Colloques en ligne

Jean-Louis Jeannelle et Sophie Rabau

Pour une « lecture intéressée » du Page disgracié

Introduction (J.-L. J. et S.R.)

1Le caractère nettement artificiel de la démarche que nous allons mettre en œuvre ne nous échappe pas, et cela d’autant moins que celle-ci s’inscrit dans un projet de réflexion sur les « lectures intéressées » auxquelles nous réfléchissons tous deux depuis plusieurs années. Présentons-en les grandes lignes avant d’entrer dans Le Page disgracié.

2Cette réflexion part d’une interrogation d’ordre méthodologique. À quelles conditions et jusqu’à quel point une lecture peut-elle m’impliquer ? Les règles traditionnellement inculquées exigent de s’imposer une saine distance à l’égard de l’objet commenté, seule garantie d’une certaine objectivité critique. Il y a là toutefois une pétition de principe rarement interrogée et qui se voit contredite par ce que nous nommons ici les « lectures intéressées », à savoir ces commentaires dans lesquels le lecteur applique une analyse reflétant — ou supposée, voire suspectée refléter — un intérêt personnel et comportant un programme dont les implications pratiques, politiques ou éthiques dépassent largement le cadre circonscrit du texte même. Si la vogue, outre-Atlantique, des approches dites « identitaires » (théories féministe, gay et lesbienne ou postcoloniale) en constitue aujourd’hui le domaine privilégié, les lectures intéressées englobent de manière plus large l’ensemble des théories « militantes », où l’interprétation d’une œuvre se voit subordonnée à des enjeux concrets qui dépassent le simple geste d’interprétation, que ces enjeux soient religieux (ainsi du courant catholique fort vivace dans le champ de la critique littéraire ou des études filmiques naissantes durant l’entre-deux-guerres ou jusque dans les années 1960), socioculturels (comme dans les travaux sur la littérature francophone), ou idéologiques (notamment dans le cas de la critique d’obédience marxiste). Il va de soi qu’il n’est pas nécessaire d’être homosexuel pour lire un texte sous cet angle, pas plus que les lectures féministes ne sont réservées aux femmes ou les œuvres de Claudel aux catholiques. En droit, ces modèles herméneutiques sont ouverts à tous, et beaucoup des travaux en francophonie sont menés par des Français sans origine étrangère récente ou par des Anglais ou des Américains n’ayant pas de rapport direct, dans leur histoire familiale, avec les réalités socioculturelles dont ils traitent. Reste que dans les faits, ces lectures sont très souvent pratiquées par les principaux concernés (même si, sur ce point, nous ne disposons d’aucune statistiques), ou plutôt que ces lectures conduisent presque immédiatement à supposer une forme de connivence entre l’interprète et l’objet de son discours, un lien entre le type de questionnement et l’identité profonde, les choix de vie ou tout du moins les options politiques de celui/celle qui les conduisent. Car même athée et laïque dans le cas d’une approche catholique, ou hétérosexuel dûment marié et parfois même (mais plus rarement) parfaitement monogame dans le cas d’une lecture gay et lesbienne, le chercheur (ou la chercheuse) concerné(e) assume toute une série d’options identitaires et politiques qui dépassent très largement le seul objet textuel auquel il/elle applique son analyse.

3Cette implication a pour conséquence que l’exégèse le dispute à l’activisme, selon des conditions qu’il s’agit d’analyser. Les lectures dont il est question supposent une « clause d’intéressement » qui n’invalide pas systématiquement l’objectivité supposée des interprétations auxquelles elles conduisent. En soi, les essais du critique marxiste Lucien Goldmann ne sont pas plus contestables que ceux d’un poéticien comme Genette ou même que ceux de l’inventeur de la textanalyse, Jean Bellemin-Noël. En revanche, si l’on peut refuser de lire un texte à l’aide de catégories poétiques parce qu’on ne les maîtrise pas suffisamment ou de le lire à l’aide de concepts empruntés à la psychanalyse parce qu’on juge cette théorie non scientifique ou inadéquate, un pas supplémentaire est franchi lorsqu’on en vient aux lectures intéressées pour lesquelles le travail herméneutique fonctionne, implicitement du moins, comme un geste d’appartenance (à un parti politique, à une communauté sociale ou sexuée, à un groupe ethnique…) dont le caractère revendicatif, voire prosélyte peut heurter.

4À l’intérieur de ce cadre théorique, les lectures gay et lesbiennes se distinguent sur un point précis — c’est là du moins notre hypothèse —, à savoir le fait qu’au cours de son enfance et de son adolescence, le sujet homosexuel ait sans cesse dû faire l’expérience de l’interprétation et de la surinterprétation dans l’exercice même de son désir. En effet, quel adolescent gay (au sens englobant et large de gay et lesbien), n’a passé livres et films au crible de ses doutes, traqué des allusions qu’aucune autorité ne venait approuver, supposé des préférences chez un acteur ou une actrice désiré(e), déployé en imagination des possibles amoureux à peine esquissés dans l’œuvre, projeté dans un texte ou sur l’écran des intérêts dont il ne pouvait éprouver la validité auprès de son entourage sans se dévoiler lui-même ? Autrement dit et plus brutalement : la lecture gay se fait sur des objets culturels où la sexualité homosexuelle est sous représentée, et de ce fait une lecture où l’on recherche à se reconnaître, voire à s’identifier suppose une surinterprétation.

5Nous proposons donc d’établir un lien étroit entre d’une part l’acte d’interprétation hautement risqué et aléatoire que tout sujet homosexuel pratique dans l’exercice de son désir déviant au cours de sa formation à sa vie adulte et d’autre part les modalités d’interprétation réfléchies mises en place dans le cadre de lecture gay et lesbiennes, qui supposent à leur tour une prise de risque herméneutique. Cela notamment en ce qui concerne les périodes qui précèdent l’invention de l’homosexualité au sens technique du terme, autrement dit avant la seconde moitié du xixe siècle. C’est là, réellement, que le geste de surinterprétation apparaît à la fois commele plus nécessaire mais également le plus risqué – le plus nécessaire en ce qu’avant la fin du xixe siècle, l’homosexualité ne peut se dire qu’à la marge (dans les récits libertin ou dans les écrits répressifs produits par l’institution judiciaire ou religieuse) et en même temps le plus risqué puisque nous ne savons en réalité jamais tout à fait si chacun des indices que nous croyons déceler dans les œuvres du passé font bien signe vers ce que nous appelons aujourd’hui « homosexualité ».

