Colloques en ligne

François Lecercle

De Phrynichos à Castellucci : scandale de théâtre ou scandale politique ?

1Au début du Ve siècle avant notre ère, quelques décennies après l’apparition des concours de théâtre à Athènes, une tragédie provoque, dans le public athénien, une réaction d’une rare violence qu’on peut, au moins en partie, attribuer à des ressorts politiques. De nos jours, et en particulier dans la dernière décennie, on a vu se multiplier, en Europe, dans le spectacle vivant, des affaires où la politique joue un rôle essentiel – je m’intéresserai notamment au double scandale suscité, à l’automne 2011, par des spectacles de Rodrigo García et de Romeo Castellucci. En dépit des différences historiques criantes entre le cinquième siècle avant notre ère et le nôtre – dans les modalités mêmes du spectacle, sa place et son rôle dans la société – que peut-on dire des mécanismes du scandale et du rapport entre théâtre et politique ?

Le « scandale » Phrynichos : dysfonctionnement théâtral et faute politique

2Il n’est pas indifférent que la plus ancienne tragédie sur laquelle on dispose d’informations un peu précises – même si le texte en est perdu, pour des raisons évidentes – soit le premier scandale attesté dans l’histoire du théâtre. Les faits ont été rapportés succinctement par Hérodote, à moins d’un demi-siècle de distance. Phrynichos fait jouer, en 493 avant notre ère, sa tragédie La Prise de Milet (Miletou alôsis), qui retrace le martyre tout récent d’une cité grecque de la côte ionienne : un an auparavant, les Perses avaient pris la ville, l’avaient saccagée, massacrant les hommes et réduisant les femmes en esclavage. Hérodote rapporte ainsi les faits :

[les Athéniens] manifestèrent de mille façons l’affliction extrême que leur causait la prise de Milet ; notamment, quand Phrynichos, ayant composé une pièce sur la prise de Milet, la fit représenter, les spectateurs fondirent en larmes ; le poète fut puni d’une amende de mille drachmes pour avoir rappelé leurs propres malheurs et ils interdirent que quiconque se servît de cette pièce.1

3La plus ancienne tragédie dont on ait gardé plus que le titre fait l’objet d’un rejet apparemment unanime, au point d’être le premier cas connu de censure : le dramaturge est frappé d’une amende énorme et on interdit que la pièce soit, non pas tant reprise (il était exceptionnel qu’une tragédie fût rejouée) mais conservée sous forme écrite et transmise, comme beaucoup d’autres l’ont été.

4Assurément, on ne retrouve pas dans ce micro-récit tous les éléments constitutifs du scandale au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Tout d’abord, une « faute » – transgression d’un interdit, provocation ou accusation lancée contre une personne ou un groupe. Ensuite une réaction de rejet, individuelle ou collective. Puis une amplification de ce rejet, qui gagne la place publique et rencontre un écho assez large pour provoquer une réaction collective. Celle-ci peut éventuellement déboucher sur un conflit, quand la protestation suscite des défenseurs2, et l’affaire se termine parfois par l’intervention des autorités. Dans le cas de Phrynichos, nous n’avons que des informations partielles : on ne sait rien de la dynamique du phénomène. La réaction du public est unanime : le théâtre entier est plongé dans une douleur hyperbolique et c’est cette douleur qui semble déterminer la condamnation sans appel des autorités. On ne sait même pas qui condamne (la Boulè ? les archontes ? l’Héliée ?), ni par quel mécanisme et selon quelles modalités. On a affaire, apparemment, à une « épure » de scandale : un fait délictueux (le choix, par le dramaturge, d’un sujet trop sensible et d’un traitement qui rend la représentation intolérable) et une condamnation aussi absolue qu’universellement partagée.

