises au moins, perdant cependant un peu d’intensité et de puissance d’être à chaque nouvelle apparition, comme si le personnage se déréalisait progressivement aux yeux de son amante. Sur le versant opposé, c’est à ses fossettes, qu’elle a peintes, que Marie-Ève reconnaît celle qu’elle a fréquentée autrefois sous le nom de Clarisse Obiang, et qui s’est remariée avec un homme se révélant finalement être « Pendant-les-vacances », personnage remémoré ainsi désigné au travers du sobriquet irrévérencieux décerné par Anicet, l’époux congolais de Madeleine : Clarisse aussi s’offre une seconde vie, sans pour autant être passée de l’autre côté.

19Chez Edward W. Said, l’interstice décrit par le terme d’« entre-mondes », initialement repéré chez Joseph Conrad, est associé à « une aura de dislocation, d’instabilité et d’étrangeté », elle-même liée à une destinée d’« égarement » et de « désorientation43 ». Said compare, au parcours de Conrad effectué « plus ou moins au sein du même monde44 » (l’Europe, de la Pologne à la Grande-Bretagne), sa propre histoire beaucoup plus chaotique et complexe qui l’amène à se situer – ou s’insituer pourrait-on dire – « out of place45 » (joliment traduit, sur la suggestion de Dominique Eddé46, « à contre-voie »). Cette histoire singulière le conduit à soulever des questions « menant à des mondes apparemment dépourvus d’une origine stable » car il est convaincu, en tant qu’« Autre, un étranger non‑européen », qui plus est « à la fois moricaud et anglican47 », d’être dès lors « mystérieusement inconvenant » et « siège d’une incessante guerre civile ».

20Rien de tel pour Madeleine, au contraire : bien que le monde d’avant ne se soit pas complètement tu et effacé pour elle, bien qu’il lui envoie des signes, les manifestations de l’étrange ne relèvent pas pour autant du Unheimlich, de « l’inquiétante étrangeté » ou même d’un familier inquiétant. Tout au plus le familier peut-il s’avérer ponctuellement inquiétant avant que l’art, l’amour ou l’alliance des deux n’en assurent la rédemption. Marie-Ève, comme Wali et plus tard Kimia, a appris à s’affranchir et s’émanciper de l’inquiétude en n’étant pas demeurée en place : son passage « sur l’autre rive » lui permet de tenir à distance les signaux d’« inquiétante étrangeté » (cauchemars, sensations de déjà‑vu…) que pourrait parfois lui adresser l’entremonde. Le motif de la trace exprime cet affranchissement : du monde d’autrefois ne subsiste rien de plus qu’une trace et moins qu’une empreinte. Ainsi, bien que soucieuse de ne pas être reconnue par son ancienne connaissance gabonaise, Marie-Ève n’éprouve à sa rencontre ni angoisse profonde ni terreur. Hormis dans des cauchemars somme toute banals, elle ne se sent pas traquée, préférant continuer à suivre sa propre piste et à en dessiner librement les détours. Le roman s’ouvre certes sur une hantise et l’impossibilité de se dérober au passé :

« Jour après jour, s’insinuant en moi à pas de loup, la mer a accompli sa tâche. Elle m’a envahie, a noyé tous les paysages de la mémoire, et les bougies de l’enfance se sont éteintes. Mais on a beau laver son corps, le savonner et le parfumer, l’odeur de la peau finit toujours par remonter.
Ils ont retrouvé ma piste la nuit dernière.
Silencieux et hostiles, ils s’en venaient en procession et entouraient mon lit. Parmi les masques, j’ai reconnu celui de ma mère. Quand j’ai voulu l’embrasser, elle m’a repoussée48. »

21Mais la rupture est d’autant moins complète que Marie-Ève éprouve le besoin de maintenir un ancrage symbolique à l’autre côté de son existence, de conserver un « regard au-delà des mers » en allant rituellement acheter chaque jour les journaux de France ainsi qu’elle le faisait autrefois :

« Et chaque fois, je me posais la même question. Quelle force me poussait donc vers les journaux de France ? Était-ce une manifestation de perte de mon âme, ou bien la quête d’un complément nécessaire à mon équilibre, une appétence d’être totalement moi-même ? J’avais déjà besoin de partir. Mais aujourd’hui encore, sans ce regard au-delà des mers, je finirais par m’étioler comme les mulâtresses qui le soir se mettent à leur balcon49. »

22Entre le moment où, encore au Congo, elle se voit « effacer toutes les traces derrière [elle] ; changer de vie, changer de nom50 » et celui lors duquel elle demeure à l’affût de cet autre « regard au-delà des mers » qui a été le sien, elle a accompli une première métamorphose en se libérant d’un mariage décevant et en devenant peintre51, puis une seconde, plus radicale, en s’effaçant logiquement de cette vie qui n’était plus la sienne, disparaissant en ne laissant pour seule trace qu’une lettre d’adieu.

