Colloques en ligne

Yves Citton

Lectures à l’arraché et lectures de cheminement

1Je me livre ici à une expérience assez ridicule, quelque peu honteuse, mais, je l’espère, instructive. Elle illustre un certain mode de lecture que je baptiserai de « lecture à l’arraché ». Je me contenterai d’en décrire la procédure et d’en condenser les résultats, avant de prendre un peu de recul pour, dans un deuxième temps, m’interroger sur ses implications épistémologiques et anthropologiques. Car, à l’horizon de cette petite expérience (plus bête que méchante), c’est bien d’une mutation, lente mais radicale, de ce qu’est – et de ce que peut faire – un être humain qu’il s’agira ici.

2À travers la question limitée du contexte de lecture qui sera l’objet premier de cette réflexion, c’est le problème bien plus large de notre rapport à l’environnement qui se pose aujourd’hui avec une acuité proprement dramatique. J’aimerais donc inscrire mon petit dispositif expérimental sous cette ambivalence inquiétante : jouer avec le contexte, comme je le ferai ici sur une modalité légère et comique, n’est-ce pas attenter à des principes fondamentaux d’intrication dans des rapports naturels et sociaux, dont l’irrespect n’est jamais complètement innocent – comme notre modernité est en train de s’en apercevoir à ses dépens ou, plus précisément, aux dépens des générations qui nous suivront.

Une expérience de brutalité

3Nul ne comprend jamais vraiment rien. Comprendre « vraiment » impliquerait de com-prendre, c’est-à-dire de « saisir ensemble » tous les éléments de contexte pertinents pour rendre compte d’un phénomène, que celui-ci relève d’une production naturelle ou langagière. Nous ne faisons donc jamais que sélectionner, au sein de l’intrication infiniment complexe des causes et des effets, certains éléments très limités, que nous décrétons constituer un « contexte » suffisant pour émettre des hypothèses raisonnables. Le terme de contexte est ici particulièrement heureux, en ce qu’il désigne bien une texture, une intrication, un tramage (entanglement, meshwork), au sein desquels on ne peut isoler quoi que ce soit qu’en le découpant de façon inévitablement irrespectueuse, brutale et mutilante. Puisqu’on ne saurait espérer « tout » comprendre, on ne peut comprendre « quelque chose » qu’en l’arrachant violemment et cruellement à son contexte.

4Pour (bien) comprendre un livre, il faudrait comprendre le tissu dense des causes qui l’ont produit et des effets qu’il a causés, depuis le cercle relativement étroit de l’auteur et de ses proches, jusqu’aux cercles plus vastes des mouvements littéraires dans lesquels il s’inscrit, des mouvements sociaux qui surdéterminent ces mouvements littéraires, des institutions historiques qui cadrent ces mouvements sociaux, des rapports à l’environnement naturel qui conditionnent ces institutions. Aucune lecture n’est jamais assez historisante – et l’on se comporte toujours en brute lorsqu’on ne prend pas la peine d’historiciser sa lecture, même si certains ont pu réclamer le droit de le faire dans la seconde moitié du XXe siècle.

5La même chose est vraie pour quiconque essaie de « bien comprendre » un passage d’un livre. Il faudrait comprendre le tissu dense d’échos, de variations, de modulations qui se trame à l’intérieur d’une œuvre avant de pouvoir émettre la moindre hypothèse interprétative à prétention sérieuse. La question des limites de « l’œuvre » fait alors bien entendu problème : même s’il serait mieux d’avoir en tête tout ce qu’a écrit l’auteur au cours de sa carrière – voire ce qu’ont écrit ses amis directs, ses contemporains, les auteurs qui l’ont marqué, etc. – on admet généralement qu’il faut (mais souvent aussi qu’il suffit d’) avoir lu toutes les pages d’un ouvrage donné pour pouvoir inscrire une hypothèse interprétative sous les auspices de ce qu’Umberto Eco appelait l’intentio operis – la qualifiant ainsi pour recevoir le statut d’interprétation littéraire1.

