Colloques en ligne

Julia Peslier

« Pessoa n’a pas lu L’Hermite n’a pas lu Pessoa. Et pourtant. » Une étude de non réception

1Du Page disgracié de Tristan L’Hermite au Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa, il y a tellement loin que c’en est même difficile de penser à la comparée comme méthode de lecture1.

2De leurs deux narrateurs, l’un vit au XVIIe siècle, entre la France et l’Angleterre et la Norvège, le second rêve et travaille rue des Douradores, dans la Lisbonne des années vingt et trente. L’un est jouisseur, voyageur, volatile, enfant éveillé et adolescent précoce, s’aventurant volontiers sur le terrain picaresque ; l’autre est un trentenaire réservé, introverti, solitaire et sédentaire, vierge selon certains lecteurs, sédentaire et citadin et les fonds de ciels lisboètes sont ses moulins à vent de pensée2. Pour prendre la mesure de la différence d’échelle entre leurs péripéties réciproques, je rappellerai que quand l’un semble, par coup de tête, transpercer un homme qui lui a fait offense (chap. 14) et être amené à fuir le royaume de son maître ; l’autre, au fin fond de son obscure officine au rez-de-chaussée d’une rue étroite aux hautes façades, se décrit subitement terrifié par un éclair, tandis que plus loin, c’est la forme d’un nuage le bouleverse et le tient des paragraphes durant. Bref ils n’ont rien en commun ou bien trop peu pour qu’on en tire quelque chose. Ni la langue, ni la patrie, ni le siècle, ni la bibliothèque qui s’est accrue en trois siècles, pas de contexte en partage, de quoi décourager toute lecture croisée. L’auteur du Livre de l’Intranquillité n’a pas lu Le Page disgracié (l’œuvre ne figure pas à ma connaissance dans le catalogue de sa bibliothèque privée et n’apparaît pas davantage dans celui de la Bibliothèque nationale du Portugal où il avait ses entrées et il y aurait d’ailleurs fallu une traduction en portugais ou en anglais pour en rendre cette lecture plus probable3). La piste des sources est tarie à de rares exceptions près, celle des thèmes en partage et de l’intertextualité est en mal de déploiement comparatiste et ce parce que la sensibilité de Pessoa nourrie par les Romantiques, par l’ironie moderne et le trait d’esprit a tout déplacé notamment (voir ses pages sur le coucher du ciel, par exemple).

3Oui, mais… (il y a toujours un « mais » !) Ils ont peut-être trois points qui les rapprochent pour un regard comparatiste prompt à la déformation professionnelle, de ces regards qui voudraient à tout prix lire l’un au miroir de l’autre quoiqu’il en coûte en regard du (bon) sens : leurs héros (mais alors d’un héroïsme en lettres minuscules) sont au service de (ce sont des employés), ils aiment lire tant et tant qu’ils en vivent leurs aventures par altération livresque (une sorte de don quichottisme éloigné) et leurs œuvres tiendraient plus ou moins lointainement d’une autobiographie énigmatique métissée de fiction. Pourtant, là encore, la marge est grande : chez Pessoa, le maître n’est plus seigneur, spécimen parmi d’autres d’une multitude de grands dans une galerie de vices et de vertus, mais chef de bureau unique, c’est le Patron Vasquez, l’allégorie de la Vie même. Et c’est même un comptable adjoint du comptable [Bernardo Soares est dit adjudante de guarda-livros na cidade de Lisboa], qui a remplacé le page, selon une figure au carré de la secondarité, alignant des colonnes de chiffres dans des livres interminables et des pensées tristes le soir, au lieu des lettres d’amours pour sa belle et des vers brillants que les maîtres récitent auprès des courtisans dans le Page disgracié. Leurs classiques de prédilection différent généralement (l’un se plonge dans l’Astrée, défend le Tasse contre Virgile ; l’autre ne cesse de retourner à Shakespeare, Vieira et Homère) et puis quand l’« autobiographie » de Tristan L’Hermite regorge de péripéties, d’anecdotes, d’actions, celle de Bernardo Soares, semi-hétéronyme du poète, est dite « sans événements » [autobiografia sem factos]. Au trop plein d’épisodes de la première succède alors le trop peu d’aventures de la seconde, au suspens mené à bâtons rompus de la vie de Page fait suite l’ennui ironique et doux, inquiet et suspensif, introspectif, drôle et tragique tout à la fois, de l’employé de bureau. Les deux enfin affolent la critique, qui cherche à peindre leur narrateur en autant de L’Hermite et de Pessoa qu’elle en rêve.

4Nous ne nous laisserons pourtant pas décourager pour si peu.

