Colloques en ligne

Anthony Mangeon

Structurations et figurations du couple dans l’œuvre romanesque d’Henri Lopes

1Comme l’a noté Céline Gahungu dans son étude de Tribaliques, l’œuvre romanesque d’Henri Lopes « se fonde sur un matériau originel amplifié et repris à travers des prismes différents, de la Nouvelle Romance au Méridional1. » Parmi ces éléments récurrents, déjà présents dans le recueil de nouvelles, il y a bien sûr la question politique, mais également la figure de l’écrivain, partagé entre diverses filiations littéraires ; on peut aussi relever l’importance des espaces démocratiques et celle, enfin, des rapports entre écriture et musique – toutes questions que j’ai abordées dans de précédentes publications2. Je voudrais centrer ici mon propos sur une autre thématique transversale, signalée dès 1971 par Guy Tirolien – dans sa préface à Tribaliques – comme l’une des manifestations premières d’une « Afrique nouvelle », étroitement liée selon lui à la problématique de « la femme, compagne et égale de l’homme3 » : il s’agit en effet de la question du « couple ».

2S’il mêle allègrement les genres pour écrire tout à la fois des romans politiques (Sans Tam‑Tam, Le Pleurer-Rire), des fictions policières (Dossier classé, Le Méridional), des biographies et des autobiographies déguisées (Sans Tam-Tam, Le Chercheur d’Afriques, Le Lys et le flamboyant, Une enfant de Poto-Poto) qui font souvent la part belle aux personnages de métis-ses, Henri Lopes est aussi un des rares romanciers africains de sa génération à avoir choisi d’écrire des « romans d’amour ». Sans opportunisme ni concession à quelque vogue que ce soit, les aventures sentimentales qu’il relate ont pour principales narratrices ou héroïnes des femmes africaines férues d’art ou de littérature, mais qui s’avèrent peu enclines au bovarysme – cette propension à voir le monde au prisme de lectures « à l’eau de rose », à laquelle Emma Bovary, dans le roman éponyme de Flaubert, a donné son nom4. En associant d’autre part la question du couple à celle de l’émancipation féminine, l’œuvre lopésienne, qui s’étend à présent sur près d’un demi-siècle, offre une réflexion prolongée, de type tout autant historien et sociologique qu’anthropologique et éthique, sur les formes variées qu’a prise cette structure relationnelle à travers les vicissitudes de l’histoire coloniale et postcoloniale africaine, jusque dans ses ramifications européennes, caribéennes et nord-américaines.

3Dans les romans d’Henri Lopes, le couple apparaît en effet comme le lieu à la fois réel et fantasmatique de la domination masculine, de l’émancipation féminine et de la vie démocratique. Il soulève ainsi toute une série de paradoxes : il peut, de fait, ne pas fonctionner de manière strictement duelle et s’avérer asservissant et libre, voire libérateur – l’émancipation féminine consistant souvent à s’affranchir de la relation conjugale sans pour autant renoncer à la relation amoureuse. Nous aborderons donc, dans un premier temps, les formes variables du couple dans l’œuvre romanesque, pour étudier ensuite comment la relation coloniale vient s’incarner dans la relation conjugale ; nous examinerons enfin comment, dans cette même relation, la femme africaine peut tenter d’échapper à « l’empire de la coutume » pour manifester ou simplement retrouver sa liberté.

Variations sur le couple

4La conjugalité est une thématique omniprésente mais fondamentalement labile dans l’œuvre d’Henri Lopes : tous ses romans peuvent en effet se lire comme des histoires de couples qui se font et se défont, au gré des aléas historiques et des dynamiques sociales et culturelles qui travaillent l’Afrique. On y trouve de surcroît beaucoup d’extra-conjugalité, en même temps que de grandes histoires d’amour ; et si l’on peut évidemment constater, au fil des décennies, des différences et des évolutions, tant dans l’histoire des relations franco‑africaines que dans l’œuvre, on peut aussi relever, d’un roman et d’une époque à l’autre, quelques constantes ou « dominantes », au sens de situations récurrentes qui souvent servent à exercer ou à maintenir des formes de domination. Il est alors intéressant de constater comment, en leur sein même, celles-ci peuvent se trouver contestées, voire subverties.

5Si la relation de couple semble se polariser initialement en deux structures distinctes – le « couple africain » et le « couple européen » – ce sont deux formes issues de leur hybridation ou, plus largement, de la colonisation, à savoir le « couple domino » (Afrique‑France ou Amérique « blanche ») et le « couple mixte » (Afrique-Antilles ou Amérique noire) qui finissent par s’imposer. Par l’absence de mixité interne à l’Afrique – entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne, d’une part5, entre communautés de confessions religieuses distinctes, d’autre part – le couple devient ainsi, dans les romans, le premier point de comparaison et le principal lieu de confrontation entre sociétés africaines et sociétés occidentales. Une triangulation spontanée s’opère, de fait, avec l’introduction des Antilles et de l’Amérique du Nord dans la dyade Afrique-Europe. Dans les circulations qu’ils proposent entre mondes africains, européens, caribéens et nord-américains, les récits d’Henri Lopes mettent donc en scène quatre configurations conjugales majeures, dont les préséances varient au sein de l’œuvre (voir tableaux ci-dessous).

Le couple européen
Jeanne et François Impanis (La Nouvelle Romance)
Les époux Leclerc (Le Chercheur d’Afriques)
Pépé et Mémé, les parents Boucheron (Le Lys et le flamboyant)
Dominique et Albert Palvadeau (Le Méridional)
  
Le couple mixte
Marie-Ève Saint-Lazare et Rico (Sur l’autre rive)
Simone Fragonard et le Dr Salluste (Le Lys et le flamboyant)
Honorine et M. Sainte-Rose (Le Lys et le flamboyant)
Lazare Mayélé et Nancy (Dossier classé)
Kimia Niamazok et Jordan Julien (Une enfant de Poto-Poto)
  