6Ce risque— à moins qu’il ne s’agisse d’une chance —, nous avons choisi de le prendre pour répondre à l’invitation qui nous est faite aujourd’hui de construire le contexte du Page Disgracié. Soit : nous avons donné au Page Disgracié et nous nous sommes donnés un contexte de lecture qui serait celui d’une lecture gay masculine : notre lecteur supposé cherche à reconnaître sa vie amoureuse et sexuelle dans le texte et par là il indexe le récit de L’Hermite au contexte de sa sexualité au sens large.

7Une telle entreprise se signale bien sûr par ce qu’elle peut avoir d’arbitraire. Car le lecteur gay est la plupart du temps face à des textes qui ne parlent pas de lui et c’est en réaction à cette rareté qu’il est en position de surinterprétation plus ou moins arbitraire, sans tenir compte par conséquent des principes d’économie ou de fidélité au contexte de production qui président à nos habitudes de lecture universitaire.

8Nous sommes d’accord pour explorer cette manière singulière de lire. Pour autant nous ne nous présentons pas ici pour parler d’une seule voix. D’abord — et nous aurons à revenir sur cette différence plus importante qu’il n’y paraît —, la construction d’un contexte de lecture est plus ou moins artificielle dans nos cas respectifs. En termes d’identité (notion, l’identité, que l’on peut remettre en cause évidemment), Jean-Louis Jeannelle se définit comme homme et comme homosexuel : la lecture qu’il propose ne suppose donc pas de solution de continuité entre un contexte personnel et un contexte d’ordre public mais aussi scientifique. Outre qu’elle n’est pas en termes identitaires un homosexuel, mais plutôt une homosexuelle, Sophie Rabau a, pour sa part, une forte tendance personnelle et théorique à refuser le figement dans une quelconque identité qu’elle soit genrée, sexuelle, nationale, etc. Autrement dit, la construction d’un contexte de lecture appelle a priori dans son cas, plus de construction que dans celui de Jean-Louis Jeannelle, où la part de donné semble plus importante.

9Mais cet écart entre le donné et le construit nous sépare aussi dans la manière dont nous avons mis à l’œuvre notre programme de lecture. Jean-Louis Jeannelle a une tendance à reverser au dossier du donné textuel et historique le mode de lecture que nous expérimentons : il s’est intéressé comme il va l’expliquer aux éléments du texte observables sur lequel peut s’ancrer la lecture gay ; Sophie Rabau s’est quant à elle davantage centrée sur les opérations de lecture nécessaires pour adapter le texte au contexte de lecture qu’elle s’était donné.

10C’est pourquoi nous avons décidé de mettre en perspective ces deux partis pris de construction du contexte pour vous exposer le résultat de notre lecture intéressée : Jean-Louis commencera donc par parler des points d’ancrage dans le texte et Sophie Rabau continuera en exposant les opérations de lecture, plus ou moins répertoriées auxquelles elle s’est livrée – nous le ferons désormais en recourant chacun à la première personne.

Quels points d’ancrage sur Le Page disgracié ? (J.-L. J.)

11Mon approche du texte est donc légèrement plus « positiviste » ou du moins plus ouvertement soucieuse de sa falsifiabilité que celle de Sophie Rabau, puisque je vais me demander de quels points d’ancrage, de quelles prises sur le texte nous disposons pour mener une lecture gay et lesbienne du Page disgracié. Je distinguerai par souci de clarté trois types d’indices, correspondant à trois niveaux de lecture.

12Par principe bien entendu, je m’interdis ici toute référence biographique : j’ignore quelle était la nature des relations que Tristan l’Hermite entretenait avec d’autres libertins, en particulier avec Dassoucy auquel il dédia plusieurs textes et dont l’homosexualité nous est à présent bien connue grâce à Jean-Luc Hennig dans son Dassoucy & les garçons1. Il va de soi que si je disposais d’un tel indice, je me manquerais pas — personne n’en doute —, de l’invoquer au passage, comme l’on dit, après avoir déclaré que je m’interdisais d’y regarder de plus près, et cette garantie biographique aurait pour effet immédiat de faire lire les plus petites allusions textuelles comme autant de demi-aveux honteux. Il se trouve néanmoins que même Jean-Luc Hennig (car je n’ai pu y résister) décrit Tristan l’Hermite comme un « éternel amoureux (des femmes) », fort heureusement pour la pureté méthodologique de notre démarche, et fort malheureusement pour son efficacité rhétorique sur mont lecteur que je vais néanmoins tenter de convaincre2

13En premier lieu, les indices les plus manifestes de tout texte antérieur à la seconde moitié du xixe siècle sont d’ordre thématique et socioculturel. Il s’agit de références, parfois très ténues, à des pratiques que nous reconnaissons comme relevant plus ou moins directement de l’homosexualité, à la fois comme expérience personnelle et comme mode de vie culturellement construit. Il en va ainsi par exemple de tous les passages du Page disgracié où les héros — c’est là un motif courant — pratiquent le travestissement. Lors de sa fuite loin de l’Angleterre, le page reçoit une lettre de la servante qui lui sert d’intermédiaire, Lidame, où celle-ci précise avoir eu bien du mal à empêcher sa maîtresse de se travestir en homme afin de le rejoindre à Édimbourg (p. 187) — quelques pages plus loin, le héros se fait couper les cheveux « fort près, afin qu’on ne me reconnût pas à la chevelure qu’on pourrait avoir dépeinte assez belle ». De même le page compose-t-il, p. 248, une comédie pour son nouveau maître (dont les témoignages d’affection ne font, nous précise-t-il, qu’augmenter « l’aversion que sa femme avait pour [lui] ») une pièce destinée à guérir sa mélancolie :

J’employais quelquefois deux ou trois pages et autant de jeunes officiers de sa maison, pour représenter les soirs devant lui quelque espèce de comédie dont j’avais ajusté les paroles selon la force de mon esprit.

