Colloques en ligne

Véronique Adam

La question des lieux. Le Page disgracié après le Spatial Turn

1Le Page disgracié n’est pas seulement un choix singulier pour ceux qui ne connaissaient pas ou peu le roman. Il est aussi un texte étrange dans le corpus de Tristan. Un fil mélancolique né du nom même de l’auteur, une allusion à sa biographie retentissant dans le reste de ses œuvres ont certes été exposés1, il n’en demeure pas moins vrai que les modalités de surgissement de ces supposés effets autobiographiques du Page étonne : l’effacement récurrent des noms propres de personnages connus, pourtant convoqués à l’envi dans les poésies ou le théâtre de Tristan2, la prétendue connaissance affichée par le Page, de « sept à huit mille noms de provinces, royaumes, principautés, villes3 » (p. 233), effectivement cartographiées par l’auteur dans ses Principes de cosmographie4 mais effacés du roman, ou enfin la multiplication de zones apparemment inutiles d’un point de vue dramatique ou esthétique, voire, pour certaines, privées de description. Cette pratique allusive, cette désignation absente m’avaient conduites à privilégier les lieux nommés, décrits ou justement inscrits dans une cohérence entre ce roman et les autres publications de Tristan : la présence du double contexte de l’imaginaire du poète et de son œuvre, sa « pratique » de l’espace dessinaient alors un monde unifié et signifiant. Souvent clos, protecteur et envahi par des contenants ou objets gigognes, cet univers se retrouvait dans ses vers et sa prose5. Les apports de la critique de l’imaginaire, et notamment les travaux sur l’espace de Jean Burgos ou de Gilbert Durand6, se révélaient féconds et offraient une logique interne et externe au roman qui trouvait mieux sa place dans l’univers tristanien tout en le détachant déjà du contexte esthétique de production d’autres romans contemporains.

2Si l’on accepte comme le propose ce volume, de détacher tout à fait le roman de son contexte, de l’oublier pour l’essayer — au sens que Montaigne donnait à ce verbe — à des cadres, des lectures qui lui sont parfaitement étrangers, d’un point de vue temporel, esthétique ou épistémologique, nous avons alors à saisir le Page comme une merveilleuse coquille vide et inconnue, cet objet fétiche de Tristan. Des méthodes, quoique totalement anachroniques, pourraient-elles s’enrichir des phénomènes de ce roman voire réinventer leurs outils ? Nous choisissons de retenir les analyses fécondes, élaborées notamment depuis les années 1980, sur la question du lieu et du territoire. Tout en nous offrant une autre lecture du Page, elles sont aussi confrontées à un objet critique de/pour leurs méthodes Après avoir exposé les raisons qui m’ont conduite à retenir ces théories, je montrerai comment, tout en étant évaluées elles-mêmes, elles permettent de repérer et de comprendre autrement trois types de lieux du roman, les non-lieux, les espaces inutiles, et les espaces striés.

Préambule méthodologique

3En préambule, j’expose ici les raisons qui m’ont conduites à privilégier la question du lieu et certaines théories post-modernes.

4Depuis une trentaine d’années, la question du lieu semble indissociable de la modernité et de la post-modernité : l’une puis l’autre, aurait remplacé le souci du temps par l’obsession de espace7, dans les écrits qualifiés de « littéraires » comme dans notre société8. Les définitions proposées par l’anthropologue Marc Augé9 sur le lieu et le non-lieu, les travaux littéraires hérités de ses hypothèses10 les cantonnent dans les sociétés post-modernes. L’approche de B. Mc Hale11 sur le lieu de fiction dans le roman, reprise par B. Westphal pour fonder sa géocritique12 se sert du même contexte social et historique pour étudier les types de brouillage du réel opéré par les espaces. Or certains lieux du roman de Tristan, apparemment insignifiants, m’ont paru prendre une résonnance toute particulière à l’aune de ces définitions et typologies auxquels ils pouvaient correspondre, malgré leur ancienneté, rendant ainsi fécond le détournement de trois contextes auxquels nous procèderons, pour lire le roman autant que pour évaluer ces théories : une fois effacés le contexte immédiat social de ces non-lieux (la société postmoderne), le cadre épistémologique de ces définitions — (l’anthropologie) — ceci depuis Lévi-Strauss et le structuralisme n’est bien sûr pas nouveau —, et enfin le contexte littéraire et esthétique du roman de Tristan (l’œuvre tristanienne, la littérature de cour, l’autobiographie ou le roman comique), on découvre des zones signifiantes à la fois éclairantes pour la critique des lieux comme pour la lecture de Tristan. J’ai retenu Augé en particulier car ses non-lieux m’ont permis de repérer dans le Page, des endroits jusque là négligés et jugés insignifiants au regard de ce contexte esthétique.