Le couple africain
Wali et Kwala (La Nouvelle Romance)
Bienvenu N’Kama Delarumba et Wali (La Nouvelle Romance)
Bienvenu N’Kama Delarumba et Victorine (La Nouvelle Romance)
Gatsé et Sylvie (Sans Tam-Tam)
Gatsé et Marie-Thérèse (Sans Tam-Tam)
Elengui et le narrateur maître d’hôtel (Le Pleurer-Rire)
Soukali et le narrateur maître d’hôtel (Le Pleurer-Rire)
Ma Mireille et Bwakamabé Na Sakkadé (Le Pleurer-Rire)
Ma Mireille et le narrateur maître d’hôtel (Le Pleurer-Rire)
Ngalaha et Joseph Veloso (Le Chercheur d’Afriques)
André Leclerc et Kani (Le Chercheur d’Afriques)
Madeleine Atipo et Anicet (Sur l’autre rive)
Madeleine Atipo et Yinka Olayodé (Sur l’autre rive)
Yinka Olayodé et son épouse nigériane (Sur l’autre rive)
Clarisse et Obiang (Sur l’autre rive)
Clarisse et Pendant-les-Vacances (Sur l’autre rive)
Simone Fragonard et François Lomata (Le Lys et le flamboyant)
Simone Fragonard et Victor-Augagneur Houang (Le Lys et le flamboyant)
François Lomata et Loutassi (Le Lys et le flamboyant)
Bossuet Mayélé et Motéma (Dossier classé)
Bossuet Mayélé et Antoinette Polélé (Dossier classé)
  
Le couple domino
Bienvenu Delarumba et Olga Verhaegen (La Nouvelle Romance)
Kwala et Françoise (La Nouvelle Romance)
Le narrateur maître d’hôtel et Madame Berger (Le Pleurer-Rire)
Le Commandant Leclerc et Ngalaha (Le Chercheur d’Afriques)
Vouragan et Madame de Vannessieux (Le Chercheur d’Afriques)
André Leclerc et la femme au péplos (Le Chercheur d’Afriques)
André Leclerc et Fleur Leclerc (Le Chercheur d’Afriques)
Le Commandant Ragonar et M’ma Eugénie (Le Lys et le flamboyant)
Simone Fragonard et Éric Battesti (Le Lys et le flamboyant)
Marie-Jeanne Couturier et Éric Battesti (Le Lys et le flamboyant)
Simone Fragonard et Guy Sergent (Le Lys et le flamboyant)
Simone Fragonard et Jeannot Boucheron (Le Lys et le flamboyant)
Odette et M. Cloarec (Le Lys et le flamboyant)
Odette et M. Beaugency (Le Lys et le flamboyant)
Bossuet Mayélé et Huguette (Dossier classé)
Mamba et son épouse française (Dossier classé)
Pélagie Tchiloemba et le lieutenant Baraton (Une enfant de Poto-Poto)
Pélagie Tchiloemba et Émile Franceschini (Une enfant de Poto-Poto)
Kimia Niamazok et Émile Franceschini (Une enfant de Poto-Poto)
Connie et Émile Franceschini (Une enfant de Poto-Poto)
M. Malensac et Florence (Le Méridional)
Florence et M. Balaincourt (Le Méridional)
Assanakis et Dominique (Le Méridional)
Gaspard Libongo et Dominique (Le Méridional)

6Ces listes appellent évidemment plusieurs commentaires.

7Dans les premiers romans, qu’on pourrait dire « africains », dans la mesure où ils sont publiés par des maisons d’édition africaines (les éditions CLE à Yaoundé puis Présence Africaine à Paris et Dakar) tandis que leurs intrigues se déroulent majoritairement en Afrique, c’est assurément le « couple africain » qui domine – et plus précisément le couple congolais dans les cas de Bienvenu Delarumba et de son épouse Wali (La Nouvelle Romance) ou de Gatsé et de son épouse Sylvie (Sans Tam-Tam), puis sans identité nationale précise pour les personnages du Pleurer-Rire. Le « couple mixte » est absent et le « couple domino » ou le « couple européen » interviennent de manière secondaire mais néanmoins essentielle, avec notamment la relation adultérine qu’entretient Bienvenu avec une étudiante belge, Olga Verhaegen, ou avec le modèle égalitaire que constituent, aux yeux de Wali, les époux Jeanne et François Impanis. 

8À partir de 1990, dans tous les romans qui, publiés aux éditions du Seuil ou chez Gallimard, suivront Le Chercheur d’Afriques, ce sont en revanche le « couple mixte » et le « couple domino » qui prennent légèrement le pas sur le « couple africain », le « couple européen » se trouvant relégué au dernier plan. Après l’échec de son mariage congolais avec Anicet et la fin douloureuse de son aventure avec un ministre nigérian, Chief Yinka Olayodé, la narratrice de Sur l’autre rive, Madeleine Atipo, s’invente ainsi une nouvelle vie – notamment conjugale, avec Rico – en changeant également d’espace et d’identité : elle répond désormais au nom de Marie-Ève Saint-Lazare et habite en Guadeloupe, où un couple d’amis gabonais la retrouve par hasard, provoquant ainsi son récit par une soudaine résurgence de son passé et du souvenir de ses amours défuntes. Dans Le Lys et le flamboyant, c’est également avec un Antillais, le docteur Salluste, que la jeune Simone Fragonard emménage après avoir épousé dans les années trente François Lomata, un métis du Congo Belge, puis vécu conjugalement avec deux Européens blancs6. Son dernier époux sera un Français, Jeannot Boucheron, avec qui elle partira s’établir en France en 1949, avant de le quitter pour entamer une carrière de chanteuse. Quant aux héros et narrateurs de Dossier classé (2002) et d’Une enfant de Poto‑Poto (2012), Lazare Mayélé et Kimia Niamazok, ils épousent respectivement, après leur installation aux États-Unis, une universitaire blanche américaine (Nancy) et un avocat d’affaires afro-américain (Jordan Julien). Dans tous ces romans publiés en France et centrés sur la problématique du métissage, c’est le « couple domino » qui, dans ses multiples configurations, prend l’avantage numérique sur le « couple africain ».

9Un second constat s’impose dès lors : celui des nombreuses interférences entre ces structures conjugales qui, loin d’être figées, voient plusieurs personnages, hommes et femmes, circuler entre elles – à commencer par les principaux personnages de métis (André Leclerc, Simone Fragonard). Le couple s’apparente ainsi à un facteur de mobilité sociale et de mobilité géographique, la première appelant souvent la seconde (comme dans le cas de Simone, qui suit le Français Guy Sergent dans sa nouvelle affectation à Bangui) – et vice versa. C’est en effet à l’occasion de leurs séjours en Europe, et notamment de leurs études en France, que de nombreux protagonistes masculins (Bienvenu Delarumba, André Leclerc, Bossuet Mayélé) s’engagent dans des « couples dominos », tout en maintenant par ailleurs une relation conjugale « africaine » (respectivement avec Wali, Kani, Motéma et Antoinette Polélé). À rebours, c’est en Afrique même que les femmes africaines, métisses ou non, s’engagent dans des « couples dominos » ou « mixtes », avec des Noirs antillais ou des Blancs européens peu ou prou liés à la présence coloniale française ou belge ; il faut en revanche une mobilité géographique volontaire et prolongée pour que le « couple mixte » Afrique-Antilles ou Amérique se mette en place dans les cas de Madeleine Atipo / Marie-Ève Saint-Lazare, Lazare Mayélé et Kimia Niamazok / Makéda Banga. Cette relation mixte devient alors un tel facteur de stabilité qu’elle prévient, dans les deux premiers cas, toute nouvelle tentation de relation extraconjugale : Marie-Ève est désormais exclusivement éprise de Rico, et Lazare ne cède ni à la tentation de l’adultère avec Gigi, ni à la proposition d’un mariage polygame dont tante Élodie, la sœur de sa mère adoptive Motéma, tâche pourtant de lui brosser les nombreux avantages – tant pour lui que pour sa compagne américaine7.

