Colloques en ligne

Jan Baetens

Le personnage de l’écrivain dans le roman-photo

Résumé 

1Le présent article se penche sur une forme de représentation du corps de l’écrivain qui est à la fois peu étudiée (les images du personnage de l’écrivain dans le roman-photo) et très différente du corpus actuel retenu par ce genre de recherches (qui mettent l’accent sur la voix et la performance sur scène). Plusieurs types de romans-photos sont examinés (roman-photo sentimental, roman-photo parodique, roman-photo d’art et d’essai), du point de vue thématique comme du point de vue formel. En s’appuyant sur la notion de « médiagénie » (Ph. Marion), on tente d’analyser comment les contraintes photographiques influent sur la représentation du corps de l’écrivain et comment les meilleurs romans-photos tiennent compte de ces contraintes pour offrir des représentations « holistes » où la frontière entre auteur, écriture et décor tend à s’effacer.

Un autre corps

2Le roman-photo est un médium dont la présence peut étonner dans une rencontre sur le corps de l’écrivain. Malgré l’intérêt renouvelé pour le genre, dont témoignent plusieurs expositions récentes1 et un nombre croissant d’autres publications2, le roman-photo continue à pâtir d’une indéniable marginalisation. Rejeté dans les registres de la parodie ou des productions d’amateur sur internet, il ne passe guère pour une pratique culturelle sérieuse ou en voie de légitimation. Et ni le ton ni les thèmes qui lui sont généralement associés –l’amour romantique dans toutes ses versions mélodramatiques imaginables– ne sont au cœur de l’écriture contemporaine. Il serait donc absurde de le nier : les remarques désobligeantes de Roland Barthes3, traumatisé par la « bêtise » du roman-photo de type Nous deux, « magazine […] plus obscène que Sade4 », restent encore très présentes à l’esprit de tous ceux qui évoquent ce genre.

3Ces préjugés sont regrettables. D’abord parce qu’ils continuent à nourrir un imaginaire du médium dont la diversité réelle se voit brutalement mise entre parenthèses. Ensuite parce que le roman-photo, quelles qu’en soient les formes concrètes, est un médium qui tourne radicalement autour du corps, visuellement aussi bien que narrativement. De plus, il n’est pas rare que ce corps soit un corps d’écrivain. À l’instar de la photographie5 ou du cinéma6, mais d’une manière qui va s’avérer tout à fait singulière, le roman-photo est un médium qui permet de vraiment voir à quoi ressemble un corps d’écrivain.

4Par rapport aux lectures publiques et performances d’écrivain, qui constituent actuellement les voies d’accès privilégiées au corps de l’écrivain7, la représentation du roman-photo paraît un rien pauvre, car purement visuelle (la présence de la parole est très indirecte), peu dynamique (un des grands reproches qui reviennent toujours concerne le caractère hyperposé des images) et privée de toute forme d’interactivité (comme si seule la présence physique de l’auteur permettait un contact authentique avec le public). Toutefois, ces limites apparentes ne diminuent pas l’intérêt du genre, qui offre un regard différent sur la problématique du corps de l’écrivain et qui le fait souvent de manière fort réfléchie. Le roman-photo n’est pas un genre qui s’improvise et la lecture comparée de divers exemples permettra de se faire une idée plus précise d’une forme de représentation corporelle généralement ignorée par les études sur le corps de l’écrivain.

Un corps par genre

5Le corps du roman-photo est un corps très particulier, presque idiosyncratique. Il n’y a rien de « naturel » ou de « réaliste » dans le langage photo-romanesque, qui explore le versant fictionnel d’un médium jugé « documentaire », et l’exemple du corps de l’écrivain confirme cette impression de lecture. Toute spontanéité se trouve bannie, la mise en scène du corps est radicalement artificielle. Mais loin de disqualifier les images ainsi produites, la distance par rapport à la « vraie vie » donne lieu à des représentations souvent très parlantes.

6En l’occurrence, le corps du roman-photo obéit à trois grandes contraintes : il s’agit d’abord d’un corps partiel, puis d’un corps posé, enfin d’un corps sans cesse répété.