5Car l’objet de la recherche — comparer deux textes étrangers l’un pour l’autre — transforme le corpus et fait émerger tel fragment négligé auparavant, l’imprégnant d’une étrange familiarité. Rouvrant les pages du Livre de l’Intranquillité, c’est ainsi que j’assiste avec une joie sereine, au spectacle inespéré de l’employé de bureau Soares posant en page :

Je vis que je me trouvais sur une scène et que je ne savais rien de mon rôle, alors que les autres se mettaient à réciter le leur, sans le savoir davantage. Je vis que j’étais habillé en page [pajem], mais nul ne me donna ma reine, ce dont je fus blâmé. Je vis que je tenais à la main le message qu’il fallait transmettre, et quand je leur dis que la feuille était blanche, ils se moquèrent de moi. Et je ne sais toujours pas s’ils se sont moqués de moi parce que les feuilles sont toujours blanches, ou bien parce qu’il faut toujours deviner les messages.
Finalement, je me suis assis sur une pierre, à la croisée des chemins, comme auprès du foyer que je n’ai jamais eu. Et j’ai commencé, une fois seul, à faire des bateaux de papier avec le mensonge que l’on m’avait donné. Personne n’a voulu croire en moi, même comme menteur, et je n’avais pas de lac pour prouver ma vérité. (1774)

6Page franchement disgracié, que celui à qui les billets doux confiés ne sont autres que des pages blanches ! Pessoa aurait-il finalement eu vent de Tristan ? Serait-ce Françoise Laye, sa traductrice en français, qui aurait accentué les inflexions à la L’Hermite ? Ou bien est-ce là le contrecoup de la lecture du Page disgracié, qui retentit ainsi sur la relecture du Livre de l’Intranquillité ? Ce serait alors un défaut de lecture par déformation professionnelle ? Est-ce au contraire que ma mémoire de lectrice a mieux fonctionné que prévu : après des années de non-lecture pessoenne, quelque souvenir des amours idéales jouées par des figures de roi, de reines, de princesses et de pages, m’aurait amené à proposer intuitivement ce corpus ?

7Explorant diverses méthodes d’investigation — l’abécédaire thématique5, hypothèses herméneutiques, fiction critique, je décidai de proposer une lecture qui voit double, pour un comptable disgracié et un page intranquille — um pajem desassossegado6, à l’intersection entre le français de L’Hermite et le portugais de Pessoa. L’occasion est peut-être ici donnée de mettre au jour comment liant ensemble deux textes par distorsion et en bâtissant ce que je vais appeler un plan d’intersection entre les œuvres, l’on verse des traits de l’un sur l’autre et réciproquement, par la distributivité de facteurs communs qu’on leur prête et malgré qu’ils se contredisent dans leur attitude face à la vie et à la fiction. Ce sera donc une étude de non réception.

Plan d’intersection A : « Des livres disqualifiés (plutôt que des livres sans qualités ?) »…

8Ce sont là deux fictions de la première personne bâtie autour d’une notion promue dans le titre : la disgrâce et le desassossego. Le préfixe dysphorique, qui défait, déconstruit, désassemble la plénitude de notions aussi magnifiques que la grâce (graça, ventura, la grâce) et le sossego (quiétude, calme, tranquillité) leur est commun. La disgrâce [disgraça, rendue souvent par « malheur », « perte » dans la traduction de F. Laye] revient d’ailleurs sous la plume de Pessoa, propos qu’il attribue à Vicente Guedes (l’un des noms antécédents attribués à Soares), au côté du desassossego et du tedio : le mot disparaît dans la version française au profit de la notion de perte :

Me concevoir moi-même du dehors a causé ma perte [desgraça] – la perte [desgraça] de ma joie de vivre [felicidade]. Me voyant tel que me voient les autres, je me suis méprisé [passei a desprezar-me]– non parce que je voyais en moi des traits de caractère justifiant ce mépris, mais parce que j’ai commencé à me voir avec les yeux des autres et à éprouver cette espèce de mépris qu’ils éprouvent à mon égard7.

9Plus encore le préfixe dissémine une sémantique de la négativité, de la privation et de la séparation dans le lexique des deux œuvres à travers toute une série de familles dont la traduction a parfois du mal à rendre dans une autre langue les dérivés — adjectifs, verbe, substantif. Je pense ici particulièrement au desassossego, que les termes français et italien intranquillité et inquietudine affaiblissent, face au disquiet anglais8). Ces Livres qui jouent la disqualification dès le titre participerait alors d’un même champ littéraire : celui de la défaite, de la défection des dons, de l’humeur au négatif (de la Mélancolie du page à la Saudade de l’employé de bureau), de la déliaison du livre (les « petits chapitres », pour ne pas ennuyer chez l’un, les « impressions décousues » chez l’autre), quelque chose qui semble bien renouer dans l’éloignement avec un certain desengaño picaresque9.

10Ce sont des œuvres de la négation — en sont symptomatiques les énoncés nombreux pour définir l’œuvre par ce qu’elle n’est pas (« Je n’écris pas un poème illustre où je me veuille introduire comme un Héros », Page disgracié, p. 28) et par ce dont elle est privée (« Je raconte avec indifférence mon autobiographie sans événements, mon histoire sans vie. Ce sont mes Confessions, et si je n’y dis rien, c’est que je n’ai rien à y dire », Livre de l’Intranquillité10). Mais aussi ce sont des écritures de la dénégation, dont les narrateurs respectifs se disqualifient eux-mêmes — arguant de styles disgracieux (Page disgracié, chap. 1 : « ma témérité d’avoir osé écrire avec un style qui a si peu de grâce et de vigueur » ; Livre de l’Intranquillité, fr. 152, p. 174 : Pourquoi donc écrire, si je n’écris pas mieux ? Mais que deviendrais-je, si je n’écrivais pas le peu que je réussis à écrire, même si ce faisant, je demeure très inférieur à moi-même ? »).