10C’est ici qu’un troisième constat s’impose : la multiplicité, déjà évoquée, des relations extraconjugales dans l’œuvre d’Henri Lopes constitue sans nul doute le principe majeur de disruption à l’intérieur des quatre configurations, puis entre elles. Ce principe explique tout d’abord la restructuration fréquente du « couple africain » en triade polygame (Gatsé, Sylvie et Marie-Thérèse dans Sans Tam-Tam ; le narrateur maître d’hôtel, Elengui et Soukali dans Le Pleurer-Rire ;Bossuet, Motéma et Antoinette Polélé dans Dossier classé ; Franceschini, Pélagie et Kimia dans Une enfant de Poto-Poto). Il motive ensuite les recompositions conjugales, si fréquentes dans l’œuvre, notamment au sein d’une même structure (Clarisse et Obiang puis Clarisse et Pendant-les-vacances, ou Madeleine et Anicet puis Madeleine et Yinka dans Sur l’autre rive pour le « couple africain » ; ou Florence et Malensac puis Florence et Balaincourt dans Le Méridional pour le « couple domino »). Si l’adultère peut être également un moyen de passer du « couple africain » au « couple domino » (dans le cas par exemple de Pélagie, qui épouse Barnabé mais entretient une liaison avec Franceschini, qu’elle finira par épouser à son tour), il n’opère jamais cependant pour le passage du « couple africain » ou « domino » au « couple mixte ». Les unions qui se créent entre Africaines et Antillais (Marie-Ève et Rico dans Sur l’autre rive ; Simone et Salluste ou Honorine et M. Sainte-Rose dans Le Lys et le flamboyant) ou entre Africain-e-s et Américain-e-s dans les deux romans qui suivent (Lazare et Nancy dans Dossier classé ; Kimia et Jordan dans Une enfant de Poto-Poto) ont en effet toujours lieu après une rupture ou en situation de célibat.

11Ce constat en suscite enfin deux autres. L’adultère apparaît de fait, avec le concubinage au sein du « couple domino », comme le principal facteur du métissage : Olga tombe enceinte de Bienvenu Delarumba et Charles Ngolo Etumba, l’enfant « clair de peau » qui naît après l’union de Pélagie et de Barnabé, s’avère en réalité, dans Une enfant de Poto-Poto, le fruit des amours précoces et secrètes entre Franceschini et sa jeune étudiante. Leur rejeton se trouve socialement et culturellement dans la même situation que tous les métis ou « fruits dépareillés8 » qui peuplent l’œuvre d’Henri Lopes, d’André Leclerc à Émile Franceschini lui‑même (né Kwanga), en passant par Léon (fils de Simone Fragonard et François Lomata), Maud (fille de Simone et de Guy Sergent), Charles (fils de Simone et de Salluste) ou Lazare Mayélé (fils de Bossuet avec Huguette, une étudiante française morte en couches) – sans oublier les défunts enfants de Marie-Chinois (Émile et Catherine), le narrateur Victor‑Augagneur Houang et la figuration romanesque d’Henri Lopes lui-même dans Le Lys et le flamboyant. Initialement issu d’une relation de concubinage, officielle ou non, entre une Africaine et un Français, puis entre un Africain et une Française dans la France des années cinquante (Le Chercheur d’Afriques, Dossier classé, Le Méridional) et la Belgique des années soixante-dix (La Nouvelle Romance), le métissage apparaît comme une stratégie délibérée de mobilité sociale, prioritairement prisée par les mulâtresses nées d’un concubinage antérieur. Une stratégie d’ascension sociale semble ainsi s’esquisser, où le « couple africain » s’apparente en définitive à une option « par défaut » – y compris lorsqu’il unit deux métis, comme par exemple Simone Fragonard et François Lomata – à laquelle est toujours préférée la possibilité du « couple domino » ou du « couple mixte ». Cette stratégie conjugale est particulièrement bien mise en relief dans Le Lys et le flamboyant :

« Telle évoquait la peau claire et les cheveux de soie d’un jeune métis de chez les pères, aperçu le dimanche à la messe, à la cathédrale Saint-Cœur, telle autre décrivait le profil de son prince charmant, tantôt blanc, tant métis, mais jamais noir parce qu’il fallait progresser et tourner le dos au monde indigène9. »

12Ces termes reviennent un peu plus loin dans le récit, sous la forme d’un discours indirect libre où la voix narrative de Victor-Augagneur Houang relaie celle de M’ma Eugénie :

« Fille de commandant, [Simone] ne devait pas revenir en arrière. La délicatesse de sa peau et la soie de ses cheveux ne pourraient supporter les rigueurs de la vie du village. Un époux indigène […] l’aurait condamnée à manger le manioc, à marcher pieds nus, à porter le pagne et à dormir sur la natte, toutes choses contraires à l’éducation que M’ma Eugénie s’était efforcée de lui donner10. »

13Un mariage est donc arrangé avec François Lomata, « la réplique masculine de sa Monette », que cette dernière quittera cependant parce qu’il l’a « dérespectée » et traitée « en femme indigène11 » en la trompant avec une « négresse ». Simone Fragonard emménagera ensuite successivement avec deux Blancs liés à l’administration coloniale – Éric Battesti, chef infirmier de l’hôpital général, puis Guy Sergent, commandant de cercle – avant de vivre, après le retour de ce dernier en France, avec un médecin guadeloupéen, le Dr Salluste, puis de rejoindre à son tour la métropole avec son nouvel époux français, Jeannot Boucheron.

14Deux facteurs semblent ainsi motiver ces stratégies matrimoniales : la condition, d’une part, qui est faite à la femme africaine dans son contexte social traditionnel, et d’autre part la mise en place d’une pigmentocratie dans le nouveau contexte colonial12. C’est pourquoi il convient d’étudier à présent les deux modèles de couple dominants dans les romans, en commençant par le « couple domino » qui n’a d’autre préséance sur le « couple africain », dans la suite de notre propos, que le nombre de ses occurrences dans l’œuvre d’Henri Lopes.

