Colloques en ligne

Céline Gahungu

Ramages. Tribaliques d’Henri Lopes

1Au début des années soixante, alors qu’il poursuit des études d’histoire en France et milite au sein de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), Henri Lopes fait ses premiers pas d’écrivain. Entre la région parisienne et ses séjours à la Guadeloupe où ses entretiens avec le poète Guy Tirolien sont alors quotidiens, il compose des poèmes qui seront publiés, quelques années plus tard, dans La nouvelle somme de poésie du monde noir1 de Présence Africaine, puis dans l’Anthologie de la littérature congolaise d’expression française dirigée par Jean-Baptiste Tati Loutard2.

2Les événements historiques majeurs qui se déroulent au Congo l’incitent, en 1965, à quitter la France pour rejoindre Brazzaville. Dans le sillage de l’Indépendance, le Congo traverse en effet une période instable, marquée par des coups d’État et des tensions ethniques avivées. Le premier président de l’État indépendant, Fulbert Youlou, est chassé du pouvoir à la suite des Trois Glorieuses, mouvement révolutionnaire mené du 13 au 15 août 1963. Alphonse Massamba-Débat lui succède avant qu’un militaire, Marien Ngouabi, ne le renverse, en 1968, pour créer ensuite le Parti Congolais du Travail. Sous la poussée des circonstances et en vertu de sa bibliothèque marxiste, Henri Lopes s’engage dans le combat politique avec l’espoir d’apaiser les troubles qui secouent quotidiennement les rues brazzavilloises. Après avoir adhéré au Parti Congolais du Travail, il occupe, à partir de 1969, d’éminentes fonctions – il est tour à tour ministre de l’Éducation, ministre des Affaires Étrangères, Premier ministre et ministre des Finances.

3Au tournant des années soixante, bien que ses responsabilités publiques soient toujours plus importantes, son besoin d’écrire se renforce. Si, dans le courant de sa trajectoire, Henri Lopes a volontiers évoqué la solitude et le retrait nécessaires à la création littéraire, les cadres de socialisation politiques qu’il connaît en France et au Congo semblent le vouer à des déchirements intérieurs. Ni pleinement écrivain puisqu’il lui faut travailler à une périlleuse construction nationale, ni pleinement politique en raison d’un regard ironique qui introduit distance et recul, il oscille entre deux réalités inconciliables. Cette première douleur est redoublée par une autre difficulté, peut-être plus cruelle parce qu’inexprimée. Métis, Henri Lopes interroge les représentations associées à la « ligne de couleur » et suscite méfiance et suspicion. Symboliquement, l’incipit de son autobiographie, Il est déjà demain, décrit une scène, amère et fondatrice, survenue en 1968. Ministre pressenti, le jeune Lopes est confronté à un interrogatoire serré sur sa filiation dont la fonction, en vertu d’une rhétorique de l’authenticité, est de filtrer l’accès aux postes ministériels pour en éloigner les candidats jugés douteux.

4Le recueil de nouvelles Tribaliques, publié en 1971 et récompensé une année plus tard par le Grand Prix littéraire d’Afrique Noire, polarise ces tensions. Côté pile, Henri Lopes y prolonge l’engagement militant de la FEANF marqué par une dynamique diasporique et révolutionnaire. Il se tourne vers la maison d’édition africaine CLE et délaisse la poésie pour la nouvelle afin de s’adapter au lectorat le plus large possible. Analysée par Anthony Mangeon3, une conscience démocratique est à l’œuvre dans des choix qui manifestent une réflexion audacieuse, tout à la fois esthétique, politique et sociale. Côté face, Tribaliques relève d’une écriture éminemment personnelle. Tableaux métafictionnels et satiriques de la société postcoloniale, les huit nouvelles sont le lieu de questionnements poétiques et existentiels.

5L’image du ramage, qui évoque Diderot, l’un des pères littéraires qu’Henri Lopes se choisit à ses débuts, ouvre des pistes afin de mettre en perspective cette œuvre de formation à la fiction. Dans le champ du discours critique, il est habituel, il est vrai, de condamner l’utilisation de la métaphore ; fondée sur l’imagination et non sur l’esprit d’analyse, elle obscurcirait un propos lesté d’affects. En contrepoint de cette vision, les images charriées par l’analogie au ramage nous semblent, au contraire, un outil pertinent pour analyser des nouvelles qui, via leur création et leur réception, entrelacent des problématiques liées à la voix, au tissage et à la généalogie. Structurée par un rythme à deux temps, l’écriture construit les conditions de sa possibilité et questionne le sens, les fonctions et la légitimité de la fiction. Quel écrivain être ? Qu’implique la fictionnalisation d’événements récents pour Henri Lopes, historien de formation, personnage public et apprenti écrivain ?