11Or, dans la palette des mots préfixés négativement et pour ne pas rester sur un tableau totalement noir, l’on passe aisément de la disgrâce au divertissement et par là-même à la grâce de la lecture face au cirque du monde et aux déconfitures répétées de leur porte-parole. Conscient du glissement, le page s’étonne ainsi que l’ami Thirinte puisse « [rencontrer] quelque douceur en des matières où j’ai trouvé tant d’amertume et que ce qui me fut si difficile à supporter vous soit si agréable » (chap. 1, p. 27). Il relie alors le champ du préfixe à une valeur toute significative : celle du désir inaugural de l’œuvre — désir d’ailleurs prêté à l’autre que l’on invente en soi, désir qui est désigné à l’orée du livre comme le moteur d’écriture : « je n’ai pas résolu de faire languir davantage à votre curieux désir » (celui « de tout savoir ») Or le désir, c’est à nouveau une affaire de préfixe qui annule, privant de la présence de l’astre espéré, comme nous le remémore le verbe de-siderare, désirer, « regretter l’absence de » et « souhaiter » (quelque affinité avec la saudade). On retrouvera de tels accents chez Soares, à la nuance près qu’il se fait le conteur et l’auditeur lecteur de lui-même, jouant tout à la fois la Schéréhazade disgraciée et le roi charmé des contes de la disgrâce.

12De là sont tirés toute une mélopée magnifique et un art de la plainte : la matière même est dite « histoire déplorable » (chez le Page disgracié, p. 28) « je puis dire que n’ayant aucune matière de me louer en cet ouvrage, je ne prétends que de m’y plaindre » (chap 1. p. 28), tandis que Bernardo Soares remarque « je me plains parce que je suis faible et, comme je suis artiste, je me distrais en tissant des plaintes musicales et en disposant mes rêves de la façon qui me plaît le mieux. […] Je souffre et je me plains, mais je ne sais pas si le mal, est la souffrance, ni s’il est humain de souffrir. […] Je ne suis pas pessimiste, je suis triste » (Livre de l’Intranquillité, fr. 12711). Il réactive la tristesse de Tristan que le poète français se faisant fort de jouer dans ses vers. En bref, ce seraient des romans à la peine autant que sur la peine, des romans « pas très en forme » pour faire écho au titre enthousiasmant de Christine Noille, et en tout cas des fragments où l’amertume se mêle à l’encre et à la plume des fictions de soi.

13La transition est toute trouvée : la fiction de soi, c’est une autre façon pour les mettre d’accord dans le plan d’intersection suivant, après ce premier panorama pessimiste.

Plan d’intersection B … « où la vie inventée vaut mieux que la vie vécue »

14Les deux narrateurs auraient en partage une même éthique de la vie inventée, fictionnée, feinte au sens de fabulée selon le terme du fingidor pessoen, comme plus belle et parfaite que la vie vécue et son récit banal (banal et donc pour cela même banni, mis au ban). Relisons le Livre de l’Intranquillité

Expérience de lecture 1

15   

[Soares] Les personnages imaginaires possèdent plus de relief et de vérité que les personnages réels. Mon univers imaginaire a toujours été pour moi le seul monde véritable. Je n’ai jamais vécu d’amours aussi réelles, aussi pleines de fougue, de sang, de vie que celles que j’ai connues avec des personnages créés de toutes pièces. Quelles amours loyales ! et j’en ai gardé la nostalgie parce que, comme les autres, ces amours-là passent… [Page disgracié] Le récit des choses qui sont inventées a sans doute beaucoup plus d’agréments que la relation des véritables, pour ce que d’ordinaire les événements d’une vie se trouvent ou communs, ou rares. (28) [Soares] Que peut-on donc raconter d’intéressant ou d’utile ? Ce qui nous est arrivé, ou bien est arrivé à tout le monde, ou bien à nous seuls : dans le premier cas ce n’est pas neuf et dans le second cela demeure incompréhensible (p. 48, Fr 1212).

16Vous aurez noté, je l’espère, les inflexions proprement l’hermitiennes de ce fragment tiré de Pessoa. C’est parce que Pessoa procède avec Soares d’une manière un peu analogue à ce qu’il avait réalisé en poésie avec les poèmes du Gardeur de Troupeaux, ce maître en poésie nommé dans l’hétéronyme Alberto Caiero, le pasteur bucolique qui ne gardait pas de troupeaux mais des pensées. Il s’agit, par le détour d’un imaginaire littéraire aussi puissant que flou (et qui tiendrait ici pour part de la pastorale et de l’imaginaire courtois) de concevoir un narrateur qui déréalise la modernité, la détache de son contexte en contrepoint aux écritures avant-gardistes contemporaines (Álvaro de Campos), afin de la rendre aérienne, atmosphérique, climatique, réflexive en la superposant avec des temporalités plus anciennes. Telles les cartes du jeu de patience alignées sur le plan de travail d’une vie monotone, chaque fragment du livre compose un des paysages de l’âme, sur un arrière fond de modernité, et l’ensemble tient d’un grand théâtre allégorique du monde propice à être décontextualisé à son tour, réactualisé, à demeurer signifiant dans la durée.