23Le romancier poursuivra sur la piste de la métamorphose vingt ans plus tard, sur un mode plus réaliste voire socio-politique et en le renouvelant à travers le personnage de Kimia :

« Quant à moi, je suis, dit-on, devenue une Yankee, même si les gens de ce pays aiment à m’appeler la « Française ». Dans l’un et l’autre cas, je ne proteste pas. L’Amérique est devenue ma patrie, et le français ma langue intime, celle de mes secrets. […] où donc est en moi la Congolaise ? Je suis une Africaine, je veux dire la citoyenne d’un pays sans passeport, d’un pays à venir.
[…]
Comment s’est produite la métamorphose ? Je l’ai décrite dans mon premier roman. Un ouvrage mal tissé, et passé inaperçu.
Difficile de me répéter, difficile de récapituler les étapes. Toute à mes études, à mon adaptation, à mon intégration, je n’ai pas pris de notes ; le coureur concentré sur son effort n’observe pas dans l’instant sa foulée52. »

24Mais une constante demeure : dans Sur l’autre rive comme dans Une enfant de Poto-Poto, il n’existe pas deux mondes que séparerait un océan, mais bel et bien un monde procédant d’un geste créateur dont les deux parts sont subtilement reliées l’une à l’autre, évoquant, à travers la triangulation formée avec l’Europe (journaux de France et langue française, héritages coloniaux), l’Atlantique noir de Paul Gilroy53.

25Une autre forme de liaison repose sur la pseudonymie et la prolifération des alias, constante des romans de Lopes qui inspire des lignes de fuite, autant dérobades continues que traces à suivre et voies de reconnaissance. Il en est ainsi de l’un des « noms de guerre » de l’artiste-peintre, « Mapassa », « les jumelles » en lingala, mais aussi, par homophonie, le passage et la passe, jusqu’en un retour possible au monde utérin. Ces passages d’un monde à l’autre s’effectuent à travers l’art bien sûr, mais aussi parfois à travers la lecture, qui procure à Marie-Ève lisant James Baldwin une « impression de soulagement physique et de paix54 ». Elles reposent également sur des procédures de reconnaissance plus physiques encore que les fossettes de Clarisse Obiang par l’artiste plasticienne qui l’a déjà peinte. Les gestuelles, les postures corporelles, les physionomies, les rythmes et pas de danse composent autant de manières d’être qui signent la présence du passé dans l’expérience de l’instant, la proximité familière de mondes reliés à des milliers de kilomètres de distance. Le romancier s’avère très tôt attentif à de tels phénomènes. Dans La Nouvelle Romance, « Wali frapp[e] dans ses mains, montr[e] ses paumes vides et avan[ce] la lèvre inférieure55 » avant d’introduire une critique sévère de la gent masculine. En un geste à la fois très singulier et culturellement codé, c’est elle encore qui « goûte56 » le wax avec la langue pour en reconnaître le goût salé. Madeleine, dans Sur l’autre rive, accorde une signification profonde aux manières de manger, aux cadences et pas de danseurs. Son attitude d’ouverture au monde et à autrui est à ce point empathique qu’écoutant parler Chief Olayodé, elle se sent « chauss[er] la pensée de l’orateur57 ». Elle est également très sensible aux variations des manières de vivre  ainsi quand elle passe du Congo au Nigeria58  ainsi qu’à ses propres évolutions grâce aux différents contextes dans lesquels elle s’est trouvée plongée :

« J’ai pensé aux États-Unis et à tout ce que je devais à Cornell. Moins à l’université qu’à la découverte d’une manière de vivre. Une autre manière d’être et de s’organiser. […] J’y ai appris le monde comme jamais et nulle part auparavant. Je m’y suis enrichie, j’ai regardé au fond de moi et j’ai mieux saisi mon pays. C’est là-bas que j’ai compris la fécondité de la solitude59. »

26Il en sera pratiquement de même à Wellesley College pour Kimia, qui dira aussi de la France qu’elle « a coloré [s]on âme60 ».