14Le plaisir de ce maître tient à ce qu’on introduit dans cette troupe un « gros garçon jardinier » jaloux de ne pas avoir été retenu et que le page décide d’associer afin de lui faire jouer le rôle d’un nourrisson dans un épisode d’accouchement burlesque (l’épouse du maître se plaint alors que le garçon cuisinier, chargé de jouer le mari de l’accouchée, ait pu dire devant elle : « Voilà un fort beau garçon, il a déjà du poil au derrière »). Certes, de tels indices sont fragiles : on peut n’y voir que de simples traces d’usages sociaux liés à la pratique théâtrale, mais aussi au goût pour la carnavalisation et à l’inversion des rôles, des hiérarchies et des genres sexués — autrement dit à des faits culturels tout à fait ordinaires, plus qu’à des allusions que nous pourrions rapporter à une inclinaison personnelle. Les allusions de ce type sont donc sujettes à caution, tout autant que les formules où nous pourrions déceler quelque allusion graveleuse, mais que Jacques Prévost, en bon philologue, annote dûment afin de renvoyer l’expression à un état précis de la langue. Ainsi, au sujet de la traversée du héros vers la Norvège, de la formule : « je ne m’amuserai point à vous dire ici comme nous fîmes le matelotage » (p. 189), qui désigne l’organisation de l’équipage par équipes de deux matelots et non (autre sens possible) l’art de pratiquer les nœuds, réels ou métaphoriques, ou encore de ces soirs, où, tenu éveillé par diverses préoccupations, le héros a « le plaisir d’entendre le tripotage de la maîtresse et de la fille de chambre » (p. 226), ce que Jacques Prévost paraphrase en parlant de « désordre » et de « conversation confuse ». Certes, la rigueur philologique nous paralyse peut-être ici en nous interdisant de voir des doubles sens parfaitement transparents (cela est possible) aux yeux des contemporains. Le problème est que ne disposons d’aucun critère fixe pour savoir ce que les lecteurs s’amusaient à lire comme des allusions sexuelles. Sous cette même rubrique d’ordre thématique et socioculturelle, on pourrait ranger l’épisode du « nain déculotté » (p. 243) ou encore l’emploi du terme « crotesque » (p. 269) au sujet du « vieux fol » qui s’entiche du Page au chapitre 36 de la seconde partie et insiste pour l’affubler d’un manteau « de mode bizarre » (p. 267) : « “Cent vertugoy, mon cher ami, disait-il après, vous êtes tout un autre personnage que vous n’étiez auparavant. N’est-il pas vrai ?” poursuivait-il en s’adressant à sa gouvernante. La bonne femme disait voire par complaisance et me faisait après entendre par les grimaces qu’elle me faisait que son maître était fol achevé » (p. 268) — pensons de même à l’expression « incartades burlesques » (p. 308) à propos des extrémités auxquelles la maladie conduit le héros ou d’autres personnages. Chacun de ces éléments nous conduit à imaginer un double sens par analogie avec ce qui relève au sens large de l’expérience ou de la culture homosexuelles. Or l’opération qui consiste à établir une analogie avec ce que nous savons (ou croyons savoir) de l’homosexualité est délicate, puisqu’il nous faut supposer que même si ce désir pour d’autres hommes ne pouvait se dire qu’indirectement ou qu’allusivement, le phénomène que nous décelons dans les textes du passé est de même nature que celui que nous connaissons aujourd’hui.

15C’est ce point qui pose, on s’en doute, le plus de difficultés. Car la plus importante et la plus insoluble des polémiques nées des gay and lesbian studies tient précisément à l’historicité de l’homosexualité, en tant que concept mais également en tant que réalité psychique et sociale. Certes, on peut juger stérile le débat entre « essentialistes » et « constructionnistes » : la difficulté est que toute réflexion qui traite de corpus antérieurs au xixe siècle se heurte inévitablement à la question de savoir si l’homosexualité n’est pas une invention de l’Occident vieille d’un peu moins de deux siècles. Si pour les essentialistes (tel John Boswell, auteur de Christianisme, tolérance sociale et homosexualité), les préférences sexuelles ont pour origine des déterminismes biologiques qui justifient certaines constantes à travers les temps et les aires culturelles, les constructionnistes (en particulier David Halperin) jugent que toute identité et tout désir sexuel sont le résultat d’une interaction sociale à chaque fois spécifique, autrement dit qu’il a fallu attendre une certaine configuration pour que l’homosexuel et l’hétérosexuel ne soit plus définis comme « des personnes qui accomplissent certains actes, ou qui adhèrent à tel ou tel rôle sexuel, ou que caractérisent des désirs forts ou faibles, ou encore qui transgressent ou respectent les frontières du genre, mais comme des personnes aux subjectivités distinctes l’une de l’autre, dont l’orientation intérieure suit une direction spécifique et qui appartiennent donc à des espèces humaines séparées et déterminées […], de nouvelles espèces d’être humains désirants3 ». S’il me semble essentiel de rappeler les termes de ce débat, c’est que la mise en perspective historique a conduit à penser l’homosexualité bien au-delà de ce que nous désignons par ce terme, en particulier à la réinscrire dans un continuum sexuel dans lequel le désir pour le même sexe ne soit pas dissocié du désir pour l’autre sexe. David Halperin constate ainsi qu’il n’existe pas d’homosexualité ou d’hétérosexualité en soi, mais que l’une et l’autre ne sont que des actualisations variables du désir érotique tel qu’il s’organise socialement, quand bien même nous sommes devenus incapables de les penser autrement que comme des évidences. Eve Kosofsky Sedgwick a livré l’une des analyses les plus pertinentes du « male homosocial desire », autrement dit du continuum des liens unissant les hommes entre eux (amitié, camaraderie, rapports hiérarchiques, rivalités, etc.) comme déterminant pour le système des genres sexués et pour la délimitation des frontières entre ce que deux sujets masculins font dans le privé et ce qu’ils doivent afficher en public4. C’est ici en particulier la notion d’amitié, intermédiaire entre les relations de parenté et les affinités sexuelles, qui s’avère la plus riche, puisqu’elle concerne quantité de couples mythiques5.