« Des histoires de (dés)amour ! » et de bibliothèque : l’aventure (qui file) à l’anglaise

17Dans cette écriture qui affabule et affuble d’invention la matière semi-biographique, la bibliothèque est le lieu propice à dérouler les histoires d’amours, voire même à les générer. La formule est à entendre de façon littérale. L’employé du bureau s’éprend de starlettes shakespeariennes (à commencer par Lady Macbeth) :

Mon idéal, ce serait de tout vivre dans un roman, et de me reposer dans la vie – de lire mes émotions, de vivre mon dédain pour elles. Lorsque l’on possède une imagination à fleur de peau, les aventures d’un héros de roman constituent une émotion personnelle qui se suffit à elle-même, et même au-delà, puisqu’elles nous appartiennent tout autant qu’à lui. Il n’est pas d’aventure plus grande que d’avoir aimé Lady Macbeth, d’un amour véritable et direct ; lorsqu’on a aimé ainsi, que peut-on faire, pour connaître le repos, sinon ne plus aimer personne d’autre de toute sa vie13 ?

18Le page, quant à lui, séduit sa belle écolière à grands renforts de « petits contes », « aventures de romans », de « fables » et de « romans héroïques » (de l’Arioste au Tasse, des Métamorphoses d’Ovide à l’Astrée d’Honoré D’Urfée, p. 103-104, 106 et 130). C’est là que nous retrouvons, enfin, notre page intranquille :

Je reconnus qu’insensiblement ce mal avait gagné ma raison et que j’aimais plus tendrement cette personne qu’il m’était nécessaire pour la tranquillité de mon esprit. Elle n’était pas seulement présente à mes veilles, je la voyais encore en mes songes, si bien que je n’étais plus un moment sans inquiétudes. (105)

Pessoa et L’Hermite (et leurs narrateurs au-delà parce que cela déteint sur leur personnalité littéraire), ce sont là deux lecteurs gentiment moqueurs face à la Carte du Tendre de Madeleine de Scudéry, « l’amour le détournement la parodie » avec la carte du tendre, que Pessoa cite dans Le Livre l’Intranquillité et aussi avec le grand texte « Le Lac de la Possession » (« O Lago do Posse ») La bibliothèque est un réservoir précieux à songes et mensonges où nos deux narrateurs recomposent leur vie à l’envie, brouillant les cartes et les clés pour la critique soucieuse de dénicher la personne de l’écrivain sous la personnalité du narrateur.

19C’est plus particulièrement sur le terrain shakespearien que se constitue un plan d’intersection subtil — celui de l’aventure (amoureuse) qui file (sous les yeux du héros ébahi !) à l’anglaise. Très discret chez le narrateur de L’Hermite (p. 42), il est cependant régulièrement reconnu et dévoilé par les critiques. Ainsi dans le recueil Sur Le Page disgracié. Vingt-quatre études des Cahiers Tristan L’Hermite14 j’en trouve pour le mieux deux mentions : la référence pouvait difficilement échapper. Roméo et Juliette : c’est l’aventure anglaise en filigrane nouée par deux jeunes gens de bonne famille, qui se déroule dans les marges de l’amour anglais filé par le Page lui-même avec sa « belle écolière » qui le place dans « l’ambition d’une si glorieuse servitude », réactivant dans le lexique l’apparition du mot bonheur, en une conjuration espérée de la disgrâce (p. 101).

20L’épisode anglais est explicite chez Pessoa. Et c’est même le comble de la tragédie : celui d’une tragédie qui ne pourrait même pas avoir lieu en tant que tragédie, qui serait annulée avant même que la représentation ait pu commencer. Quelle sera la plus terrible tragédie amoureuse de Soares, cet adjoint d’agents comptables, après avoir reconnu qu’il était difficile d’aimer une femme, après son amour rêvé pour Lady Macbeth ? C’est que la Juliette idéale aurait à peine baissé les yeux sur lui, dans le monde contemporain de Pessoa, lui claquant presque la fenêtre au nez !

Mais la Juliette idéale d’une réalité meilleure a tôt fait de fermer, sur le Roméo fictif de mon sang, la fenêtre hautaine de l’interview littéraire. Elle obéit à son père à elle ; il obéit à son père à lui. La lutte continue entre les Montaigu et les Capulet ; le rideau tombe sur ce qui ne s’est pas produit ; et je rentre chez moi – dans ce meublé où je sens la présence sordide de ma logeuse absente, des enfants que je vois rarement, des collègues de bureau que je ne verrai que demain – tout en remontant mon col d’employé de bureau (qui abrite sans surprise le cou d’un poète), en traînant des bottes toujours achetées dans le même magasin et en évitant, inconsciemment, les flaques de pluie froide, mais ennuyé confusément d’avoir oublié, une fois de plus, mon parapluie, et la dignité de mon âme15.