5Un tel détournement d’une méthode et d’une œuvre m’a paru d’autant plus intéressant que cette critique post-moderne de l’espace formule des modalités complémentaires de cette notion de contexte qui nous occupe dans ce volume. Elle explore également les conséquences de l’effacement de ce contexte. Par ricochet, elle nous aide ainsi à comprendre l’incidence du « contexte » ou de son absence. En effet non seulement l’espace qu’elle étudie change d’appellation et de forme selon son contexte de création, de réception ou d’apparition, suggérant déjà une mobilité et une malléabilité de la notion de lieu et de ses cadres. Mais le regard critique qui est dirigé vers le lieu donne aussi naissance à une interrogation sur les zones frontières entre les espaces, et en particulier sur les lieux en marge. Ainsi B. Westphal rappelle l’importance d’une typologie empruntée à Henri Lefebvre dans les lectures de ces espaces, puis poursuit la construction de sa géocritique en ajoutant un quatrième lieu13 : l’« espace conçu », organisé et planifié par les experts ou les urbanistes, « l’espace perçu », filtré par la réalité quotidienne et tangible, l’espace « vécu » bâti par les images et les symboles d’un individu, particulièrement signifiant pour la géocritique, montrent d’emblée la caducité du contexte référentiel habituellement convoqué, bien réducteur au regard de cette typologie. À ces trois lieux s’ajoute un « tiers lieu », remarquable dans les zones intermédiaires. On pourrait à la fois les assimiler dans leur versant négatif, à ce que le romancier Philippe Vasset à désigner comme des « zones blanches », des espaces périphériques invisibles sur une carte et marginaux, ou dans leur orientation positive, à ce que Deleuze appelait un « espace lisse » au contraire de l’espace « strié », normé et régi politiquement14. Ce lieu sans mur, sans limite et sans ordre, échappe aux règles et frontières normées. Il se montre capable de faire coïncider des pôles pourtant distincts. Ce tiers lieu a l’avantage de n’être pas toujours cartographié et de mettre de côté la question de la référentialité du lieu littéraire. Il laisse apparaître des mondes possibles et intermédiaires. La géocritique paraît donc tendue entre des lieux perçus construits par des discours, privés de leur contexte référentiel, et ces lieux tiers, échappant aux cadres sociaux ou historiques et aux espaces bien délimités eux-mêmes. La théorie critique moderne de l’espace nous semble ainsi être déjà une solution pour légitimer l’abandon du contexte, notamment référentiel et direct, ou au moins la fécondité de son effacement même éphémère. L’un des présupposés de cette critique est d’avancer que le lieu imaginaire et sa topographie ont justement, comme par ricochet, une incidence sur le lieu réel, sur sa réception voire sur son organisation. La notion de « territoire », en constante mutation dans les écrits de Westphal, désigne justement l’étendue autour d’un lieu ou d’un espace : au lieu de ne parler que de la référentialité du lieu, on peut ainsi se consacrer à ce qui l’entoure, à l’intérieur de l’oeuvre. Il serait un parfait synonyme du « contexte » et c’est justement ce vocable que Flavia Schiavo15, abondamment citée par Westphal, préfère justement au terme « territoire ». Pour elle, ce terme de « contexte » recouvre « l’architecture globale d’un lieu habité ». Le contexte entoure donc le lieu perçu, vécu ou conçu sans toutefois se détacher d’eux comme le ferait le tiers lieu. Ainsi, ce qu’appellerait de leurs vœux, philosophes et critiques littéraires est un appel à la lecture de ces lieux marqués par une « déterritorialisation », ces lieux sans contexte, en un sens. Chère à Deleuze16, cette élaboration d’une zone presque utopique désigne justement en un sens littéral le déplacement de populations en dehors de leur région d’origine, privées donc de leur cadre originel, et en une acception plus figurée, elle marque la reprise d’un phénomène créé par un savoir ou un artiste, dans un autre cadre étranger et lointain de son contexte de création. Elle serait donc le nom à donner à notre travail de dé-contextualisation : déplacer le cadre culturel du roman et comprendre les lieux en marge du roman voire de leur référentialité interne ou externe, ces lieux tiers et lisses, tout en nous interrogeant sur les espaces striés, « palais » ou « château ». Nous voudrions donc faire de cette notion de « déterritorialisation » une syllepse, à la fois propice à étudier les détournements de certains lieux, mais aussi à observer l’intérêt intellectuel et analytique de priver un espace romanesque de son contexte culturel et référentiel.

6La troisième raison qui m’a conduite à privilégier la question des lieux, est l’étrange silence de tout un pan de ces critiques post-modernes sur des travaux pourtant connus et centrés sur l’espace. B. Westphal, fondateur de la géocritique, relecteur de Deleuze et de Foucault, cite un peu G. Bachelard et sa Poétique de l’espace, M. Collot mentionne J. P. Richard, dans son récent essai17. Le célèbre article de M. Foucault sur « les espaces autres18 », source féconde de plusieurs projets ou ouvrages sur les hétérotopies ou les dystopies, ne dit mot de Gilbert Durand. La géocritique se serait élaborée sans l’héritage de Gilbert Durand ou de Jean Burgos, malgré la fécondité de leur terminologie et de leurs outils. Le Page pourrait ainsi être l’objet ou l’arbitre d’un débat polémique entre ces deux mondes critiques, de leur rupture, de cette amnésie détachant la critique westphalienne ou deleuzienne de la critique durandienne.

