Colloques en ligne

Emmanuel Buron

Le pouvoir et ses effets. L’espace politique dans Hippolyte et La Troade

1Dans mes divers travaux sur les tragédies humanistes, je m’attache à lire ces pièces en fonction de la représentation qu’elles supposent, représentation qui est tout à la fois celle, imaginaire, qu’elles suscitent pour le lecteur, comme tout texte qui raconte une histoire, et le spectacle qu’elles permettent et dont elles portent en elles les grandes lignes, comme toute pièce de théâtre. C’est encore sous cet angle de l’espace que je voudrais interroger Hippolyte et La Troade, moins dans son organisation scénographique que dans sa caractérisation symbolique, afin de dégager d’abord la convergence problématique paradoxale de deux tragédies, qui sont par ailleurs très différentes. Elles construisent un espace civique dans lequel se multiplient les signes de la mort, et ce débordement des Enfers peut s’analyser en termes politiques comme le déploiement des effets d’un pouvoir corrompu. Il faudra, pour finir, rendre compte dans cette perspective de la différence entre les deux pièces.

L’espace politique ou la mort dans l’enceinte de la cité

2La théâtralité de la tragédie humaniste tient en partie à la conscience qu’ont les auteurs d’un ancrage géographique des arguments. Dans la Poétique (1453a17), Aristote souligne que les plus belles tragédies sont tirées de l’histoire de quelques familles, ou maisons nobles, et Ronsard adapte ce passage en énumérant des villes.

L’argument du Comicque est de toutes saisons,
Mais celuy du Tragicque est de peu de maisons.
D’Athenes, Troye, Argos, de Thebes et Mycenes
Sont pris les argumens qui conviennent aux scenes.
Rome t’en a donné, que nous voyons icy,
Et crains que les François ne t’en donnent aussi.1

3Situées l’une à Athènes, l’autre à Troie, Hippolyte et La Troade répondent pleinement à cette distribution spatiale des arguments. En outre, Garnier accorde une grande attention à la localisation de ses tragédies. C’est particulièrement net dans Hippolyte. En tête de la première édition de cette tragédie, on trouvait un « argument des actes » qui a disparu des éditions collectives ultérieures des Tragedies de Garnier. Dans ce texte, on lit notamment : « au premier acte est introduit en forme de prologue l’ombre d’Égée »2. Or, dans la tradition du théâtre latin, un prologue n’est pas seulement un texte placé en tête d’une œuvre, c’est avant tout un rôle et, comme son nom l’indique, un discours qu’un acteur prononçait devant les spectateurs avant le commencement de la pièce, pour leur demander le silence, présenter l’argument de la pièce, éventuellement clarifier quelques intentions de l’auteur (désigné à la troisième personne) et, en particulier, identifier les personnages et lieux fictifs représentés dans le spectacle. Le discours d’Égée ne constitue pas à proprement parler un prologue puisque le personnage porte déjà l’identité du père de Thésée et qu’il appartient à l’univers de la fiction représentée ; mais si son discours est « en forme de prologue », c’est qu’il remplit la même fonction, et qu’il présente aux spectateurs les personnages et les lieux. Ainsi, quand à la fin de son soliloque, il s’adresse à Hippolyte à la deuxième personne, (H, 123 et sq), il désigne le lieu d’où sortira l’acteur pour raconter son rêve dans la deuxième moitié de l’acte I, de même que lorsqu’il annonce que le jeune homme mourra « par ceste Phedre icy » (H, 129), il désigne le lieu d’où sortira celle-ci. Comme il sort des Enfers, il identifie d’emblée pour le spectateur les trois lieux qui figurent sur l’espace de jeu et les personnages qui les occuperont. Or, avant même d’identifier les lieux, il commence par signaler que l’espace de jeu représente Athènes. Égée assure que les Enfers dont il sort sont infiniment plus agréables que la « ville Cecropienne » dans laquelle il apparaît (H, 9-14). Il mentionne aussi des éléments du décor fictif : les « tours » (H, 13) et la « forteresse » (H, 16) de la cité, et c’est en remontant à l’époque où Athènes était sous domination de la Crête, à qui elle fournissait son tribut de jeunes gens pour le Minotaure, qu’il commence à rappeler l’histoire de Thésée :

Tandis que j’ay vescu, je t’ay veu, ma Cité
Tousjours porter au col une captivité.3

4Avant de présenter les personnages, Garnier localise l’action de la tragédie et installe un espace fictif sur l’espace de jeu.