Naissance

Nouvelles

6Tribaliques s’apparente à un hapax dans une trajectoire essentiellement caractérisée par la publication de romans. Ce choix correspond à une phase de recherche : après s’être essayé à la poésie, Henri Lopes poursuit l’exploration des territoires de son écriture. Loin d’être neutres, les genres littéraires génèrent des représentations, des postures et contribuent à installer les écrivains dans un paysage littéraire. Écrire des nouvelles, au début des années soixante-dix, au Congo, s’inscrit dans une démarche dont il faut mesurer la portée. La voix d’Henri Lopes ne se confond ni avec celle des romanciers Jean Malonga en tête , ni avec celle des poètes, à l’image de Maxime Ndébéka, de Jean-Baptiste Tati Loutard et de Tchicaya U Tam’si, ni avec celles de dramaturges tels Sylvain Bemba, Antoine Letembet‑Ambily ou Guy Menga. Les proportions du genre paraissent modestes mais, avec son recueil, Henri Lopes configure un lieu littéraire résolument sien et singularise sa personnalité artistique naissante.

7Au-delà de sa brièveté et de sa diversité, que dire de la nouvelle ? Peu codifiée selon ses spécialistes, elle a échappé aux balisages conceptuels et paraît favorable à l’épanouissement d’une expression littéraire inédite. C’est à cet espace de liberté poétique que s’intéresse Guy Tirolien dans sa préface organisée autour d’une idée majeure : l’écriture d’Henri Lopes renouvelle en profondeur le champ des littératures africaines. Dans le goût de la nouvelle, il ne faut donc guère voir, en creux, un écrivain en herbe qui battrait en retraite devant le grand genre du roman. Les récits d’Henri Lopes, selon Guy Tirolien, servent une conception de l’écriture : concis et réalistes, ils constituent l’écrivain en analyste des comportements humains et des phénomènes sociaux.    

8Dans une confusion de la forme et de son objet, Henri Lopes joue à plein des possibilités de la nouvelle pour sonder les lignes de fractures de la société : les femmes exploitées et méprisées par des sodalités masculines satisfaites d’elles-mêmes, l’impuissance et la corruption des dirigeants postcoloniaux, les culs de basse-fosse où sont relégués et torturés les opposants politiques. Les voix se multiplient, tissent, d’une nouvelle à l’autre, un ramage ininterrompu, et transforment Tribaliques en caisse de résonance de « radio‑trottoir », tumulte populaire qu’on entend bruire jour et nuit. Les cours du Père Flandrin se superposent aux slogans d’étudiants marxistes et aux discours creux des politiciens, les plaintes des épouses trompées résonnent avec les calculs des « ndoumbas » et les réflexions d’un ancien combattant font un écho amer aux engagements idéalistes d’un jeune fonctionnaire, Dahounka – le dispositif narratif capte les voix, les rumeurs et le caquet d’une société bavarde et prompte à cancaner.  

9La nouveauté saluée par Guy Tirolien est aussi le fait d’une création qui, outre sa polyphonie, présente deux caractéristiques majeures. D’une part, Tribaliques transforme, via des opérations de fictionnalisation, des realia politiques et sociales en objets littéraires : le ramage urbain réfléchit un environnement et un milieu. D’autre part, au fil des nouvelles, se laisse deviner la présence ironique de l’écrivain – sa voix se diffracte avec des inflexions changeantes. « Aucun sujet ne lui était tabou4 », apprend-on au sujet du Père Flandrin, le mentor du jeune Raphaël. Selon un principe métafictionnel dont Anthony Mangeon a démontré la puissance5, cette remarque donne à voir un auteur à la tâche qui, au moment même où elle s’accomplit, pense son écriture.  

10Dans une période d’agitations et de profonds bouleversements, quelles marges de manœuvre inventer lorsqu’on est ministre et écrivain ? Située à la croisée des chemins, la position d’Henri Lopes est complexe : à mesure que s’étend l’empire du Parti Congolais du Travail, ses doutes à l’encontre du socialisme scientifique s’accroissent. Le Parti, inspiré du modèle soviétique, encadre, peu à peu, la vie politique, économique et culturelle de la République populaire du Congo ; les rumeurs et les campagnes de déstabilisation alimentent une atmosphère pesante à laquelle Henri Lopes ne peut échapper. Évoquées dans Il est déjà demain, les critiques et les chroniques virulentes dont il fait l’objet suggèrent que sa vie politique n’a rien d’une sinécure. Les ministres sont malmenés par des rivaux, des coteries s’organisent dans l’ombre et « radio-trottoir », à la faveur de l’anonymat, brocarde les personnages publics. Les nouvelles sont donc le lieu d’une naissance complexe. L’entrée dans ce qu’on pourrait appeler la maturité littéraire correspond à une rupture avec un premier régime d’écriture – celui des poèmes. Consacrés à ses Congo fantasmatiques, les vers militants et intimistes d’Henri Lopes dévoilent un poète qui, sensible à l’héritage de la Négritude, se rêve en digne fils de « Mama Dipenda6 ». Quelques années plus tard, avec Tribaliques, les paradis sont perdus et de nouveaux mondes littéraires se profilent.  