6C’est cette règle de base que j’enfreins avec mon dispositif expérimental. Je vais faire comme si l’on pouvait n’interpréter qu’un chapitre assez arbitrairement extrait d’un ouvrage multi-tome, en l’occurrence le chapitre xiv du Page disgracié (qu’on me dit être) de Tristan L’Hermite. La règle de ce jeu douteux a consisté à ne pas s’autoriser à poser le regard sur quoi que ce soit d’autre que la page de titre, la table des matières (consultée il y a plusieurs mois et aujourd’hui totalement oubliée) et les sept pages arrachées dans le premier tome de cet ouvrage (p. 83-89) tel que l’a mis en ligne Gallica dans l’édition de Paris de 16672. (Au risque d’achever de me discréditer comme enseignant de littérature française, j’avoue ne rien savoir de précis sur l’auteur, Tristan L’Hermite, dont je connais à peine le nom et dont je crois bien n’avoir jamais rien lu d’autre que ces sept pages.) L’expérience consiste donc à lire ces sept pages en brute – comme si elles pouvaient impunément être arrachées aux multiples contextes nécessaires à (bien) les comprendre.

7La brutalité dont il est question ici demande bien entendu toujours à être qualifiée. Il n’y a pas de brute absolue. Même un analphabète pourra placer ces pages dans un certain contexte qui lui donnera un certain sens (ça vient d’un livre ancien, les motifs floraux géométriques surmontant le titre du chapitre évoqueront certains rapprochements, etc.). Si je suis une brute très épaisse à l’égard de Tristan L’Hermite, je ne suis nullement un barbare envers la littérature d’Ancien Régime, dont j’essaie d’apprendre la langue depuis plus de trente ans – et c’est forcément à l’aide des connaissances et des sensibilités multiples accumulées au fil des années que nous essayons de retisser des contextes d’intelligibilité autour des fragments d’œuvres que nous arrachons à leur tramage d’origine.

8La question posée est donc celle-ci : que comprend une brute (non-barbare) comme moi en lisant un bout de texte comme celui-ci ? L’expérience n’aura de valeur que dans la mesure où je ferai de mon mieux pour comprendre tout ce que je peux de ces quelques pages, et dans la mesure où ceux qui ont lu le reste de l’œuvre pourront montrer ce que j’ai 1° improprement et/ou 2° insuffisamment interprété en elles.

Une expérience de magie

9Le principe de toute explication de texte étant de tirer de la partie une image du tout, l’expérience consiste donc ici à expliciter l’image de l’ensemble du Page disgracié que je suis parvenu à tirer de la lecture rapprochée de ce seul chapitre xiv. On pourrait bien entendu consommer un temps virtuellement infini à extraire de chaque choix lexical une image de l’ensemble de l’œuvre – comme un archéologue s’efforce de tirer une vue d’ensemble de la vie sociale d’un village préhistorique à partir de la seule analyse d’un bout d’étron séché. Je me bornerai à énoncer une série de sept propositions synthétiques, numérotées selon ce qui m’apparaît être leur degré de complexité, depuis le simple déchiffrage d’une situation narrative prise en cours de route, jusqu’à l’interprétation d’une signification possible de l’épisode (et de l’ouvrage) au sein de « la modernité ».

101. Hiérarchie. À ce stade de l’histoire, le narrateur du Page disgracié semble être un jeune homme espiègle, exposé à des aventures dangereuses mais réjouissantes (et productrices d’effets comiques pour le lecteur), dont les relations sociales sont tendues entre un « Maître » qu’il paraît affectionner sincèrement, un « camarade » complice de ses espiègleries, et un « Précepteur » auquel il prend la résolution d’obéir, sans doute après des errements antérieurs, en faisant « une ferme abjuration d’abandonner tous les sujets qui pourraient [lui] attirer l’ire [dudit] Précepteur » (83). L’épisode fait comprendre que le rapport nominal de hiérarchie sociale entre un Maître et son page est subverti par la nature de leur caractère, puisque les inférieurs (le page et son camarade) sont « d’une complexion moins délicate » (88) que leur prétendu supérieur, lequel s’évanouit et perd ses moyens bien plus vite qu’eux face au danger.

112. Disgrâce. L’épisode dépeint par ce chapitre sous le titre « Comme le page disgracié fut pris pour un Magicien » illustre une structure qu’on imagine répétable de chapitre en chapitre : malgré ses bonnes résolutions initiales, le page mérite l’épithète servant de titre au livre puisqu’il se trouve emporté dans un enchaînement d’événements qui lui valent une disgrâce exprimée dans la dernière phrase du chapitre, où on le voit « tenu pour fort criminel » et soumis à « plus de vingt coups de fouets » pour une plaisanterie qu’il qualifie de « malice innocente » (89).