5Il est possible néanmoins d’éclairer un peu l’affaire, en comprenant ce qui a pu susciter une réaction si violente. Pour cela, on dispose de deux sortes d’indices : des témoignages ultérieurs et une autre tragédie portant sur un sujet proche. Des autres témoignages, le plus éloquent est le plus tardif : c’est celui d’Ammien Marcellin qui, datant de la fin du IVe siècle de notre ère, est postérieur aux faits de près de 900 ans. C’est dans son histoire du règne de Vespasien que l’historien latin évoque l’affaire en passant, pour expliquer pourquoi il évite de s’arrêter trop longtemps sur des scènes d’horreur. Il se justifie en invoquant Phrynichos comme exemple des dangers qu’un auteur court à raconter des atrocités. Pour présenter succinctement l’affaire, il commence par rapporter l’événement historique, la prise de Milet par les Perses, en brossant un tableau bien plus pathétique qu’Hérodote : les assiégés, pour éviter une mort sous la torture, tuent leurs proches et se précipitent eux-mêmes sur le bûcher où ils ont entassé leurs biens. Phrynichos en tira une tragédie qui, dit-il,

fut, pendant un moment, écoutée agréablement. Mais comme le style tragique devenait de plus en plus larmoyant, l’auteur s’attira l’indignation du peuple, qui pensait qu’il accumulait, de façon outrée [insolenter], ces douleurs, dans sa pièce, non pour consoler mais pour faire honte de ce que cette charmante cité avait supporté, abandonnée sans aucune aide de ses soutiens. Milet était en effet une colonie d’Athènes.3

6La description est sensiblement différente de celle d’Hérodote. L’excès de larmes n’est plus le fait des spectateurs mais du style tragique, qui devient larmoyant (lacrimosus) et ce n’est pas par les larmes que le public réagit, mais par l’indignation (indignatio) car il voit un reproche dans cette accumulation outrée de douleurs (insolenter désigne à la fois une modalité excessive et inhabituelle). Selon Ammien, forcer sur la douleur est une façon, pour le dramaturge, d’accuser les Athéniens d’avoir abandonné une colonie, c’est-à-dire une cité liée par des liens de dépendance anciens.

7Si, malgré leurs divergences, on met les deux témoignages ensemble, on peut comprendre la violente réaction du public comme l’effet d’un double mécanisme. Il y a d’abord une faute contre les habitudes – et donc les normes – de la tragédie. Un excès de pathétique par lequel la tragédie se met elle-même à mort puisque, en poussant le public à un paroxysme de larmes et de gémissements, elle le met en condition de ne plus rien voir et de ne plus rien entendre. Si Hérodote met en avant une faute poétique, Ammien Marcellin impute le scandale à une faute politique. Il voit en effet dans la tragédie une mise en cause d’Athènes, c’est-à-dire de la politique de ses dirigeants. Il situe ainsi implicitement Phrynichos dans l’opposition, à une époque où la politique athénienne est effectivement marquée par de fortes tensions entre partis contraires4. Cette visée politique est étroitement articulée à la mécanique pathétique : l’excès de pathos aurait une fonction accusatoire et punitive. Phrynichos confronterait violemment le public au martyre de Milet pour qu’il se sente coupable de ne pas s’être porté au secours de la cité alliée.

8Hérodote, lui, s’en tient à une description purement factuelle et reste muet sur les raisons profondes de l’affaire. Car la condamnation paraît démesurée pour un simple excès de pathétique5. Mais on peut l’expliquer par une autre faute politique qui serait, elle aussi, associée à la gestion du pathos. Le dérèglement des affects tragiques susciterait – d’une façon qui n’est pas forcément délibérée – des effets politiques catastrophiques en démoralisant la cité. En effet, en 493, la menace perse pèse encore pleinement sur la Grèce entière et Athènes en particulier : le temps n’est pas loin où l’Acropole sera prise et où les Athéniens ne devront leur salut qu’à un repli. Par son pathétique outrancier, la tragédie réduirait le public – qui est composé essentiellement de ceux à qui il incombe de protéger la cité en prenant les armes – à un chœur de femmes pleurant et gémissant6. Au lieu d’aider à surmonter les revers de la guerre en stimulant les ardeurs patriotiques, elle déviriliserait les défenseurs de la patrie. L’excès de pathos n’est pas seulement fatal pour la tragédie, il est aussi désastreux pour le peuple d’Athènes, au moment où le danger perse interdit de se laisser abattre par le martyre des cités ioniennes.