Lieux et non-lieux

7Le non-lieu repose sur plusieurs hypothèses de Marc Augé19. Il y aurait chez les anthropologues et les ethnologues, un fantasme du « lieu fondé » aux frontières bien marquées, fonctionnant comme un tout ou du moins capable de donner une cohérence et un équilibre à cet espace, ses objets, ses habitants. À l’opposé, le non-lieu ne serait ni identitaire, ni relationnel, ni historique. Augé se distingue ainsi assez nettement d’une lecture de Louis Marin, qui porte justement sur des lieux légèrement postérieurs à Tristan. Si, aux yeux d’Augé, Marin pense que « chaque corps a son lieu », et que ce lieu correspond à une surface qui environne un autre corps20, Augé considère plutôt que plusieurs individus se partagent un même lieu. C’est cette identité de l’espace qui tisserait des relations. Les noms du lieu, et en particulier les noms propres ont ainsi une importance, comme on le voit chez Certeau21, dont Augé et Westphal revendiquent l’héritage : « ils rendent habitable ou croyable le lieu qu’ils vêtent d’un mot (en s’évidant de leur pouvoir classificateur, ils acquièrent celui de « permettre » autre chose ». Privé de nom, le non-lieu, au contraire, n’influencerait pas l’identité d’un individu puisqu’il ne lui impose pas des interdits au sens religieux ou moral, des possibilités, des prescriptions. Dénuée de ce qu’on pourrait voir comme une culture et une éthique, une telle surface n’aurait pas de dimension historique d’autant que cette zone blanche n’a aucun passé, et que l’histoire familiale, les ancêtres n’y sont pas reliés. Pour Augé, les non-lieux (la station service, le périphérique, la salle d’attente d’aéroport), ne seraient marqués par aucun habitant en particulier : on peut prendre l’exemple du sdf. Des relations entre les individus ont néanmoins lieu dans ces espaces mais au travers de ce qu’Augé appelle « une contractualité solitaire » (p. 119) : elles passent essentiellement par un regard commun et croisé sur des panneaux, pancartes qui autorisent ou interdisent de passer, de fumer, de manger etc.

8À la lumière de ces hypothèses, je me suis interrogée sur deux lieux du Page pour voir si celles-ci pouvaient rendre plus compréhensibles qu’une analyse classique et contextuelle puisque la figure d’errant du Page, exemplaire dans ces deux lieux, a été plutôt considérée à l’aune du roman picaresque ou comique. Il s’agit dans la première partie, de l’hôtellerie dans laquelle le Page rencontre l’alchimiste et, dans la seconde partie, de la plage de Norvège.

9La configuration de l’hôtellerie s’adapte en tout point au non-lieu d’Augé : elle est retirée, située juste avant la mer, surgissant alors que le personnage va débuter son exil en Angleterre. Le Page y soupe peu et se retrouve dans une chambre qu’il doit partager malgré lui avec un alchimiste inconnu. L’expérience de l’alchimiste qui s’y déroule, le Page ignorant de prime abord sa teneur, se transforme un temps en spectacle culinaire, où l’alchimiste cuirait un œuf dans du beurre. L’auberge se métamorphose ainsi en une zone de non–échange et d’incompréhension d’autant plus silencieuse qu’aucun des acteurs, choisissant de se cacher l’un à l’autre, ne se parle. L’hôtellerie perd sa fonction sociale : aucun repas commun, aucune relation si ce n’est visuelle entre les deux protagonistes. Au contraire, c’est la peur qu’expose le roman, touchant d’abord le Page, puis l’alchimiste à son tour terrorisé par le Page. Les moindres éléments qui composent cette auberge sont vidés de leur sens : elle devient une lieu que l’on traverse, privée de sa fonction alimentaire puisque le repas est soit insuffisant (le Page mange seul et peu), soit déplacé et simulé (l’alchimiste doit faire lui même sa cuisine). L’idéalisation de ce dernier repas (l’œuf devient de l’or) joue davantage sur la symbolique alchimique (l’œuf est une image courante pour désigner une phase de son opération) que de la transformation de l’auberge en utopie. Seul le rideau redonne un peu d’intimité à chaque personnage, reconstruisant un lieu propre, mais marquant aussi une frontière indépassable entre eux. Il reste un leurre puisque les deux acteurs peuvent soulever ce voile et vérifier le comportement de leur « concubin ». Il y a bien une relation, mais de défiance. Si l’on replaçait cette auberge dans son contexte immédiat ou proche, romanesque, on la lirait comme un lieu de mélange, autorisant la rencontre de figures sociales et intellectuelles disjointes, une zone de relation voire de rencontre amoureuse, à l’instar du Francion de Sorel, de Manon Lescaut de Prévôt ou enfin de Minna von Barnhelm de Lessing. La non-relation semble au contraire être une marque de l’auberge tristanienne à l’exception de l’hôtellerie du chapitre XII (IIe) où le Page peut rencontrer plusieurs nationalités, festoyer à volonté grâce à la générosité inattendue d’un vieil avare ancien médecin. Cet attribut accuse ainsi l’indigence et le défaut de la première auberge où se tenait l’alchimiste semblable savant soucieux de garder son or. On retrouve plus loin un chapitre entier consacré à une hôtellerie qui réitère le regard critique sur cet espace (2e partie, XXX, p. 208). Ce lieu d’accueil, occupé à nouveau seulement une seule nuit par le Page, est alors réservé à une meute constituée de chiens errants qu’on pourrait être tenté de désigner comme analogues du personnage principal du roman. La longueur surprenante du récit de leur abandon semble exposer plusieurs signes du non-lieu : les animaux à leur tour révèlent en effet la disparition de toute dimension relationnelle. Rassemblés en une meute poursuivant la même chienne en chaleur du Page, on les laisse profiter tous ensemble de la femelle qu’on finit par libérer de sa « prison » (p. 210). Le nom du lieu de plaisir des chiens est ainsi aussitôt présenté comme dysphorique. Après le départ de la chienne et de son maître, les chiens hurlent, à leur tour enfermés dans l’auberge parce qu’« ils ne se connaissaient point les uns les autres, et qu’ils n’avaient plus rien qui les attachât » (p. 210). On ne peut mieux formuler cette absence de relation et la perversion de la nature même d’une quelconque relation, réduite à un « attachement » bestial ou carcéral. Lorsque les maîtres respectifs de ces chiens les reconnaissent et les réclament, « jurant que c’étaient des chiens qu’ils avoient nourris en leur maison », l’hôtesse refuse de les leur rendre. Le droit de propriété, autre avatar d’une relation encore perdue, prolonge cette disparition du lien. Les hurlements des bêtes, entrecoupés des cris de l’hôtesse, de la colère des villageois et de l’épouvante générale, signalent peut-être l’abandon d’un langage propice à résoudre le quiproquo et l’impossibilité des échanges entre êtres de même nature. Les chiens sont l’occasion d’une nouvelle ruse du Page qui ne règle pas les frais de son séjour ni la nourriture des chiens qu’il présente faussement comme la meute d’un seigneur. On préserve ainsi à tort les droits imaginaires de ce faux seigneur. L’auberge devient le lieu d’un contrat de dupe où l’échange verbal est perverti, entre mensonge et cris et où les relations sont absentes ou perverties : la propagation des chiens et des maîtres amplifient le signal d’un non-lieu. L’auberge de Tristan recueille les figures errantes et étrangères entre elles, hantées par la peur, le défaut de langage. L’argent perdu de l’hôtesse et l’or inaccessible de l’alchimiste font sans doute de cet échange économique perverti un dernier signal de l’impossibilité de toute relation digne de ce nom ou de son dévoiement : un bon Seigneur, auquel le Page raconte toute l’histoire, se transforme en deus ex machina, et finit par gratifier le Page et l’hôtesse d’une forme de récompense. On récompense ainsi le voleur et l’hôtesse, justement condamnée par la justice pour avoir refusé de céder les chiens. Le non-lieu de l’auberge est ainsi devenu une source de profit : fabrique d’or, de récit et de gratifications, il n’est pas cette utopie du roman mais au contraire une dystopie privée de normes et d’humanité. Le contraste entre l’espace tel qu’il a été conçu et le lieu vécu et perçu, devient manifeste