La chair de l’empire et les enfants de la colonie

15En empruntant mon sous-titre à la traduction française d’un ouvrage consacré aux politiques raciales régissant, jusque dans leur intimité, les relations entre colonisateurs et colonisés dans les empires français et néerlandais d’Asie13, ainsi qu’à une étude sur la destinée sociale et juridique des métis au sein de l’empire français14, je veux d’abord souligner la profonde résonance qu’on peut trouver entre les romans d’Henri Lopes et certaines études contemporaines en sciences humaines et sociales. Parallèlement aux travaux de la romancière et sociologue camerounaise Thérèse Kuoh-Moukouri15, de l’historienne et sociologue française Emmanuelle Saada et de l’historienne américaine Ann Stoler, le romancier congolais, lui-même historien de formation, a en effet choisi, à partir des années 90, de retracer, par les moyens de la fiction, les aléas du métissage et du « couple domino » euro-africain en contexte colonial puis postcolonial.

16Ces réalités trouvent leurs racines dans une pratique courante de la geste coloniale, abondamment documentée par la littérature de l’époque, du Roman d’un Spahi de Pierre Loti (1881) à La Rose de sable d’Henry de Montherlant (1962) en passant par les « romans de la Mousso » de Louis Charbonneau (Mambu et son amour, 1925) et de Robert Delavignette alias Louis Faivre (Toum, 1926)16 : il s’agit du choix, par un administrateur, militaire ou commerçant européen, d’une femme indigène avec laquelle une relation conjugale s’instaure, traduisant et transgressant tout à la fois l’ordre social et racial de la domination coloniale17. On trouve de fait plusieurs allusions à cette pratique dans Le Chercheur d’Afriques, où la mère du narrateur, Ngalaha, est devenue la conjointe africaine du Commandant Leclerc, ainsi que dans Le Lys et le flamboyant où la même situation se trouve reproduite entre la mère de l’héroïne, M’ma Eugénie, et le Commandant Ragonar, puis entre Simone et le Commandant Sergent. Cette forme du couple est par ailleurs décrite à deux reprises comme une réalité très répandue :

« On pouvait apercevoir aussi sur les vérandas ou les jardins des cases administratives du Plateau, de la Plaine ou de Mpila, de superbes mulâtresses, princesses des lieux. C’est qu’à l’époque, rares étaient les Européennes à prendre le risque de suivre leurs époux aux colonies, aussi, afin de peupler leur solitude, ceux-ci se procuraient-ils des ménagères sur place. Qui leur jettera la pierre ? Ils étaient jeunes, avaient le sang chaud et elles étaient belles avec leur peau acajou18. »
   
« Chaque fin d’après-midi, Guy Sergent faisait un saut au Pindéré. […] La plupart de ses habitués étaient des célibataires. Quelques-uns réels, mais beaucoup étaient mariés en France. Soucieux de la santé de leurs épouses, ils leur avaient épargné les affres du climat équatorial. Dès lors, quoi de plus naturel que, pour tromper leur solitude, ils installassent dans leur case une ménagère, noire ou métisse, dont le statut social était ambigu à dessein ? Pardon ! Je crois l’avoir déjà indiqué plus haut19. »

17S’il se répète volontiers – à l’instar de l’auteur, qui fait de François Lomata le fils d’un « agent sanitaire flamand, le lieutenant Van Kherkove » au Congo belge20, puis de son héros Milou Kwanga (alias Émile Franceschini) le rejeton d’une semblable configuration dans Une enfant de Poto-Poto21– le narrateur Victor-Augagneur Houang excuse aussi – et à bon compte ! – le comportement des coloniaux dans leurs relations de prédation avec leurs concubines africaines : ce serait là une simple manifestation de leur fougue et une propension « naturelle » à « peupler » ou « tromper » – leur solitude, cela va sans dire. Le choix de ces deux verbes, puis la substitution de l’un à l’autre sont néanmoins révélateurs, qui masquent tout autant qu’ils dévoilent une tentation extraconjugale fondamentalement motivée par l’appétence sexuelle de l’homme blanc pour la femme noire, tout en disant pudiquement la conséquence directe et fréquente de cette même appétence – à savoir la constitution d’une population de métis venue progressivement troubler la distinction entre Blancs et Noirs. Ainsi que l’écrit Éric Fassin dans sa préface à l’ouvrage d’Ann Stoler, en contexte colonial « l’intimité est l’enjeu de pouvoir par excellence » même s’« il ne s’agit pas seulement de sexe, mais aussi d’enfants – de filiation autant que de conjugalité22 ». Le « couple domino », en particulier celui de l’homme blanc et de la métisse, constitue donc tout à la fois une mise en œuvre et une remise en cause de l’ordre colonial fondé sur la distinction et la hiérarchie des races23.

18La fiction lopésienne prend ainsi une valeur doublement documentaire, informant le lecteur sur la construction d’une conjugalité coloniale et sur sa perpétuation dans la destinée d’une progéniture métisse, vouée à alimenter le monde européen en concubines ou à se perpétuer elle-même dans une forme nouvelle d’endogamie. Si le récit de Victor-Augagneur Houang s’apparente, dans une large mesure, à une enquête ethnographique et historiographique menée en collectant tout à la fois des témoignages et des photographies de l’époque, en particulier celles réalisées par François Lomata, il s’inspire aussi très discrètement de certaines biographies connues de l’auteur, à commencer par la vie d’Andrée Blouin (1921‑1986). Dans son autobiographie publiée en 1983 et en anglais, cette métisse franco‑congolaise dresse en effet un tableau sans concession de la manière dont l’ordre colonial se recoupait avec un certain ordre racial, au sommet duquel le Blanc se tenait en majesté :

« Nous étions jeunes, belles, pleines de fraîcheur et de naïveté. […] Bien des Européens préféraient avoir pour maîtresse une métisse [en français dans le texte] plutôt qu’une femme noire, jugeant que la première serait légèrement plus proche de son propre rang. Néanmoins il était rare qu’une métisse ait le droit de manger avec son compagnon blanc à la même table. Et quand un autre Européen était invité à la maison, elle devait se cacher. […] Lorsqu’un groupe établit à son propre bénéfice des règles racistes et dispose des moyens nécessaires pour les faire appliquer, le racisme devient collectif. Mais ensuite, dans les coulisses de ce racisme collectif, il y a l’interprétation individuelle des règles : ici, de nouveaux rebondissements sont possibles, puisqu’il arrive que les règles soient mises de côté dans certaines circonstances particulières, par exemple dans les relations charnelles. Car c’est là un fait indubitable : malgré la ségrégation à laquelle les Blancs tenaient pour maintenir leur pouvoir, les Européens étaient attirés par les femmes noires. Plus encore, le fait même que les femmes noires leur fussent interdites les leur rendaient plus désirables encore. Nous autres, les femmes, nous savions bien à quoi pensaient les hommes blancs quand ils nous dévoraient des yeux. Ce n’était pas ces règles de colons bien-pensants qui dominaient alors dans leurs regards. Il n’y avait que du désir. Un désir effréné24. »

