Colloques en ligne

Violaine Sauty

« Habiter seul la ville totale et ouverte ». Performances de l’être-là chez Joy Sorman, Philippe Vasset et François Bon

1« Je suis intérieurement, ce matin, immensément heureux de la perspective d’avoir à tant habiter seul la ville totale et ouverte1 ». Par ces mots, François Bon annonçait sur son site tierslivre.net le début d’un curieux inventaire, le « Tour de Tours en 80 ronds-points », qui consistait à visiter un à un les ronds-points de la périphérie de Tours, au cours de l’année 2015, selon un protocole méthodique. Chacune de ces visites de rond-point était effectuée en trois temps : après avoir exploré et photographié le giratoire, François Bon se livrait à une lecture criée et filmée d’un extrait littéraire choisi pour l’occasion. Puis, il enterrait sur place l’un des livres de sa bibliothèque, de préférence un livre précieux, neuf ou en coffret, d’un auteur qu’il affectionne. Chaque rond-point faisait ensuite l’objet d’un compte rendu précis composé de photos, de la vidéo de la lecture et du journal de bord de l’expérience. L’initiative était solitaire, sans éclat, sans publicité. Seul comptait cet investissement de l’espace urbain par le livre et l’écrivain.

2D’autres pratiques rappellent celle de François Bon. Dans le cadre du festival « Paris en toutes lettres » en 2011, Joy Sorman a ainsi occupé la Gare du Nord pendant une semaine. Le festival avait également invité François Bon à séjourner à la Défense et l’écrivain Robert McLiam Wilson à investir un café parisien au cours de cette même semaine. Il s’agissait d’en faire des écrivains de proximité : chacun rendait compte de son expérience en temps réel sous forme de petits textes qui étaient projetés sur une installation lumineuse du vidéaste Pierre Nouvel au Théâtre de la Gaîté Lyrique. Les textes de Joy Sorman furent publiés quelques mois plus tard sous le titre Paris Gare du Nord2. Une autre manière d’habiter l’espace urbain est donnée à voir dans Un livre blanc3 de Philippe Vasset : il a exploré à pied, une carte à la main, un à un, tous les lieux correspondant aux espaces blancs des cartes IGN de Paris et de sa banlieue. Lors de ces explorations ciblées, il escaladait les murs d’enceinte des friches industrielles, visitait les terrains vagues de la périphérie parisienne et se livrait à plusieurs expérimentations artistiques.

3Ces trois interventions répondent à une même intention, celle de se rendre présent dans les marges de l’espace urbain qui échappent habituellement à l’attention. Joy Sorman découvre la face cachée de l’immense machinerie urbaine qu’est la Gare du Nord : elle s’installe dans l’espace de repos du personnel, visite la salle de gestion de crise, rencontre les agents de la sécurité. François Bon, de son côté, arpente les ronds-points qui trouent l’espace des villes, le plus souvent en îlots inaccessibles aux piétons. Philippe Vasset explore le néant des cartes, zones mystérieuses, peu fréquentées et peu fréquentables. Ils se rendent donc présents dans ce que je nommerai ici des « interstices » de l’espace urbain. Ces marges laissées libres entre les rouages de la ville ne sont pas vouées à la circulation des usagers et encore moins à leur stagnation. Or, justement la stagnation, c’est bien cela que recherchent ces écrivains. Leur but est d’observer la ville depuis ces interstices qui échappent au promeneur et d’y rester plusieurs heures, de les habiter, d’être là où l’urbaniste ne les attendait pas.

4Le degré zéro de la corporalité de l’écrivain est sa présence quelque part, son « être-là ». Le Dasein d’Heidegger, couramment traduit par « l’être-là », invite à concevoir l’humain non comme une intériorité contenue par le monde mais au contraire comme une existence jetée au monde. Le Dasein est donc toujours au monde et non dans le monde, ce qui rend Dasein et monde ouverts l’un à l’autre, se constituant mutuellement. Cette notion éclaire les performances de ces auteurs car ce n’est pas la présence comme localisation dans les interstices qui est performance mais plutôt le fait que cette présence comme « être-là » redéfinisse à la fois les écrivains qu’ils sont et l’urbanité qu’ils habitent.