10Second non-lieu, la plage de Norvège sur laquelle échoue le Page (II, VI, p. 160 sq) : identifiées à un lieu sauvage et froid, sans nom, surgies au détour d’un esquif, ses rives correspondent assez bien à une zone insituable. L’absence d’échange est marquée pour le Page : le narrateur signale ainsi qu’il ne parle pas ni la langue des autochtones ni celles des commerçants, au contraire de son valet irlandais, capable de tisser assez vite des échanges verbaux et économiques avec des marchands de son pays. Le Page est placé dans un lieu à part, qu’on pourrait presque voir comme une hétérotopie, « une cabane du pays », d’abord, redoublée ensuite par une longue robe fourrée, puis un « loudier ». Ainsi comme dans la chambre de l’hostellerie, il est placé en position de spectateur face à un monde inconnu, dans un espace qu’on pourrait qualifier d’intime ou au moins clos et circonscrit. On expose la rupture du personnage avec le monde extérieur devenu étranger et distant, juste après l’avoir exposé à une traversée périlleuse où il manque d’être tué. Là encore, sur ces rives, un personnage surgit : un jeune homme écossais, transformé en conteur mélancolique, double du Page et disgracié comme lui. Son récit se déplace des rives maritimes aux rives d’un fleuve.  Une légende de deux amants séparés par deux rives vient représenter leurs familles ennemies l’une de l’autre et leur destin tragique, morts noyés dans le cours d’eau qui les séparait. Pour leur rendre hommage, on construit un pont, symbole de leur amour et de leur union. L’échange amoureux et social a finalement lieu à l’instar du valet et de l’écossais devenant amis du Page. Ainsi le pont, la cabane ou le manteau proposent un nouvel espace perçu et vécu : lieux d’échanges à retardement, bâtis sur un événement tragique, environnés d’un paysage hostile et dangereux et suffisamment privés de formes repérables pour les maintenir éloignés de tout espace conçu.

11De cette confrontation de ces lieux et de l’hypothèse d’Augé, nous pouvons proposer trois conclusions.

12La notion de « non–lieu » apparaît comme réversible, contrairement à l’opposition qu’en suggère Augé, grâce à son intrusion dans le roman : chez Tristan, le non-lieu devient un lieu a posteriori ou du moins tente-t-il de restaurer des semblances de relations et une forme d’identité, même déviantes. L’échange social est moins verbal, affectif ou simplement humain que nécessairement économique dans ces zones incarnées par les marchands d’objets (fourrure, vase), les aubergistes (chambres et repas), et l’alchimiste (or). Bien que ces lieux ne soient pas a priori identitaires, les rives et l’auberge sont des lieux de rencontre et de reconnaissance du Page avec un double ou un modèle qu’il voudra suivre — l’alchimiste, le chasseur qui l’accompagne dans la seconde hôtellerie et le seigneur qui récompense son récit ou enfin le conteur mélancolique écossais disgracié. Tout en perdant son statut de Page, le personnage voit ainsi son propre visage marquer ces lieux. Dans la suite du roman, la rencontre avec alchimiste fera justement l’objet d’une réminiscence : ce souvenir confère au non-lieu de l’auberge, a posteriori, cette dimension historique et mémorielle dont elle manquait. Ces non-lieux semblent ainsi générateurs de récits mémoriels et marquants alors même qu’ils n’ont pas de passé et d’épaisseur. Proposée également après le départ de l’hôtellerie aux chiens, une narration comique du Page permet de confirmer ce mécanisme de remémoration, de résoudre le conflit de la cité autour de l’auberge et de faire taire les cris : le bon seigneur, contenté par le récit comique, trouve un moyen avec son argent, de satisfaire tout le monde. Tristan invente ainsi un nouveau non-lieu, le lieu du bout de la route qui inverserait la dichotomie d’Augé tout en jouant sur une seconde réversibilité, du tragique au comique — on pourrait aussi voir l’alchimiste savant mais tremblant dans cette oscillation. Si comme le non-lieu d’Augé, l’auberge et les rives ne sont pas destinées à créer des liens, une fois intégrées dans une histoire, elles peuvent saisir une identité et des liens nouveaux. Les non-lieux sont ainsi romanesques dans tous les sens du terme. La postmodernité ne fait rien à l’affaire : le film récent Bird People de Pascale Ferran convertit à son tour un aéroport : d’abord envahi, comme chez Tristan, par des disjonctions et une intense tristesse (rupture amoureuse et démission d’un Américain perdu dans un hôtel d’aéroport et sur des tapis roulants, isolement et aphasie d’une femme de chambre dans des couloirs d’un Novotel, échanges virtuels et téléphoniques), l’aéroport devient ensuite le lieu d’une libération sociale et amoureuse (la femme de chambre refusant d’être une bonne devient moineau, puis rencontre amoureusement l’Américain dont elle ne voyait que le lit défait). Le non-lieu serait alors plutôt un lieu typiquement carnavalesque laissant libre cours à l’infraction contre les normes, capable de promouvoir un page, équilibre instable entre utopie et dystopie.