123. (Im)Prudence. L’enjeu majeur du chapitre paraît être de savoir jusqu’où il ne faut pas aller trop loin dans les rapports contradictoires qu’entretiennent, d’une part, une prudence soucieuse de mener une vie durable (où il s’agit d’« échapper au danger », 83) et plaisante (orientée par la recherche du « moins de coût et de difficulté », 84 et 85), et, d’autre part, le besoin de pimenter son existence à l’aide d’« inventions plaisantes » (84) et d’« aventures » (89) forcément quelque peu transgressives envers les autorités en place (ici, le Précepteur). Le chapitre commence avec le Page affirmant « se rendre fort circonspect en [ses] actions » (83) – ce qui ne l’empêche nullement d’avoir besoin de l’intervention de son Maitre pour le « délivrer du danger » (89) nouveau où l’a fourré sa soif d’aventures.

134. Magie naturelle. Au sein de ce qu’on imagine être une structure répétitive, réitérée de chapitre en chapitre, la spécificité de cet épisode semble tenir à ce que l’aventure soit identifiée comme relevant de la magie. Le page découvre en effet « par hasard », ouvre et achète « un livre de Baptiste Porta intitulé Magie naturelle », dont il « essaie de mettre en pratique » (84) quelques-uns des « secrets » (85). Cette magie est « naturelle », au sens de ce que nous appellerions « technique », en ce qu’elle n’implique nullement des esprits ou démons supérieurs, mais de simples produits chimiques : les secrets de cette magie ne consistent qu’« drogues », en l’occurrence une « composition de camphre et de souffre trempés ensemble avec de l’eau de vie » (85). Quoique n’impliquant rien de surnaturel, cette magie se voit toutefois accusée de démonisme : « il y eut quelqu’un des domestiques qui se ressouvint qu’il avait vu par hasard un de mes Livres sur le dos duquel il y avait écrit Magie et qui dit que j’avais fait en ce lieu quelque conjuration diabolique […] si bien que toute la maison était sur le point de se jeter sur moi pour me mettre en pièces » (88-89).

145. Libertinage. On reconnaît dans les quatre propositions précédentes un schéma caractéristique de ce que la tradition littéraire a identifié comme le « libertinage érudit ». Le page apparaît comme une subjectivité « affranchie » (libertinus) des hiérarchies officielles qu’il subvertit par son intelligence malicieuse quoiqu’innocente. Non moins affranchi des préjugés religieux que des hiérarchies sociales, il sait n’avoir à faire qu’à des composés naturels là où les crédules imaginent des « conjurations diaboliques » (89). Son existence est une aventure de liberté en quête d’« inventions plaisantes » (84), « curieuse de toutes les choses agréables » (83). Dévoiler ces secrets « magiques » en les éclairant de la lumière « naturelle » le condamne à une vie de dissimulation, toujours aux limites de la transgression, où la prudence est la vertu-reine, puisque c’est par des « secrètes commissions » (84) qu’on achète des livres sulfureux, dont on « lit en secret tous les chapitres » (84), avant d’en « expérimenter les secrets » (85) soi-même, lors de séances confidentielles et nocturnes toujours exposées aux ragots des ignorants.

156. Media optiques. Au-delà des lieux communs du libertinage, si quelque chose me semble original dans ce bref épisode, c’est sa remarquable insistance à mettre en scène ce que Friedrich Kittler nous a appris à identifier comme des « media optiques3 ». La magie consiste en effet tout entière à produire « un beau spectacle » (85), à l’aide de « certaines chandelles [propres] à faire voir le soir tous les assistants avec des têtes d’animaux » (85), ou à l’aide de « flammes mortuaires » capables de « faire paraître les visages comme sont ceux des trépassés » (85). Le cœur de l’épisode tourne autour de ces Ghostly apparitions auxquelles Stefan Andriopoulos vient de consacrer un livre admirable, consacré à une période ultérieure mais parfaitement en phase avec le contenu de ce chapitre4 : dès que le page a « éteint tous les flambeaux » pour « allumer sa flamme mortuaire », le Maître se lève de son lit « pour observer ce beau trait de Magie » ; la « fumée obscure » et la « sombre lumière » offre aux trois participants (le page, son camarade et son Maître) une « belle contemplation » durant laquelle ils « considèrent leurs visages pâles et quelquefois violets » (86). C’est bien une apparition spectrale qui s’immisce parmi eux lorsqu’« un nouveau visage », « plus laid » et « habillé d’une étrange façon », fait apparaître un « fantôme épouvantable » dont la « subite vision » leur fait pousser « un grand cri », avant de conduire le Maître à « s’évanouir de frayeur » (87). Conformément aux « inventions plaisantes » qui peuplent les livres de Giambattista della Porta (1535-1615) ou d’Athanasius Kircher (1601-1680) longuement discutés par Siegfried Zielinski5, les secrets qu’expérimentent nos libertins sont des « machines à images ».