11Pour saisir pleinement les enjeux de cette dynamique, il faut faire un pas de côté et se reporter à un entretien publié en 2003 dans un numéro de la revue Études littéraires africaines dirigé par Nicolas Martin-Granel et Greta Rodriguez Antoniotti, « Approche génétique des écrits littéraires africains. Le cas du Congo ». Au gré de ses réponses à un questionnaire, Henri Lopes révèle les principes d’une création conçue dans la gueule du loup. Ses considérations sur les processus rédactionnels mis en œuvre pour Dossier classé laissent place à des souvenirs plus lointains – c’est à partir d’eux que la genèse hypothétique de Tribaliques se laisse recomposer :  

« Dans mes années d’étudiant, l’un de nous était le plus brillant des étudiants congolais et, en même temps, le plus fascinant par sa réflexion et sa culture politique. Il était à la fois un ami et un mentor. Rentré au pays, Lazare Matsocota, que nous appelions Mat, a subi le sort de l’un de mes personnages, Bossuet Mayélé. Cet assassinat m’a tellement impressionné que j’ai failli ne jamais rentrer au pays. C’est à cette tragédie que je voulais consacrer mon premier écrit. Une manière de rendre hommage à l’ami martyr. À la fin des années soixante, j’en conçus une nouvelle, Les Faux, que je ne trouvais pas assez aboutie pour être publiée7. »  

12Le récit « Les faux » n’a jamais été publié, mais deux nouvelles de Tribaliques, « La bouteille de whisky » et « Le complot », en sont les possibles réécritures : attribuée à des avatars fictionnels, la trajectoire de Lazare Matsocota s’y trouve diffractée. « La bouteille de whisky » met en scène maître Epayo, avocat dont la franchise absolue attise la haine du pouvoir. Après son retour de France où il a fait de brillantes études et milité au sein de la FEANF, Epayo est accusé de complot. Victime de rumeurs et de faux fabriqués par le président et son entourage, ce personnage charismatique est escamoté de la scène sans que le lecteur connaisse son sort. « Le complot » est, en quelque sorte, la suite de « La bouteille de whisky ». Mobata, qui y est le jouet d’une machination tramée par des envieux et des médiocres, est arrêté sous les yeux de son épouse avant que deux spécialistes de la question, Zakunda et Mibolo, ne le torturent affreusement.

13Qu’apprend-on de la mise en perspective d’un récit inédit, dont aucune archive ne subsiste, avec les nouvelles « La bouteille de whisky » et « Le complot » ? La création littéraire s’élabore avant tout sous l’étroite dépendance d’événements qui ont agité le corps social. Il ne faut toutefois pas se méprendre sur la nature de cette démarche créatrice. Ses écrits les plus aboutis, selon Henri Lopes, sont ceux où se déploie une expérience fictionnelle suffisamment puissante pour constituer le texte en monde autonome. Lorsqu’il projette de composer Tribaliques, le choix d’emprunter les détours de la fiction relève d’une réflexion politique et poétique. Au-delà des chausse-trappes et des non-dits de la vie publique qui interdisent l’hommage à l’ami, une nécessité s’impose à lui : ciseler ses récits en écrivain. S’il admire des historiens à l’image de Marc Bloch et d’Édouard Perroy, il désire, non pas recomposer le passé via une écriture factuelle et le recours à l’archive et au témoignage, mais faire figurer « dans l’univers littéraire, [son] univers8 ». L’échec des « Faux » est donc un jalon métatextuel dans sa trajectoire. À la lumière de ce faux départ, le projet de Tribaliques apparaît comme une mise à l’épreuve de l’écrivain. Dans la prégnance de l’ancienne Métropole, la morgue des conseillers spéciaux français, la haine du communisme qu’ils expriment et les références à des enlèvements et des assassinats, on devine l’amalgame des événements et des régimes qui se sont succédé depuis Fulbert Youlou, matériau recomposé et reconfiguré par Henri Lopes en vertu du jeu de la fiction.   

 Comment peut-on être écrivain ?

14Tribaliques est également le lieu d’un questionnement sur le statut de l’écrivain et son rôle dans la cité. Le monde de l’écriture et les possibles qu’il recèle sont l’une des facettes de la création, mais il en est une autre : la question de la réception et le ramage social ainsi provoqué – ces « cris discordants dans la seule forêt qu’on appelle société » selon la formule de Diderot9. Quelle identité littéraire se forger ? Dans le contexte de la République populaire, on l’a vu, il ne faut pas sous-estimer l’âpreté de cette interrogation. Henri Lopes, en choisissant de publier des nouvelles sous son nom, s’expose le plus littéralement possible. Il est déjà demain décrit à plusieurs reprises la paranoïa croissante de Marien Ngouabi et de ses sbires, tous avides de déceler, dans les comportements, les actes et les écrits, les machinations ourdies par des « tortues à double carapace10 », mystérieuse cinquième colonne dissimulée au plus près du pouvoir. L’imbrication du littéraire, du politique et de l’existentiel est particulièrement sensible pendant la gestation de Tribaliques, période au cours de laquelle injonction est faite à Henri Lopes, qui habite la marge, la nuance et le multiple, de se situer :

« L’influence de la Négritude jouant un rôle déterminant, je suis devenu un ‘‘nègre’’ et, comme les nouveaux convertis, j’ai fait des fuites en avant. Dans mes premières œuvres, je cache les métis au point que j’avais même songé, avec Tribaliques, à utiliser un pseudonyme – un nom de guerre – mais, après réflexion, j’ai voulu assumer ce Lopes qui ne semble pas congolais11. »

15Au gré de cette réflexion, se rejouent la scène originaire de l’interrogatoire, lourde d’un présupposé – il n’est pas un authentique Congolais –, et la parade nègre qui a facilité son entrée en littérature.