13Par ailleurs, le non-lieu signale une zone de péripétie par excellence, puisqu’il marque une rencontre surprenante et décisive, ouvre une quête pour le personnage, et esquisse une mise en abyme du narrateur multipliant les récits enchâssés et les narrateurs secondaires. Il assurerait donc la nature romanesque du Page. Il faudrait bien sûr vérifier si ces non-lieux sont ailleurs un moyen d’inventer un lieu génériquement marqué ou s’ils assurent parfaitement la diversité constitutive du genre romanesque.

14Enfin ces non-lieux exposent la caducité de certaines polarités, de certains aspects sémantiques et de mieux distinguer l’espace du roman de l’espace du théâtre. Ainsi la distinction entre espace privé et espace public semble perdre son sens, de même que la séparation des lieux ouverts et clos, intérieurs ou extérieurs. L’intimité de la chambre/cabane qui est, je le concède, de toute façon anachronique et moderne, paraît fort négative dans le non-lieu — le roman en général croise plusieurs fois lexicalement chambre et prison (cf I, XLI). Elle signale davantage la froideur du lieu intime, sa séparation, son isolement, et elle ne fait que s’imprégner du contexte géographique : le paysage de Norvège est également froid et sauvage. Entre ces murs, nous sommes du reste bien loin de l’espace resserré, nocturne et maternel de Durand ou de Bachelard. Ce qui délimite la nature du lieu ne sont ni ses portes ni ses murs, non plus que sa fonction générale. Une interrogation demeure sur le goût de Tristan : il se plait à remplacer les portes de ces lieux clos par des tissus (le voile de la chambre d’auberge qui laisse passer la lumière, le manteau de fourrure norvégien), assurant une transparence partielle pour les regards. On peut certes tout imaginer : ceux-ci signaleraient leur froideur, leur fragilité, leur tissage, la disparition des cloisons ou au contraire la compartimentation des lieux les plus simples. Cette lecture (pseudo-)symbolique ne change rien à l’évanescence du non-lieu : ce n’est pas la délimitation matérielle et factuelle du lieu qui importe, non plus que les échanges qu’on y regarde. Le lieu conçu se transforme en non-lieu vécu et perçu, induisant un isolement du narrateur, assez conforme à ce qu’Augé voit dans la postmodernité. Néanmoins, cet isolement n’est ni pérenne, ni collectif et il trahit une tension du lieu : le lieu conçu de la chambre ou de l’auberge devient un non-lieu (la chambre/la cabane), mais d’autres personnages sont capables dans ces non-lieux de maintenir des liens (comme le valet irlandais du Page ou les marchands). Si l’on accepte de replacer le roman dans son contexte, on découvrira justement dans l’Astrée, une hostellerie du bout de la route, isolée, au bout d’un pont dans l’Astrée (3e partie, L 8). La définir comme un non-lieu aidera-t-il à sa lecture ?

Une approche géocritique ?

15Ces non-lieux sont isolés. Nous pourrions nous intéresser à présent à d’autres zones plus denses et complexes, reliées entre elles mais toutefois apparemment inutiles ou vagues. Elles seraient peut-être des essais intéressants pour/de la géocritique dans la mesure où elles dessinent un parcours et un paysage dessiné au travers du regard du Page, dans une ville ou un pays unifié. La particularité de ces lieux est qu’ils sont repris à des romans qu’a lus le Page. Ils nous ont donc paru d’autant plus significatifs que Mac Hale et de Westphal pensent que le lieu postmoderne est le lieu d’un mélange, d’une imbrication provoquant un brouillage entre sa représentation et son référent, à tel point que le lieu représenté aurait une incidence sur le lieu réel. Westphal suggère que ce brouillage peut alors fonctionner à rebours, et que ce lieu de fiction modifie (par ricochet) la vision que l’on peut avoir du lieu réel auquel il se réfère. Tristan poursuivrait cette idée en montrant que le Page ne conçoit certains lieux qu’au travers de ses lectures de roman, sans pour autant bien sûr correspondre au Berger extravagant d’un Sorel ou au Don Quichotte de Cervantés. Mais laissons là le contexte… La typologie de Mc Hale, enrichie par Wesphtal, permet par ailleurs de mettre au jour plusieurs lieux de fiction nés de ce même brouillage chez Tristan, et de donner un peu d’épaisseur aux lieux génériques ou insignifiants en leur assignant une fonction fictionnelle : à tout le moins, ces espaces exposent des nuances importantes pour repérer les techniques fictionnelles du brouillage. La typologie de Mc Hale nous paraît significative si l’on repère des lieux qui synthétisent plusieurs des types qu’il dévoile.