167. Envoûtements médiatiques.Que me dit et que me montre donc ce passage, arraché à son contexte immédiat ? Un jeu de manipulations perceptives, opéré par les trois protagonistes sur eux-mêmes, qui échappe à leur contrôle au point de faire tomber l’un d’eux en « pamoison » (89), et de mettre l’autre – malgré ses meilleures résolutions de prudence – en danger de « se faire mettre en pièces » (89). Si l’esprit libertin du premier dix-septième siècle, tel que l’ont identifié l’histoire des idées et la critique littéraire depuis plusieurs décennies, consiste bien à naturaliser la magie, en expliquant les phénomènes prétendument démoniaques par des causes physico-chimiques, il s’avère également mettre en scène une perte de maîtrise qui prend le contrepied du triomphe de l’esprit scientifique auquel on l’associe trop rapidement. Les trois apprentis-libertins sont trois apprentis-sorciers qui sont les premières victimes de leur « entreprise » (85) aventureuse, associant « drogues », « fumée » et « lumière artificielle ». Non seulement ils font face à l’incompréhension des crédules qui sont prêts à les envoyer au bucher, comme l’envisage tout libertin qui se respecte, mais ils sont eux-mêmes terrifiés et paralysés par l’effet des media optiques dont ils ont déchaîné la puissance. Le « fantôme épouvantable » a beau n’être que le Précepteur rendu méconnaissable par les effets de « la fausse clarté » (88), l’habit de nuit et l’absence de perruque : ces libertins très mal affranchis de leur peur du diable n’en courent pas moins « fortune de mourir de peur », « demeurant en terre comme glaces » (88). Si l’on en croit cet épisode, le page disgracié dépeint la modernité à venir sous la figure de l’arroseur arrosé, ou plus précisément du désenvoûteur envoûté. Il n’est que regarder l’histoire au long cours des media optiques pour mesurer à quel point cette figure de la modernité est prophétique – et bien plus inquiétante que ne l’affiche son ton de comédie juvénile.

17Les sept points de synthèse esquissés en revue ci-dessus nous ont fait passer du plus consensuel (la caractérisation des personnages du page, de son camarade, du Maître et du Précepteur) au plus aventureux, puisque ma surinterprétation de ce chapitre débouche sur une thèse d’implication considérable : Le Page disgracié serait l’un des premiers récits d’où peut émerger une histoire altermoderne de l’Occident.

De multiples expériences de lectures

18L’expérience proposée ici appelle ceux qui ont lu l’ensemble du roman, voir d’autres œuvres de Tristan L’Hermite, à falsifier tout ou partie des affirmations synthétisées dans les sept points précédents, à quelque niveau que ce soit. Quel que soit le résultat de cette (in)validation de mes thèses, on peut d’ores et déjà faire un pas de recul pour se demander quels ont été les contextes que j’ai bel et bien construits pour pouvoir me passer du contexte habituellement évident que fournissent les autres chapitres d’un récit.

19De la plus petite à la plus grande échelle, j’ai bien entendu sollicité sans cesse le contexte interne que chaque phrase de mes sept pages fournit aux autres phrases du chapitre. Ma première lecture du début de l’extrait avait par erreur confondu les personnages du Précepteur et du Maître (j’avais d’abord entendu ce dernier terme comme désignant comme un maître d’école) ; ce sont les autres phrases de l’extrait qui m’ont obligé à corriger cette identification erronée. Un deuxième contexte est fourni par ma connaissance du contexte générique fourni ici par le libertinage érudit. Mes points 1 à 5 se contentent en réalité de reconnaître dans cet épisode ce que j’ai appris à repérer comme constituant un pattern de traits solidaires caractéristiques d’un certain type de récits produits en Occident entre 1600 et 1800. On peut imaginer que tout enseignant de littérature française sera conduit à opérer le même type de projections interprétatives sur ce passage, dès lors qu’il a en tête ce que nous apprend l’histoire littéraire sous la rubrique du libertinage.