9Pour mieux comprendre pourquoi la tragédie de Phrynichos déclenche une réaction de rejet si unanime et violente, il faut la comparer avec Les Perses d’Eschyle qui, une vingtaine d’années plus tard (472), portent sur le même conflit mais qui, en adoptant le point de vue adverse, celui des Perses vaincus à Salamine, remportent le prix du concours tragique. On pourrait imaginer que, après un telle victoire grecque, Eschyle souhaite provoquer une réaction de soulagement ou même de joie, puisque l’ennemi est écrasé et le péril écarté. Mais il prend le parti contraire : il met en scène la douleur de l’adversaire, en jouant sur la compassion. On ne peut pas rester insensible au malheur d’hommes accablés par le sort, même si ce sont des ennemis et même s’ils ont péché par hubris. Eschyle suscite donc une série de réactions entremêlées. Tout d’abord, la pitié devant la douleur des vieillards perses apprenant que leur armée est anéantie. Ensuite, la satisfaction devant un anéantissement qui, pour les Grecs, signifie le salut, du moins provisoirement. Mais aussi une vague appréhension car, à la fin de la tragédie, Xerxès, tout en assumant sa faute, reprend en main le cortège de deuil, signifiant ainsi qu’il reste le Grand Roi d’un Empire qui, frappé dans sa superbe, n’est pas pour autant définitivement écrasé7. Dans les deux tragédies, la gestion pathétique a eu des effets diamétralement opposés : triomphe d’un côté, fiasco cuisant de l’autre. A Eschyle le prix, à Phrynichos la lourde condamnation.

10L’échec de Phrynichos est si cuisant8 que, selon les catégories des sociologues, il s’agit d’un « scandale » et non pas d’une « affaire », car il n’y a pas trace d’un quelconque soutien apporté au dramaturge. Un scandale limité à sa plus stricte expression, puisqu’on ne sait rien du processus, sinon que la tragédie s’est déréglée au fil de la représentation : un public qui fond en larmes, dit Hérodote, un crescendo de larmes et une indignation populaire, dit Ammien Marcellin. Rien sur le mécanisme même, c’est-à-dire sur la progression du rejet, ses relais et le mécanisme de la punition. Mais on peut au moins comprendre que la condamnation tient à deux ordres de motivations, politique et poétique. Le scandale est bien un scandale théâtral, en ce sens que ce sont les choix théâtraux du dramaturge qui sont en cause. Il y a un vice constitutif dans la mécanique des affects : Phrynichos déclenche des affects univoques et paroxystiques, alors qu’Eschyle dose habilement des affects contraires (l’horreur ou la joie du désastre, selon le point de vue que l’on adopte). Sur cette faute théâtrale se greffe une faute politique, qui en découle directement. On peut comprendre cette faute de plusieurs façons, comme un projet délibéré (la mise en cause de la politique athénienne et de ses dirigeants) ou comme un effet qui n’a pas été nécessairement voulu (la démoralisation de la cité). Quoi qu’il en soit, la faute politique est intrinsèquement liée à la faute poétique, puisqu’elle tient à une anomalie de la gestion des affects. C’est en poussant délibérément le pathos à un degré insupportable que le dramaturge attise une culpabilité qui était tout au plus latente : l’accusation d’abandon et de trahison est l’effet d’une manipulation des affects tragiques. De même, la démoralisation des combattants est la conséquence prévisible du dérèglement pathétique. Dans les deux cas, c’est bien l’action théâtrale qui est au centre. On a affaire à un scandale de théâtre, qui a d’autant plus d’impact qu’il a des effets politiques insupportables – que ceux-ci soient délibérés ou accidentels.