16Reprenons le premier type de brouillage repéré par Mc Hale : la juxtaposition. Pour passer d’un point A à un point B on passe par un point C géographiquement illogique. Westphal considère ce type de la littérature comme assez secondaire, et peu intéressante (p. 174). Il prend l’exemple d’un passage de France en Italie qui passerait par la Norvège. Coïncidence amusante, ce phénomène se produit deux fois dans le Page : le narrateur souhaite aller en Italie (II, ch. IX et XII) mais se dirige pour l’heure vers l’Angleterre (II, ch. IX). Finalement il modifie son parcours, remontant vers Paris (II, ch. XVII) pour aller loger à « l’Université » dont on comprend mal comment elle peut mener à l’Italie ; idem quand il est à Bordeaux : en Gironde, il parcourt plusieurs villes de cette région et soudain il évoque une cité avec une « orgueilleuse rivière » dans laquelle il manque de se noyer (II, ch. XLV). La clé sans doute rédigée par son frère l’identifie comme étant Lyon (clé XLV), tandis que l’éditeur moderne, soucieux de cohérence géographique, Jacques Prévot pense qu’il ne quitte pas la Guyenne, où il se trouve effectivement juste après ce chapitre soi-disant lyonnais. Ce parcours géographique est certes à la fois illogique et matériellement impossible. La clé, pourtant porteuse de la mimesis et de la prétention autobiographique du livre, introduirait la fiction (des espaces juxtaposés) tout autant que le personnage. Le passage dans les lieux comme le nom du lieu bien loin d’assurer un effet de réel, au contraire provoqueraient un effet de fiction, d’invraisemblance en brisant la géographie connue, vraisemblable, des pays.

17Mc Hale évoque aussi l’interpolation : on décrit un espace sans référent dans un lieu néanmoins familier. Cette technique est totalement anéantie par le travail des clés ou de l’éditeur scientifique, de ce contexte qui s’obstine, à tort ou à raison, à identifier les lieux évoqués par Tristan au travers de longues périphrases allusives voire énigmatiques. Le contexte référentiel et éditorial fait échouer toute tentative d’interpolation auctoriale. Le lieu inconnu perd ainsi sa teneur et l’on voit ici l’intérêt possible d’oublier le contexte. Ces zones deviendraient alors évanescentes, universelles et entraîneraient le roman vers le conte plutôt que l’autobiographie. Mais comment en être sûr, puisque le contexte est indélébile ? Nous proposons de nuancer cette notion de « lieu familier », pour qu’elle évoque soit un lieu réel connu, soit un lieu emprunté à un roman bien diffusé. La familiarité des lieux romanesques et leur usage dans la société de Cour, comme on le voit dans l’étude de la réception de l’Astrée, autorise ce glissement qu’on nous concèdera, malgré ce recours à un contexte…

18 Retenons le cas de l’Angleterre. Elle permet justement d’évaluer quatre types d’espaces « brouillés » et de montrer le montage géographique du roman. Ces brouillages reposent sur ce que Mc Hale nomme la surimpression (faire se télescoper deux espaces connus), la juxtaposition et l’interpolation que l’on vient d’évoquer et enfin ce que Westphal nomme la transnomination (p. 176) (le passage dans l’imaginaire d’un lieu pourtant initialement réel). Londres est ainsi d’emblée prise dans un réseau fictionnalisant puisque le Page la voit d’emblée comme le « pays où les poètes font chanter tant de cygnes » (I, ch. XVII). Elle est pour nous un excellent laboratoire de la fiction : le voyage conduit à un désenchantement, un désaccord entre l’image des poètes aux cygnes et celle du Page, et à une inversion. L’Angleterre, perçue comme un espace froid, est présentée comme analogue de la Norvège (surimpression) et construit, à défaut d’une unité diégétique, une unité géographique et météorologique des pays du Nord, sans grande surprise, à deux éléments près. La Norvège autorise à rebours la convocation d’une allusion littéraire au Tasse, avec le palais d’Armide (II, ch. V), relevant d’un registre semblable au pays aux cygnes. L’analogie géographique autorise l’assimilation, finalement peu conforme, des deux pays à des espaces poétiques. Tristan crée son propre contexte géographique. Le lieu imaginé par les fictions provoque une déception du Page qui découvre un lieu réel différent de ce lieu poétique. On se retrouve ainsi, en début de parcours, dans ce que Mc Hale appelle « l’interpolation », l’attribution d’une qualité impossible à un lieu réel. Par ailleurs, pour se déplacer, et pour se rendre en Ecosse, le Page lit l’Astrée à raison de six heures par jour à un public fasciné (II, ch. XXXIV). L’Astrée comme le Page lecteur de poèmes, ont ainsi une fonction de passeur en lieu et place de l’horizon : le roman précieux vient directement prendre la place des zones intermédiaires entre les régions. Au-delà de l’analogie manquée entre ses lieux fictionnels et les espaces perçus du Page, le livre sert à mesurer les distances entre les deux régions, en nombre d’heures de lecture, inventant ainsi une nouvelle unité métrique, plus temporelle que spatiale. Les jours de marche deviennent des heures de lecture. Les pays du Nord, nommés et apparemment référentiels, se construisent dans une somme de repères littéraires et culturels, transposés comme le personnage. L’intérêt de ces lieux anglais et norvégiens, au-delà d’un exotisme, est que tout en servant la fiction, ils neutralisent en un sens la question de la mimesis : ce parcours dans le nord de l’Europe convoque en effet d’une part des paysages imaginés dans d’autres œuvres, explicitement convoquées comme cadre de référence, que le Page doit remplacer par d’autres paysages plus conformes à ses regards. Ils restituent des éléments temporellement vraisemblables et marqués (le temps qu’il fait, le temps qui passe). Ainsi dans la géographie anglaise, on surajoute des espaces perçus : lus dans des livres, ressentis dans leur froideur ou étendus au rythme de la joie des auditeurs de l’Astrée. Le lieu romanesque fabrique un temps précis sur des lieux imaginés. La géographie de ses régions autorise un prolongement de cette cartographie émotionnelle en ajoutant aux distances entre les espaces, des frontières attendues : mers et fleuves provoquent retard, menace et attente, bref des péripéties et surtout de nouvelles sensations.