19On trouve ensuite, chez Blouin comme chez Lopes, d’éloquentes descriptions du processus de double ségrégation imposé aux « enfants de la colonie », séparés de leurs familles africaines et coupés, dans le même temps, de leur généalogie française en étant déclarés « de père inconnu25 ». Au Congo, les métisses se trouvaient éduquées par les sœurs du couvent Jahouvey et les mulâtres élevés par les pères spiritains à l’orphelinat Saint-Firmin26. Pour les enfants finalement reconnus par leurs pères, un décret passé en 1937 leur accordait la citoyenneté française, à condition que leur filiation soit masquée par l’altération du patronyme paternel : c’est ainsi que Joseph Velours devient Veloso dans Le Chercheur d’Afriques, et que Simone Ragonar se mue en Fragonard – Andrée Blouin, née Gerbillat, dut quant à elle perdre le t de son nom27. Les fictions de Lopes résonnent d’autant plus avec l’autobiographie de Blouin qu’on y retrouve deux stratégies matrimoniales opposées pour tous ces « enfants de la colonie ». Parce que « les enfants métis […] brouillaient la ligne de démarcation28 », les autorités coloniales et les institutions religieuses, soucieuses de maintenir cette dernière, favorisaient en effet les unions entre métis, plutôt qu’entre métis et Noirs ou entre métis et Blancs :

« Les bonnes sœurs aspiraient à régir nos futurs, même après notre départ de l’orphelinat et elles usaient pour ce faire d’un moyen fort simple ; le mariage arrangé. On s’en doute : le péché inhérent à notre sang mêlé ne devait pas affecter plus avant la société coloniale, il fallait donc éviter qu’il soit mélangé à celui des Noirs ou des Blancs. Une femme de sang mêlé était perçue comme une lourde menace pour le système en place. De fait, il n’était pas souhaitable que les hommes noirs puissent accéder à des femmes plus claires de peau : cela les rendrait arrogants et difficiles à gouverner. Quant à l’homme blanc, il s’était déjà montré sensible aux charmes de la femme noire : la métisse représentait pour lui un danger plus grand encore. Et puis, que ferait-on du rejeton d’un Blanc et d’une métisse ? […] Les filles de sang mêlé devaient donc épouser des hommes de sang mêlé, évitant ainsi la propagation du désordre. […] Il y avait à un kilomètre un orphelinat pour garçons de sang mêlé, dirigé par les pères de la congrégation du Saint Esprit. Il était prévu que nous soyons unies à un homme issu comme nous de ce vivier de marginaux29. »   

20Tantôt « indigènes » et sujets de l’empire, tantôt « citoyens » et donc Français, ces couples de métis formaient une caste à part, intermédiaire entre le « couple africain » et le « couple européen ». L’autre stratégie matrimoniale, on l’a vu, consistait, surtout pour les femmes métisses, à préférer un époux blanc ou, à défaut, un Antillais lié à l’administration coloniale :

« Tantine Honorine avait épousé M. Sainte-Rose, un jeune magistrat martiniquais, un de ces mulâtres “à bel ti peau claire”, comme me le décrira plus tard Kolélé qui, dans l’intervalle, avait acquis quelques notions de créole antillais. En épousant un homme de couleur au statut d’Européen, elle s’était garanti la vie confortable du quartier du Plateau et, à terme, le voyage en Métropole, ce pays que nous situions dans la banlieue du paradis. Tantine Honorine était reçue en compagnie de son mari dans les cercles européens où elle passait pour une Antillaise, ce qu’elle se gardait bien de démentir30. »  

21Les itinéraires de Simone Fragonard (Le Lys et le flamboyant) et de Florence (Le Méridional) sont quant à eux pour partie calqués sur celui d’Andrée Blouin qui, après avoir refusé un mariage arrangé par les sœurs du couvent, vécut maritalement avec un Blanc, Roger Serrouys, avant d’épouser Charles Greutz, un Alsacien ouvertement raciste, pour finalement rencontrer l’amour avec l’ingénieur normand André Blouin qui deviendra son second mari31. Si l’autobiographie d’Andrée Blouin et les fictions d’Henri Lopes donnent ainsi corps aux dispositifs de domination étudiés par des historiennes et sociologues de la colonisation comme Ann Stoler et Emmanuelle Saada, ils en révèlent aussi toute la complexité, en se centrant sur les affects32 et en s’écartant des schémas binaires et systématiques opposant des colonisateurs bourreaux et dominants à des colonisées victimes et consentantes.

22Dans son indulgence pour les coloniaux prisant les Africaines qu’ils promeuvent au rang de « ménagères », Victor-Augagneur Houang se fait l’écho de ces femmes qui distinguaient volontiers leur « moundélé bon, généreux, respectueux des coutumes indigènes » (tels les Commandants Leclerc et Ragonar, auxquels les fictions attribuent des publications ethnographiques significatives, pleines d’intérêt et d’empathie pour les populations africaines33) des « Mindélés ya pamba, des petits Blancs, remplis de mépris envers les nègres34 » comme M. Cloarec, le premier conjoint raciste d’Odette, ou M. Malensac, le premier compagnon de Florence – deux personnages taillés sur le même patron que Charles Greutz dans l’autobiographie d’Andrée Blouin. Mais les pires coloniaux eux-mêmes s’avèrent malgré tout attachés à leur descendance métisse, comme le souligne Andrée Blouin à propos de Serrouys et de Greutz35 ; chez Lopes, les commandants Leclerc et Guy Sergent versent semblablement des larmes quand ils doivent se séparer de leurs enfants et quitter dans le même temps leur concubine, à l’occasion d’une nouvelle affectation36. Certains Blancs s’évertuent même, après leur retour en France, à pourvoir aux besoins de leur progéniture métisse, voire entreprennent des démarches pour la récupérer37, se heurtant alors aux stratégies déployées par les familles africaines pour intégrer ces bwana makangu à la tribu –  c’est le cas d’André Leclerc devenu Okana et caché sur une île du fleuve Congo –  ou au contraire pour les faire adopter par d’autres Blancs, comme Léon et Maud, adoptés par Jeannot Boucheron dans Le Lys et le flamboyant, ou Milou Kwanga, adopté par « un certain Franceschini », nouvel époux de sa mère dans Une enfant de Poto-Poto38.