20Plus intéressants sont les deux autres types de contexte mobilisés dans les deux derniers points. Ils signent de façon beaucoup plus idiosyncratique la lecture proposée. C’est seulement dans le contexte interdisciplinaire de mes lectures actuelles de l’archéologie des media allemande que ce passage « saute aux yeux » comme mettant en scène des « machines à images ». On est bien dans le domaine de la projection ici, puisque voir dans une chandelle un « medium » requiert une définition très large de cette notion, définition qui pour avoir été celle de Marshall McLuhan n’en est pas pour autant devenue commune en France. On peut donc tout à fait comprendre qu’un esprit critique récuse une telle projection, s’il identifie « (mass)média » à diffusion (d’information) à large échelle, ce qui n’est clairement pas le cas ici (sauf peut-être dans le cas du livre de della Porta). De même, mon septième point émane-t-il d’une mise en contexte idéologique qu’une majorité de lecteurs sera (sainement) amenée à récuser : parler d’« altermodernité », c’est faire implicitement référence à l’usage récent de ce terme dans le dernier livre de la trilogie de Michael Hardt et Antonio Negri (Empire, Multitude, Commonwealth6), que peu de lecteurs du Page disgracié sont susceptibles de connaître, et aux thèses desquelles encore moins seront disposés à souscrire.

21Davantage qu’une réflexion de méthode sur l’extension et la fragilité relatives des contextes mobilisés pour extraire les sept synthèses interprétatives évoquées ci-dessus, ce qui m’intéresse, c’est surtout de réfléchir au geste d’arrachement sur lequel s’est développée ma lecture. Il me paraît extrêmement important aujourd’hui – voire proprement vital pour nos disciplines menacées à la fois depuis l’extérieur, par des transformations sociales inquiétantes, et depuis l’intérieur, par une inertie compréhensible mais néanmoins préoccupante – de penser et de pratiquer l’activité de lecture à travers sa plus grande multiplicité de rythmes, d’empans et de modalités. Au-delà de sa joyeuseté provocatrice, le livre de Pierre Bayard7 nous apprenant à mesurer les multiples façons, toutes justifiées et toutes nécessaires, que nous avons de (ne pas) lire les livres dont nous parlons constituait un pas très important vers la reconnaissance de l’espace très large au sein duquel nous devons impérativement apprendre à concevoir les activités de lecture en notre début de XXIe siècle.

22Les travaux de Katherine Hayles8, moins espiègles mais à plus forte autorité universitaire, vont dans la même direction. En proposant de redynamiser les études littéraires dans le cadre de ce qu’elle intitule des Études de Media Comparés (Comparative Media Studies), elle nous invite à identifier au moins trois grandes modalités de lecture comme étant complémentaires (bien plus que rivales) les unes envers les autres. Ce sur quoi nous concentrons nos activités de littéraires depuis des décennies, avec raison et avec un enthousiasme de missionnaire tout à fait louable, c’est la lecture proche (close reading), telle que l’illustre de la façon la plus emblématique l’exercice de l’explication de texte, et telle que je l’ai pratiquée pour préparer mon interprétation de ce bref épisode du Page disgracié. S’il faut impérativement en défendre les vertus intellectuelles et les beautés exaltantes, il serait suicidaire d’en faire la seule option des pratiques littéraires des textes. Les modes de lecture distante (distant reading) sont non seulement indispensables lorsque nous survolons la Une des journaux ou lorsque nous naviguons sur Internet, mais ils font partie intégrante de tout travail de chercheur, qui doit apprendre à écrémer ce qui peut l’intéresser au sein d’une masse de recherches fréquemment sans pertinence pour faire avancer la sienne propre. De même nous faut-il apprendre à reconnaître comme un mode de lecture légitime, voire indispensable, les lectures machiniques (machine reading) que nous permettent les technologies numériques : faire des recherches de mots au sein d’un texte numérisé, s’appuyer sur les tableaux de Google Ngram Viewer pour situer l’usage d’un lexème au fil des siècles ou des décennies, se laisser surprendre par les références inattendues que peut ramener dans ses filets une recherche bibliographique lancée sur Internet – tout cela ne peut qu’enrichir nos façons de connaître, de pratiquer et de valoriser les textes littéraires.