19L’Angleterre se montre ainsi exemplaire d’une technique fictionnelle moins par une lecture événementielle qui la rendrait relativement typique22, moins par une lecture mimétique (retrouver les villes anglaises), que par la fabrication d’un nouvel agencement des espaces entre eux, une forme de recontextualisation.

20La région de Bordeaux est quant à elle, plus propice à rendre compte des trois espaces de la géocritique : d’un côté, nous la lisons bien comme une ville conçue et vécue, puisqu’elle est décrite comme une ville « florissante en lettres et en armes » (II, XXXVII), ce qu’il dit aussi de Rouen (I, XII) est marquée par « la boue des voiries », « née des marais desséchés par des travaux » (II, XXXVII) ; de l’autre, un tombeau de pierre qui se remplit d’eau à la pleine lune, imprime une zone fantastique et en fait un espace perçu (II, XXXVII), d’autant plus marquant que l’on a justement une grotte avec un tombeau similaire dans l’Astrée (I, l11). L’espace perçu serait donc avant tout un espace perçu au travers d’une lecture dont le propos imprimerait durablement sa marque dans l’esprit du Page.

21D’une manière générale, cette typologie postmoderne nuance la question des mondes possibles, des proto-mondes en particulier, en s’interrogeant moins sur leur présence que sur leur articulation avec le lieu romanesque, une articulation qui n’a pas forcément à se préoccuper d’une nature référentielle ou imaginaire. Elle offre une résolution au problème que les chercheurs ont eu avec la pastorale. Doležel pensait que les mondes possibles ne pouvaient se contredire les uns les autres et c’était bien le cas pour la modernité. Or, Françoise Lavocat23 souligne que la pastorale au contraire met en place des mondes incompatibles et des contradictions. Le fondement logique de la théorie de Doležel est alors mis à mal. Avec la typologie de Mc Hale, nous n’avons pas obligatoirement à nous demander, pour définir la nature de la fiction, si un lieu est possible, connu, permis ou bon par rapport à un autre. Nous nous demandons plus simplement comment cet espace est relié à un autre, qu’importe sa nature propre changeante au gré du regard comme des contextes dans lesquels il se glisse. En particulier, la modalité épistémique (lieu connu ou non) pose un problème dès lors qu’un lieu est associé à un autre espace qui le rend étranger.

22Cette typologie ajoute aussi un cadre de référence second : un lieu peut renvoyer moins au réel qu’à un autre espace24 et cette référence peut changer dans le roman. Cette approche contextualisante paraît d’autant plus importante qu’elle fait entendre des échos « spatiaux » entre des romans, et pourrait préciser le genre romanesque d’une période donnée par ses lieux et choix topographiques. Un rapide parcours dans Frantext, à la recherche des villes évoquées par Tristan, dans une période circonscrite au premier XVIIe, m’a fait ainsi retrouver toutes les villes du Page dans un même ouvrage de D’Audiguier, légèrement antérieur au Page mais réédité ensuite (Histoire des amours de Lysandre et Caliste25) : cette cartographie commune, avec une focalisation sur les mêmes espaces urbains, serait une piste pour découvrir un dialogue entre les deux textes ou un continuum dans la perception de lieux disjoints sur une carte mais regroupés dans les romans ? En tout cas ce serait un terrain possible pour une géocritique puisque son but est de relier les regards que portent des auteurs sur une ville donnée et de voir éventuellement l’incidence que cette représentation a dans la perception de la ville dans le réel, voire dans d’autres œuvres. Ainsi le point de départ d’une géocritique serait peut-être la ville de fleuve comme terrain fictionnel : Tamise et Garonne reviennent chez Tristan et d’Audiguier, et l’on connaît déjà le goût de l’Astrée pour les fleuves (et notamment justement pour la Garonne, dont on évoque l’extrême furie du courant, les rochers etc.). Au lieu du parcours thématique de la critique de l’imaginaire, cette approche permet un parcours topographique plutôt que simplement topique.

Les espaces striés / lisses

23Plusieurs espaces du Page sont reliés à la question du pouvoir et de l’autorité et ils sont, au contraire de ceux que nous avons examinés, récurrents, topiques et souvent précisément décrits. Ainsi l’appartement des maisons royales situé en province est décrit au travers des chambres des princes. Contrairement à l’Angleterre et l’auberge, ce château simplifie la déambulation du Page. Ces chambres autorisent le Page à aller et venir entre les princes : elles sont proches — le texte souligne qu’elles se jouxtent, au contraire, on le suppose, du château centralisé qui isole la chambre d’un prince et oblige le Page à un parcours autre — ; par ailleurs, on peut fermer les portes et obtenir cette intimité qui faisait défaut dans le non-lieu de l’auberge. L’espace strié avec porte, mur et figures du pouvoir, paraît se muer en espace lisse pour le personnage qui réinvente les frontières et circule sans mal d’un prince à l’autre.