7Les acteurs sont généralement montrés en plan rapproché, c’est-à-dire entre le gros plan et le plan américain. Vu la petite taille des vignettes du roman-photo, les exigences de lisibilité et surtout de production d’empathie, positive ou négative, font comprendre aisément pourquoi on évite de montrer les personnages à plus grande distance. De plus on note clairement le caractère posé de chaque prise de vue, où même les gestes les plus dramatiques paraissent étrangement figés. La raison en est économique : comme le budget d’un roman-photo est serré, il importe de ne pas dépasser les heures de tournage prévues, ce qui n’est possible qu’à l’aide d’un story-board prévoyant d’emblée les poses et positions à prendre. Enfin, les images qui s’enchaînent sont presque toujours des images qui se juxtaposent, sur la page d’abord, dans le récit ensuite –c’est là une différence absolue avec le cinéma. Comme on voit sinon « tout », du moins « beaucoup » en même temps, le roman-photo passe d’un mode de présentation diachronique ou syntagmatique à un mode de présentation synchronique ou paradigmatique. Dans un tel mode de présentation, ce qu’on voit c’est du reste moins le corps en action (chose assez inutile, puisque le lecteur voit d’avance comment une telle action se termine) qu’une suite de variations sur le corps qui pose (et telle déclinaison est tout à fait fonctionnelle, qui permet d’accroître l’empathie avec le personnage, stratégie essentielle dans un genre sentimental qui demande au lecteur de « vivre » l’histoire). Dit autrement, ce qu’on voit dans le roman-photo, c’est une suite de pages qui offrent chacune une série de variations sur l’image d’un corps et souvent aussi de deux corps, l’imaginaire du couple étant au centre du médium.

8Mais qu’en est-il de la représentation du corps de l’écrivain plus spécifiquement –et je prends ici le terme d’écrivain au sens on ne peut plus traditionnel du mot, sans ouvrir le débat sur la dimension littéraire de l’acte photographique ou le rôle du directeur du magazine. Pour commencer, il importe de souligner la présence assez fréquente de ce type de personnage dans l’univers du roman-photo, faussement réduit à des histoires d’amour entre médecins et infirmières –autre préjugé persistant, que les premières lectures sociologiques des intrigues, pourtant claires sur ce point, n’ont pas suffi à dissiper8. L’écrivain est bel et bien un personnage récurrent et pour en étudier la représentation visuelle, deux approches viennent rapidement à l’esprit.

9La première est thématique et se trouve directement liée à la question du genre, la représentation du personnage de l’écrivain étant symbolique ou représentative d’une certaine idée du médium. Ou si l’on préfère : dis-moi quel type d’écrivain tu montres et je te dirai quel genre de roman-photo tu pratiques…

10À chaque type de roman-photo paraît en effet correspondre un type d’écrivain. Le roman-photo sentimental de type Nous deux met l’accent sur l’image conventionnelle de l’auteur solitaire, jeune, beau ténébreux, toujours en panne d’inspiration car souffrant d’un mal d’amour et scandaleusement exploité par les requins de l’édition :

img-1-small450.jpg

« Premier roman », Nous deux, no 2162 (1988), p. 37.

11Le roman-photo de type d’art et essai de son côté est focalisé sur la matérialité de l’acte d’écrire, comme exemplairement dans Droit de regards (1985) de Marie-Françoise Plissart, où le geste de tracer les mots et les lettres se voit renforcé par le choix d’une langue étrangère, le texte devenant ainsi un véritable objet à voir :

img-2-small450.jpg

Marie-Françoise Plissart, Droit de regards (Les Impressions Nouvelles, 2010 [1985], p. 50).

12Quant au roman-photo parodique, initié aux États-Unis par le magazine HELP ! (1960-1965) d’Harvey Kurzman, fondateur de Mad magazine, il s’amuse logiquement à introduire des personnages pour qui la littérature est avant tout un style de vie, une manière d’épater le bourgeois, comme on le voit dans « Beatsville USA », court récit évoquant les célèbres soirées de lecture beat :

img-3.jpg

« Beatsville USA », HELP ! no 6 (1961). Librement accessible en ligne: http://www.helpmag.com/mags-full/mag-issue-0106.htm

13Cette approche thématique contribue utilement à mettre en valeur l’élargissement de la palette du roman-photo. Cependant, les résultats n’en sont pas très originaux. Ce qu’on observe dans les divers exemples, c’est-à-dire la souffrance et la rédemption par l’amour dans Nous deux, la pitrerie dans Help !, la médiation dans Droit de regards, redit sans surprise les premières impressions de lecture ; ce ne sont pas des leçons thématiques qui nous forcent à repenser nos idées sur les divers types de roman-photo qui coexistent dans le champ.