23Tout cela multiplie toutefois les occasions de pratiquer la lecture à l’arraché illustrée de façon extrême par ma petite expérience. Si les lectures distantes nous laissent généralement évaluer intuitivement le degré de focalisation à adopter face aux textes, et donc à moduler les effets de contextualisation en fonction de ce que nous avons besoin (et avons l’impression) de comprendre, en revanche les lectures machiniques nous font souvent atterrir sur des bouts de textes mécaniquement et brutalement arrachés à leur contexte immédiat. Avec tous les esprits soucieux de ne pas sombrer dans la lamentation décliniste aujourd’hui dominante dans nos milieux – qui ne voient en majorité que menaces, horreurs, vulgarité et abrutissement dans tout ce que fait une jeunesse inculte et illettrée – Katherine Hayles et Cathy Davidson9 ont bien raison de souligner que ces modes de lecture à l’arraché ont à la fois leur nécessité et leur vertus propres : ce n’est pas par bêtise que « les jeunes » s’y livrent, mais parce qu’ils en sont sommés pour faire face au monde qui se met en place, et parce qu’ils mesurent tout ce qu’on peut gagner en extension dès lors qu’on est prêt à des sacrifices en profondeur.

24Bien des « horreurs » bruyamment dénoncées par les doctes ne sont qu’affaires de conventions, historiquement variables et ajustables au coup par coup. Pourquoi ne pas considérer Le Page disgracié comme une collection de petites histoires relativement indépendantes, dont on pourrait extraire une expérience de magie pour la mettre en perspectives avec d’autres narrations altermodernes ? François-Ronan Dubois éclaire très bien cette possibilité de lecture en mettant en lumière « les formes de la sérialité épisodique dans Le Page disgracié ». Et si le modèle de la série TV était un modèle plus pertinent que celui du roman ou du film pour comprendre le fonctionnement d’un récit comme celui-ci ? Nul ne considère comme criminel d’arracher un poème du recueil au sein duquel il a été publié, même si le poète a pu longuement méditer la place qu’il y occupe et les jeux d’échos qu’il entretient dans le contexte rapproché de ses voisins.

Lectures de cheminement et modulation des contextes

25Est-il dès lors ridicule (passéiste, réactionnaire) de nourrir une profonde méfiance – voire un dégoût viscéral – envers la lecture à l’arraché dont j’ai donné ici un exemple caricatural ? Je ne le crois pas. La lecture à l’arraché me semble appartenir à la catégorie des nombreuses entités qui constituent un mal nécessaire. Et le fait qu’elle soit fréquemment nécessaire, et souvent très utile, ne diminue en rien le fait qu’elle soit un mal, porteur de dangers et de poisons propres, dont le nom n’est pas seulement « brutalité », mais aussi « désorientation ».

26J’illustrerai le danger posé par la lecture à l’arraché en me référant à l’opposition proposée par un livre récent de Malcolm McCullough entre « information médiatisée » et « information intrinsèque » :

Intrinsèque signifie « inhérent au matériau, à la structure ou à la constitution de quelque chose ». L’information intrinsèque existe essentiellement à l’échelle et dans la forme et configuration des environnements avec lesquels nous nous sommes familiarisés. […] Avec de l’information intrinsèque, le contenu reste inséparable de la forme. L’effet de la forme, quoique ne consistant pas toujours en un signe, est appréhendé par l’expérience sur le mode non-sémantique, à travers son caractère de corporéité [embodiment10].

27L’information intrinsèque se construit en nous par immersion dans des environnements devenus familiers – à savoir dans des contextes où nous avons pris le temps de nous baigner. Plus nous nous éloignons des forêts, des champs, des villages où l’humanité a forgé ses capacités de perception et d’intelligence au cours des milliers de siècles de son évolution, plus notre perception s’étend (nécessairement) jusqu’à recouvrir désormais l’ensemble de la planète, plus nous dépendons d’« information médiatisée » pour nous repérer dans le flux évolutif des environnements (distendus) dont nous dépendons. Cette information médiatisée, qu’elle consiste en mots, en sons ou en images, a le plus souvent été filtrée, sélectionnée, simplifiée par des systèmes de codages et de signes qui l’ont préformatée de façon à lui permettre de se communiquer à travers nos media de diffusion. C’est un monde de signes qui constitue aujourd’hui nos forêts, nos champs et nos villages – un monde où chacun de ces signes a été « arraché », plus ou moins brutalement ou précautionneusement, aux textures composant les réalités dont il a pour mission de nous informer.