16Revenons à Tribaliques. Qu’ils soient cachés, à l’image de l’enfant et du vieillard évoqués au fil de « La fuite de la main habile » et de « Ah Apolline ! », ou qu’ils s’inscrivent dans l’univers du faux et du faussaire sur l’exemple de Marguerite, fervente utilisatrice d’onguents éclaircissants, les métis sont, en effet, peu présents. Ces récits empêchés ne doivent cependant pas engager le lecteur sur de fausses pistes : d’une nouvelle à l’autre, des dispositifs autofictionnels et spéculaires sont aménagés. Des bribes de l’existence de l’écrivain et des représentations de l’activité créatrice sont amalgamées pour donner lieu à des personnages : Elo, qui fait son apprentissage à Nantes, Raphaël, étudiant idéaliste rattrapé par les réalités sociales congolaises, ou Mbâ, lectrice d’Aragon qu’elle médite dans la solitude de la bibliothèque. Le plus souvent ironique, cette métafiction permanente dépeint des lecteurs passionnés en passe de devenir des apprentis écrivains. Si Mbâ aime Aragon au point de recopier les dernières lignes des Cloches de Bâle, Raphaël et Dahounka désirent se soustraire à leurs obligations sociales pour lire, et peut-être un jour écrire, à leur guise. Comment ce lire-écrire est-il présenté ? C’est un « vice » grisant, comme le relève la nouvelle « L’honnête homme », pratiqué dans l’isolement, loin des regards indiscrets et non sans quelque honte puisqu’il faut rompre avec de puissantes solidarités familiales et amicales pour s’y adonner. Un effet de lecture est habilement construit par « Ah Apolline ! » : associer le vice de la lecture et de l’écriture à la pratique toute physique et irrépressible qui pousse Raphaël à quitter le séminaire. Le remède se trouve précisément dans le mal. La création littéraire est sublimée dès lors qu’elle n’est plus un acte solipsiste, mais une entreprise conçue pour l’autre – de même que Mbâ souhaite s’engager pour la cause des femmes les plus modestes, Henri Lopes choisit la nouvelle dont le mode de lecture est, à ses yeux, le plus adapté à la situation économique et sociale de l’Afrique postcoloniale.

17Henri Lopes se joue aussi d’archétypes. Bien que les personnages censés les incarner ne soient pas tous des apprentis écrivains, des topoi habilement disposés permettent d’identifier les ramages littéraires auxquels ils se rapportent. Qui sont-ils ? Raphaël, le « ténébreux romantique12 » entièrement préoccupé par son amour pour Apolline, l’hédoniste Nzodi décidé à ne pas se mêler de politique ou Kalala, l’auteur de tracts violemment engagés contre le pouvoir. « L’honnête homme », dont le héros, Dahounka, est contraint d’abandonner son enquête sur les pratiques d’une société française, la Somian, renvoie à la situation complexe de l’écrivain. Les conseils du préfet Ndoté, nouvel avatar de Matsocota, sont sans doute un écho aux préoccupations d’Henri Lopes :

« J’avais connu le préfet à l’internat du lycée. […] J’avais eu l’occasion de le retrouver lorsque nous faisions nos études en France. Il était sur le point de rentrer diplômé vétérinaire. Je le revois encore animant chaque dimanche notre syndicat d’étudiants. Il fut un de ceux qui m’aidèrent le plus à me décomplexer et qui me firent comprendre la nécessité de l’indépendance (non pas de mon petit pays) mais de l’Afrique. […] Et c’est à lui que je dois d’avoir compris qu’on ne pouvait parler de politique sans étudier constamment, et qu’on ne pouvait faire des études sans se poser des questions sur ce que devenait le monde, et au bout du compte faire de la politique. Je me souviens de la phrase, que j’ai souvent répétée à mon tour, comme si je venais de la découvrir :
- Si tu ne fais pas de la politique, tu la subiras13. » 

18Au pied du mur, il ne peut échapper à la politique et doit donc inventer des voies qui lui sont propres. L’écrivain multiplie les représentations de lignées littéraires – le poète ténébreux, le poseur de bombes, le jouisseur hédoniste – et entrecroise des pratiques divergentes. Une tension s’instaure entre une logique du décentrement, qui l’incite  à convertir la vie brazzavilloise en pâture littéraire, et des vagabondages autofictionnels au cours desquels il se dissémine en de multiples avatars. Au gré de ces mouvements contraires, Henri Lopes crée une manière d’être écrivain qu’on devine à la fin de la nouvelle « Ah Apolline !». Dans une déconstruction des rôles genrés, Raphaël – et sans doute faudrait-il s’intéresser aux consonances de son prénom – fait l’expérience de se « trouv[er] femme14 » auprès de son amante. Après un adieu à la poésie lyrique, Henri Lopes écrit des récits fondés sur un rapport dialectique entre identité et altérité car il lui faut se déprendre de lui pour devenir autre. Si l’on en croit son bestiaire, l’écrivain est, non pas la traîtresse tortue à double carapace conspuée par Marien Ngouabi, mais le caméléon15 : sage et pratiquant avec élégance l’art du perpetuum mobile, il déploie sa puissance métamorphique dans l’espace du texte.   