14Je voudrais pour cette raison me concentrer ici sur une deuxième manière de lire, plus strictement formelle, qui s’interroge non pas sur le profil social de l’écrivain représenté mais sur la matérialité photographique, qui tire à conséquence pour le type de représentation induite. En effet, le roman-photo qui montre l’écrivain ne peut pas le faire de manière totalement libre. Le médium photographique impose une série de contraintes techniques et un bon roman-photo, quel que soit le genre ou sous-genre dont il se réclame, sait tirer les meilleurs effets. C’est le grand principe de la médiagénie9, qui insiste sur le rôle producteur des singularités formelles du médium saisi ou mis en jeu par un projet narratif.

Un corps contraint

15La plus importante de ces propriétés est évidemment le caractère non sélectif de la photographie. Même s’il est toujours possible de travailler la mise en scène, faisant le tri de ce qu’il faut montrer comme de ce qu’on doit éliminer, puis de corriger la prise de vue en modifiant après coup certains éléments, la photographie oblige en principe à rendre visible en même temps tout ce qui entre dans le cadre. Il en résulte que le corps de l’écrivain n’est jamais un corps abstrait ou détaché de son contexte matériel. C’est au contraire un corps qui se tient d’une certaine façon, un corps dont on voit la peau comme les habits, mais aussi un corps qui apparaît dans un certain environnement, privé ou public.

16Cette contrainte de non-sélectivité se complète et se précise à l’aide de deux autres contraintes, qui sont liées plus particulièrement à des questions de place ou d’emplacement. D’une part, le corps de l’écrivain occupe inévitablement une certaine place dans l’image, qui à son tour fait partie d’une organisation spatiale à l’intérieur de la page. Cette place du corps est modulable et variable, dans l’image comme au sein de la séquence. La place du corps, mais aussi ses dimensions, son orientation, son caractère figé ou dynamique, ses rapports avec d’autres corps, entre autres, peuvent se reproduire d’une image à l’autre ou au contraire faire l’objet de transformations concertées dont la logique influe sur l’interprétation du corps de l’auteur. D’autre part, l’idée qu’on se fait du corps de l’écrivain dépend également de ce qui apparaît autour de lui, aussi bien dans la vignette indépendante que dans la séquence paradigmatique qui peut faire l’objet d’une savante combinatoire. Tout comme il n’est pas nécessaire de reprendre sans trop d’altérations l’image du corps d’une photo à l’autre, on peut également faire varier tout ce qui se trouve autour du corps, chaque image jouant par exemple avec un stock limité d’objets et de motifs qui s’ordonnent diversement.

17Cette figuration inévitable est une terrible contrainte, qui peut court-circuiter l’image qu’on souhaite donner de l’écrivain dans le roman-photo, d’où le choix de certains romans-photos de définir l’écrivain non pas en termes de rôle, mais en termes purement visuels. Droit de regards est exemplaire à cet égard, qui s’abstient ou d’inscrire l’auteur dans l’intrigue ou de lui donner la parole (rappelons que le livre de Marie-Françoise Plissart est entièrement muet, sans légendes ou phylactères, le seul texte présent étant le texte photographié –puis bien entendu la longue « lecture » de Jacques Derrida qui occupe la seconde moitié du volume). En même temps, les traits visuels du personnage sont hautement significatifs : une femme au crâne rasé, s’exprimant dans une langue qui n’est pas celle de l’œuvre, montrée seule dans l’immense décor où se déroule une partie de l’histoire racontée ailleurs, écrivaine au cœur d’un récit exclusivement visuel. L’auteur que montre le roman-photo se définit moins par ce qu’il écrit ou ce qu’il fait que par la manière dont il se trouve photographié. Dans « Premier roman », on comprend tout de suite que le jeune homme renoncera sans peine à l’écriture dès qu’il aura trouvé le véritable amour. Dans « Beatsville USA », les écrivains sont des auteurs qui veulent « vivre » comme des écrivains, la littérature servant de tremplin vers un mode de vie qu’on n’appelait pas encore bobo. Dans Droit de regards, les revendications artistiques mais aussi sexuelles d’une photographe qui pense son travail sous forme de livre (publié chez des éditeurs éminemment littéraires) et dont les récits explorent l’univers queer, se lisent et se voient dans le corps photographié du personnage tenant lieu d’écrivain.