5Il en va de même à l’ouverture de La Troade, où Hécube décrit la ville de Troie ruinée dès l’ouverture de la pièce (LT, 17-48) et identifie d’emblée l’espace de jeu à un espace civique. Avant même ce premier monologue, le titre de la pièce indique l’importance du lieu. En effet, malgré la ressemblance formelle, La Troade n’est pas un décalque français du titre de la tragédie de Sénèque : Troades, car ce titre latin est le pluriel de Troas et il signifie Les Troyennes. Il y a deux manières d’interpréter le titre au singulier de Garnier. On peut considérer qu’il est composé du nom de Troie et du suffixe –ade, qui indique notamment la matière d’une œuvre. De même que l’Iliade est une épopée sur Ilion, autre nom de Troie, La Troade est son revers tragique : elle présente « de maux une Iliade » (LT, 2212). Cependant, la Troade désigne aussi la région qui s’étend autour de Troie et si le titre peut évoquer une représentation de malheurs, c’est d’abord parce qu’il renvoie à une ville précise à un certain moment de son histoire. C’est le premier facteur d’unité dans une tragédie qui semble d’abord obéir à un principe d’accumulation et de juxtaposition des épisodes : elle représente les enlèvements de Cassandre, d’Astyanax et de Polyxène, puis les mises à mort d’Astyanax, de Polyxène et des enfants de Polymestor. Il n’y a pas d’enchaînement nécessaire entre ces épisodes, qui pourraient chacun faire l’objet d’une tragédie spécifique, mais Garnier les réunit parce qu’ils se produisent en même temps dans un même endroit. L’unité de la pièce est d’abord géographique : elle se passe à Troie, juste après la chute de la ville, et elle représente les derniers moments de sa destruction.

6Hippolyte et La Troade installent d’emblée un espace civique. Elles inscrivent aussi les traces sensibles de la mort au sein de la cité. Ainsi, en plus des deux lieux que constituent les maisons de la femme et du fils de Thésée, Hippolyte nécessite une troisième issue, l’entrée ou la sortie des Enfers, qui consiste au minimum, sans préjuger de l’éventuel décor qui pourrait l’habiller, en une trappe permettant de descendre dans le monde souterrain des morts, ou d’en sortir. À l’ouverture de la tragédie, Égée dit « sor[tir] de l’Acheron » (H, 1), et s’il précise que c’est un « antre » (H, 9-10) qui ne voit jamais le soleil (H, 3-4), c’est pour souligner qu’il s’agit bien du lieu souterrain depuis lequel le spectateur le voit monter. Au début de l’acte IV, Thésée entre en scène de la même manière, en écho évident avec l’apparition qui ouvre la pièce, pour montrer qu’il est un roi affaibli et faillible, l’ombre du roi qu’il a été, ainsi que le prouvera l’erreur tragique qui lui fera tuer son fils innocent. Lui aussi dit sortir du « creux sejour » des Enfers (H, 1611-1612) et s’il se félicite d’avoir « de l’enfer, sceu monter jusques icy à mont » (H, 1628), c’est là encore pour expliquer pourquoi il entre en montant depuis un lieu situé sous l’espace de jeu. C’est par la même trappe, mais utilisée en sens inverse, que sort la nourrice pour signifier qu’elle se tue (« Sus, sus, descen, meurtriere, en l’Orque… », H, 1897) et probablement aussi Phèdre à l’acte V. Avant de se tuer en effet, elle a une vision de Mégère et des Enfers, qui correspond d’ailleurs à un ajout de Garnier par rapport à la réplique de Sénèque qu’il traduit alors.

Quelle affreuse Megere à mes yeux se presente ? […]
Quelle rouge fournaise horriblement ardant ?
Hà ce sont les Enfers, ce le sont, ils m’attendent,
Et pour me recevoir leurs cavernes ils fendent.4

7Garnier suggère un jeu tel qu’on peut en voir dans les mystères, où l’Enfer est un lieu sur l’espace de jeu à partir duquel les démons peuvent venir s’emparer des personnages coupables pour les conduire au châtiment ; mais il en propose une adaptation humaniste. Ses vers permettent en tout cas une représentation spectaculaire, où les spectateurs verraient la trappe qui figure les Enfers s’ouvrir pour suggérer l’ouverture du sol, avec des artifices qui évoquent la « fournaise » infernale, et un acteur muet représentant Mégère qui surgirait pour emmener le corps de la reine et lui faire quitter l’espace de jeu après qu’elle s’est tuée. Dès l’ouverture de la pièce, l’espace civique représenté apparaît troué par l’entrée des Enfers, desquels on sort et dans lesquels on entre comme dans un moulin. La frontière qui sépare Athènes du monde des morts est poreuse.

8De manière moins spectaculaire mais tout aussi évidente, La Troade installe aussi le lieu de la mort sur l’espace de jeu, puisqu’avec la tente d’Hécube et le camp des Grecs, le tombeau d’Hector constitue un des trois lieux nécessaires de la tragédie. Tout l’acte II (tentative d’Andromaque pour soustraire Astyanax aux investigations d’Ulysse en le cachant dans le tombeau de son père, avant de l’en extraire quand les Grecs menacent de détruire l’édifice) et sans doute le début de l’acte IV (annonce et récit de la mort d’Astyanax, puis retour de son corps) se déroulent autour de ce monument, qui doit être représenté par un praticable puisqu’Astyanax doit y entrer (LT, 714, 727 et 735-736) et en sortir (LT, 1037-1038). Cet édifice est une métonymie des Enfers, et pas un moyen d’y accéder réellement comme dans Hippolyte, mais dans leur désespoir, plusieurs personnages de La Troade expriment le souhait de voir la terre s’ouvrir afin de libérer l’accès à un monde souterrain. Ainsi Andromaque, en cachant son fils dans le tombeau :