5De manière significative, ces trois auteurs utilisent d’ailleurs tous la même métaphore pour décrire leur expérience en espace urbain, celle de la révélation photographique en chambre noire. François Bon veut « transformer l’espace vide des ronds-points en chambre photographique et littéraire pour voir ce que la ville cache4 ». Philippe Vasset cherche quant à lui le « point de vue qui révélerait la ville5 » et Joy Sorman se sent comme « un corps friable qu’on a plongé dans un bain pendant une semaine », « un bain révélateur, celui qu’on utilise pour développer les photos6 ».

6Le déplacement de l’écrivain sur le terrain permet un changement de la focale et donne à voir autrement la ville. François Bon justifie d’ailleurs ainsi son entreprise : « Ce qui émerge de possibilité nouvelle de récit et représentation surgit d’un déplacement intentionnel, d’une intervention sur la réalité même qui déplace le statut traditionnel de l’auteur-observateur7 ». En cela, les explorations urbaines de ces trois auteurs s’inscrivent d’une part dans des pratiques anciennes d’écrivains-marcheurs et d’écrivains-journalistes, d’autre part dans une dynamique de terrain qui se développe depuis plusieurs années et dont la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien8 de Georges Perec constitue un exemple fondateur. Ce type d’observation prolongée et minutieuse de lieux ordinaires, dans l’esprit de l’anthropologie du proche, se retrouve aussi dans des textes comme Regarde les lumières mon amour d’Annie Ernaux ou Les Passagers du Roissy-Express de François Maspero. Cependant, il y a dans ces pratiques de Joy Sorman, Philippe Vasset et François Bon une dynamique supplémentaire qui en fait des pratiques performatives : plus que l’objet-livre produit, c’est l’exécution du déplacement qui fait sens comme expérimentation littéraire en soi afin de faire surgir des aspects dissimulés du lieu. D’ailleurs, le déplacement de l’écrivain en zone urbaine se double d’une tentative de faire de cet espace le support même de la littérature. La démarche mêle celles de l’ethnologue et du performeur : il s’agit à la fois d’inscrire la réalité urbaine dans les mots et les mots dans la réalité urbaine.

7Cette volonté d’importer la littérature dans l’espace se retrouve dans chacune des trois performances. Ainsi, l’installation numérique conçue par Pierre Nouvel transmettait les textes de Joy Sorman en temps réel. Les lectures de François Bon transforment les ronds-points en scène littéraire et les livres qu’il enterre sont un moyen de constituer une vaste bibliothèque souterraine dans la ville. Philippe Vasset, quant à lui, imagine dans Un livre blanc un système d’informatique diffuse qui permettrait d’associer un texte à un lieu et de le diffuser sur les smartphones des passants. Comme il n’a pas les moyens de déployer un tel dispositif technique, il dépose plutôt, dans les lieux qu’il traverse, des feuillets écrits sur place à l’intention d’hypothétiques promeneurs.

8Parce qu’elles associent le déplacement de l’écrivain au déplacement de l’écriture littéraire hors du livre, ces interventions transforment les espaces urbains à la fois en atelier de l’écrivain et en support de la littérature. Je me propose d’aborder ces interventions comme des performances pour interroger la façon dont l’être-là des écrivains ramène la littérature sur – et même dans – le bitume des structures urbaines et perturbe ainsi à la fois notre vision de la ville et notre vision de la littérature. Je privilégierai l’analyse des performances de François Bon sur les ronds-points. En effet, la question du déplacement – de l’auteur et de l’écriture – dans les interstices était à l’origine de son projet et sa pratique transmedia s’inscrit dans un intérêt ancien pour l’urbanisation des villes qui avait donné lieu à des livres comme Décor ciment (1988) ou Paysage fer (2000).