23Exposées à une situation coloniale où « les positions sociales sont en même temps sexuelles et raciales39 », les femmes africaines et les métisses se voient parallèlement conférées une agentivité certaine dans ces récits, d’une part à travers leurs diverses stratégies matrimoniales, et d’autre part à travers la liberté avec laquelle elles usent de leurs corps : ainsi, les « ndoumbas » si souvent décriées comme des « bordelles » ou des prostituées, revendiquent un véritable statut de « femmes libres » dans le rapport vénal, si ce n’est prédateur, qu’elles entretiennent à l’égard des hommes –  que ceux-ci soient blancs, métis ou noirs. Il suffit de confronter les recommandations de sœur Germaine, mère supérieure du couvent de Jahouvey, aux portraits contrastés des ndoumbas dans Le Lys et le flamboyant pour constater non seulement de troublants effets de miroir entre le roman et l’autobiographie d’Andrée Blouin, mais surtout la puissance d’émancipation que toutes ces femmes tiraient de leurs diverses stratégies.

« La bonne mère Germaine jugea opportun d’effectuer une démarche auprès de Marie-Chinois afin de lui rappeler combien les anciennes se devaient d’avoir à cœur la réputation du couvent. Elle énuméra une liste de recommandations et conseils : les filles “de chez les sœurs” devaient veiller en toutes circonstances à ne pas être confondues avec les ndoumbas des bars de Poto-Poto. Filles de pères inconnus, bana wa makangu, comme les appelaient les indigènes, elles étaient des enfants du péché dont la vie devait être consacrée à se purifier pour obtenir l’absolution définitive de leur faute originelle, laquelle venait en supplément de celle que nous avaient déjà léguée Adam et Ève. Toute incartade à la morale ne manquerait pas de faire d’elles la proie des griffes de Lucifer. […] Tantine Marie-Chinois écouta respectueusement la sœur et, après son départ, répondit en bougonnant que ces gens péroraient ainsi parce qu’ils étaient jaloux des métisses dont ils enviaient la beauté. Ils pouvaient bien, si cela leur régulait la bile, continuer à jaser et à baver tout le venin de leur estomac. Ils en avaient tant du reste qu’ils empoisonneraient leur sang et qu’ils en crèveraient40. »
   
« Sans doute me suis-je dans mon propos inspiré de la vie des grandes ndoumbas des années quarante et cinquante. Les épouses légitimes n’avaient pas de mots trop sévères pour qualifier la conduite de ces insolentes. Jalousaient-elles ces libertines ? Peut-être ambitionnaient-elles dans leur tréfonds de s’approprier leurs secrets, leurs coquetteries, leurs charmes mais aussi leur mode de vie. Car les ndoumbas n’étaient pas femmes qu’on sifflait en exhibant quelques billets de banque. Elles choisissaient elles-mêmes leurs proies, fondaient sur elles au moment qu’elles décidaient, les pliaient à leur volonté, les agenouillaient puis les commandaient et les dirigeaient au gré de leurs fantaisies tandis que les épouses fidèles et modèles, tout honorables et vénérables qu’elles fussent, s’étiolaient dans une vie de femme de ménage. C’est du moins ce que proclamaient avec impertinence les ndoumbas les plus effrontées. Tout récemment, une sociologue que je me garderais bien de suivre dans ses conclusions a systématisé cette idée en en faisant l’argument d’une thèse fort controversée41. »

24On reconnaîtra sans peine l’essai de Thérèse Kuoh-Moukouri sur Les Couples dominos (1983) dans l’allusion finale : la romancière et sociologue camerounaise y défend en effet l’aptitude des femmes africaines à user de « la ruse » pour échapper aux déterminations sociales, culturelles et raciales qui pesaient sur elles, faisant ainsi l’éloge d’unions libres entre Blancs et Noirs et de leurs potentialités émancipatoires, par-delà les poids de l’histoire coloniale42.

25On trouve bien sûr aussi, dans l’œuvre lopésienne, des couples dominos où le pôle africain est incarné par l’homme, en particulier à la fin de l’ère coloniale puis à l’époque postcoloniale, quand les mutations de l’empire permettent aux étudiants d’Afrique d’accéder aux études supérieures en France et bientôt d’y exercer des professions. Dans ce cas, il est cependant moins question de stratégie matrimoniale et de mobilité sociale que d’une curiosité sexuelle très bien étudiée par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952) : l’Africain s’engage dans un rapport compensatoire qui vise surtout à laver l’humiliation et l’infériorisation éprouvées durant la colonisation, par un accès symbolique à l’égalité avec le Blanc, via l’interdit suprême d’une relation charnelle avec la femme blanche. C’est d’abord ce qui conduit les Africains vers les prostituées européennes, à l’image de Bienvenu Delarumba dans le quartier rouge de Bruxelles :

« C’était incroyable que d’avoir toutes ces blanches à la portée du portefeuille. Des brunes, des blondes, des rousses. Il voulait s’assurer où travaillait la blonde aux grands cheveux qu’il avait vue deux jours auparavant. Elle lui rappelait la fille du dernier gouverneur qui avait dirigé la colonie, et qu’il avait dans son esprit de gamin, convoitée comme un bonheur inaccessible. Faire l’amour avec une blanche l’avait toujours secrètement travaillé. Surtout avec une blonde. Lui qui n’avait jamais été intimidé devant les femmes se demandait comment il se comporterait devant celles‑là qui, au pays, ne pouvaient ne considérer lui et les siens, autrement qu’avec condescendance et mépris43 ».

26Ce « désir de connaître la femme blanche dans l’amour44 » pousse ensuite Bienvenu à entretenir une relation extraconjugale avec une étudiante, Olga Verhaegen, qui finit par tomber enceinte – au grand dam de son père, un « officier en retraite de l’Armée Royale Belge » dont la détestation des métis s’explique d’abord par « le problème de sa vie, son secret qu’il avait enfoui au fond de lui » : « Eh ! oui, lui aussi, quand il était en service à la colonie, avait eu un enfant45 ». Mais le rapport de l’homme africain à la femme blanche reste fondamentalement ludique dans les romans de Lopes, comme en témoignent les relations certes sensuelles, mais dénuées de profonds sentiments qu’entretiennent Vouragan et André Leclerc avec, respectivement, Madame de Vanessieux et « la dame au péplos » puis Fleur Leclerc, à l’occasion du carnaval de Nantes. Et lorsque ces relations éphémères débouchent sur de véritables couples, ceux-ci s’avèrent dans l’œuvre systématiquement tragiques. Soit les femmes blanches meurent en couches, comme Huguette, la mère de Lazare Mayélé46, soit elles échouent à s’intégrer aux sociétés africaines, comme Françoise, la femme de Kwala dans La Nouvelle Romance, l’épouse danoise de Pendant-les-vacances dans Sur l’autre rive, ou l’épouse française de Mamba dans Dossier classé, qui confirment toutes trois l’avertissement lancé à Olga par Bienvenu dans La Nouvelle Romance : « Les quelques blanches qui ont épousé nos étudiants, n’ont pas l’air très heureuses, au pays. Crois-moi, c’est plus sage de ne pas se marier47 ».