Que la terre ne s’ouvre, et l’Enfer ne se fend
Pour enclorre en son sein le corps de mon enfant !
Sus Hector, leve toy, fay separer la terre
Dessous Astyanax, puis soudain la resserre.5

9Cette ouverture désirée des Enfers rencontre de multiples échos dans la pièce. Andromaque en reformule le souhait (« Que la terre ne fend / Et ne me va piteuse en son ventre estoufant », LT, 1851-1852), ainsi qu’Hécube (LT, 2215-2220) et, dans l’évocation de l’apparition de l’ombre d’Achille, la fracture du sol est le prodige qui permet au spectre de sortir des Enfers, pour apparaître sur le tombeau (LT, 1296-1298). Dans les deux tragédies, l’espace de la cité, Athènes ou Troie, présente un lieu de la mort, qui est aussi un point de passage vers les Enfers, réel dans l’univers mythologique d’Hippolyte, ou fantasmé, dans l’univers historique de La Troade.

10De plus, dans les deux cas, l’action de la tragédie consiste en une actualisation de cet empiètement des Enfers sur l’espace civique : si la mort affirme dès le début de la pièce sa présence symbolique, elle gagne progressivement une évidence concrète et brutale, puisque la tragédie atteint son paroxysme quand on amène, devant les spectateurs, les cadavres sanglants des victimes.  À l’acte V d’Hippolyte, un messager vient faire à Thésée le récit de la mort de son fils et il conclut en annonçant que ses compagnons « l’apport[ent] veuf de vie estendu sur des gaules » (H, 2148). Le trouble de Thésée, soudain « dolent » d’une mort qu’il a lui-même commandée (H, 2151-2160), et la déploration de Phèdre sur la beauté perdue d’Hippolyte6 ne prennent leur plein sens qu’en présence du cadavre7. Dans La Troade, on amène sur l’espace de jeu les corps de tous les personnages dont la tragédie évoque la mort. Les Grecs amènent le corps d’Astyanax, « estendu / Dans le boucler d’Hector » pour le rendre à Andromaque (LT, 1971-1972), qui prononce immédiatement une déploration sur le bouclier « qui ser[t] maintenant à [s]on enfant de biere » (LT, 1974). Avant de raconter le sacrifice de Polyxène, Talthybie demande à Hécube d’envoyer sa « famille » chercher le corps de la jeune fille (LT, 2059-2060) et le chœur, ou une partie de celui-ci, s’y rend, et revient (LT, 2213-2214), portant avec lui les corps de Polyxène et de Polydore :

Nous l’avons apporté pour vos pleurs recevoir
Et avecque sa sœur mesme sepulchre avoir.8

11Enfin, à l’acte V, après l’aveuglement de Polymestor et l’assassinat de ses enfants (événements qui se sont produits hors de vue, dans la tente d’Hécube), Agamemnon arrive, attiré par les cris, et s’informe de ce qui se passe. « Voyez / en quel malheur je suis », lui dit Polymestor (LT, 2513-2514) et Agamemnon demande qui lui a crevé les yeux et « qui ces petits enfants a massacré de coups » (LT, 2517) : c’est donc qu’ils sont visibles. Notons en outre que si l’arrivée de ces corps est signalée, rien n’indique que quiconque les enlève et les emporte hors de l’espace de jeu : il y a au moins cinq corps (selon le nombre d’enfants de Polymestor) et un personnage aux yeux crevés à la fin de la pièce. Hécube résume donc la dynamique de la tragédie quand, au début de sa dernière réplique, elle s’exclame : « Jupiter qui veit oncq tant de maux espandus » (LT, 2621). Les maux et les morts envahissent peu à peu l’espace de jeu et, tendent à le saturer.

12Les messagers qui racontent les exécutions d’Astyanax et de Polyxène présentent ces événements comme des spectacles. Le garçon a été précipité du haut d’une tour de Troie et le narrateur précise que « nagueres Priam […] dedans son thrône assis » s’y tenait, « tenant en ses bras / Le petit fils d’Hector, lui monstrant les combats » (LT, 1859-1864) : faire du lieu d’où le roi troyen observait la guerre sous les murs inébranlables de la ville le lieu de mise à mort de l’héritier de la puissance troyenne sous le regard de l’armée grecque est un moyen de mettre en évidence le retournement de la Fortune, mais dans cette logique de renversement, rappeler que la tour était un observatoire revient à souligner qu’elle est aussi exposée aux regards, et que l’exécution d’Astyanax est un spectacle, ce que confirme la longue description qui suit de la disposition des spectateurs (LT, 1877-1890), d’autant que le site où ils s’installent constitue un théâtre naturel :

Loin s’eleve un cousteau, qui peu à peu descend
Jusqu’au pied de la tour et en plaine s’estend.9

13Talthybie confirme cette suggestion théâtrale au commencement de son récit de l’exécution de Polyxène :

Le sepulchre d’Achille est basti sur la rive,
Où l’onde Rheteanne en escumant arrive :
Derriere est un vallon qui hausse doucement,
Et qui fait en theatre un grand contournement.10