La présence de l’écrivain dans les interstices de la ville, une performance

L’atelier déplacé

9Les performances de ces trois auteurs ont ceci de particulier qu’elles ne sont pas démonstratives, ni spectaculaires, elles n’appellent aucun public, elles peuvent même passer inaperçues. Ni happening, ni stratégie de communication pour l’image publique de l’auteur puisque la plupart des passants ignorent qu’ils sont en présence d’un écrivain.

10Dans la définition minimale de la performance par Richard Schechner9, comme dans celle de Roselee Goldberg10, la performance est avant tout une action se donnant comme objet de regard. Or, lorsque François Bon déclame des extraits de Koltès, Lautréamont ou Beckett sur les ronds-points, il le fait d’abord pour lui-même, pour mieux les redécouvrir, à la manière du gueuloir de Flaubert transposé au milieu du réseau routier. François Bon ne réclame d’ailleurs aucune attention : « je n’exhibe rien, je travaille11 ». Et lorsqu’on lui demande ce qu’il ressent sur les ronds-points, il répond simplement :

Rien, je n’éprouve rien. Après, du coup, je me sens vaguement coupable. La première fois j’avais un genre de trac, mais maintenant j’y vais comme chez moi, comme on va au boulot. Par contre, quand je reprends la voiture et que je rentre, je suis laminé, exactement comme après une lecture en public, ou n’importe quel passage scénique, ou rencontre. Je crois que c’est ça la clé. Du moment où je ferme la porte de ma bagnole, forcément garée à un peu de distance, que j’agrippe ma musette et mon pied photo, je suis au travail12.

11La performance de François Bon est celle d’une présence au travail, exactement comme la performance d’un danseur au milieu d’une rue qui donnerait à voir l’accomplissement du geste artistique. Dans la Gare du Nord, aucun passant ne sait que Joy Sorman est écrivaine. Elle rencontre le personnel et visite les différents services ; mais, lorsqu’elle écrit, elle s’isole dans un petit bureau qui surplombe la foule. Si Philippe Vasset explique son projet à quelques graffeurs rencontrés sur les lieux, il est la plupart du temps seul. Ainsi, leur présence est davantage qu’une simple immersion puisqu’ils investissent ces espaces comme de véritables lieux de création, jusqu’à les « habiter » par la récurrence.

  

Habiter les ronds-points

12François Bon met un point d’honneur à explorer les ronds-points selon un rituel méthodique. Malgré le risque de noyer l’écriture dans l’habitude, il aspire à faire perdre aux explorations ponctuelles leur valeur événementielle afin qu’elles deviennent à ses yeux un travail ordinaire. De ce fait, sa présence dans les interstices gagne en légitimité, ce qui renforce son assurance. La récurrence crée une routine, routine qui transforme l’occupation clandestine en habitation ordinaire. Au fil des explorations, François Bon dit se rendre sur les ronds-points « sans aucune hésitation intérieure13 », sur place, il est empli d’« un sentiment de paix royale14 », un « grand sentiment de tranquillité, comme un chez-moi15 », il s’y sent « comme dans un jardin16 ». Finalement, si l’exploration du premier rond-point faisait événement et était en soi une performance, les suivantes tendent paradoxalement à se convertir en habitude. Par un habile retournement, faire de l’exploration des ronds-points son ordinaire d’écrivain permet de faire de la littérature l’ordinaire des ronds-points de Tours.

13« Hanté par les images de taudis et de bidonvilles17 », Philippe Vasset souhaitait aussi « aménager la ville » lors de ses visites des zones blanches. Il raconte ainsi avoir posé de la moquette et du papier peint dans les passages souterrains ou avoir installé des rideaux de perles et des guéridons près du périphérique. Rendre symboliquement habitables ces lieux oubliés est une manière de poursuivre autrement un aménagement du territoire lacunaire, voire de le détourner pour revendiquer un droit d’habiter ces espaces.