27Pour comprendre tout à la fois l’attrait que pouvait exercer le « couple domino » ou « mixte » sur les femmes africaines et les métisses à l’époque coloniale, et l’échec apparemment programmé du « couple domino » formé par un homme noir et une femme blanche dans le contexte africain postcolonial, il convient donc, dans un dernier mouvement, de revenir sur les spécificités du « couple africain » dans les romans lopésiens.

L’empire de la coutume

28Lorsqu’il ne se limite pas à un simple concubinage, comme c’est le cas de Lomata et Loutassi dans Le Lys et le flamboyant, le couple africain passe obligatoirement par un mariage traditionnel dont la cérémonie fondamentale est l’offrande d’une dot conséquente par le prétendant à la famille de la mariée48. Ce rite est si important que les Européens et les métis s’y prêtent eux-mêmes volontiers lorsqu’ils veulent convoler avec une Africaine, à l’instar de Ragonar dans Le Lys et le flamboyant ou de Franceschini dans Une enfant de Poto-Poto49. Ainsi réduite à un objet d’échange et de transaction, la femme africaine se trouve cédée par son clan à un homme qui reste lui-même soumis, pour reprendre le sous-titre d’un récit de Mambou Aimée Gnali50, au « poids de la tribu ». Celle-ci exige d’abord qu’il se marie en son sein : tout mariage inter-ethnique est vu comme une forme première de métissage, ainsi qu’en témoigne le succès populaire de la chanson de Kolélé, Le Lys et le flamboyant51. Ce poids de la tribu se manifeste notamment à l’occasion des « conseils de famille » convoqués pour résoudre les divers problèmes d’un couple africain, de la stérilité à l’infidélité52. Dans tous les cas, c’est la femme qui se trouve exposée aux plus graves sanctions, de la rossée à la répudiation. Inversement, lorsqu’elle se trouve reniée par son mari, ce dernier peut réclamer la restitution de la dot mais n’encourt en revanche, en cas d’adultère, qu’une sanction financière ou matérielle visant à abonder davantage encore les richesses apportées lors des épousailles53. Confinée au statut de « ménagère » et de génitrice, la femme africaine fait donc l’objet d’une exploitation systématique pouvant même déboucher sur de la violence physique et des voies de fait – lorsqu’elle refuse par exemple ses faveurs ou tient simplement tête à son mari : Wali en fait à plusieurs reprises l’amère expérience, dans La Nouvelle Romance, tout comme Florence dans Le Méridional54.

29L’absence d’égalité au sein du couple africain se découvre également dans le fait que l’infidélité est particulièrement bien tolérée, voire encouragée, pour les hommes, qui bénéficient de deux principales « excuses » pouvant justifier leurs aventures extraconjugales : la stérilité du mariage (systématiquement imputée à l’épouse, comme en pâtissent Wali, Sylvie, et Madeleine55), et l’appartenance à une autre ethnie. Même les figures masculines les plus éclairées, comme Gatsé dans Sans Tam-Tam et Bossuet Mayélé dans Dossier classé, cèdent à cette tentation, le premier en intégrant Marie-Thérèse (et bientôt l’enfant qu’elle lui donne) au couple qu’il formait jusque-là avec Sylvie, et le second en préférant finalement à la brillante Antoinette Polélé la falote Motéma, une fille de sa tribu. Quant à M. Babéla, l’instituteur à la retraite qui sert de mentor à Lazare Mayélé dans Dossier classé, aussi critique puisse-t-il être à l’égard des puissants de son temps, il n’en partage pas moins avec eux l’habitude d’entretenir un « deuxième bureau », disposant d’une « seconde épouse56 » qui lui sert d’adresse secondaire.

30Dans le « couple africain », la femme doit donc non seulement être soumise à l’homme, mais partager ce dernier : « Un homme chez nous n’est jamais à une femme seule57 », rappelle Élise à Wali dans La Nouvelle Romance ; et Pélagie renchérit à ce sujet auprès de Kimia, en se définissant d’abord comme « une Africaine c’est-à-dire… une femme prête à partager », puis en lui rappelant à deux reprises « une coutume de chez nous. Plus précisément chez les gens du Nord. Lorsque deux femmes sont jumelles, le mari de l’une devient l’époux de l’autre », « il y a même des sœurs qui se partagent leur homme58 ». Dans un contexte d’exploitation physique, sexuelle et économique, la polygamie se trouve donc acceptée et même défendue par certaines femmes comme un avantage auquel elles ne voudraient surtout pas renoncer, ainsi que l’expliquent vertement quelques-unes d’entre elles à Simone Fragonard (alias Kolélé) dans une réunion publique :

« Dans leur Kolélé, Henri Lopes et Marcia Wilkinson mettent l’accent sur le rôle qu’aurait joué notre héroïne pour faire prendre conscience aux femmes de la brousse de leurs droits légitimes, leur répétant qu’elles subissaient une double exploitation, “celle de l’étranger et celle des hommes”, ajoutant, en faisant un jeu de mots éculé, qu’elles étaient “productrices et reproductrices”. Ils font à l’occasion une critique pertinente du système de la dot. J’y souscrirais totalement si elle ne souffrait pas d’être présentée hors de son contexte culturel.
S’agissant de la lutte contre la polygamie, Kolélé y renonça vite. Mais je m’explique mal. En fait, elle n’y renonça jamais. Elle la mit seulement entre parenthèses. La première fois qu’elle souleva cette question dans une assemblée féminine, elle provoqua un tollé général.
 – Qui, l’apostropha une paysanne déjà mûre et à la voix forte, qui donc t’a raconté que la polygamie était un mal ?
 – Voudrais-tu garder ton mari pour toi seule, comme les Blanches ? enchérit une autre. Et qui nous nourrira ?
Au cours du débat où Kolélé tenta de justifier sa ligne, la doyenne qui l’avait interpellée lui expliqua combien elle était heureuse, elle, de posséder des coépouses, compagnes de grande utilité dans les travaux du ménage et qui constituaient souvent des alliées indéfectibles et efficaces pour rappeler à l’ordre leur époux : un polygame était mieux tenu au foyer qu’un monogame. Kolélé comprit vite que, sans perdre la face, il y avait lieu de battre en retraite. Le bon droit et la politique n’ont pas raison en un tournemain de siècles de coutumes vénérables.59 »   