14Garnier suggère une définition de la tragédie en présentant l’exécution ou le sacrifice comme des spectacles11, mais il s’agit d’une définition idéale, car ces morts mises en scène ne sont pas représentées sur l’espace de jeu, mais racontées dans des récits qui constituent l’aboutissement de la crise. Le spectacle tragique tend vers ces sommets d’horreur sans pouvoir les montrer, à la fois pour de raisons techniques – « chascun verra bien tousjours que c’est, et que ce n’est que faintise », estime Jean de La Taille12 – et parce qu’ils seraient insoutenables. Garnier rejette donc les supplices hors les murs, mais il s’efforce du moins d’en montrer les conséquences immédiatement, en présentant les cadavres sur l’espace de jeu, en les ramenant à l’intérieur de l’espace civique dont ils figurent la dévastation.

L’espace politique : la mort des enfants comme symptôme d’une corruption du pouvoir

15Après avoir décrit l’espace symbolique des deux tragédies, il faut l’interpréter, et pour cela signaler d’emblée que l’espace de la cité est fondamentalement un espace politique.  Dans l’Hymne de la monarchie, Garnier défend le gouvernement d’un seul, d’un roi unique, et quand il envisage la dérive possible de ce gouvernement en tyrannie, il compare les constitutions monarchique, aristocratique et démocratique pour établir que la tyrannie est plus terrible quand elle résulte de la corruption d’un régime à plusieurs têtes que de celle d’un gouvernement monarchique. Comme cette comparaison des différents régimes est fortement marquée par la philosophie antique, c’est généralement le mot « cité » qu’utilise Garnier pour désigner la collectivité publique qu’un gouvernement organise. Une cité ou une ville, c’est un espace organisé par un pouvoir. Au XVIe siècle, d’ailleurs, le mot « police » – qui dérive du grec polis, la cité, via le latin politia – désigne, selon Jean Nicot, le

reglement d’un estat et communauté, soit monarchique, aristocratique, ou democratique, en denrées, habits, commerce, et autres choses concernant le bien de tous. […] Cité a esté le premier subject de tel reglement, qui en est emané ausdits estats, chascun desquels consiste en plusieurs villes.
Police, le fait et gouvernement d’une Republique, Politia.
Policer une ville.
Citez bien policées, et où il y a bonne police, Bene moratæ et bene constitutæ ciuitates.13

16Ou encore, selon Cotgrave :

Policie ; politicke regiment, ciuill gouernment ; or as a French Lawyer defines it, C’est le réglement de la Cité ; or as another, C’est la forme, et le réglement estably aux choses necessaires à la vie humaine.14

17La police désigne en somme tout le processus d’information d’une collectivité par un pouvoir, qu’il soit envisagé au niveau de l’action organisatrice qu’exerce un état sur une société, ou de l’ordre – juridique, moral, coutumier – réalisé au sein de cette même société. La cité constitue le cadre premier dans lequel ce processus a été envisagé. La notion de police renvoie à l’intuition que l’organisation d’une collectivité est un effet du pouvoir qui s’exerce sur elle, et que la nature de ce pouvoir se révèle à travers ses effets sur la société.

18Dans ces conditions, l’espace civique dévasté que présentent Hippolyte et La Troade est l’indice du caractère fondamentalement politique de ces tragédies : Garnier invite les spectateurs à évaluer le pouvoir des rois qu’il représente par les effets qui en résultent, par la police qu’il engendre. Au début d’Hippolyte, Égée évoque cette relation entre l’organisation de la cité et le pouvoir de son dirigeant quand il décrit la servitude d’Athènes avant que Thésée la libère du tribut humain qu’elle devait à la Crète. Elle devait alors livrer des enfants qui seraient jetés en pâture au Minotaure. Sous cette tyrannie insupportable, Athènes était captive,

Non telle que l’on voit en une ville prise,
Qu’un Roy victorieux humainement maistrise.
     Mais en ta servitude, ô Athenes, le sort
Menaçoit tes enfans d’une cruelle mort.15

19Puisqu’Égée évoque la soumission d’Athènes à la Crète, il n’est question dans ces vers que d’une « ville prise », c’est-à-dire qui, au terme d’une guerre, tombe sous la puissance d’un roi étranger. Dans la première édition d’Hippolyte, en 1573, Égée précisait la condition de la ville « humainement » dirigée : le conquérant qui l’a « subjuguée à ses loix » n’exige d’elle qu’un « tribut annuel » en argent, que la cité « gemissant et pleurant, malgré soy contribue »16. Si son nouveau prince la régit « humainement » ou « sans luy estre cruel » (selon le texte de 1573), c’est qu’il n’exige d’elle que de l’argent, et non des vies, comme la Crète en demande à Athènes. Le partage entre une politique humaine et une domination tyrannique tient au fait que l’une ne s’exerce que sur les biens des sujets, alors que la seconde menace leurs vies et plus encore celles de leurs enfants. Or, Hippolyte aussi bien que La Troade représentent précisément un roi qui met à mort un ou plusieurs enfants, symptôme par excellence de la domination tyrannique.