De l’écrivain à l’écriture

18La contrainte de tout montrer touche aussi à l’objet même de l’écriture : les mots, le papier, le livre –et toutes les variations possibles sur le rapport entre signes et supports. Le corps de l’écrivain peut être aussi un corps au travail, même si le travail en question n’est pas toujours le même : dans « Premier roman », on rêve, dans « Beatsville USA », on fait la noce, dans Droit de regards, on est à sa table de travail. Et le corps de l’écrivain au travail peut être photographié de manière à montrer aussi le texte ou l’œuvre en train de se construire et de le faire de telle façon que l’image enseigne comment lire le texte.

19En principe, tout peut donc se montrer. Il est théoriquement pensable d’imaginer un roman-photo où la caméra ne quitte pas la feuille de l’écrivain, pour nous faire suivre le processus de création de A à Z. On serait ici assez proche des expériences du livre-objet conceptuel, comme par exemple Leggere (1972) de Giovanni Anselmo :

Même s’il ne va pas jusqu’à cette perspective cosmogonique, c’est d’une métaphysique de l’énergie que se réclame G. Anselmo. « Mes œuvres sont le devenir physique des forces inhérentes à une situation ou à un événement. » Ses livres permettent d’appréhender cette dynamique : le mot leggere (« lire »), dans le livre du même nom, est imprimé en caractères de plus en plus petits jusqu’à n’être plus qu’un point noir sur la page blanche, avant de grossir à nouveau jusqu’à sortir cette fois du cadre de la page, une partie de la lettre G suffisant à occuper entièrement la dernière10.

20Mais la poétique du roman-photo, avec ses images posées et répétées et répétitives mais aussi avec son orientation sur la fiction narrative, se prête moins bien à ces jeux conceptuels. Le texte qui se manifeste dans le roman-photo est donc souvent un texte déjà fini –choix stratégique permettant d’éviter l’intrusion de cases de texte qui brisent le rythme visuel de la page. Quand ils optent pour une représentation du corps de l’écrivain qui intègre celle du corps de l’écrit, les auteurs de romans-photos ont d’autres techniques à leur disposition. Celles-ci prennent toutes appui sur les grandes contraintes médiagéniques de la photographie, dont trois surtout sont importantes : d’abord le caractère non sélectif de l’image, ensuite le jeu sur la taille et pour terminer l’emplacement des figures photographiées et l’exploration des possibilités combinatoires de la séquence.

21Ici encore, le travail de Marie-Françoise Plissart offre de nombreux exemples d’une telle démarche. Dans Aujourd’hui (1993), qui est lui aussi un roman-photo sans texte, la photographe construit d’abord la définition réciproque de l’auteur et de son texte. À plusieurs moments, le personnage de l’écrivain est montré au travail, mais le texte se faisant n’est pas un objet qui se livre à un déchiffrement facile : l’écriture manuscrite est difficile à lire et sur la table de travail se mélange constamment avec toutes sortes de sources visuelles. Mise en abyme du livre, la page de l’écrivain offre une leçon de lecture à la fois précise et ouverte : le livre qui l’inclut est un objet visuel dont le statut n’est pas d’illustrer un texte sous-jacent, mais une œuvre à part entière qui demande une participation active du lecteur.