16On le voit, l’écart avec notre expérience ordinaire de l’homosexualité compte ici plus que les analogies que nous pourrions établir avec les représentations que nous livre le texte considéré. Ce deuxième type d’indices est donc d’ordre anthropologique : la lecture porte, cette fois-ci sur ce que l’auteur nous dit des rapports des hommes entre eux, leur force et leur complexité au regard de ce qui est aujourd’hui autorisé en Occident. Car si le texte de Tristan L’Hermite s’avère très pauvre en allusions, on ne peut qu’être frappé de la disproportion qui y existe dans les rapports entre les sexes : le Page tombe ainsi amoureux à plusieurs reprises de femmes, mais c’est, semble-t-il, sans entretenir de rapports sexuels6, voire même en mettant, contre son gré bien entendu, toujours plus de distance entre sa maîtresse et lui-même, comme lors de la fuite en Écosse à la fin de la première partie. D’une certaine manière, le seul véritable contact hétérosexuel a lieu en Angleterre, p. 92-93, lorsqu’une femme mature entreprend le Page, qui déclare ne pas savoir ce qu’elle veut de lui, et finit par lui vomir dessus — « J’appris là qu’il n’y a rien qui puisse mieux donner de l’horreur du vice que la propre image du vice », conclut-il (p. 94). En revanche, le héros ne cesse de se faire de nouveaux amis, de tous âges, et insiste à de nombreuses reprises sur l’aspect physique (indissociable néanmoins de l’apparence sociale) des hommes avec lesquels il se lie — de beaucoup d’entre eux, comme d’un autre jeune seigneur disgracié, p. 191, ou de « La Montagne », p. 283, il est dit qu’ils sont « bien faits » ou « fort bien faits ». La jeune fille d’une pension où loge le Page veut-elle découvrir la cause de sa mélancolie, elle emploie pour cela l’un des pensionnaires, « garçon riche et assez bien fait, qu’elle avait piqué de son amour » (p. 219) et qui couche dans la même chambre que celle du Page : « il ne lui fut pas difficile », précise le narrateur, « à m’acquérir pour son ami, avec les soins qu’il s’en donna. La complaisance est un charme universel qui est à l’usage de toutes sortes d’humeurs ; mais les jeunes gens sont particulièrement susceptibles de cette douceur ». Plus surprenant encore est l’empressement avec lequel le Page se lie avec des inconnus. Certes, à chaque fois, il est possible d’y voir pour raison l’intérêt : ainsi des innombrables camarades de beuverie et de jeu qu’il croise sur son chemin (p. 236, parmi tant d’autres… — p. 215 des prêtres qui veulent, avant de l’associer à leur compagnie, tester ses faiblesses et les vices auxquels il est sujet, lui envoie, pour l’éprouver, une espèce de démon : un « garçon fort subtil » qui tente de le pousser à jouer), mais aussi de l’homme qu’il croit en possession de la pierre philosophale (et qu’il rencontre, p. 74-75, parce qu’une hôtesse a proposé à ce dernier de coucher dans le même lit que le jeune Page), ou quantité d’autres seigneurs au service desquels il entre par la suite, tel, p. 229, ce vieillard de plus de cent ans (« un des grand personnages de son temps ») qui arrête, écrit l’auteur, « quelque temps ses yeux sur mon visage pour connaître ma physionomie et me dit après en souriant, ce qu’on écrit que Socrate dit autrefois à quelque enfant qu’on lui présenta : “Mon petit mignon, parle afin que je te connaisse, […] dis-moi qui tu es, et ce qui t’oblige à souhaiter d’être à moi », cela avant de le faire coucher dans sa chambre. Ce qui fascine dans chacun de ces cas, c’est la nature même du lien noué où la vassalité se mêle à l’amitié sans qu’on puisse en comprendre tout à fait les motivations au regard de nos propres catégories sexuelles et sociales — je pense ici notamment à l’attachement que le Page lui-même suscite chez certains hommes qui se placent à son service, en particulier l’Irlandais (l’unique personnage, on le sait, dont le nom nous est donné, p. 198, lorsque les deux hommes se quittent, non sans que le « pauvre garçon fît mille cris de douleur qui m’affligèrent, et sans que je lui eusse donné mon nom et mes armes, afin qu’il pût dire chez lui quel était le maître qu’il avait si fidèlement servi »). On ne compte plus les embrassades (p. 177) et les déclarations d’affection ou de fidélité que les deux hommes s’échangent (p. 188 ou p. 198).

17Mais un passage me semble condenser plus particulièrement les enjeux d’une lecture qui s’attache à des rapports homosociaux d’une société comme celle du Page disgracié supposant des affects et des contacts physiques bien supérieurs à ce qu’il en serait aujourd’hui dans des circonstances semblables. Il s’agit de cette « histoire écossaise » troublante où les femmes jouent le rôle de monnaies d’échanges. Deux amants sont éloignés de force : la femme confie alors à l’homme un jeune garçon, frère de lait, qui doit se porter garant de sa conduite ; mais parvenu à Londres, cet homme « qui a reçu de grands avantages de la Nature », suscite l’intérêt d’un jeune gentilhomme anglais qui se pique d’amitié pour lui et s’empare de son esprit, lui faisant oublier les choses dont il avait juré tant de fois de se souvenir (p. 196). Pourquoi cette amitié masculine est-elle la trahison des serments amoureux préalables ? On peut s’en étonner. Voici ce qu’il en résulte ; un soir de débauche, l’anglais fait venir sa sœur, très belle, qui entreprend de séduire l’amant infidèle :

Enfin, l’Anglais, venant embrasser son camarade, lui demanda s’il pourrait l’honorer assez pour vouloir épouser sa sœur, afin qu’ils vécussent désormais ensemble. L’Écossais, troublé du vin qu’il avait vu ou de l’objet de cette beauté présente, ne se souvint plus de sa première maîtresse et, mettant sa main dans celle de son ami, jura qu’il acceptait son alliance avec beaucoup de consentement.