Les « affaires » Castellucci et García : instrumentalisation politique du spectacle

11Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer, dans nos sociétés occidentales, une représentation qui déclenche, par sa seule gestion des affects, des effets politiques si radicaux. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de réactions violentes, elles tendent au contraire à se multiplier9. Elles ont aussi une dimension politique essentielle, mais celle-ci est différente en ce que l’impact politique n’est plus l’effet direct de la représentation. C’est ce que je voudrais montrer en me focalisant sur le double scandale déclenché, en 2011, par des pièces de Romeo Castellucci10 et Rodrigo García11. En l’occurrence, il ne s’agit plus de « scandales » mais d’« affaires », car la condamnation n’est jamais univoque et universelle : les réactions sont toujours contradictoires et la défense s’organise dès qu’un spectacle est attaqué. La différence est patente avec le scandale Phrynichos, où le public est unanime et la condamnation sans appel12.

12Dans ces affaires, la question est essentiellement politique. S’il y a réaction scandalisée, c’est à une faute politique et non plus à une infraction aux normes théâtrales. C’est que l’heure des scandales de théâtre est passée, la transgression étant devenue, depuis au moins la fin du XIXe siècle, la raison d’être de l’art moderne, et pas seulement au théâtre. Si le public d’Hernani pouvait, en 1830, s’effaroucher d’entendre l’alexandrin contaminé par un langage bas et des réalités prosaïques13, si celui des Mamelles de Tirésias pouvait encore, en 1917, s’indigner de la loufoquerie et des outrances esthétiques14, l’indignation s’émousse fortement au XXe siècle, parce que le théâtre, comme les autres arts, est soumis à une véritable injonction au scandale. Artaud lui donne la mission d’aller aux limites du tolérable et, plus généralement, les avant-gardes font du scandale l’ambition paradigmatique de tout artiste véritable. En 1924, Aragon peut proclamer : « Je n'ai jamais cherché autre chose que le scandale et je l'ai cherché pour lui-même15. » Dans un tel contexte, il est normal que plus personne ou presque ne s’émeuve qu’un spectacle cherche à épater ou choquer le bourgeois. Ce serait même plutôt le contraire : les artistes sont incités à une surenchère dans le choquant qui suscite plus volontiers l’ennui que la révolte16.

13Dans un monde où les normes vacillent et les tabous évoluent en permanence, il est plus difficile de heurter un public mithridatisé ou blasé, si bien que le scandale n’est vraiment déclenché que lorsqu’un spectacle touche à des enjeux bien plus sérieux que des canons dramatiques, voire une idée du théâtre. Le scandale de théâtre recule : à quelques exceptions près17, les ressorts sont foncièrement politiques, le théâtre n’étant plus que le lieu où naît la protestation. La preuve en est que ce qui aurait pu passer pour une atteinte à la dignité du théâtre ou du spectateur disparaît complètement. Ainsi du spectacle de Castellucci qui présentait effectivement un élément choquant : l’odeur nauséabonde répandue par des produits chimiques chargés de donner un tour très réaliste à l’incontinence du vieillard sur scène. Cette provocation délibérée, véritable crime de lèse-majesté théâtrale, a totalement disparu de la polémique, éclipsée par les accusations de blasphème et d’atteinte à la dignité des chrétiens18.

14Que ces affaires soient avant tout politiques est prouvé par le fait qu’elles mobilisent des camps antagonistes qui préexistent largement au « délit ». Le double scandale provoqué involontairement par Castellucci et consciemment par García, a mobilisé une série de groupuscules intégristes fortement liés à l’extrême droite. Née dans les mêmes milieux restreints, la mobilisation a évolué différemment puisque, contre Castellucci, elle ne s’est pas vraiment étendue19, tandis que le noyau intégriste initial a réussi à fédérer, contre García, des catholiques traditionnalistes, l’Eglise catholique prenant parti en organisant à Notre-Dame une veillée de prières à laquelle ont participé plusieurs milliers de personnes20. Les réactions ne se sont pas fait attendre, venant des milieux du théâtre et de la culture, des organisations laïques mais aussi du ministre de la culture21. L’affaire tend à réveiller le vieux clivage entre « parti catholique » et défenseurs de la laïcité, mais dans un climat très différent du conflit de 1984 sur l’école libre. Les groupes intégristes sont lancés dans une opération de « reconquête » à coloration islamophobe : ils manifestent avec des banderoles qui proclament que la France est chrétienne et doit le rester.