Généalogie 

La phratrie 

19Il importe, à présent, d’analyser plus précisément la réception de Tribaliques. Henri Lopes, il est vrai, gagne en notoriété avec ses poèmes et le discours critique qu’il tient contre la Négritude lors du Festival panafricain d’Alger en 1969. C’est toutefois le Grand Prix littéraire d’Afrique noire qui contribue à le faire connaître dans le domaine des littératures francophones. Inscrit dans des programmes scolaires et universitaires, son recueil connaît un succès certain et, en 1987, fait l’objet d’un volume de la collection « Comprendre » des Classiques africains (Éditions Saint‑Paul).

20Dans le champ congolais, la métaphore du ramage n’est en rien galvaudée puisque Tribaliques, au fil du temps, va trouver une place dans le paysage littéraire et enrichir une famille – celle de la phratrie. Avant toute chose, il faut s’intéresser à cette dernière et au rôle d’Henri Lopes dans ses cercles. À la fin des années soixante, romanciers, poètes et dramaturges créent un territoire littéraire commun où, à l’abri des clivages idéologiques et des tensions politiques croissantes, manuscrits et idées s’échangent librement. Qui a mis en circulation le nom de phratrie ? Sylvain Bemba, le chef de chœur de cette petite société littéraire et artistique :

« Dans son étude sur l’origine de la famille, Engels s’est penché sur un groupe particulier existant chez les tribus indiennes, et que Morgan ‘‘traduisant fidèlement le nom indien, appelle phratrie (fraternité) d’après son pendant grec.’’ C’est ce même nom que nous avons décidé de retenir pour caractériser les liens peu banals qui unissent la plupart des écrivains congolais. Bien qu’habitant des lieux séparés, ces derniers se retrouvent là ‘‘où souffle l’esprit’’, en Congolie, région imaginaire réservée à la fiction, à la création, des œuvres de beauté, véritable espace de convivialité et principauté de l’esprit…16 »

21Des années soixante jusqu’à la décomposition de la République populaire une vingtaine d’années plus tard, la phratrie se construit selon des logiques proches d’autres groupes littéraires tout en se dotant de ressorts singuliers. Elle n’est guère la gardienne de codes esthétiques et n’est pas régulée par une sociabilité de salon. Ni cénacle, ni école, elle est le lieu d’un être-ensemble informel tissé au fil des rencontres dans les bars brazzavillois, chez les écrivains et un couple de coopérants français, tous deux professeurs de lettres au sein de l’Université Marien-Ngouabi, Arlette Chemain‑Degrange et Roger Chemain.

22La métaphore du ramage met en perspective la fantasmagorie collective sur laquelle s’est construite la phratrie. Vécue au gré de rencontres, de relectures avec leurs lots de commentaires, mais aussi en vertu de pratiques destinées à renforcer l’unité du groupe17, la littérature est une expérience artistique et sociale qui affecte la construction des identités. Un imaginaire familial façonne la phratrie. Caractérisée par la transmission filiale d’un savoir‑faire littéraire, elle est peuplée de fils et de cadets qui cheminent avec confiance, protégés par l’ombre tutélaire de leurs pères, parrains et aînés.

23Henri Lopes devient, peu à peu, une figure centrale de cet espace relationnel. Dès les balbutiements de la phratrie, avant même que Sylvain Bemba ne la popularise sous ce nom, les poèmes qu’il a publiés, ceux qu’il confie à Jean-Baptiste Tati Loutard, l’anthologiste de la famille, et les textes qu’il échange avec une poignée d’amis, confortent son statut d’écrivain. Le discours qu’il prononce à l’occasion du Festival panafricain d’Alger le constitue aussi en penseur des littératures africaines. Son propos ne se réduit pas à la seule critique de la Négritude qui, selon lui, est un modèle exsangue. Au terme d’une ambitieuse réflexion historique, artistique et politique, s’exprime le désir d’une nouvelle pensée adaptée à une réalité postcoloniale complexe et cosmopolitique. À l’aune de ce contexte, la publication de Tribaliques fait figure d’événement littéraire. Amorcée par Tchicaya U Tam’si, la rupture avec la Négritude trouve dans le recueil d’Henri Lopes une traduction sur le plan de la fiction ; la phratrie, consciente de ces enjeux géopoétiques, va se saisir du projet littéraire et éthique qui sous-tend les nouvelles.  

24Deux approches critiques sont possibles. Une démarche sociologique examinerait la dimension collective de ce phénomène et démontrerait comment, au début des années soixante-dix, s’amorce une reconfiguration des soutiens et des allégeances qui structurent la phratrie. Le Grand Prix littéraire d’Afrique noire engage, dans son sillage, un processus de légitimation et de reconnaissance : Henri Lopes a beau refuser d’être qualifié de père ou de parrain, les sollicitations dont il fait l’objet et les préfaces qu’il rédige révèlent son positionnement central dans la dynamique collaborative du groupe. À la suite des travaux de Gérard Langlade sur la notion d’événement de lecture18, je privilégierai une seconde voie, attentive à une réception subjective de Tribaliques – celle de Sony Labou Tansi. La lecture des nouvelles est une expérience si forte qu’elle va générer chez lui des opérations de réécriture dont les usages et les effets sont à analyser.  