24De la même manière, la cour de Louis XIII, quant à elle, semble davantage rendre compte de cette étendue attribuée au lieu postmoderne et lisse, puisqu’elle n’est pas circonscrite à un lieu, mais localisée comme paneuropéenne : elle est un espace du dehors à part entière, transportée par un roi dont on nous dit qu’il connaît « toutes les assiettes et fortifications » d’Europe, sait ouvrir les portes de Clairac sans sommation ni lutte : le roi signale la disparition des murs et se montre maître de l’espace conçu. On pourrait sans doute prolonger dans d’autres romans cette différence notable entre l’opposition entre espace strié et lisse que postule Deleuze et leur confusion chez Tristan. Pour aller vite et sans doute faudrait-il nuancer cette remarque, l’espace du pouvoir relève d’un panoptique ambigu, maîtrisé aussi bien par le roi que par ce Page disgracié, doté d’un don d’ubiquité. Sans doute les analyses de Foucault26 pourraient renforcer cette inadéquation de l’espace strié de Deleuze dans ce roman : en marge de ces palais, on retrouve en effet ce qu’on pourrait qualifier ou analyser d’hétérotopies : jardin ou basse-cour semble induire des mélanges sociaux, des confusion entre l’homme et l’animal, dans un jeu carnavalesque. Ils sont donc à la fois des utopies/dystopies selon les événements qui s’y déroulent, mais leur marginalité reste très encadrée, puisqu’ils restent surveillés depuis les galeries ou les fenêtres du château et sont limités à des zones données de l’espace du palais. Cette surveillance du lieu panoptique permet bien sûr de revoir aussi l’hostellerie où le Page est épié par l’alchimiste épié par le Page. Chacun peut voir l’autre à la dérobée.

Conclusion

25Ces lectures postmodernistes « fonctionnent » bien dans le sens où elles attirent l’attention sur des espaces marginaux du roman, et assurent aussi une « critique » de certaines méthodes spatiales, en remettant en question la polarité sémantique des espaces, la permanence voire la pertinence des distinctions entre lieu et non-lieu, espace strié ou lisse. En tout état de cause, la nature des lieux n’est pas directement induite par un contexte extrême contemporain. Ainsi extraits de leur cadre temporel ou littéraire, certains espaces du Page exposent le fonctionnement de la fiction romanesque dans ses marges tout en nuançant le marquage temporel qu’on leur assigne : les typologies de Mc Hale ou Augé soulignent moins les traits de la postmodernité, que la mobilité des repères, leurs mélanges, et une nature réversible du lieu familier, réel ou étranger. L’importance notable des frontières et de leur évanescence (rideaux, portes, murs, fleuve, pont) traduisent moins la présence de limites ou d’intériorité, qu’un souci dans la capture de l’espace, pour le seuil et les zones porteuses de réversibilité ou de transition. Ces espaces sans forme, ni clos, ni ouverts, valent d’abord, comme vecteurs d’immersion dans la fiction : ils autorisent la transmutation du narrateur, l’intrusion de personnages inconnus, une géographie mi-réelle, mi-imaginaire. Directement nés d’un mouvement de déterritorialisation, ils montrent également le travail de Tristan qui tente à tout prix de e leur redonner une forme humaine et de tisser des relations, essayant selon les vœux de Deleuze, de reterritorialiser son univers marginalisé

26Ma pratique de la critique de l’imaginaire avait délaissé ces lieux marginaux et l’œuvre de Tristan amplifie leur éviction : dessinant des archétypes et des jeux d’échos entre des lieux similaires d’une œuvre à l’autre, toutes deux leur assignent une fonction soit symbolique (rassurer, combattre, diviser, conquérir etc) soit générique (emprunt des lieux à l’héritage lyrique et antique ; références aux moments héroïques). Dans l’oubli du contexte, il s’agit de comprendre moins la fonction imaginaire du lieu (ce qui contraindrait à le relier aux autres œuvres de l’auteur) que la capacité d’un roman, comme coquille vide, à se plier aux théories, à les nuancer, à les corriger. Westphal27 reprochait à cette critique de l’imaginaire son caractère universalisant et suggérait d’avoir recours au chronotope de Bakhtine pour associer les deux critiques de l’espace durandienne et géocritique, afin de relier ainsi temps et espace. Extraire de son contexte direct un roman, ses espaces, extraire les lieux postmodernes de leur contexte immédiat nous a conduit à proposer justement d’autres mesures de l’espace qui ne passent pas par des représentations du temps et de ses peurs (comme le proposait Durand), ni par des oppositions et des ruptures entre des lieux donnés à l’aune des échanges humains (Augé) mais par des unités métriques particulières susceptibles de relier ces lieux entre eux autrement que par l’intrigue ou le cadre référentiel : le nombre de pages lues ; la distance et la proximité géographique, imaginaire ou non, entre deux lieux se comptent en passage de fleuve, de pont et de non-lieux et se résorbent dans des juxtapositions ; enfin la cartographie du roman s’appuie sur un parcours moins soucieux de précision géographique que du bon fonctionnement de la fiction. La mesure du temps et de la distance de parcours des lieux dans la fiction et ses outils, le choix de certains types d’espaces pourraient ainsi être une piste pour retrouver pour le roman de Tristan, un contexte, au moins générique.