15Corollaire de cette mobilisation de camps déjà constitués, le fait que la condamnation n’attend même pas que le spectacle soit donné, les adversaires prenant les devants. C’est au nom de ce qu’ils savent ou croient savoir qu’ils condamnent en termes hyperboliques. Pour Golgota Picnic, l’interdiction est même demandée à la justice avant la première. Certes, dans ce cas, l’indignation se fondait sur le texte de la pièce, déjà publié, mais il n’en reste pas moins que, à de rares exceptions près, les adversaires ne connaissent pas ce qu’ils condamnent catégoriquement, certains allant jusqu’à revendiquer cette ignorance délibérée : ils n’ont pas besoin de prendre connaissance d’une œuvre pour savoir qu’elle est blasphématoire22.

16Ce n’est donc pas un spectacle « délictueux » qui suscite un clivage entre partisans et adversaires réagissant en connaissance de cause : il est seulement l’occasion de réveiller un conflit qui vient d’ailleurs. Du coup, le scandale théâtral s’efface devant le scandale politique : ce n’est plus le théâtre qui fait scandale, c’est la politique qui se saisit du théâtre pour ouvrir un nouveau champ d’action. Le théâtre n’est plus l’objet du scandale, il en est le prétexte. Ce n’est pas tout à fait une nouveauté : en 1966, le scandale des Paravents de Genet, déclenché par des adversaires qui ne savaient presque rien de la pièce, est pour les nostalgiques de l’Algérie française l’occasion de régler des comptes et surtout de jouer un dernier acte, purement symbolique, de la guerre d’Algérie23. Mais la différence est que Genet provoque en touchant à chaud à un traumatisme politique récent, tandis que les intégristes de 2011 inventent une provocation : ils imputent une intention sacrilège à Castellucci, qui s’est toujours présenté comme chrétien et a glosé ses choix en termes religieux24. Certes, García, lui, se veut provocateur, mais les adversaires ont déployé une virulence étonnante contre un spectacle dont il est possible de faire une lecture chrétienne25. L’objectif des protestataires n’est qu’accessoirement d’obtenir l’interdiction du spectacle, il est essentiellement politique : faire bouger les lignes, en faisant admettre ce que la loi interdit – faire du blasphème un délit – voire en faisant seulement admettre que la question puisse se poser26. Il s’agit aussi, de façon subsidiaire, de bouleverser le financement de la culture : là où l’Etat choisit, pour diriger les institutions culturelles publiques, des acteurs qualifiés en s’interdisant d’intervenir dans leurs choix artistiques, il s’agit d’instaurer un système de censure préalable, en soumettant les acteurs culturels aux interdits lancés par des groupes de pression, transformant les jugements de valeur d’un groupe en décisions immédiatement exécutoires27.

17Le programme des activistes est double. C’est un programme religieux qui vise à porter atteinte aux principes de la laïcité en intégrant des critères religieux dans la définition des délits. Mais c’est aussi un programme de politique culturelle qui vise à limiter la liberté des créateurs, que la loi ne reconnaît pas spécifiquement à l’époque mais qu’elle reconnaîtra, en 2016, comme « liberté de création ». L’objectif est d’imposer une censure de fait, à partir du moment où un groupe de pression s’estime bafoué dans ses valeurs et ses croyances ou atteint dans sa dignité, même si sont respectées les limites que la loi impose à la liberté d’expression.

18Cette lutte politique est engagée dans les salles ou aux abords des théâtres et elle se prolonge devant les tribunaux : les protestataires poursuivent les directeurs de théâtre et les dramaturges, voire les éditeurs si la pièce est publiée, et ceux-ci en retour les attaquent pour les dégradations et violences qu’ils ont commises. C’est le cas pour Castellucci et pour García, dans des procès à rebondissements qui, allant d’appel en cassation, ont duré des années. Jusqu’à présent, la justice a toujours débouté et souvent condamné les perturbateurs28. La plainte en justice, avec tous les recours possibles, est une stratégie constante des activistes car, même s’ils ont peu d’espoirs d’obtenir satisfaction, elle permet de retenir l’attention des médias en prolongeant l’affaire.