Devenirs

25En 1985, dans le cadre d’un voyage en Italie où il reçoit le Prix Agip Recherches Congo, puis trois années plus tard, lors d’une conférence organisée au Centre culturel français de Lomé, Sony Labou Tansi fait l’éloge de Tribaliques. L’écrivain décrit le profond bouleversement provoqué par les nouvelles : elles ont inventé, d’après lui, un espace de liberté dont les frères d’âme d’Henri Lopes ont pu bénéficier.  

26Selon Nicolas Martin-Granel19, les processus intertextuels sont peu visibles dans les écrits de Sony Labou Tansi tout particulièrement rétif à la notion d’influence. Sa trajectoire, en effet, est marquée par une représentation complexe de l’activité créatrice : de discrets échos intertextuels coexistent avec le rêve démiurgique de créer sans maître. La dette intertextuelle tend à le placer dans une position psychologique insupportable – celle de l’élève, du commentateur, voire du plagiaire. En contrepoint de cette fiction de l’originalité, la ferveur de Sony Labou Tansi pour les nouvelles d’Henri Lopes est le premier indice de notre piste : Tribaliques est l’un de ses « livres intérieurs20 ». Sur le plan archivistique, aucune trace tangible ne vient étayer cette hypothèse, ni correspondance, ni exemplaire du recueil annoté, cependant l’existence de résonances intertextuelles dans certains écrits restitue une logique d’innutrition.

27Avant de suivre ce fil, il faut faire un sort à l’importance de l’intertextualité dans les dispositifs collaboratifs de la phratrie. Paru dans un numéro de Notre Librairie consacré à la littérature congolaise, l’article-manifeste de Sylvain Bemba, « La phratrie des écrivains congolais », en est la démonstration. Son texte, où se succèdent des références aux publications de ses amis, met en abyme la puissance fédératrice de l’intertextualité ; ligne après ligne, les titres et les noms égrenés forment, non par des entités éparses, mais une chaîne unique et solidaire :

« Congolie fascinante avec ses rivages hospitaliers, ses jardins fleuris de poésie majeure, ses somptueuses arènes de prose et de vers où le pleurer-rire au goût d’oseille-les-citrons joue à la tauromachie avec la parenthèse de sang ou la vie et demie, sur fond de roulement de tambours utamsiens et de cymbales scandant l’humour loutardien21. »

28D’une œuvre à l’autre, les citations, les réécritures, les allusions et les emprunts nourrissent un dialogisme permanent et diffusent un ramage, à la fois même et autre. On ne peut pas parler d’une école de la phratrie, avec son style, son esthétique, ses codes et son programme littéraire et c’est donc précisément ici qu’intervient l’intertextualité. La lecture de ses pairs favorise des phénomènes de reprises qui enserrent les écrits dans un réseau complexe où se laissent parfois percevoir les échos d’un imaginaire familial, voire patrimonial. Pour comprendre cette circulation des voix et des textes, le détour de la fiction est le plus approprié. Dans « Le bon droit de la chèvre », nouvelle publiée dans le recueil Vécus au miroir, Maxime Ndébéka formule une audacieuse réflexion : l’image enchantée élaborée par Sylvain Bemba disparaît au profit d’une histoire de famille conflictuelle, partagée entre hommages et rivalités. Avant même que ses écrits en gestation ne soient publiés, Tsiak-Tsiang, le héros du récit, est la victime de contrefaçons systématiques. Ses rivaux de la phratrie, dont les identités apparaissent sans cryptage ni caviardage, s’approprient ses brouillons par de mystérieux procédés pour en tirer toute la gloire. Dans ce texte ironique où sont croqués faux-frères, doubles et rivaux, transparaissent des processus intertextuels tout à la fois collectifs et souterrains.

29À la lumière de cette nouvelle, il ne s’agit pas de faire de Sony Labou Tansi un plagiaire impénitent, mais d’examiner les modalités d’un scénario électif qui l’a poussé à recomposer Tribaliques. Récompensée en 1976 par le quatrième prix du Concours théâtral interafricain avant d’être publiée en 1981 dans la collection « Monde noir poche » de Hatier, la pièce Je Soussigné cardiaque suggère comment il a investi certaines virtualités des nouvelles pour les dévier vers son identité poétique. Selon la correspondance22 nouée avec Françoise Ligier, co‑fondatrice du Concours et membre de son comité de lecture, le chantier d’écriture commence pendant l’été 1974. Sony Labou Tansi, qui désire recueillir son opinion, fait parvenir une première version de Je Soussigné cardiaque à Françoise Ligier. La réponse de cette dernière a hélas disparu, toutefois, au fil des propos de l’écrivain, le contenu de la relecture se laisse reconstituer. Les faiblesses structurelles et génériques repérées par son amie conduisent Sony Labou Tansi à remanier son projet en profondeur. La correspondance, la pièce publiée et le seul manuscrit23 qui nous soit parvenu indiquent que l’intrigue, resserrée, davantage structurée, est moins personnelle à mesure des différentes versions.