31Quelles voies s’ouvrent, dès lors, à celles qui ne voudraient pas, dans leur « couple africain », s’accommoder de « rivales » issues de leur propre famille ? On a vu, déjà, en explorant les modalités du « couple domino », qu’une des options qui s’offraient à la femme africaine ou à la métisse pour échapper à la domination masculine consistait, dès l’époque coloniale, à prendre l’initiative et à s’assumer en « femme libre ». Cette revendication se fait plus vive encore à l’heure des indépendances, quand la collégienne Victorine défie Bienvenu, l’accusant d’être volage :

« C’est ça. Vous croyez que nous allons continuer, comme nos mères à vous laisser faire ce que vous voulez, aller raconter dans tous vos discours, pour faire moderne, que nous sommes vos égales, et ne pas nous permettre ce que vous vous autorisez. Si un seul dans le couple est tenu d’être fidèle, n’est-ce pas de l’exploitation ?...60»

32L’amie de Madeleine, Félicité, va plus loin, dans ce même contexte historique des années soixante-dix, en proposant d’égaler la polygamie masculine par une polyandrie féminine :

« Je ne sais par quel biais nous sommes arrivés à débattre de la condition de la femme. […]. Félicité m’a fait pouffer plusieurs fois, notamment quand elle a soutenu être en faveur de la polygamie, pourvu, précisait-elle, que les femmes bénéficiassent, en contrepartie, du droit à la polyandrie. À son avis, notre société (hommes et femmes confondus) n’était pas prête à reconnaître nos droits. D’ailleurs, la coutume s’y opposait. À titre d’illustration, elle cita un proverbe de sa tribu que j’ignorais : “Si tu voyages sur le fleuve ensemble avec ta femme et ta sœur, et que ta pirogue se renverse, sauve d’abord ta sœur.”
– En fait, soutenait-elle, les conditions pour l’amour dans le mariage n’existent pas dans notre société.
– N’existent plus. Dans la société traditionnelle, avant la colonisation, …
– Tu parles, me coupa-t-elle, je ne crois pas à l’âge d’or d’avant les Blancs.
Pas question non plus, pour elle, d’accorder une once de crédit aux slogans maladroits des femmes du parti en faveur de l’égalité des sexes.
– Ce qu’il faut, c’est compenser le poids du clan sur les couples, par le jeu. C’est en jouant à cache-cache qu’on rencontre l’amour61. »

33La question du couple africain soulève donc inévitablement celle de l’amour, à laquelle il est dans les romans deux réponses possibles : celle de Wali, pour laquelle « l’amour ne va pas sans l’exclusivité62 » dans La Nouvelle Romance ; et celle de Kimia qui revendique à son tour, dans Une enfant de Poto-Poto, « le droit des femmes à l’initiative et à la liberté amoureuse », puisque dans son expérience « on peut aimer deux, ou plusieurs hommes à la fois63 ». S’il est assurément tout aussi courageux par son choix de la monogamie, l’itinéraire de Wali, imbue de sa lecture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir (1949), est celui qui se rapproche le plus des valeurs occidentales, ou à tout le moins de la définition de l’amour énoncée par son amie belge Jeanne Impanis :

« Wali qui voulait en comprendre davantage avait acheté un livre que la conférencière avait cité à maintes reprises au cours de son exposé : Le Deuxième Sexe. C’était passionnant. Wali n’y apprenait pas seulement la condition de la femme, mais aussi l’histoire du monde, des connaissances scientifiques, voire juridiques. Il faut avouer que, par moment, elle butait sur certaines explications et devait attendre le soir pour poser des questions à Jeanne. […]
Les réponses à ses questions se trouvaient dans des remarques d’ordre général. Ainsi, quand la Belge disait que “pour nous” l’amour était une chose importante, un droit, une conquête de la femme au cours de l’histoire, mais que ce beau sentiment reposait sur la combinaison de l’intérêt sexuel, de l’estime, de l’admiration, et de la manière d’entrevoir la vie. “Et chez les bourgeois, avait-elle ajouté, de l’intérêt matériel”. […] Wali avait remarqué que c’était effectivement ça l’amour, une fois démystifié64 ».

34Mais cette « démystification » la conduit en définitive, dans une lettre-confession à son amie Awa, à tirer une sombre conclusion sur le « couple africain » :

« Maintenant que j’ai eu le loisir de réfléchir à tout cela, de lire et voir un peu ce qui se passe en dehors de notre continent, je me l’explique comme logique : le couple n’existe pas encore chez nous. Nos mariages ne sont rien d’autre que des alliances de clan. […] J’ai acquis la conviction que je devais me dresser contre cette condition, dût même le scandale en naître. Voilà pourquoi je ne veux pas revoir Bienvenu. Qu’il demande le divorce si cela lui chante. Je serais libre. Sinon, je le suis quand même65. »  

35Dans cet épineux débat sur la destinée du couple en Afrique et sur les différentes manières d’y définir la liberté féminine, les narrateurs masculins de Lopes se gardent bien, quant à eux, de se prononcer. Mais on notera que l’auteur a de son côté malicieusement choisi de donner raison aux femmes, en particulier à ses narratrices, en définissant son art littéraire comme un ars amatoria opérant de deux manières opposées mais complémentaires. Dans un entretien de 1977 avec Roger Chemain, il affirmait en effet, en écho à sa Wali de La Nouvelle Romance, que « [l’art] doit surtout chercher à porter la révolution où l’homme politique n’a pas le temps de le faire. Dans les sentiments ». Ce faisant, il concédait aussitôt que « l’une comme l’autre activité est exclusive et ne tolère guère de rivale66. » Depuis, il a donné corps à deux autres artistes, Marie-Ève et Kimia, qui préfèrent l’une et l’autre l’éthique et l’eudémonisme à la morale. Sans contradiction aucune, il s’est dès lors plu à revendiquer pour lui-même la posture hédoniste qu’il prête à sa narratrice dans Une enfant de Poto-Poto :

« L’écrivain n’a pas à se poser la question de l’utilité sociale du roman. Un seul désir m’anime : offrir du plaisir… L’écriture est comme l’amour ; elle se pratique en cachette et, comme l’amour, son but est de donner du plaisir67. »

36Sans doute est-ce là, dans le couple que forment depuis un demi-siècle l’écrivain et ses nombreux lecteurs, la raison première de la fidélité des seconds.