22En second lieu, la page de l’écrivain fait toujours partie d’une composition plus large, qui ouvre la voie à une réflexion plus large sur l’importance de la taille des objets photographiés et les rapports entre cette taille et le format de l’image imprimée. Aujourd’hui se plaît à tendre de multiples pièges interprétatifs, par exemple en montrant de loin et donc en très petit des objets parfois très volumineux, ou inversement, ce qui oblige le lecteur à revoir sans arrêt ses idées sur le statut et la nature de ce qu’il a sous les yeux. Les « aventures de la page », les feuilles d’écriture montrées tantôt en très gros plan, tantôt vues de très loin et presque réduites à de simples taches blanches, fonctionnent ainsi comme un rappel de la nécessité d’un second regard. De la même façon, le montage de grandes et petites images, pratique non pas inconnue mais relativement inhabituelle dans le domaine du roman-photo, se voit ici poussé à des formes extrêmes. En combinaison avec le travail sur les variations de taille des objets photographiés, le va-et-vient entre images de dimensions peu homogènes ralentit notablement la lecture des photos, qui se transforme peu en peu en lecture presque verbale. Ainsi le lecteur d’Aujourd’hui se voit incité à cesser de regarder en un coup d’œil. L’artiste lui demande au contraire d’épeler chaque partie de l’image et de voir comment une photo s’articule comme un texte.

23Enfin, le dégagement progressif des rapports entre un nombre limité d’éléments, qui reviennent d’une image ou d’une séquence à l’autre en des configurations sans cesse renouvelées, contribue également à la métamorphose médiagénique de l’écriture et partant de l’écrivain. La page d’écriture trouve peu à peu sa place dans une série d’objets dont la gamme s’étend du plus léger et du plus éthéré (les feuilles, les nuages, les vagues) au plus lourd et au plus minéral (les cailloux, les pierres, les rochers). Tous ces objets peuvent occuper la même place, dans l’histoire comme dans l’image, dans le cadre comme dans la séquence, et surtout ils manifestent de plus en plus leur caractère interchangeable, littéralement et dans tous les sens. Ainsi l’écrit et l’écriture s’incorporent-ils au monde de la photographie, qui se transforme en écriture sans devoir inventer un scénario ou une intrigue « littéraire » traduite ultérieurement en images par le roman-photo. Ici, le traitement médiagénique du corps de l’écrivain fait du livre photographique le véritable texte.

Une place pour le roman-photo

24Aujourd’hui, la question du corps de l’écrivain se pose la plupart du temps en rapport avec un type de texte et un type de médium particuliers : la poésie « performée », ou le livre « lu sur scène ». Cette restriction est parfaitement compréhensible dans le contexte actuel, celui de la migration textuelle du livre vers le hors-livre. Mais elle ne va pas sans prix, le corps de l’écrivain ne se réduisant guère à « une voix qui se donne à voir ». D’autres formes et d’autres pratiques littéraires sont également concernées, notamment dans le domaine des genres populaires dont le roman-photo reste un exemple superlatif.

25L’étude de ces autres formes et autres genres doit se faire dans une double perspective : comparative, d’une part, car il n’a pas de sens de juxtaposer ce que l’on étudie du côté de la littérature de pointe et ce qu’on peut examiner du côté des pratiques moins légitimes ; médiagénique, d’autre part, car seule la prise en considération des opportunités et des obstacles de chaque média peut garantir la découverte de ce qui est propre à chacune des formes en jeu, comme l’a montré ici l’exemple du roman-photo.

26En l’occurrence, les leçons du roman-photo se situent à trois niveaux. D’abord celui de la méthode, qui montre l’utilité d’une approche holiste du thème : le corps de l’écrivain ne peut pas être dissocié des autres éléments de l’image, pour anecdotiques ou peu importants qu’ils paraissent de prime abord. En second lieu, celui du concept central de la recherche : le corps de l’écrivain n’apparaît pas comme une entité abstraite (qui s’efface devant l’écriture, avec majuscule, comme chez Blanchot), mais un objet qui coïncide avec une matière photographiée (celle de l’écrivain, mais aussi celle des outils de l’écriture). Enfin, celui de la spécificité de cet objet, résolument différent de ce qu’on observe en d’autres situations : dans le roman-photo, le corps de l’écrivain ne doit pas se penser par rapport à la voix ou à la performance d’un écrit. Cette différence justifie à elle seule l’étude du corps de l’écrivain dans le médium méprisé ou ignoré du roman-photo.