18Il y a là un rapport triangulaire où le désir circule bien au-delà des rapports normés entre les genres sexués et où la femme est réduite au rôle de monnaie d’échange – rapport que l’on retrouve à d’autres moments dans le texte, notamment dans l’épisode de la jeune femme employant un amant pour s’attirer les faveurs du Page. On se souvient de l’étonnante formule employée alors par Tristan L’Hermite : « La complaisance est un charme universel qui est à l’usage de toutes sortes d’humeurs ; mais les jeunes gens sont particulièrement susceptibles de cette douceur » (p. 219). Or lors de cet épisode se met en place un jeu complexe où le garçon, qui s’est entremis pour sa maîtresse, devient soudain jaloux du Page : étrange réaction, on l’admet, que de ressentir de la jalousie non lorsque sa maîtresse lui confie la mission de lier amitié, mais après avoir lié amitié, au moment où le Page manifeste quelque intérêt pour la jeune femme…

19Il est difficile néanmoins de tirer des conclusions de tous ces éléments d’ordre anthropologique. Il ne s’agit plus ici à proprement parler d’homosexualité, mais de rapports homosociaux complexes où sujétion, admiration et affection (voire attirance) se mêlent d’une manière qui nous frappent par l’absence de distinction nette entre homo- et hétérosexualité. Nous ne pouvons qu’interroger des relations homosociales qui, à l’époque, ne surprenaient certainement pas les contemporains, mais où nous croyons reconnaître certaines traces de ce que nous identifions à présent comme un désir entre hommes.

20Je passerai plus rapidement sur le troisième type d’indices ou de points d’ancrage dont nous disposons, et qui est de nature textuel, à savoir le motif du secret lui-même, qui conduit, on le sait, à lire de manière quasi-allégorique l’ensemble du texte. À aucun moment ne nous est dit (ou plutôt n’est-il question que de cela, mais d’une manière qui laisse penser qu’il existe d’autres secrets) les raisons de la disgrâce qui frappe le héros-narrateur. Le récit est adressé à un narrataire nommé Thirinte, cela dans un texte où le principal moyen de séduire autrui (homme ou femme) est précisément de lui raconter son existence, quitte à la romancer, en sorte que s’accumulent les scènes où, mis en demeure de raconter ses aventures, le Page utilise son art de la parole pour acquérir les faveurs de ses auditeurs. À plusieurs reprises, lui-même insiste sur les artifices romanesques dont il use et souligne l’enjeu que représente le dévoilement de son existence, en particulier des disgrâces dont il est affligé. La fameuse « complaisance » (ce charme universel) dont il est question, p. 219, tient précisément au plaisir produit par la mise en récit de soi (selon des codes dont personne ne semble dupe, bien au contraire) : refusant notamment de se « découvrir » à des inconnus « sur des secrets qui ne devaient être déclarés qu’à des confidents plus illustres » (p. 201) et à un parent avare dont il ne pourra rien tirer, le Page fait « des relations de [sa] fortune à [sa] fantaisie et de choses qui n’approchaient point de celles qui [lui] étaient arrivées » (p. 217) — sans cesse le héros se trouve ainsi en situation d’échapper « à la nécessité d’avouer ce que [il était] véritablement » (p. 234) ou au contraire de gagner le cœur de son interlocuteur par le récit de ses disgrâces (mais semble-t-il sans que ce récit soit nécessairement moins artificiel ou plus sincère). Dans ce texte qui ne parle que de secrets et de confidences, le lecteur est donc sans cesse invité à surinterpréter, en particulier lorsqu’il est question d’amour, conformément à la règle énoncée p. 134 : « Je ne vous dirai point ici des choses qu’on peut mieux ressentir que dire, et que l’on n’est pas digne de ressentir lorsqu’on est capable d’en parler. » D’une certaine manière, les seuls éléments sur lesquels le lecteur peut s’appuyer relève d’une symptomatique amoureuse décrite à plusieurs occasions, comme par exemple au sujet (p. 110-111) d’un autre page amoureux de la fille du Milord anglais, dont il nous est dit des « soins qu’il rendait avec tant de diligence et d’assiduité qu’ils paraissaient plutôt des marques d’amour que des effets du devoir ». Dans ce cas, que penser alors de l’ami qui fait entrer le Page au service du seigneur et le force « de garder pour l’amour de lui un petit rocher de diamants qu’il avait au doigt, prenant en échange un petit jonc d’or, que j’avais au mien » (p. 102) ? « Je ne me séparai point de lui sans quelques larmes, note le narrateur, et je ne me retirai point de dessus le bord de la Tamise jusqu’à ce que je l’eus perdu de vue ». Ne s’agit-il que de la « générosité » d’un « ami nouveau » ? On s’est beaucoup interrogé sur l’équivocité de la voix narrative dans Le Page disgracié7 : c’est nous-mêmes, lecteurs, qui devons nous considérer comme les destinataires d’un récit visant à nous séduire et à nous amener à saisir les indices laissés à notre disposition par un narrateur pourtant explicitement si peu fiable.

Quelles opérations de lecture ? (S. R.)