  

De la gêne à l’imperturbabilité

14C’est moins la présence de la « personne » comme sujet civil qui fait performance que celle de l’écrivain travaillant. François Bon le remarque dès les premiers ronds-points : « Quand je fais mes photos sur le rond-point on me fiche la paix mais, quand je lirai, trois véhicules se moquent ou klaxonnent : c’est bien cela que veulent illustrer ces lectures18. » En effet, lorsqu’il déclame des morceaux de littérature – livre tendu dans une main, grand geste de l’autre, jambes bien ancrées dans le sol – son attitude fait du rond-point une scène. La caméra posée face à lui participe à cette scénographie de la lecture publique. S’il se fait parfois klaxonner ou héler par les automobilistes, c’est que le rond-point est une scène qui a ceci de particulier : le public non averti est mobile et circulaire, il n’accède au spectacle que durant quelques secondes. L’étrangeté de la situation provoque l’indifférence ou au mieux la moquerie des automobilistes. Malgré tout, la présence de François Bon sur ce rond-point constitue pour les passants une perturbation infime de leur quotidien qui n’est pas sans intérêt. À la manière des Situationnistes qui voulaient intégrer l’art dans la vie ordinaire, François Bon veut donner une place à la littérature dans le quotidien des villes et les vidéos de ses lectures en sont le témoignage.

15La performance n’a pas qu’un public mobile et intermittent d’automobilistes, elle a également un public différé qui visionne les vidéos sur la plateforme YouTube. Les internautes ont accès à un tout autre spectacle : le plan est fixe, sans coupure, filmé depuis l’intérieur du rond-point. Plus que la lecture en elle-même, ce qui a ému, amusé et fasciné aussi, la spectatrice différée que je fus quand j’ai découvert ces vidéos, c’est la détermination de l’action. Davantage que la lecture de Michaux ou de Cortázar, elles donnent à voir François Bon tentant de faire entendre Michaux ou Cortázar au milieu du fracas et de l’indifférence de la circulation, dans une mise à l’épreuve de soi qu’aucun public immédiat ne justifie.

16Parmi les trente-cinq vidéos en ligne, certaines représentent bien les conditions difficiles dans lesquelles les lectures ont été réalisées : bourrasques de vent ou pluie, coups de klaxon, vitesse des voitures et bruit des camions. Or, dans le journal de bord associé à chaque rond-point, François Bon liste avec précision ce qu’il nomme les « éléments contingents et factuels » survenus durant son exploration. Ceux-ci donnent des informations croustillantes sur le hors-champ des performances filmées qui expliquent à rebours d’infimes changements dans l’attitude de l’écrivain. Dans la vidéo 33, par exemple, la présence de gendarmes soupçonneux de l’autre côté de la route ralentit la lecture. Certaines vidéos montrent également des conditions particulières qui obligent François Bon à associer sa lecture à toute une série de gestes imprévus et quasi acrobatiques : il doit parfois faire la circulation, éviter de se faire écraser ou bien jouer à l’équilibriste quand le panneau sur lequel il voulait s’asseoir se révèle flexible. Rien n’arrête pourtant jamais le cours de la lecture, avec une diction sans faille et une concentration à toute épreuve. Cette impassibilité conforte l’effet recherché par François Bon : il habite le rond-point et ce qu’il fait est ordinaire, il ne fait que son travail et rien ne l’en détourne.

17Ces vidéos brutes, non montées, sans aucun souci esthétique, démontrent de manière empirique l’incongruité de la présence de l’écrivain et de la littérature hors des lieux dédiés, et ce faisant, elles l’interrogent. Dans l’un de ses billets, François Bon l’explique en ces termes : « Seulement je prétends ceci : c’est là où en est la littérature, cette surdité générale de la ville. Je ne crie pas dans le vide, je rends concret le vide qui entoure ce qui pourtant donne sens et abîme19 ». Au-delà de l’indifférence, l’imperturbabilité et la récurrence du rituel revendiquent un droit d’existence à la littérature dans les interstices urbains. Cette habitude des ronds-points désacralise aussi le travail de l’écrivain, ainsi ramené à un travail comme un autre. François Bon se veut une présence ni plus ni moins étrange que celle des agents de la DDE qui refont le marquage des lignes au sol : « […] c’était bien émouvant, finalement, ces gens qui comme moi venaient là pour écrire, eux à même la route20 ».