Le page de son côté, une fois perdue la femme qu’il aime, la cherche désormais sous une projection fictive (épisode en Norvège) :

De là je me cherchais encore dans le palais enchanté de cette jeune Armide, qui m’avait donné tant d’amour en un âge où je ne devais pas être capable d’en prendre ; et me voyant précipité du faîte du bonheur dans un si profond abîme de douleurs, de confusions et de misères, je ne regardais plus ma vie que comme le châtiment de mes imprudences passées. (190)

21Tel tableau du Page (fr. 114) s’apparente, à l’instar de ceux de Soares, à une réécriture des œuvres : le protagoniste se rêve dans la réécriture des grands classiques de la littérature, dans un geste qui ressortirait d’un certain don Quichottisme en mode mineur, désabusé, et en même temps qui ne l’est pas tout à fait. Car en lisant Don Quichotte, nous ne lisons pas le roman fictionné du soi à la première personne : la charge d’ironie, d’introspection et de détachement à sa propre (et triste peut-être) figure est tout autre.

22Il s’agit là de deux histoires de vie, et c’est là que se met en place notre troisième plan d’intersection.

Plan d’intersection C : … [vie] racontée par deux fictionneurs, [vie] pleine de songe et d’altérités

23Face à un idéal commun consistant à vivre une vie de personnage romanesque, plongé au cœur même d’une matière autobiographique, toute l’ambiguïté de la relation à penser entre L’Hermite et son page, d’une part, et Fernando Pessoa et Bernardo Soares, de l’autre, se présente enfin. Fictionneurs [qui traduit le néologisme portugais pessoen de fingidor, celui qui feint littérairement d’être et de n’être pas ce qu’il est, qui s’invente par le vers et la prose], ces deux écrivains ? C’est bien là où je voulais en venir, dans cette expérience de lecture, comme coup de force : à savoir accréditer la fiction critique consistant à appliquer la semi-hétéronymie au Page. Cela reste une fiction critique, au sens où la proposition Tristan L’Hermite semi hétéronyme de Fernando Pessoa ne tient pas debout, si ce n’est en fiction ! J’avais en effet songé un temps proposer une communication forcément polémique sur « Tristan l’Hermite, semi-hétéronyme de Pessoa » et même, j’aurais pu recourir à la traduction, pour brouiller les cartes, avec le personnage de Tristão o Eremita, et pourquoi pas ?, traduire ses textes afin de mieux le dépayser, de créer des échos plus pessoens au détour d’un mot ou d’une construction syntaxique et l’affubler d’affinités (étymologiques de liens de familles et de parentés) avec les autres hétéronymes de la Conversation en famille (Caiero, Campos, Reis, Pessoa orthonyme entre autres).

24Cela aurait pu heurter l’historien de la littérature en vous, mais après tout, il y a eu des précédents d’hétéronymies critiques, traductives et lectoriales, à savoir des critiques, des traducteurs, des lecteurs qui se rêvaient hétéronymes de Pessoa tout à fait notoires (je peux citer par exemple Michel Deguy) et qui exploraient en eux-mêmes ce devenir hétéronyme par propagation. Je n’aurais fait qu’en donner une nouvelle extension possible. Or ce qui m’a plutôt fascinée, c’était de rabattre la notion de semi-hétéronymie sur le Page, par rapport au poète lui-même Tristan, comme fissure du commentaire biographiste. Le Page, pourrait-il se lire comme semi-hétéronyme de Tristan L’Hermite ? Qu’est-ce tout d’abord que le semi-hétéronyme ? C’est Bernardo Soares qui, à l’instar du Baron de Teixe (autre grand prosateur et expert en écritures millimettristes et aphorismes pointus), est ainsi catégorisé par l’écrivain portugais. Il s’agit d’une « personnalité littéraire » qui apparaît dans l’écriture d’une œuvre dans une altérité tempérée. Altérité tempérée, car à la différence de l’hétéronyme, qui surgit comme poète et écrit des vers, le semi-hétéronyme est lié au principe énoncé par Pessoa qu’« Em prosa é mais difícil de se outrar16 », fondé sur un néologisme passionnant outrar-se, principe que l’on peut traduire par « en prose, il est plus difficile de se faire autre. » [trad Judith Balso] « en prose il est plus difficile de s’autruifier » p. 559) [trad. Françoise Laye] ou encore « En prose, il est difficile de s’autrer, [de s’altérer, de s’altériser] » [ma traduction, comme il me tient à cœur de répliquer par le néologisme au néologisme17] « In prose, it is harder to other oneself » [trad. Richard Zenith]. L’écrivain portugais dira dans le même essai de préface aux Fictions de l’interlude, recueil poétique des hétéronymes, que Soares et Teive « sont tous deux des personnages qui me sont miennement étrangers [são ambas figuras minhamente alheias]– écrivent avec un style substantiellement identique, utilisent la même grammaire et font preuve du même souci dans le choix des termes : c’est qu’ils écrivent dans un style qui, bon ou mauvais, est le mien. » bien qu’il ajoute plus loin que leur style diffère, seul le lexique demeure commun.