20La situation de La Troade correspond même précisément à la tyrannie crétoise sur Athènes puisque l’exécution des enfants est le fait d’une puissance étrangère qui a conquis son pouvoir par la victoire militaire. Les actes I à IV de cette tragédie représentent donc la série des crimes par lesquels les Grecs victorieux ont affirmé un pouvoir inhumain sur Troie vaincue. Si Hécube s’indigne qu’Agamemnon réclame Cassandre comme esclave, ce n’est pas parce qu’il lui inflige un sort pire que celui des autres troyennes, mais parce que la jeune femme est prêtresse d’Apollon : « Cassandre, que Phebus a retenuë à soy » et qui « a sa chasteté consacree à Minerve » (LT, 295 et 297). Agamemnon arrache donc une religieuse à son temple, méprise ses vœux (comme Talthybie, LT, 298) et commet un sacrilège, ainsi que le souligne Hécube :

La fille d’un grand Roy, ta prestresse divine,
O Phebus crespelé, servir de concubine !17

21Cette première transgression sera suivie par deux meurtres d’enfants particulièrement odieux : l’exécution d’Astyanax, que, de manière insistante, Ulysse explique par la peur, passion viscérale qui taraude les Grecs (LT, 755, 757, 758, 759-760 et 1051-1052), et le sacrifice de Polyxène. Il faut en effet se souvenir que, dans la culture chrétienne de la Renaissance, les sacrifices humains constituent la tare irrémissible qui entache de barbarie la civilisation grecque. Tout le christianisme s’est en effet construit sur la condamnation des sacrifices sanglants, et a fortiori des sacrifices humains18, devenus caducs après que le sacrifice du Christ a redéfini d’un coup et définitivement les relations entre les hommes et Dieu. Que le meurtre de Polyxène soit cautionné par l’oracle Calchas ne fait que confirmer cette condamnation globale du paganisme des Grecs. La Troade illustre donc très précisément la définition de la tyrannie que suggérait Égée : la domination des Grecs sur les Troyens est abusive puisqu’elle se traduit par des actes inhumains : sacrilège, exécution et sacrifice d’enfants.

22La même monstruosité gît au cœur d’Hippolyte. « Je te requiers en don le meurtre de mon fils » (H, 1836) demande Thésée à Neptune au point culminant de la tragédie. Le chœur qui suit souligne qu’il use mal de son pouvoir puisqu’il cède à la colère : « L’ire desloge la raison / De nostre cerveau sa maison » (H, 1947-1948) et qu’il voue un innocent à la mort. Comme c’est Neptune qui rend sa parole efficace, les dieux païens sont de nouveau impliqués dans la mort inique d’un enfant. D’un certain point de vue la transgression est plus forte ici que dans La Troade puisqu’il s’agit d’un père qui tue son fils. Toutefois, le fantasme de l’infanticide paternel traverse aussi cette seconde tragédie. Quand Andromaque fait sortir Astyanax du tombeau pour éviter que les Grecs l’écrasent en détruisant le monument, elle s’écrie :

Il vont perdre le pere et l’enfant tout ensemble :
L’horrible pesanteur des pierres le broira,
Le pere trespassé son enfant meurtrira.19

23De la même manière, Polymestor s’accuse de la mort de ses enfants, que son avidité a permise : « Mes pauvres enfançons qu’à la mort j’ay conduit » (LT, 2605). Le dernier vers cité d’Andromaque laisse entrevoir une transgression équivalente à celle du meurtre du fils par le père : le meurtre d’un vivant commis par un mort. Quand il s’oppose à Pyrrhe, qui veut qu’on sacrifie Polyxène sur la tombe d’Achille, ainsi que l’ombre de celui-ci l’a demandé, Agamemnon s’exclame en effet :

Quelle execrable horreur ? Qui veit jamais cela
Qu’un homme trespassé dans sa tombe eust envie
D’un autre homme vivant, de son sang, de sa vie ?20

24On peut retrouver ce fantasme à l’œuvre dans Hippolyte, puisque Thésée sort des Enfers comme Égée et qu’il sent ses forces vaciller (H, 1623-1626) : il n’est plus que l’ombre de lui-même et, pour ainsi dire, une ombre vivante. C’est donc un père revenu d’entre les trépassés qui va tuer son fils. Infanticide et meurtre du vivant par le mort fusionnent fantasmatiquement dans une même monstruosité. Ce sont des transgressions majeures qui métaphorisent un pouvoir abusif ou tyrannique, destructeur de la police. C’est aussi ce que montre le débordement des Enfers dans l’espace civique, que nous avons analysé d’abord.

Le pouvoir et ses effets

25On peut résumer nos analyses précédentes en disant que, par son intrigue aussi bien que par l’espace dramaturgique et symbolique qu’elle construit, la tragédie représente les effets d’un gouvernement pervers. La notion d’effet renvoie à l’idée de manifestation sensible d’une cause plus ou moins occulte.