21Je voudrais repartir de la rareté des indices et de leur caractère contestable qu’a notés Jean-Louis Jeannelle. En fait, il me semble que la rareté ou l’incertitude de ces indices fait partie intégrante de l’expérience même de lecture gaie telle que nous la postulons : on se trouve, à moins de lire une littérature clairement marqués, voire revendiqués comme homosexuelle devant des textes écrits dans un contexte où l’on est minoritaire et où sa sexualité est au mieux objet de silence au pire frappée d’interdit sociaux ou légaux, alors ce que l’on trouvera ne sera jamais manifeste et pourra toujours renvoyer à autre chose. En d’autres termes, il ne suffit pas de repérer des indices, il faut également faire intervenir des opérations de lecture qui ont pour spécificité de compenser l’incertitude et la rareté des indices. Ce sont ces opérations de lecture que je voudrais à présent décrire en les faisant — le plus souvent possible — porter sur les lieux que Jean-Louis a déjà signalés.

22Ce qui réunit ces modes de lecture c’est qu’ils sont référés à une unique pierre de touche le contexte de lecture et non plus le contexte de production. Cela engage des opérations qui nous sont habituelles, que nous pratiquons couramment mais qui sont rapportés à ce nouveau contexte, mais aussi on va le voir, des opérations de lecture plus inédites au regard tout au moins de nos pratiques universitaires.

23Pour commencer par une opération que nous pratiquons couramment, il s’agit d’abord de hiérarchiser. On peut sans trop prendre de risque dire que tout commentaire décide plus ou moins implicitement de ce qui se trouve au centre du texte, de ce qui en constitue l’essentiel et auxquels d’autres éléments se trouvent subordonnées. Or dans le cas du Page, la réponse ne va pas de soi quand on s’intéresse à la représentation de la relation entre personnages : nous l’avons vu, les relations entre hommes sont abondamment représentées dans le récit. On peut même aller plus loin et noter que si l’aventure avec la maîtresse anglaise constitue une charnière importante dans l’organisation du récit, il n’en reste pas moins que la majorité des petits chapitres est consacrée à nous rapporter des rapports entre hommes qui assurent bien souvent la progression de l’intrigue. Au point d’ailleurs que le premier personnage féminin n’intervient qu’au chapitre 17 (encore n’est-ce qu’une hôtesse sans grande importance), que l’intérêt pour une femme ne se manifeste qu’au chapitre XXIV, et que l’on trouve en trouve de longues séquences sans aucun personnage féminin.

24À cela on pourrait ajouter que la structure cyclique du récit fait aller le Page de la séparation d’avec un homme, le seigneur Hermire avec qui il a passé les premières années de sa vie, à ses retrouvailles avec ce même homme, après bien des aventures au chapitre XLVII.

25Toute la question est alors de savoir comment nous allons hiérarchiser ces deux types de rapports entre hommes ou de rapports mixtes. Dans le cadre d’une contextualisation littéraire et historique, on aura tendance à déclarer que la rencontre avec la maîtresse anglaise est au centre du récit et à voir dans les différents personnages masculins des adjuvants ou des opposants à ces amours. Cela se passe ainsi dans bien des récits que j’ai lus et que j’ai en mémoire. Dans le cadre que je me donne, il va de soi que la hiérarchisation sera différente : on dira par exemple que la rencontre avec l’amante anglaise constitue une exception, voire une digression pour un récit qui fait aller le page d’un homme à un autre et de la perte d’un homme à ses retrouvailles avec ce même homme. Autrement dit, pour des raisons à la fois littéraires (topique apparente du roman) et culturelle (culture hétérosexuelle), nous avons tendance à dire que l’essentiel d’un texte en est l’intrigue hétérosexuelle quand elle est présente, tout le reste étant en quelque sorte inféodé à cette intrigue8.

26L’opération de hiérarchisation, que nous pratiquons couramment peut donc servir les besoins d’un contexte de lecture gaie. C’est également le cas d’une autre opération que nous pratiquons tout aussi couramment : la mise en série d’éléments du texte qui nous semblent présenter une analogie. La mise en série, on dit parfois le repérage d’une isotopie, est une opération assez élémentaire et facile à réaliser puisqu’aussi bien il suffit de mettre ensemble des éléments allant dans le même sens pour appuyer une hypothèse de lecture. Or si l’on veut se mettre au service d’un contexte de réception gaie, il n’est pas très difficile de passer le texte au tamis de quelques isotopies commodes, et d’appuyer ainsi l’orientation de sa lecture. Jean-Louis Jeannelle a déjà signalé certains éléments à partir desquels il est possible de construire des séries. Je peux ainsi regrouper les nombreux mentions d’un regard d’appréciation de la beauté et des qualités masculines (p. 39, 52, 58, 83, 286) ; ou encore les expression d’affection pour les hommes (p. 63 : « la chère présence de mon maître », p. 294 : « mon page ardent et fidèle, ce seigneur qui me faisait l’honneur de m’aimer », etc.) ; ou enfin mettre en série le nombre de fois assez important où le page partage la chambre d’un autre homme et où c’est dit (p. 70 chapitre XVI sqq., p. 192, 219, 230).

27À cette mise en série interne répond une mise en série externe — opération assez courante là aussi où l’on rapproche un élément du texte d’un autre texte au nom d’une intertextualité plus ou moins manifeste. À nouveau, la lecture gaie peut pratiquer cette mise en série externe. On distinguera alors, de manière tout à fait orthodoxe, premièrement le rapprochement intertextuel auquel le texte invite de manière manifeste (ainsi la mention de Socrate, déjà citée par Jean-Louis Jeannelle, figure, s’il en fût, du désir masculin envers les jeunes gens qu’il éduque9) ; et deuxièmement le rapprochement intertextuel construit par le lecteur à partir de sa mémoire qui sert de contexte au rapprochement sans que la chronologie historique ou la distance culturelle soit en rien respectée. Ainsi au xviie siècle, Madame Dacier rapprochant Homère de la bible ce qui ne va pas de soi… Ainsi — en ce qui concerne notre lecteur gai — d’un rapprochement ni plus ni moins impossible ou possible : je pense à une tendance à ne pas genrer le discours dans Le Page disgracié : par exemple plusieurs lettres mentionnées sont écrites au neutre sans qu’on sache si elles sont adressées à un homme ou une femme10. Il se trouve que cette écriture au neutre est caractéristique d’une certaine écriture homosexuelle – je pense à Garréta ou plus récemment à Denis Lachaud et rien ne m’empêche de construire une série entre la tendance au neutre du Page et cette écriture homosexuelle du neutre…