L’écriture à même la ville

18Jusqu’à présent, aucun livre n’a été publié à partir du « tour de Tours en 80 ronds-points » ; cette expérimentation littéraire ne fait donc pas œuvre au sens traditionnel. Elle se donne avant tout comme la trace d’une recherche en cours. Ces déplacements de l’écrivain dans les espaces urbains interrogent dès lors le déplacement de l’écriture elle-même.

  

Une littérature hors du livre : la bibliothèque enterrée et le numérique

19Les performances de François Bon – tout comme celles de Philippe Vasset et de Joy Sorman – amènent à repenser l’espace urbain à la fois comme lieu de création littéraire et comme support de la littérature, grâce notamment à l’utilisation d’outils informatiques et connectés : installations numériques en temps réel pour les textes de Joy Sorman, site internet de Philippe Vasset pour recenser les zones blanches, blog et vidéos YouTube de François Bon. Ces performances de déplacement sont à envisager comme une forme de littérature hors du livre et s’inscrivent dans ce que Lionel Ruffel et Olivia Rosenthal appellent la « littérature exposée » :

[…] « la littérature exposée », fait référence à ces pratiques littéraires multiples (performances, lectures publiques, interventions sur le territoire, travaux sonores ou visuels) pour lesquelles le livre n’est plus ni un but ni un prérequis. L’exposition y est un mode d’existence et d’expérience du littéraire qui investit des espaces, celui du musée, de la galerie, de la scène, de la rue, qui ne sont généralement pas les siens : si l’on veut être plus précis, nous pourrions dire que l’exposition déjoue le mode de reconnaissance de la littérature par l’imprimé et par le livre21.

20La littérature exposée est un phénomène qui peut être compris de diverses manières mais au regard des initiatives des trois auteurs évoqués ici, elle est chez eux une réponse à la perte de visibilité du livre et une réaction aux contraintes extrêmement rigides des normes éditoriales. En se proposant comme guide pour visiter en groupe les zones blanches, Philippe Vasset trouvait ainsi un moyen de s’extraire de la dimension financière du livre : « Délivré de l’objet livre, l’écrivain n’est plus astreint à ces obligations commerciales et a enfin la possibilité de produire du gratuit, du non-marchand22 », explique-t-il dans un entretien avec Olivia Rosenthal. François Bon, quant à lui, se sent empêché et dépossédé par le système classique de diffusion :

Balzac, tous les 4 ans, pouvait reproposer son travail à un éditeur, le refondre, l’intégrer dans ce qui deviendrait, rétrospectivement comme Proust l’a noté le premier, la Comédie Humaine. Nous c’est fichu : on doit (devait) produire à l’horizontale, la propriété du livre nous étant retirée jusqu’à 70 ans post-mortem23.

21Il délaisse ainsi à partir de 2009 le support livre au profit du Web et du numérique avec d’une part l’extension labyrinthique de son site internet tierslivre.net et d’autre part la plateforme publie.net qui est une maison d’édition ouverte aux œuvres transmédia. Ce passage du livre au numérique rejoint le motif de la « bascule » récurrent chez François Bon. Gilles Bonnet fait de la bascule le centre de son ouvrage intitulé François Bon. D’un monde en bascule. Il la définit comme « un tiraillement constant entre naissance et mort24 », un dépassement contre la tentation de la nostalgie. L’image de la « bascule » a ceci d’intéressant qu’elle permet de symboliser deux métamorphoses contemporaines qui fascinent François Bon : le numérique et l’urbanisation. La ville est une métaphore transparente de l’œuvre en transformation. Gilles Bonnet l’explicite en ces termes : « Écrire dans la bascule signifiera se laisser aspirer par le vide de l’ancien, au moment où le nouveau tente de l’investir, et en bâtir une structure tuilée qui puisse supporter l’œuvre et le monde qui viendra y résonner25. »