25En relisant cette définition, l’intérêt de la semi-hétéronymie, d’un anachronisme total appliqué à l’œuvre de L’Hermite, sera de déplacer et de botter en touche la lecture canonique par clés, la critique traditionnelle biographique, celle post-moderne de l’autofiction. Elle réunit le romanesque et l’autobiographique, faisant émerger la notion « personnalité littéraire » en l’écrivain L’Hermite, dont le narrateur, sans nom, se nourrit à la fois d’un partage du style et d’une altérité des aventures, des émotions en réaction à ces aventures, dans une localisation en prose qui conserve à l’archipel de la poésie la signature de L’Hermite en personne, de même que la critique pessoenne a baptisé Pessoa en personne, l’orthonyme, celui qui porte comme nom littéraire le nom patronymique de l’identité civile. Elle implique alors de comparer stylistiquement les personnalités littéraires entre le Tristan L’Hermite poète et le narrateur en prose du Page, ce que je n’ai pas eu le temps de faire bien sûr n’étant pas spécialiste de Tristan. Elle fait écho au syntagme du « Tristan-en-prose » construit dans sa préface par Jacques Prévost, à propos du Page disgracié.

26Enfin, au-delà de ces considérations de lectures et peut-être de fines querelles de clochers académiques qu’elles peuvent sous-tendre autour de la lecture du Page, la richesse du concept que la semi-hétéronymie apporte à une œuvre d’autobiographie fictionnée, c’est qu’elle crée un espace intervallaire entre le sujet d’énonciation et lui-même. Cet intervalle de soi à soi, du sujet à lui-même, une séparation qui était recouvert par les sémantismes du préfixe de-/dis- impliqué dans le desassossego comme dans la disgrâce, c’est de manière plus magnifique, celui de l’œuvre à elle-même.

27Et Pessoa, là encore, nous donne un mot pour désigner cette opération réflexive : entre-ser, ou l’entre-être de l’œuvre, plutôt que l’entre-exister ou l’interexist par lesquels les traducteurs français et anglais ont voulu redonner à entendre la séparation entre les deux verbes êtres portugais - Ser versus Estar :

Original Pessoa : « Não durmo. Entresou » (pt) (tr. 281 éd. brésilienne)

Trad. Maria Jose de Lancastre et Antonion Tabucchi (édition italienne) : « Non dormo. Intra-sono »
Trad. Françoise Laye : « Je ne dors pas. J’entre-existe 
Trad Richard Zénith : « I don’t sleep. I interexist »
Ma trad. : « Je ne dors pas. J’entre-suis. »

Ce mode d’être de l’œuvre est en somme une vie fictionnée, pleine de songes (de livres, de fables, de mensonges parfois aussi) et d’altérités mêlées, selon l’alheiamento de l’œuvre défendu par Pessoa. L’œuvre aussi, ainsi, se fait autre, s’altère et s’altérise [v : alheiar ; adj : alheio/a] :

Des projets – je les ai eus tous ! L’Iliade que j’ai composée possédait une logique dynamique, un enchaînement organique de ses épodes qu’Homère ne pouvait obtenir. La savante perfection de mes vers – auxquels il ne manque que d’être accomplis par des mots – laisse loin derrière elle la précision de Virgile et la force de Milton. Les satires allégoriques que j’ai imaginées surpassent toutes Swift par la précision symbolique des détails, liés entre eux de façon rigoureuse. Et combien d’Horace, combien de Verlaine n’ai-je pas été ! … (fr. 290)

Ce glissement du sujet à l’œuvre se fait dans la mesure où Pessoa fait dire à Soares cette belle clé : « Je suis la prose même que j’écris » (fr 193, édition fr. ; trecho 193, éd. br. : « Sou, en grande parte, a mesma prosa que escrevo »). Formule que l’on peut comparer avec celle du Page disgracié de Tristan L’Hermite : « J’étais le vivant répertoire des romans et des contes fabuleux… Je ne m’appliquais qu’à lire et débiter des contes frivoles. » (Page disgracié, p. 32) Ou encore dans le chapitre XIII, livre I, p 61 : « Je me figurais […] que j’étais quelqu’un des héros d’Homère ou pour le moins quelque paladin ou chevalier de la table ronde. »