28Pour être une opération courante, la mise en série n’en constitue pas moins — sans que nous ayons clairement conscience — une opération de décontextualisation assez radicale. Ce n’est pas le texte dans son ensemble qui est décontextualisé mais plutôt un de ces segments (mot, syntagme, procédé, topos, etc.) qui est arraché à son contexte immédiat pour être réuni avec d’autres segments au nom d’une hypothèse de lecture. On fragmente le texte et on prélève un segment donné pour l’inclure dans le contexte de sa lecture. La lecture intéressée que nous postulons ne procède pas autrement si ce n’est qu’elle porte à l’extrême ce geste de fragmentation et de prélèvement : je découpe la lettre au neutre, l’extrais de son contexte pour la placer dans un contexte de l’écriture au neutre où elle prend une autre valeur.

29Mais la fragmentation-extraction peut avoir d’autres fonctions dans ce type de lecture, c’est à dire qu’elle peut permettre d’amplifier d’une possibilité énoncée puis refusée par le texte. Il arrive en effet assez souvent dans Le Page disgracié que le texte pointe dans une direction qui peut faire espérer à un lecteur gai qu’il va lire une scène d’intérêt homosexuel, mais quelques lignes voire quelques mots plus loin cette possibilité est refermée et la lecture devient impossible. Par quoi notre lecteur gai passe son temps à espérer et voir son espoir déçu, lecture inconfortable s’il en est mais que peut adoucir une fragmentation-extraction-amplification. Soit entre autres exemple ce début de scène (p. 72) :

« Cette insolence que je commis fit élever un grand murmure ; trois ou quatre officiers me saisirent pour me retenir prisonnier, mais un lieutenant du régiment qui me connaissait, me retira d’entre leurs mains, disant qu’il me tiendrait en sa garde et que je n’étais pas un gentilhomme à maltraiter et m’amena droit en son logis. »

À ce stade de ma lecture, je (je, c’est-à-dire un lecteur mâle et homosexuel) peux encore espérer et je dirai même que tous les espoirs sont permis Toutes les conditions sont réunies pour que le lieutenant profite de la situation pour exposer les raisons de son intérêt et profiter de la solitude et de ce qu’ils se trouvent tous deux en son logis pour explorer des aspects plus charnels ou en tout cas plus sentimentaux de leur relation.

30Bien évidemment il ne se passe rien de cela, mais à ce moment du texte, je tiens bien le début d’une scène d’amour entre deux hommes qu’il me suffit de prélever et d’amplifier à ma manière pour satisfaire ma lecture intéressée. En d’autres termes, je dirais que l’extraction-amplification suppose une lecture où on lève régulièrement les yeux du livre pour en continuer autrement, totalement autrement, des passages qui ne vont pas dans la direction que l’on désirerait. Il est des livres qu’on ne peut lire que d’une main mais il en est d’autres qu’on ne peut lire qu’en levant les yeux du livre et la lecture intéressée suppose un tel geste qui s’éloigne évidemment — cette fois — de nos habitudes de commentaire, du moins de nos habitudes de commentaire contemporain car dans le commentaire classique il n’est pas rare de voir de tels mouvement centrifuges ou plutôt textifuges où à un lemme prélevé sur le texte on associe tout ce à quoi l’on pense ou dont on se souvient sans plus suivre la logique du texte. Le postulat de la lecture intéressée rejoint donc et permet de désigner un mode de lecture qui existe peut-être par ailleurs, mais qui n’est généralement pas très bien répertorié.

31Or un autre mode de lecture sans doute existant mais mal décrit — du moins dans nos habitudes de commentaire contemporain — se trouve également révélé par la tentative d’ajuster le texte au contexte de lecture. Il s’agit de ce que je nommerai « la lecture soupçonneuse ». Certes en tant que lecteurs professionnels, nous nous devons de signaler toute bizarrerie susceptible d’échapper à un lecteur naïf, mais ces bizarreries outre qu’elles doivent être rapportées à plus haut sens, s’expliquent par une incompétence du lecteur et non — sauf exception — par un désir de dissimulation de l’auteur. À l’inverse, la lecture intéressée va proposer une sorte de lecture où rien n’est clair, où pour parler familièrement « tout est louche » et où l’auteur cache forcément quelque chose. Ce type de lecture existe évidemment : de la lecture allégorique à l’interprétation psychanalytique, en passant par l’herméneutique homosexuelle dont Proust nous a fourni quelques exemples.

32Ce qui caractérise ces lectures du soupçon, c’est que rien dans ce qu’on lit n’est innocent et surtout que ce qui semble le plus innocent est considéré comme étant hautement suspect. On sait ce qu’un psychanalyste fait d’une expression comme : « j’adore ma mère », et tout lecteur de roman policier sait bien que le coupable a de fortes chances d’être celui des personnages qui semble le plus innocent. On voit l’usage que peut faire un lecteur intéressé de ce processus de lecture dont l’excès même compense la rareté de ce qu’il cherche à trouver : en quête d’un objet sous-représenté, il pourra identifier derrière n’importe quel signe la marque de sa présence et en particulier faire de son absence ou de sa négation la marque même de sa présence.

33Ainsi cette homosociabilité dans sa persistance à ne pas être sexuelle n’est-elle pas le signe même que quelque chose veut se dire qui doit pourtant rester secret ? Le soupçon d’un secret a bien sûr pour conséquence une tendance à chercher un code dans le texte : par exemple dans Le Page disgracié le motif du jeu, vice que le narrateur cherche à fuir mais dans lequel il retombe toujours pourrait être vu comme une sorte de désignation codée de l’homosexualité. Aussi bien ne joue-t-on jamais qu’avec des hommes... Par le soupçon et le décodage, je parviens à rapporter tout ce que je lis au contexte de ma lecture, comme si finalement le texte m’était adressé ou était fait pour parler de moi alors qu’il ne semble pas le faire.