28L’arrachement d’informations médiatisées aux textures du monde vécu nous est aussi nécessaire et indispensable que le sont devenues nos pratiques de lectures à l’arraché face à la surabondance d’informations dont nous devons nous préoccuper, faute de perdre (encore plus complètement) prise sur les réalités dont nous dépendons. Dans les deux cas, sur ces deux niveaux, il n’y a rien à regretter – mais il y a des précautions à prendre. Toute information médiatisée ne vaut pas n’importe quelle autre : nous le savons tous, et les humains l’ont sans doute toujours su, mais c’est peut-être à partir du XVIIe siècle – vers l’époque où paraît Le Page disgracié – que ce problème passe au premier plan des relations interhumaines, à la suite de la diffusion des effets de la presse à imprimer. Pour le dire par une boutade : plus la page devient un intermédiaire nécessaire entre nous et les textures du monde vécu, plus la page risque d’être disgraciée. La page symbolise justement cet espace déterritorialisé où vient se recueillir ce qui a été arraché du monde vécu. Arracher brutalement sept pages du tissu textuel formé par l’ensemble du Page disgracié ne fait que redoubler la violence du geste opéré.

29Mais cela fait du même coup sentir à quel point les médiations peuvent reconstituer une texture ayant sa consistance propre au sein même de l’univers second des signes. C’est cette consistance qu’appauvrit – plus encore qu’il ne la brutalise – le geste d’arrachement que j’ai pratiqué ici. Et c’est encore à partir de l’époque du Page disgracié que nos cultures ont fait explicitement de cette consistance une préoccupation centrale de leurs discussions partagées – au titre de ce qui s’appellera cent ans plus tard « l’esthétique », mais dont on débat déjà avidement en terme de « vraisemblable », de « règles », de « bienséances » – voire parfois en termes de « grâce », au sens de beauté esthétique. La « page graciée », c’est celle dont la consistance texturale se trame admirablement avec la consistance de l’œuvre textuelle, celle dont le texte est en parfaite continuité avec son contexte. C’est justement cette continuité et cette consistance qu’ignore et brutalise la lecture à l’arraché : ma lecture à l’arraché fait de ce chapitre xiv autant de pages disgraciées.

30Le malaise ressenti par nombre de littéraires envers les lectures distantes pratiquées majoritairement aujourd’hui sur Internet tient peut-être à cette forte sensibilité esthétique – qui valorise l’expérience de grâce offerte par la patiente exploration de la consistance texturale. Si la lecture à l’arraché est devenue indispensable et irremplaçable (elle l’est en réalité depuis des siècles), la sensibilité littéraire nous rappelle à la tâche, non moins indispensable et irremplaçable, d’immersion dans des contextes dont nous absorbons progressivement l’information intrinsèque. Telle serait la fonction anthropologique des « arts » (littérature, peinture, théâtre, danse, cinéma, vidéo, installations) : reconstruire, à l’intérieur de l’univers second des médiations, la consistance intrinsèque des textures non-sémantiques qui font la richesse de nos mondes non-médiatisés.

31C’est de l’immersion dans ces textures consistantes qu’il s’agit, non tant avec les « lectures rapprochées » – puisque je viens de donner l’exemple d’une lecture à la fois très rapprochée et très arrachée – mais bien plutôt avec ce que j’appellerai les lectures de cheminement. Je reprends la notion de cheminement de l’anthropologue Tim Ingold, qui oppose deux modes de mouvement contrastant fortement, d’une part, les sociétés prémodernes, où l’on « chemine » dans des « territoires » que l’on apprend lentement à « habiter », en associant étroitement les activités de locomotion et de perception sensorielle (comme le chasseur-cueilleur qui marche en forêt en gardant les sens en alerte à toute forme, à tout bruit et à toute odeur révélateurs de nourriture potentielle) et, d’autre part, les sociétés modernes, où l’on se « transporte » à travers des « espaces » que l’on se borne à « traverser », sans prêter la moindre attention à leur caractéristiques sensorielles (comme un voyageur de TGV fonçant à 300 km/h dans son compartiment climatisé sans même regarder par la fenêtre11).