19Ce faisant, elle contribue à un autre objectif du scandale qui est d’accroître la visibilité des protestataires. Ces affaires ont en effet une double face : elles ne servent pas seulement à dénoncer un mal mais à légitimer ceux qui le dénoncent, tout en leur donnant une visibilité à laquelle ils ne pourraient prétendre autrement. En cela, le théâtre est bien plus rentable que d’autres manifestations culturelles. Un exemple éclairant est fourni par l’AGRIF (Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect de l'Identité Française et chrétienne), le groupe intégriste qui s’en est pris au spectacle de Castellucci en octobre 2011. En avril précédent, il avait attaqué la Fondation Lambert en Avignon, pour demander le retrait d’une photo d’Andres Serrano, le célèbre Piss Christ, jugé « sacrilège ». Débouté, il avait organisé une manifestation dans la ville et trois de ses membres – ou sympathisants – avaient agressé les gardiens et saccagé deux des photos. L’affaire avait fait du bruit, mais rien de comparable à l’écho médiatique obtenu par l’assaut du Théâtre de la Ville : elle n’a suscité que des réactions de la presse écrite, quand l’affaire Castellucci a été suivie par les journaux télévisés de 20 heures, pendant huit jours, assurant la visibilité médiatique du groupe Civitas, qui était largement intervenu29. Le tumulte dans un théâtre, au cœur de Paris, est visiblement bien plus rentable, médiatiquement, que la destruction d’une œuvre dans un musée d’art contemporain.

20Assurément, l’enjeu est bien plus politique que théâtral. Mais ces affaires n’en sont pas moins théâtrales en un tout autre sens : parce que les protestataires empruntent au théâtre ses moyens. Certes, tout scandale est théâtral en ce qu’il suppose une dramaturgie de l’éclat. Mais il y a eu, pour Castellucci et García, une hyperthéâtralisation de la protestation. Elle est évidente dans les modalités de l’interruption au théâtre de la Ville : une bande de jeunes gens montent sur la scène, s’agenouillent et s’enchaînent en chantant des cantiques et en déployant une banderole « Halte à la christianophobie ». L’intervention était si spectaculaire que les spectateurs ont d’abord cru qu’elle faisait partie de la mise en scène. Ce n’est qu’après quelques instants de flottement qu’ils ont compris ce que représentaient ces perturbateurs et qu’ils se sont mis à les huer. Pour Golgota Picnic, le spectacle n’était pas dans la salle mais dans la rue : les manifestations « réparatrices » ont déployé à Toulouse tout un rituel inédit en France, très archaïsant par rapport aux manifestations de foi habituelles : défilé avec chasubles, images saintes, étendards du « Christ roi », défilé aux chandelles, prières en latin et foule agenouillée sur la voie publique. Cette dramaturgie exacerbée était du reste parfaitement adéquate au propos des protestataires, car elle témoignait de manière frappante de la nostalgie d’un passé révolu et d’une volonté de reconquête. Une volonté qui tenait plutôt de la conjuration, car les manifestants proclamaient que la France est chrétienne à une époque où la pratique religieuse recule chez les catholiques, où les vocations sont en crise et où le développement d’une population musulmane pratiquante change la composition religieuse du pays. Mais ces manifestations « folkloriques » ne servaient pas seulement à afficher cette position passéiste, leur objectif était aussi de maximaliser l’impact médiatique et d’obtenir, dans un conflit surjoué, une visibilité que ces groupuscules n’avaient pas. Si la politique s’empare du théâtre, celui-ci, en retour, offre à la politique de nouvelles armes.