34Pour le dire autrement, tout ce que je trouve dans le texte est susceptible de me concerner, je me vois dans le texte, je m’y reconnais. Or la reconnaissance est le dernier mode de lecture inédit que me semble engager la lecture intéressée. La reconnaissance est assurément un mode de lecture ou d’appréhension d’un objet que les lecteurs professionnels ne pratiquent pas du moins ouvertement. On en trouve au moins un exemple au début de Devant l’image, lorsque Georges Didi-Huberman reconnaît dans une fresque de Giotto la technique picturale de Pollock. La reconnaissance consiste donc à retrouver dans un texte ou dans un objet d’art un élément que l’on connaît sans se soucier de savoir si cet élément se trouve objectivement dans le texte. Elle un mode d’appréhension où on trouve le connu dans le moins connu, le même dans l’autre. La reconnaissance manque donc très clairement d’objectivité au sens très littéral : elle ne prétend pas décrire l’objet où elle reconnaît quelque chose, ni affirmer que ce qu’elle y reconnaît soit un trait effectif de cet objet. Par ailleurs elle implique que le contexte de production du texte ne soit pas la seule pierre de touche pour appréhender ce texte ; au contraire elle suppose qu’on accorde une certaine primauté au contexte de réception : l’essentiel est que je puisse projeter un élément de mon contexte dans le texte.

35Ainsi pour reprendre les termes de Jean-Louis Jeannelle, il n’est pas certain que la carnavalisation ou l’homosocialité soient objectivement des marques d’homosexualité, mais il est certain que notre lecteur intéressé peut y reconnaître une expérience de travestissement associé à la culture gay et lesbienne. C’est donc mon contexte de réception qui permet d’évaluer une lecture du texte, qui en constitue la pierre de touche et c’est notamment son utilisation possible dans ce contexte qui caractérise une lecture intéressée : je voudrais évoquer cette dernière opération qui relève de l’appropriation. Pour revenir à un exemple simple donné par Jean-Louis, historiquement matelotage ne signifie pas autre chose que ce que donnent les dictionnaires d’époque mais matelotage pourrait être un mot pour désigner un certain type d’esthétique gay mâle, où l’érotisme va avec la représentation du marin de manière plus ou moins explicite. « Querelle de Fassbinder est un film plein de matelotage », « dans les Demoiselles de Rochefort de Demy, le matelotage est présent bien qu’implicite »… S’approprier c’est non seulement faire sien mais aussi rendre propre à autre chose.

36C’est ici le contexte de la lecture qui est la pierre de touche du caractère approprié d’une lecture. À partir de là, bien sûr, rien n’interdit se continuer et d’exploiter cette appropriation en l’association avec une extraction et une mise en série : on mettra donc en série le matelotage avec cette phrase (p. 89) : un « un charitable matelot me vint prendre à travers du corps » et l’on commencera à avoir de quoi fantasmer une scène de matelotage au nouveau sens, tout à fait concevable11.

Que reste-t-il de nos lectures ? (S. R.)

37Que reste-t-il d’une telle lecture ? À vrai dire, avant tout, des questions plutôt que des réponses — ce qui ne veut pas dire, à nos yeux, qu’il s’agisse d’un échec. En bons théoriciens, les questions de méthode nous paraissent, en réalité, plus importantes que les découvertes que nous pourrions éventuellement faire concernant un éventuel sous-texte crypto-gay dans Le Page disgracié.

38Qu’apprend-on ? On apprend évidemment de notre rapport à une époque (et au désir masculin) : il importe de produire un savoir sur des modes de lecture (émotions) et d’arrêter de pratiquer des lectures qui ne sont pas celles qu’on pratique dans la vie. On apprend aussi que le lecteur hétérosexuel qu’on présuppose n’est pas neutre (nous vivons dans le leurre d’une lecture neutre). Je suis ici bien loin du contexte historique qu’invoquait précédemment Jean-Louis Jeannelle. Mais un tel exercice a pour intérêt de nous amener à réfléchir à des modes de lecture écartés par le savoir universitaires et néanmoins plus conformes à nos investissements émotionnels et psychiques. Au savoir sur les textes qu’ils produisent, les chercheurs en littérature n’ont-ils pas à la responsabilité d’ajouter une réflexion sur toutes les formes de lecture, sans exclusive ? Cela peut paraître évident ; et néanmoins, qui d’entre nous le pratique réellement dans l’exercice de ses fonctions universitaires ?

39À ce propos, posons une dernière question, en me prenant une dernière fois comme objet d’expérience. Comment ai-je pu le temps d’une lecture incarner la persona d’un homme homosexuel ? Il y aurait plusieurs manières de répondre à cette question, notamment sur un plan de la sociologie gay dominée par un modèle masculin ou encore sur un plan féministe qui dénoncerait mon intériorisation d’un modèle masculin aliénant, ce que je veux bien admettre. Mais il est aussi une réponse plus simple à cette question.

40À vrai dire, j’ai l’habitude de proposer une lecture artificielle dans un contexte qui n’est pas le mien, de m’assimiler pour lire à ce qui n’est pas moi ; c’est-à-dire l’on m’a appris à pratiquer, comme lectrice professionnelle, une lecture où le lecteur supposé est à coup sûr hétérosexuel et de manière à peu près certaine un homme. Or, s’il est peut-être vrai statistiquement (et encore) que les lecteurs sont majoritairement hétérosexuels, il n’est pas vrai que la supposition d’une réception hétérosexuelle soit la plus objective et la plus neutre. Pourtant j’ai appris à me glisser dans la peau de ce lecteur qui s’intéresse plus à la beauté de Guenièvre qu’aux sanglots de Galehaut devant Lancelot…

41Mon expérience de lecture habituelle est une expérience d’artifice où je me construis déjà en homme hétérosexuel, un contexte fait de bric et de broc, de lectures, de stéréotypes, de mes observations de la sexualité hétérosexuelle, un contexte tout aussi construit de bric et de broc que celui j’ai construit pour proposer et expérimenter ma lecture en tant que gay.