30La création du personnage de Mallot relève de l’autoportrait fragmentaire pour Sony Labou Tansi alors violemment en butte à l’administration scolaire. Née d’une impulsion première, son écriture, à ses débuts, est le réceptacle de choses vues, vécues et des rapports qu’il entretient avec le monde. Le souvenir de Tribaliques va donc relancer le processus rédactionnel de Je Soussigné cardiaque selon un principe : l’inciter à prendre du recul avec un régime autoréflexif dont on peut penser qu’il a pesé dans la critique de Françoise Ligier. Afin de construire une intrigue plus assurée et moins autofictionnelle, peut-être Sony Labou Tansi a-t-il utilisé un passage situé au début de « La bouteille de Whisky ». Dans cette nouvelle, le docteur Kalala reçoit la visite de son cousin Pina, venu soutenir la supplique d’un ami instituteur ; ballotté de poste en poste et victime d’un inspecteur haineux, il est sur le point d’être envoyé dans un « lieu d’enfer24 » avec son épouse et ses onze enfants. En l’absence de la première version de Je soussigné cardiaque, il est difficile de pousser plus loin la réflexion, cependant différents éléments de la pièce publiée constituent Tribaliques en hypotexte dont les possibles et les creux ont été explorés. La référence à l’enfer25, l’errance de l’instituteur dans des postes toujours plus éloignés de la capitale, l’indifférence de l’administration, le rôle trouble joué par des puissances cachées et la complaisance attendue de médecins forment une trame commune.   

31Cette dynamique est perceptible dans d’autres d’écrits qui brassent, fragmentent et disséminent des situations inspirées de Tribaliques – les tracts jetés par des opposants au pouvoir dans La Vie et demie, ou le plaisir trouble que suscite la torture au fil de L’État honteux et de sa première version, Le Mort te dit adieu toi qui restes vivant. Ces procédés diffus changent de nature avec la création de la pièce Ils sont déjà là, entièrement construite à partir des nouvelles d’Henri Lopes. Au début des années quatre-vingt, Sony Labou Tansi, sa troupe du Rocado Zulu Théâtre et Roger Chemain travaillent, sans en avertir Henri Lopes, à une réécriture de son recueil. Cette version dramaturgique est composée dans la perspective du Concours théâtral interafricain ; créé en 1981, le Prix du théâtre vivant récompense un spectacle dont l’enregistrement est envoyé à Radio France Internationale. Bien que les manuscrits, les tapuscrits et d’éventuelles notes de lecture relatives à cette entreprise aient disparu, certaines archives subsistent. La pièce radiophonique numérisée par l’INA, des correspondances et des articles26 fournissent quelques indices pour analyser une création qui, quoique collective, a eu essentiellement pour maître d’œuvre Sony Labou Tansi :

« Un député-maire qui fait profession de féminisme est, dans la vie, un père tyrannique pour ses filles, un mari jaloux et un patron méprisant pour sa domestique. Par sa faute, l’enfant de cette dernière mourra, tandis que le fiancé de l’une de ses filles (qu’il repousse comme étant d’une autre ethnie) sera torturé à mort en prison… ce qui dérange passablement la belle cérémonie au cours de laquelle M. le député doit être décoré de la médaille du féminisme27. »

32Dans cette brève présentation d’Ils sont déjà là, on reconnaît quatre nouvelles de Tribaliques : l’hypocrisie et la misogynie du politicien Ngouakou‑Ngouakou (« Monsieur le Député »), la violence des rapports de pouvoir (« L’avance »), les amours malheureuses de deux personnages (« Ah Apolline ! ») et la terreur instaurée par l’usage politique de la torture (« Le complot »). Les nouvelles d’Henri Lopes ont été démarquées avec précision pour être ensuite dramatisées, condensées et fondues dans une intrigue unique qui tient tout à la fois de l’hommage, de la réinvention et de la duplication. Si un travail de réappropriation et de  transposition générique est engagé, les personnages, les situations et les sujets sont quasi‑identiques des nouvelles à la pièce de théâtre. Interchangeables, les titres choisis par Sony Labou Tansi et le Rocado Zulu Théâtre renforcent cette gémellité puisqu’Ils sont déjà là s’intitule tantôt Tribaliques, tantôt Le petit monde de Ngouakou‑Ngouakou.

33Au-delà d’une généalogie littéraire dont le recueil est le ramage principal, les fonctions de ces circulations sont à interroger. La réflexion sur la fiction présente dans les nouvelles, la polyphonie introduite par le ramage brazzavillois et la force poétique et sociale de Tribaliques ont généré un « petit monde », manière d’espace dialogique originaire qui a donné naissance à des logiques mimétiques. Le théâtre de Sony Labou Tansi en est un haut lieu, sans doute parce qu’Henri Lopes a créé des personnages-types si puissants qu’ils ont  suscité des modulations et des métamorphoses répétées.   