27La leçon que Kimia retient finalement de l’enseignement de Franceschini est que « le Noir [est] de toutes les couleurs » et qu’il importe de « devenir des êtres humains. D’ici et d’ailleurs61. » C’est l’assomption de l’enracinerrance d’un Franceschini et de tous ses pairs, mais surtout par les femmes dépositaires de leur héritage, qui dissout les enveloppes identitaires trop rigides pour ouvrir sur un entremonde définitivement pluriel. Quant à Madeleine dans Sur l’autre rive, elle s’avère une interprète dans tous les sens du terme, qui écoute, traduit et joue. Elle est un truchement passant d’un monde à l’autre en jouant avec les frontières poreuses des langues, en revêtant un rôle ou l’autre, par exemple quand elle cède le pas à une interprète officielle gabonaise lors d’une conférence internationale. Plus tard, devenue Marie-Ève dans son existence d’artiste, elle s’éprouve à nouveau comme le truchement d’énergies traversant son corps avant d’exprimer sur ses toiles leurs passages par d’autres corps représentés. La performance d’artiste témoigne de la puissance dont elle est dépositaire.

Des vies selon le droit naturel

28Dans la philosophie de Spinoza le droit naturel s’ajuste aux limites de la puissance (ce que je peux, j’y ai droit). Dès lors il s’agit de vivre selon ses propres normes de comportement et sans forcer beaucoup l’on pourrait estimer que les personnages lopésiens, et singulièrement les personnages féminins, illustrent une conception spinoziste de l’existence. Une paisible « légitimation du défendu » consistant en un droit à l’épanouissement et au plaisir, principalement portée par des personnages féminins, est revendiquée dès La Nouvelle Romance62. Les héroïnes de Lopes – et c’est probablement ce qui fait d’elles des héroïnes – se révèlent d’ailleurs beaucoup moins pusillanimes, souvent, que leurs partenaires masculins. Dans La Nouvelle Romance, l’un des tout premiers romans, c’est particulièrement net : veulerie et faiblesse caractérisent les personnages masculins, en particulier le caricatural protagoniste, Bienvenu, tandis que le trio féminin séduit par sa pugnacité et son allant. Dans Sur l’autre rive, Anicet, quoique dépourvu de bassesse, ne fera guère mieux. Quant aux protagonistes féminines, elles « n’ont pas froid aux yeux », notamment quand il s’agit de transgresser les limites assignées à leur genre. L’accomplissement du « crime contre la coutume » procède de leur part moins d’une révolte que d’une tranquille assomption de soi.

29La double question de la liberté et de la puissance d’agir est ainsi centrale pour les héroïnes de Lopes. Il ne s’agit pas tant de s’affranchir des normes par révolte de principe ou opposition à l’ordre établi que de suivre sa propre loi, ce qui suppose de s’affranchir de considérations morales qui ne seraient pas essentielles. Ces héroïnes s’auto-instituent, elles sont à elles-mêmes leurs propres destinateurs. C’est pourquoi Wali réalise qu’elle a été « escroquée » à vingt-cinq ans, « employée de maison chargée de l’approvisionnement, du soin et de la garde d’une progéniture » trop nombreuse qu’elle n’a pas enfantée. Récusant le mensonge porté par la séduction masculine, elle se tourne vers la Maison commune de quartier où elle puisera force d’initiative et encapacitation :

« Elle savait que toutes les femmes qui se retrouvaient là avaient, à des détails près, la même vie qu’elle. Mais au lieu de s’apitoyer les unes les autres sur leur sort, elles apprenaient quelque chose de nouveau sur la vie de leur pays63. »

30Une quinzaine d’années avant Madeleine, pour ce personnage aussi, le départ à l’étranger est synonyme d’un empowerment en forme de métamorphose :

« Wali sait déjà qu’elle ne reviendra pas la même. Vivre à l’étranger c’est s’éduquer, se transformer, accroître ses capacités de comprendre, c’est une préparation à la grandeur64. »

31Wali débat avec ses amies des différentes manières pour les femmes de « s’affranchir » : en créant ou non du désordre, en vendant son corps… « Nous ne sommes pas plus bordelles que les femmes mariées », proclame ainsi Élise65. Ces femmes que leur société prétendument progressiste perçoit en réalité encore comme des mineures dépourvues de réelle éducation apprennent ainsi entre elles à « raisonner devant les situations de la vie, comme on raisonne devant un problème de mathématiques. C’est-à-dire froidement, en tenant compte de tous les possibles y compris l’absurde66 ».