Retours critiques sur la méthode ou Pourquoi une étude de non réception

Une réponse différée de 10 ans

28À une question qui m’avait été faite, ainsi qu’à Anne Bourse, par un essayiste bien connu et féru des bibliothèques, lors de l’université d’été sur les « Imaginaires de la bibliothèque » : « Quand vous rapprochez Melville de Goethe à propos de l’épisode des Chaudrons [dans Moby Dick], où Achab chauffe l’équipage et scelle le destin funeste du Pequod dans un pacte diabolique, est-ce à dire que l’on est sûr que Melville a lu Goethe ? ». Ou pour le dire autrement : peut-on comparer et faire dans un extrait la lecture, si l’on n’a pas la garantie absolue que l’un ait été lu de l’autre ? J’avais été un peu interloquée – non que de telles questions existent, mais que l’on puisse encore la poser en ces termes, où pour rassurer le lecteur non comparatiste, il faudrait presque pouvoir montrer, esprit planant au dessus de l’auteur au moment de l’écriture, qu’il avait en effet Faust de Goethe ouvert sur sa table au moment où il invente son épisode maritime. Je force le trait mais à peine. Or comment prouver une lecture ? citation explicite, implicite, décorticage de catalogue des bibliothèques privés (ce que j’ai fait du côté de la bibliothèque de Pessoa), les méthodes sont nombreuses mais appellent aussi à se questionner sur ce qu’est une preuve de lecture. Comme comparatistes, on forge le regard, les années passant, à lire entre les lignes et à voir surgir les intertextes, avec une intuition de plus en plus aigue. Je me suis donc saisie de cette expérience de lecture, pour reprendre ce vieux débat : lire, au sein de la comparée, des œuvres dont les auteurs ne se sont pas « entre-lus », et qui a priori ne s’inscrivent pas comme des réécritures d’un texte plus ancien qu’elles auraient en commun.

Pourquoi ce corpus ?

29Le choix de L’Hermite était contraint : c’est le cahier des charges. Pourquoi associer Pessoa ? d’abord, par pur arbitraire, désir d’enfiler mes propres « chaussons de lectrice » et confiance dans la possibilité d’une extension hétéronymique.

30Ensuite, pour la déterritorialiser en langue, en culture et pour le rapport d’anachronisme flagrant qu’il autorisait – trois siècles où les sensibilités, les techniques, les histoires, les bibliothèques, les esthétiques ont considérablement évolué.

31Enfin parce que je pouvais au moins y placer quelque chose d’une familiarité de la forme – il fallait bien, au départ de la lecture comparatiste, d’un minima de déterminateur commun, au risque sinon d’une artificialité totale. Ici, il s’agit et c’est vite dit — de la drôle de matière autobiographique trouble18 du Page disgracié et du Livre de l’Intranquillité : des Confessions19, je cite, et qui plus est adressé à un proche ou ami, qui pourrait bien être de fiction.

Que serait une étude de non-réception ?

32Au moment de refermer le propos, je souhaiterai définir quelques composantes d’une telle étude, une catégorie critique non répertoriée à ma connaissance dans l’ordre académique et qui consiste en une mise en regard sans complexe d’au moins deux textes qui sont par nature, sourds l’un à l’autre.

33Proposition 1. « Une étude de non-réception se fonde sur une mise en décontextualisation raisonnée20. »

Que serait au juste une « mise en décontextualisation » ? Ce serait une manière de dégager tout ce qu’ils n’ont pas en commun, tout ce qui les sépare définitivement par rapport à des champs littéraires, à des disciplines, à des contextes traditionnellement définis de production, d’époque, d’historicités, de conditions de création. Préciser ce qui rend les deux œuvres, en l’occurrence Le Page disgracié et O Livro do Desassossego, totalement extrinsèques l’une à l’autre, par la déliaison à leurs propres contextes traditionnels. La lecture construit cet espace de non frottement entre les œuvres, d’une forme d’étanchéité même pas volontaire – si l’un de ces auteurs avait ignoré l’autre de manière délibérée, ce serait encore une étude de réception sous la forme d’une réception récusée. À l’orée de toute étude de non-réception, il s’agit donc une zone de décontexte, une zone de détachements des contextes (comme on largue les amarres), sous la forme de quelques observations décontextuelles qui permettent de prendre la mesure de l’écart entre les deux œuvres et de se débarrasser d’un vieux réflexe méthodologique que j’appellerai le bricolage contextuel. (Qui rapproche et agglutine toutes formes de contextes à travers une mise en situation croisée historique, biographique, esthétique, politique du texte, selon). C’est là le geste que j’ai fait en introduction.

34Proposition 2. « Une étude de non-réception est une lecture approximative — en valeurs approchées, “flouttante”. »

Elle s’attache tout autant au rapprochement de détail comme à l’architecture de l’œuvre, combinant au besoin et au gré de la démonstration close reading (lectures de près) et distant reading (lectures de loin21). En ce sens, elle est une lecture dont il faut savoir d’où elle est énoncée, d’où parle le lecteur qui la fait afin de lire à la bonne échelle les différentes opérations qu’elle sollicite, selon une vérité de valeur rapprochée — le titre ici « Pessoa n’a pas lu L’Hermite n’a pas lu Pessoa » constituant une sorte d’équation mathématique en valeur approchée, montrant bien que la valeur « L’Hermite » étant d’emblée de jeu et fallacieusement encadrée par la double valeur « Pessoa », cœur du déplacement vers la modernité du monde libertin du XVIIe siècle de L’Hermite.