Le mot d’effet, qui parle de concret, d’effectif, postule le lien avec une cause mais parle aussi d’impressionner, de faire « de l’effet ». […] Causalité et visibilité se prêtent main forte.21

26La présence d’un lieu de la mort – entrée des Enfers ou tombeau – sur l’espace de jeu de même que la monstration des cadavres sont les signes sensibles qui manifestent aux yeux des spectateurs la corruption du pouvoir que représente la tragédie. Dès lors, il faut souligner cet autre point commun entre Hippolyte et La Troade : l’une et l’autre font du roi – Thésée ou Agamemnon – leur personnage central. Il ne s’agit pas du personnage principal, celui qui apparaît le plus, mais celui à partir duquel l’ensemble de la tragédie s’organise, et par rapport auquel tous les épisodes prennent sens : celui en somme qui porte la responsabilité de la situation tragique, parce qu’il détient un pouvoir dont toute la tragédie présente les effets.

27Dans Hippolyte, Thésée n’apparaît qu’au début de l’acte IV, juste après le milieu de la pièce, mais dès l’ouverture, c’est le personnage dont l’ombre d’Égée, son père, prédit le destin. Il annonce son malheur à venir, dont la réalisation constitue l’objet même de la tragédie :

Mais non non, je voy bien à fin que tu endures
Pour ton mal perpetré de plus aspres tortures,
Pluton gros de vengence, et de colere gros,
Te permet de revoir avecques ce heros
Ta fatale maison : maison, où les Furies
Ont jusqu’à ton trespas fondé leurs seigneuries.
Tu y verras l’inceste, et le meurtre, et tousjours
Ton desastre croistra, comme croistront tes jours.
Tu occiras, meurtrier, ta propre geniture,
Puis l’adultere mort de ta femme parjure
Doublera tes ennuis.22

28À la fin de la pièce, Thésée lui-même analyse le désastre dans des termes analogues : c’est par un piège de Pluton, soucieux de venger la tentative d’enlèvement de Proserpine à laquelle il a pris part, qu’il a pu sortir des Enfers : il est revenu au jour pour détruire sa famille, « attrainant dans l’abysme / [S]a femme et [s]on enfant devalez par [s]on crime » (H, 2341-2342). Au principe de l’action tragique, il y a donc un « crime » du prince, et la pièce représente son châtiment. L’histoire même que représente la tragédie – l’amour incestueux de Phèdre, la chasteté maladive d’Hippolyte, la ruse de la nourrice – doit être rapportée à Thésée : ce sont des effets de sa démesure. Égée déplore son incapacité à suivre la « mediocrité » et sa propension à « convoite[r] outre mesure » (H, 55-57) et Phèdre est toujours tentée de justifier son amour pour Hippolyte par les amours multiples de son mari. Sa démesure se manifeste aussi dans l’enlèvement de Proserpine ou dans la colère irraisonnée qui le pousse à condamner Hippolyte : si le roi cède à ses passions et à ses désirs sans frein, les siens feront de même et, loin de régler la situation, son emportement la ruinera. La tragédie représente sans doute le « sort » (H, 137) d’Hippolyte, mais Garnier, homme d’ordre, en atténue le scandale en l’inscrivant dans le « destin » (H, 21) de Thésée, qu’une justice supérieure régit, celle qui assigne un châtiment exemplaire à un roi fautif23.

29À bien des égards, le rôle d’Agamemnon est analogue à celui de Thésée. Chef de l’armée grecque, il détient le pouvoir sur Troie comme Thésée sur Athènes. Ils sont l’un et l’autre omniprésents et en retrait. Agamemnon intervient pour la première fois au beau milieu de la tragédie, dans son altercation avec Pyrrhe au cœur de l’acte III, de même que Thésée n’apparaissait qu’au début de l’acte IV. Entrés tardivement, ils sont présents pour la conclusion de la tragédie : Thésée prononce la dernière réplique d’Hippolyte et Agamemnon est sur l’espace de jeu à la fin de La Troade, même si sa dernière intervention est suivie par une de Polymestor et une autre d’Hécube. Surtout, ce sont les personnages dont on annonce le destin dès l’acte I, destin dont la réalisation est l’objet de la tragédie. Cassandre prédit en effet l’assassinat d’Agamemnon par Clytemnestre, sa femme et Égisthe, l’amant de celle-ci, puis l’assassinat de ces deux par Oreste. Cette prophétie est relayée par la malédiction d’Hécube à l’acte IV, qui, telle Didon prévoyant les guerres puniques comme la revanche de Carthage sur Rome, anticipe les malheurs ultérieurs des grecs jusqu’aux guerres médiques (LT, 2203-2210), dont l’assassinat d’Agamemnon (LT, 2199). L’anticipation du destin funeste du roi grec résonne jusque dans les derniers vers de la tragédie quand Hécube espère qu’après Polymestor, « quelques-uns encor / Pourront estre punis » (LT, 2665-2666) : Agamemnon n’est certes pas le seul visé par cette allusion, mais si on considère qu’il est alors présent auprès d’Hécube sur l’espace de jeu, et que la pièce a déjà évoqué par deux fois au moins son destin, il est assurément concerné au premier chef. D’un bout à l’autre de la tragédie donc, les malheurs des Troyens sont envisagés dans la perspective du retournement de la Fortune, qui fera subir aux Grecs, et d’abord à leur roi, des maux analogues. C’est tout l’objet du débat entre Hécube et Cassandre (LT, 355-392), la première estimant les souffrances troyennes insurpassables, la seconde les analysant comme préfiguration de celles des Grecs. Ce retournement de Fortune est d’ailleurs le sujet même de la pièce qui montre comment les malheurs accumulés sur les Troyennes ont conduit celles-ci à prendre en main la vengeance, et à rendre mal pour mal à Polymestor : après avoir conduit les vaincus au fin fond de la misère, le destin se tourne contre les vainqueurs et la pièce se termine sur une première vengeance, annonciatrice des malheurs grecs à venir.