21Entre le cas antique et les cas contemporains, les différences sont frappantes, à commencer par l’opposition entre scandale et affaire. C’est à Athènes qu’on trouve un cas exemplaire – et pratiquement unique – de scandale, par la réaction unanime du public, tandis que les affaires contemporaines donnent lieu à des antagonismes violents. Si le peuple d’Athènes réagit comme un seul homme, c’est que, par la place centrale qu’il occupe dans la vie religieuse et politique, le théâtre est le lieu légitime de cette unanimité de la cité. Du coup, si fautive qu’elle soit, la tragédie de Phrynichos se découvre une vertu paradoxale : en produisant cette unanimité dans la condamnation, elle devient, à son corps défendant, un facteur de cohésion sociale, à un moment où la cité en a grand besoin face à la menace ennemie. Dans le monde contemporain, le théâtre a perdu cette centralité et il ne produit ni consensus ni dissensus. Car, s’il y a bien des manifestations conflictuelles, ce n’est pas vraiment le spectacle qui crée le conflit, c’est le conflit qui se greffe sur le spectacle : les activistes s’en emparent comme d’une plateforme pour faire avancer leur programme et lui donner un retentissement maximal.

22Autre différence : la réaction vient, dans l’Antiquité, de l’intérieur, tandis que, de nos jours, elle se situe à l’extérieur. A Athènes, le public réagit en connaissance de cause, ses larmes sont le produit direct du pathos déployé sur scène. Dans les scandales de 2011, les opposants ne sont pas vraiment des spectateurs car la plupart n’ont rien vu : même les jeunes intégristes qui montent à l’assaut de la scène du Théâtre de la Ville le font au bout de dix minutes, quand rien encore ne s’est produit qui puisse choquer quiconque30. D’un côté, un scandale par le théâtre et dans le théâtre, de l’autre, des affaires auxquelles le théâtre offre surtout un prétexte et une plateforme. Dans les deux cas, l’impact est d’autant plus fort qu’il est politique, mais les modalités sont différentes. A Athènes, c’est la mécanique théâtrale qui a un impact politique direct, tandis qu’à Paris, il y a détournement et instrumentalisation. Un spectacle qui entend déplorer la perte de la charité et du souci d’autrui (care) dans le monde d’aujourd’hui devient une intolérable agression contre les valeurs chrétiennes. Un spectacle qui, sur un mode grinçant, dénonce la marchandisation de la religion devient, par ses « blasphèmes », la preuve de la victimisation du christianisme, la preuve qu’on ose contre les chrétiens ce qu’on n’imaginerait même pas contre les musulmans. Et les dramaturges prétendument blasphématoires sont assimilés aux islamistes qui, en Egypte, au même moment, massacraient les fidèles coptes dans leurs églises31.

23Les affaires de 2011 ont accusé le tournant pris dans l’histoire des scandales de théâtre, où l’on est passé d’un scandale qui repoussaient les limites – où les artistes, par des hardiesses choquantes, testaient la tolérance du public32 – à des scandales qui les restreignent, où un petit groupe de pression cherche à imposer, contre les dispositions légales, ses propres normes et ses propres limites de tolérance. On est passé de la provocation libératrice à la volonté de censure. Non sans une curieuse inversion des rôles, car les censeurs prennent une pose victimaire, agenouillés sur la scène du théâtre ou les pavés de la ville et chantant des cantiques en latin comme les martyrs chrétiens abandonnés aux lions33.

24Depuis 2011, un nouveau type de scandale est apparu, pour réclamer l’interdiction de spectacles accusés de perpétuer des stéréotypes racistes. On y retrouve deux traits connus : la condamnation a priori d’un spectacle qu’on juge attentatoire sans l’avoir vu34 et la finalité publicitaire de la protestation, pour des groupes en mal de reconnaissance médiatique35. Ces affaires présentent deux nouveautés notables. La première est que les réseaux sociaux permettent des mobilisations redoutablement efficaces, imposant une censure de fait que les manifestations antérieures n’obtenaient pas36. La seconde est que, loin de conforter des clivages politiques préexistants, elles en créent de nouveaux : en attaquant, au nom de principes irréprochables, des artistes peu suspects d’intentions racistes, elles suscitent une lutte fratricide entre organisations antiracistes, pour la plus grande joie des groupes racistes patentés.