35Proposition 3. « Une étude de non-réception n’est pas le contraire d’une étude de réception. »

Son propos est tout simplement autre. Par définition, elle ne construit par les mêmes configurations de corpus, s’éloigne de toute tradition de commentaire. Elle peut même d’ailleurs accueillir des observations tirées d’études de réception, de lectures d’intertextualité, de considérations sur la traduction, ainsi les exemples ponctuels de Roméo et Juliette de Shakespeare et de la Carte du Tendre de Scudéry.

36Proposition 4. « Une étude de non réception est une étude des périphéries littéraires. Elle va même d’une périphérie à une autre périphérie. »

Et cela de fait, puisqu’elle met au jour des corpus jamais — ou rarement rassemblés — ce qui était le cas de L’Hermite et de Pessoa. Cela elle le fait au rebours de la majorité des études littéraires comparatistes, qui jalonnent nos bibliothèque critique d’essais de généalogies autour d’une idée ou d’une figure, de thèmes et de mythologies comparées, de transferts culturels et de réception historicisée, de commentaires, de réécritures et de traductions. Elle explore des chemins de lecture peu arpentés dans sa fragilité même d’assise dont le crédit accordé au lecteur qui la propose devient une clé essentielle.

37Proposition 5. « Une étude de non-réception se fonde sur des livres que l’on a lus. »

Et cela pour une raison simple : une étude de non-réception qui rapprocherait des livres que l’on n’a même pas lus, ce serait une fiction, tout bonnement, et non plus une étude ce qui est tout aussi intéressant, mais parle depuis une autre coordonnée du texte et du sujet qui s’en saisit22.

38Proposition 6. « Une étude de non-réception est une étude de littérature comparée. »

Une telle étude est d’entrée de jeu comparatiste, non en ce qu’elle compare du même et de la différence, de l’assimilable, de l’assemblable23 et du singulier, mais parce que le jeu comparatiste qui consiste à mettre ensemble des œuvres extrinsèques l’une à l’autre créée d’entrée les conditions d’un espace de non réception qu’il reste à définir chaque fois24.

39Les propositions 7 & 8 sont liées.

40Proposition 7. « Une étude de non-réception n’est pas vraiment une nouvelle tentative d’actualisation d’un récit ancien et elle ne fait pas forcément fi non plus de l’historicité des œuvres. »

41Proposition 8. « Une étude de non-réception est un dépaysement réciproque, une défamiliarisation productive. »

Si elle s’inscrit forcément dans une énonciation contemporaine, celle du lecteur, elle fait travailler la relation de création entre les deux corpus ou davantage qu’elle rend comme contemporains, accélérant leur local (temps, espace langue), fait émerger des détails en mineurs ou majeurs, à partir des fragments qu’elle y prélève. Elle ne saurait en ce sens être une lecture totalisante, de la totalité de l’un ou de l’autre des œuvres traitées. C’est dans sa dimension partielle qu’elle dégage des observations ou des zones de frottements inédits.

42Proposition 9. « Une étude de non-réception fait la place belle à la traduction et à la langue. »

Dans sa rencontre entre des textes qui parlent des langues étrangères l’une à l’autre, elle met en contact des intraduisibles, ces termes que l’on ne peut réduire d’une langue à l’autre, qui en même temps appellent tout particulièrement la traduction, qu’il faudra bien apprivoiser par la lecture mutuelle et parfois même dans la diachronicité des corpus. Je renvoie ici au travail fondateur d’Antoine Berman et au remarquable Vocabulaire de la philosophie, dirigé par Barbara Cassin.

43J’ai regretté ici de n’avoir pu trouver des traductions du Page disgracié dans des langues étrangères afin d’observer la faculté du texte à vivre l’épreuve de la traduction, de la translation et de l’altérité linguistique et d’en retourner ensuite les motifs, les figures, les notions d’intraduisibles émergentes au Livro do Desassossego, pour proposer une dernière navette de non-réception.

44Proposition 10. « Une étude de non-réception est en quelque son propre contexte. »

Elle a en ce sens une durée de vie éphémère (elle vaut pour ce matin) et elle est non-détachable de son lieu et de son sujet d’énonciation. Elle constitue un espace exploratoire fécond, n’est rien d’autre qu’une expérience de lecture, et c’est en cela qu’elle nous intéresse, au sens où elle place le lecteur au cœur du processus associatif et disruptif de la bibliothèque.

45Et j’en termine ici avec ma proposition d’une expérience de double lecture, canette L’Hermite et navette Pessoa pour tisser un même dessin plus compliqué, quelques bateaux de papier de plus, ajoutés à l’intersection de leurs œuvres.

46Après tout, je n’ai fait rien d’autre ce matin que de vous raconter une fable critique — et c’était là mon expérience de lecture critique et cryptée n° 2.

« Deux livres disqualifiés…
… où la vie inventée vaut mieux que la vie vécue
… racontée par deux fictionneurs [fingidores], pleine de songes et d’altérités »,

47fable qui en fin de compte vaut peut-être pour rien !