30Garnier cherche à motiver cette révolution fatale, afin qu’elle n’apparaisse pas comme l’œuvre d’un destin aveugle, mais d’une justice profonde. C’est pourquoi la tragédie se concentre sur les crimes qu’ils ont commis après la chute de Troie. À l’acte I, Cassandre se réjouit qu’Agamemnon l’arrache à son temple pour en faire sa concubine, car cette transgression sera cause de sa perte. En prophétisant le destin funeste du roi grec, elle se présente comme l’instrument de son malheur. Agamemnon n’a pas tant commis « de meurtres et d’horreurs », dit-elle,

Que j’en iray combler d’Atride la maison.
Esgorger je feray le prince de Mycenes
Dans son propre palais […]
Esgorger je feray (j’en saute d’allegresse)
Le grand Agamemnon […].
Je seray vengeresse et du sang de mes freres
Et du sang de Priam, contre leurs adversaires.24

31Comme Cassandre n’a ni commis ni commandité l’assassinat d’Agamemnon, le rôle qu’elle semble se donner ne peut être que celui d’une cause passive : parmi les motifs de haine qui animaient Clytemnestre contre son époux, entrait notamment l’humiliation qu’elle éprouvait de lui voir accorder ses faveurs à sa captive. « Esgorger je feray […] le grand Agamemnon » signifie en fait : c’est à cause de moi que sa femme le tuera. C’est une analyse à la fois partiale et partielle car Clytemnestre avait aussi d’autres raisons (son amour pour Égisthe, sa rancune envers un mari qui a sacrifié leur fille Iphigénie). Il ne suffit donc pas d’élucider le tour factitif que Garnier prête à Cassandre : il faut aussi rendre compte de son effet et du sens qu’il produit. Il suggère un lien causal entre le sacrilège que commet Agamemnon en arrachant Cassandre à son temple et son assassinat, qui apparaît alors comme un châtiment de cette faute première. La Troade ne représente pas tant les malheurs des Troyennes que les abus que les Grecs leur font subir, et il laisse entendre qu’une justice fatale obscure les leur fera payer.

32Le débat entre Agamemnon et Pyrrhe, qui se trouve au plein centre de la tragédie, est un autre moyen d’inculper Agamemnon et de le présenter comme un roi fautif. Il semble y tenir le beau rôle, puisqu’il tient des propos justes, rappelant la responsabilité du vainqueur et la mesure qu’il doit garder, mais par un effet d’ironie tragique, ses sentences se retournent contre lui quand on les rapporte à ses actions puisqu’il ne fait rien pour empêcher le sacrifice qu’il condamne, alors même qu’il est roi et qu’il le pourrait :

Je pourrais refrener l’audace impetueuse
De ce jeune arrogant, et sa langue outrageuse,
Mais aux fautes des miens j’ay le cœur trop humain.25

33Ces vers révèlent les multiples défaillances d’Agamemnon : c’est un chef de guerre qui ne réfrène pas les passions mauvaises de ses soldats, un homme mûr qui ne tempère pas l’ardeur impétueuse d’un jeune homme, un roi tellement « humain » qu’il laisse ses sujets commettre des sacrifices humains. Son humanité est perverse car elle se traduit par une complaisance envers les « fautes des [s]iens » alors qu’auparavant, il alléguait contre Pyrrhe le devoir du vainqueur d’être clément envers les vaincus. Rapportées au crime qu’il laissera finalement commettre, ses maximes l’inculpent et soulignent sa faute :

» Car tant plus nous avons sur autruy de puissance,
» Tant plus il nous convient user de patience.
» Pyrrhe, c’est peu de vaincre, il faut considerer
» Ce qu’un vainqueur doit faire, un vaincu endurer. […]
Des fautes de l’armée, il faut que je responde,
Sur moy, le deshonneur et le blasme en redonde.
» Aussi qui souffre un crime estre fait par autruy,
» S’il le peut empescher, offense autant que luy.26

34Si le roi est le personnage central dans Hippolyte et dans La Troade, c’est que Garnier établit un lien entre la durée relativement faible de son rôle et la présence envahissante de la mort sur l’espace de jeu et dans l’espace civique représenté. Le travail du dramaturge consiste à construire la relation entre ces deux plans, en établissant la responsabilité, et même la culpabilité du roi, pour que les transgressions en tout genre qui se déploient sur l’espace de jeu apparaissent comme les effets de son pouvoir. Si Garnier exalte positivement le pouvoir royal dans l’Hymne de la monarchie, il en fait négativement sentir la nécessité dans ses tragédies, en montrant les horreurs qui prolifèrent quand il vient à se corrompre.  