32Le transport, caractérisé pour Ingold par la préposition across (à travers), ignore tout ce qu’il y a entre le point de départ et le point d’arrivée, qui se trouve brutalement réduit à du « temps perdu ». Le cheminement, caractérisé par la préposition along (le long de), ne sait pas vraiment où il arrivera, sinon là où quelque chose d’imprévisible l’aura attiré. Pour Tim Ingold, c’est en traçant des cheminements sur un territoire qu’on l’habite, en ce sens qu’on se familiarise avec l’environnement singulier dans lequel on s’est immergé. C’est le tramage des cheminements qui nous imprègne de l’information intrinsèque nous permettant de nous orienter existentiellement dans le monde. Et en ce sens, contrairement aux préjugés les plus répandus parmi les littéraires, les jeux vidéo constituent un modèle presque idéal d’acquisition d’information intrinsèque par cheminement immersif. Ne serait-ce pas une raison de leur succès, et les littéraires ne devraient-ils pas s’en inspirer pour repenser les vertus de l’expérience narrative12 ?

33Si, à l’échelle de la phrase, toute lecture relève sans doute du cheminement, il est important de valoriser la pratique du cheminement à l’intérieur des œuvres de grande échelle. Se contenter d’un « contexte global », que fournirait par exemple tout ce qu’on peut trouver sur Internet, reviendrait à mettre dangereusement à plat ce qui ne prend sens qu’agencé sur des niveaux différents, autour de controverses intellectuelles et de conflits sociaux dont il importe de sentir la territorialisation. Telle est bien la dynamique dans laquelle sont prises nos activités de lecture : nous avons à la fois besoin de lectures à l’arraché, pour jongler avec les informations transmises par les flux médiatiques qui emportent notre monde hyper-médiatisé, et de lectures de cheminement, pour insérer et orienter nos interprétations au sein de controverses et de conflits nécessairement territorialisés.

34De même qu’il n’y a nullement à choisir entre lectures rapprochées, distantes et machiniques, il n’y a pas à choisir entre lectures à l’arraché et lectures de cheminement : le vrai danger est de croire qu’elles sont mutuellement exclusives, alors qu’elles sont nécessairement complémentaires. Les compétences interprétatives ne reposent ni sur l’insouciante brutalité des appropriations sauvages (même s’il n’y a pas d’interprétation sans appropriation, et pas d’appropriation qui ne soit brutale), ni sur le fétichisme des contextes d’origine – même si les inévitables recontextualisations interprétatives seront d’autant plus éclairantes qu’elles se sensibiliseront davantage aux textures intrinsèques des œuvres et à leur territorialisation dans les controverses et les conflits qui leur ont donné lieu. Les compétences interprétatives reposent sur une souplesse de modulation des contextes, où l’on arrache en cheminant et pour cheminer – ce qui implique qu’on prenne aussi le temps l’immersion, pour se familiariser avec les textures propres de certains territoires capables d’asseoir notre sens de l’orientation.

35Comme le suggèrent les travaux de Bruno Latour ou d’Ian Hodder13, parmi tant d’autres, nos capacités d’adaptation aux nécessités de la vie sur Terre à l’âge de l’anthropocène exigent une transformation radicale de nos capacités interprétatives, qui se sont contentées, en régime de modernité, d’arracher des figures à des fonds. Le défi actuel – qui relève d’une écologie herméneutique bien davantage encore sans doute que d’une écologie physique – exige que nous apprenions à focaliser notre attention sur les fonds (environnements, contextes) plutôt que sur les figures (identifiables, mesurables, quantifiables) que nous en arrachons14. C’est cette contradiction apparente entre focalisations et textures de fonds qu’il nous faut apprendre à travailler comme une dynamique, plutôt qu’à subir comme un blocage. Ce défi est immense, et ce n’est (mal)heureusement pas sur les littéraires qu’on compte pour le résoudre. Je suis convaincu toutefois que nous pouvons contribuer à y faire face, en comprenant mieux les logiques propres et complémentaires qui tout à la fois distinguent et solidarisent lectures à l’arraché et lectures de cheminement.