32De son côté Awa, préparant seule le baccalauréat et l’École normale, cherche justement à ne pas incarner le type de femme que les hommes de sa société conçoivent. Elle se donne pour tâche de développer en elle « ces aptitudes dont les hommes tirent leur prétendue supériorité », à savoir d’abord la vie intellectuelle. Elle se façonne ainsi un ethos de lectrice qui apparaît aux yeux des autres comme un vice ou une infirmité. Sa manie de lecture la rend bizarre et irréductiblement différente « dans ce pays où l’on aimait à passer des heures entières à ne rien faire d’autre que bavarder (de rien), dans le seul but d’entretenir des relations tribales ou d’intérêt67 », mais lui permettra de frayer sa voie propre en la dotant d’un destin autre.

33Dans Sur l’autre rive, c’est Félicité qui affranchit une Madeleine plus timide en proclamant à son adresse, en prêtresse de l’amour dont le propos n’est cependant pas exempt de niaiserie, une morale de la femme adultère absolvant par avance son amie au nom de Dieu lui-même :

« Non, n’aie aucune crainte. Dieu te comprendra. Et Lui est plus puissant que tous les sorciers. Quand on aime, c’est parce qu’Il nous a choisies. On devient Son prophète. Ce n’est pas pour commettre un crime que tu en es réduite au mensonge. D’ailleurs, qui parle de mensonge ? En fait, tu arranges la vérité. C’est pour aller faire du bien que tu vas t’absenter68. »

34Ce modèle de casuistique amoureuse induisant l’équivalence de « faire du bien » avec « faire le bien » inspire Madeleine qui se fera « arrangeuse de vérité » en se rebaptisant « Romance Kongo » pour son amant anglophone. Dans Une enfant de Poto-Poto toute référence à une quelconque morale aura simplement disparu, laissant place à la pesée réaliste de normes différenciées de comportement. En somme, il s’agira pour la narratrice – qui, rappelons-le, est aussi écrivaine, lectrice d’Aragon69  de « concevoir subtilement sa vie » à travers une « auto-éducation », ainsi que l’écrit Roland Barthes :

« La Vita Nova dont j’ai parlé […] implique en effet une éducation, une autoéducation, et donc une rééducation, puisqu’il s’agit de passer d’un genre de vie à un autre : il s’agit de concevoir subtilement sa vie (son genre de vie), sans crainte d’un surmoi qui condamnerait cette subtilité comme une futilité ; il faut donc s’autoéduquer premièrement à distinguer subtilité et futilité, d’où la notion de casuistique : une force qui ose poser des distingos subtils dans l’ordre du genre de vie70. »

Conclusion

35Or c’est aussi dans Une enfant de Poto-Poto que l’on trouve, formulée au détour d’un débat sur l’écriture « métisse » entre Kimia et Franceschini, une éthique de l’écrivain que ce dernier incarne a contrario, puisque précisément il n’a pas écrit :

« - Au fond, c’est par modestie, timidité, respect des œuvres des maîtres que tu ne veux pas écrire.
Il a fait une moue disgracieuse en haussant les épaules. Une mimique noire dans une peau blanche.
« Peut-être. Mais, pour être franc, par paresse. Écrire, c’est du travail. C’est faire un Tour de France composé uniquement d’étapes contre la montre. C’est effectuer une circumnavigation en solitaire. Cela demande de l’endurance, de la persévérance, du courage, le goût du risque, toutes choses dont je suis dépourvu. Je suis un hédoniste, moi71. »

36À la Vita Nova barthésienne préparant au roman, Franceschini oppose ainsi lucidement sa vie de « père tranquille », « jaloux du ronron de sa vie routinière, mais qui a besoin de voir et de palper du bel ouvrage72 ». En somme, Franceschini qui a sublimé sa vie en en faisant un exemple de réalisation métisse a renoncé à devenir un écrivain pour se préférer avant tout en lecteur, d’ailleurs salué en tant que tel par son ancienne élève devenue son amante :

« Au cours de la discussion qui s’est ensuivie, je retrouvais la sagacité du lecteur qu’il était, dont le flair, les connaissances, le métier débusquaient les effets de mode, les impostures, les superficialités, découvraient les tons nouveaux, les valeurs sûres. Franceschini aurait été un bon éditeur73. »

37Mourant, il revendiquera derechef son hédonisme pour affirmer qu’une vie bonne est une vie bien vécue davantage qu’une vie de bien, une vie guidée aussi par l’intelligence des êtres et des choses. Ainsi l’errance ne relève-t-elle pas de l’erreur morale, mais se constitue en espace d’investigation pour des sujets en quête de leur propre vérité. Le roman des femmes dont il est l’auteur – des personnages dont il aura, comme professeur puis comme amant, accompagné l’avènement et l’accomplissement – propose ainsi une morale en actes dont la lecture esthétique et éthique ouvre sur l’entremonde des possibles à réaliser.