Utopie et hétérotopie de la cité

35En interrogeant la construction symbolique de l’espace et sa signification, nous avons pu rendre compte d’analogies insoupçonnées entre Hippolyte et La Troade, mais la perspective suivie jusqu’à présent n’aura donné tous ses fruits que si elle permet de rendre compte aussi des différences entre les deux pièces. Si on les envisage sous l’angle de l’espace civique et politique, l’une des différences les plus manifestes vient du fait que La Troade commence alors que Troie est déjà détruite – Priam est mort, la ville est en ruine et les Troyennes sont captives – alors qu’Athènes est encore debout au début d’Hippolyte, et l’état de Thésée, son roi, encore incertain : on ne sait pas s’il est mort ou non. En outre, La Troade décrit l’agonie de la cité, non pas sous son roi, mais sous une domination étrangère alors qu’Hippolyte analyse le déchaînement interne des passions qui aboutiront à pervertir la police. En conséquence, il est possible dans cette dernière pièce d’espérer vivre mieux ailleurs qu’à Athènes, puisque les ferments de corruption sont internes. L’espace civique, qui correspond à l’espace de jeu, se définit aussi par opposition à un espace hors-scène où chaque personnage projette son hétérotopie. J’emprunte cette notion à Michel Foucault qui désigne ainsi une utopie localisée, inscrite dans l’espace, un lieu où il est possible de mener une vie idéale ou heureuse27. Dès ses premières paroles, Phèdre apparaît nostalgique de la Crète, d’où Thésée l’a arrachée (H,381-396). Hippolyte aspire aux forêts et aux bois, espace sauvage de la chasse, qu’il définit, dans son dialogue avec la Nourrice, comme l’espace de la vertu, parce qu’il s’oppose à l’espace socialisé de la ville – et donc d’Athènes –, qui est celui de la corruption (H, 1197-1240). Même l’ombre d’Égée, qui sort pourtant des Enfers, estime que « l’horrible sejour de cet antre odieux » est « cent et cent fois plus agreable, et encor / Cent et cent autres fois » qu’Athènes (H, 9-14). De plus, cet espace infernal n’est pas présenté seulement comme un ailleurs métaphorique : nous avons vu qu’une singularité d’Hippolyte tient au fait que les personnages entrent et sortent effectivement des Enfers, qui constituent un hors-scène réel, contigu à l’espace civique et situé sous lui comme sous l’espace de jeu, plus proche donc que toutes les autres hétérotopies évoquées.

36Dans La Troade en revanche, la destruction de la cité est due à une force extérieure : il n’y a pas d’ailleurs idéal autre que Troie détruite pour les Troyennes. Il n’y a pas d’hétérotopie pour elles, mais seulement l’utopie nostalgique de la cité disparue. Le seul ailleurs évoqué dans la pièce l’est au futur. Ce sont les cités grecques, lieu d’exil pour les vaincus, mais lieu de désir pour les vainqueurs. Toutes les ouvertures sur l’avenir nous laissent toutefois comprendre que c’est un ailleurs inaccessible, puisque l’objet même de la tragédie consiste à montrer comment les Grecs s’interdisent le retour par les fautes qu’ils commettent en croyant l’assurer. Ils tuent Astyanax par peur d’une relève d’Hector et ils sacrifient Polyxène pour obtenir des conditions favorables à leur départ, mais ils accomplissent ainsi les crimes qu’une justice fatale leur fera expier en leur interdisant le retour. Toutefois, hors de la pièce elle-même, mais dans son péritexte, dans la dédicace à Renaud de Beaune (LT, p. 378), Garnier désigne le royaume de France, dans sa splendeur passée, comme une hétérotopie de Troie, et suggère qu’il pourrait retrouver ce statut dans l’avenir, alors même qu’il est aujourd’hui ravagé par les guerres de religion. Il esquisse en effet une lecture de la pièce au moyen d’un syllogisme, inspiré par le mythe de l’origine troyenne des Français, qu’on peut résumer comme suit : du fond de leur misère, les Troyens ont pu engendrer, bien des siècles après, et ailleurs, la monarchie française ; or, nous sommes au fond de la misère comme nos ancêtres troyens ; donc, on peut espérer que dans un avenir à déterminer, nous engendrerons un grand royaume, en France ou ailleurs.

37C’est dans leur rapport à l’actualité politique que les deux pièces diffèrent alors le plus radicalement. Mise en garde contre les passions qui menacent la cohésion de l’espace civique, et analyse de sa corruption interne, Hippolyte peut se lire comme un miroir de la genèse intestine des guerres civiles et des effondrements de royaumes, alors que La Troade peut « servir de consolation en nos particuliers et domestiques encombres », comme l’écrit Garnier dans sa dédicace (LT, p. 378) : c’est un tableau de la ruine de l’espace politique, des vaincus d’abord et des vainqueurs ensuite, qui ne permet d’espérer que dans une Renaissance future.