« Pour ne pas que la mélodie cesse28 »

34Pour analyser Tribaliques, pourquoi utiliser la belle formule qui hante le narrateur du Lys et le flamboyant, Victor-Augagneur Houang ? Un phénomène majeur apparaît lorsque les nouvelles sont mises en perspective avec l’ensemble des écrits d’Henri Lopes. Ce dernier, tout au long de sa trajectoire, a investi lui aussi l’espace dialogique qu’il a inventé au point de devenir son propre modèle et son propre épigone. La mélodie n’a donc jamais cessé puisque Tribaliques a diffusé son ramage, non pas uniquement au sein de la phratrie, mais dans tous les récits lopésiens caractérisés par une intense intratextualité. L’œuvre d’Henri Lopes se fonde sur un matériau originel amplifié et repris à travers des prismes différents de La Nouvelle Romance au Méridional. S’y trouve, diffracté, un matériau fictionnel déjà présent dans Tribaliques et toujours à actualiser. Au cours d’un entretien avec Boniface Mongo-Mboussa, l’écrivain a décrit ce procédé :

« Cela dit, on peut effectivement noter que toutes mes histoires sont des variantes de la même histoire. Tout récemment, Sembène Ousmane aurait dit : ‘‘Chaque film d’un cinéaste est le brouillon du suivant.’’ Je crois que tout romancier peut souscrire à cette formule heureuse. [… ] C’est une espèce de système comme jadis la publicité de Dubonnet présentait l’image d’un chat enroulant une bouteille de Dubonnet sur laquelle il y avait une autre image d’un chat enroulant une bouteille et ainsi de suite à l’infini ; où bien comme ces poupées russes, les matriochkas29. »

35Malgré ses proportions modestes et bien que le motif du métissage y soit latent, Tribaliques est, si on prend Henri Lopes au mot, l’esquisse de l’œuvre à venir, l’histoire originelle dont il a tiré un univers. L’objectif n’est, en aucun cas, de sacrifier à une vision téléologique qui dénaturerait le contenu des nouvelles ; il s’agit bien plutôt d’examiner une dynamique double, mimétique et variative, avec Tribaliques pour source.

36Lorsqu’on s’intéresse aux personnages, aux lieux ou aux situations imaginés par l’écrivain, de nombreux exemples soulignent les réemplois dont le recueil a fait l’objet. La violence, les ridicules, les expériences sociales et les monologues intempestifs de Ngouakou‑Ngouakou et de l’ancien combattant préfigurent Tonton Bwakamabé Na Sakkadé, le dictateur délirant du Pleurer-Rire. Marguerite, qui séduit les clients du « Venez voir » grâce à sa maîtrise de la rumba, fait songer à Gigi, l’entreprenante cavalière de Lazare Mayélé dans Dossier classé. Les infortunes de Wali, l’héroïne de La Nouvelle Romance, sont un écho à celles de Mbâ : désireuses d’être libres, convaincues des désordres sociaux occasionnés par les dominations masculines, toutes deux sont pourtant éprises de personnages fats et ingrats, Bienvenu Delarumba et Elo. À Nantes, l’enquête de Mbouloukoué, qui recherche Elo après sa disparition, résonne avec des romans où se recomposent, pas à pas, des vérités soigneusement tues – Le Chercheur d’Afriques, Le Lys et le flamboyant, Dossier classé et Le Méridional. De la référence au village originel d’Ossio au motif obsessionnel de l’enlèvement, les récits de Tribaliques ont donné naissance à des séquences explorées dans des chantiers futurs, tout se passant comme si les trames de ce tissu à ramages, sans cesse dévidées, devaient mener à de nouvelles créations.

37Pour peu que l’on s’écarte de la chronologie, une réflexion de Claude Cherki, directeur des éditions du Seuil de 1989 à 2004, apparaît comme un outil d’analyse. Quelque temps avant qu’Henri Lopes ne commence les rédactions du Lys et le flamboyant, Claude Cherki s’entretient avec l’écrivain, s’enquiert de ses projets et lui adresse cette remarque : « Henri, je voudrais vous faire une proposition. Ce serait bien d’écrire une saga sur plusieurs générations qui se passe en Afrique30. » Henri Lopes n’est pas l’auteur de cycles romanesques et, à la suite des propos de l’éditeur, n’a guère fondé son écriture sur des chantiers de cette nature. À l’échelle de sa trajectoire pourtant, les phénomènes de reprises et de boucles générés par les nouvelles soulignent qu’un rêve esthétique, celui d’une œuvre‑vie dépourvue de bornes, est né avec Tribaliques.  

38On a souvent vu dans le néologisme Tribaliques des références érudites aux Éthiopiques de Léopold Sédar Senghor et au recueil de nouvelles d’Ousmane Sembène intitulé Voltaïque. Au cours d’un entretien radiophonique diffusé sur Radio France Internationale en 1985, Henri Lopes propose une autre genèse. En créant ce titre, il aurait songé à des consonances associées à la pathologie : Tribaliques met en scène un corps social malade dont les symptômes, les troubles et les fièvres sont traités dans les huit nouvelles.

39Il est une autre maladie évoquée par son recueil : celle de l’écriture. Elle contamine des personnages de lecteurs et les obsède si bien qu’elle provoque chez eux le désir d’écrire. Dans une saisissante conjonction du réel et de la fiction, cette chaîne créatrice est advenue lorsqu’on songe aux jeux intertextuels et intratextuels mis en branle par les nouvelles. Pour Henri Lopes, que signifie écrire lorsqu’il compose son recueil et, plus tard, le réactualise afin d’en faire le matériau de ses romans ? C’est, avant toute chose, ne pas figer le mouvement : à la manière des arabesques dont les volutes sans fin ornent les ramages, l’écriture rêvée déborde les limites du livre pour se poursuivre et circuler dans des ailleurs à inventer.