22C’est dans cette perspective de la bascule que l’on peut comprendre le rituel de la bibliothèque enterrée dans les ronds-points. Dans son protocole, François Bon définit l’enterrement du livre comme « l’acte conclusif d’avoir habité un des 135 ronds-points dénombrés de l’agglomération de Tours26 ». Le geste peut sembler a priori mortifère et sous-entendre la mort du livre. Pourtant, par ce geste fort, l’auteur voudrait déplacer la notion de diffusion et de publication. Il ne les enterre d’ailleurs pas tous, certains sont cachés et le lecteur du blog est invité à venir retrouver le livre et à l’échanger avec un autre ouvrage. L’enterrement du livre est à comprendre comme signe de renouveau et symbole de la présence active de la littérature dans la ville. Le livre est considéré comme un terreau fertile lorsqu’il est enterré sous un arbre : « c’est l’idée même du recyclable : la ville peut ignorer la poésie, elle repoussera par les arbres27 ». Par ailleurs, le but de François Bon n’est pas de faire disparaître les livres mais au contraire de diffuser leur présence partout dans les espaces urbains, exactement de la même manière que sa présence d’écrivain, même ignorée, tend à redonner une existence publique à la littérature :

Que cette bibliothèque soit sans lecteur, du moins pour une durée non quantifiable, n’entre pas en ligne de compte : je suis de ceux qui pensent que la présence physique d’un livre est active, qu’on le lise ou pas. Ainsi, la bibliothèque enterrée, parce qu’elle couvre la totalité de la ville et de ce qui l’enserre, […], influera forcément sur son destin28.

23La bibliothèque enterrée dans les ronds-points est une pratique symbolique de la bascule littéraire en train de se faire : elle est une réponse sans nostalgie à la perte de visibilité du livre et à la transformation des villes. Cette réponse prend la forme d’un renouvellement du support par l’investissement du numérique d’une part et par l’investissement de l’urbain d’autre part. Elle est également l’expression d’une revendication.

  

De la subversion du livre à la subversion de l’espace urbain

24La revendication et la subversion sont des aspects non négligeables de ces performances qui tendent à perturber les espaces définis : espace de l’écrivain, espace de l’écriture, espaces conditionnés par l’aménagement du territoire. La présence de l’écrivain brouille ces frontières et appelle à investir l’urbain, à l’occuper, à l’habiter et donc à le subvertir. À l’image des dérives situationnistes, elles permettent de sortir du conditionnement de l’urbanisme pour chercher un autre sens au paysage quotidien des villes. Les ronds-points de François Bon deviennent tour à tour poste d’observation, atelier, scène, bibliothèque, calme jardin ou tranquille chez-soi, c’est-à-dire tout sauf un aménagement routier, et donc constamment autre chose que ce pour quoi les urbanistes les ont pensés. Faire de la littérature où cela n’a pas été prévu est doublement une manifestation subversive car cela crée à la fois une brèche dans le conformisme du livre imprimé – et tous les lieux institutionnels qui lui sont rattachés – et une brèche dans l’espace urbain qui se révèle soudain comme un territoire à investir culturellement.

25Les déplacements de Philippe Vasset, Joy Sorman et François Bon dans les interstices des villes déstabilisent la fixité des aménagements urbains. Les récits qu’ils en font transgressent les itinéraires conditionnés par l’urbanisme tout en invitant le lecteur à regarder autrement la ville. Il s’agit de la délinquance des « manières de faire » dont parle Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien29 et qu’il définit comme l’ensemble des ruses subtiles et des tactiques de résistance infimes par lesquelles les gens ordinaires détournent les codes et les objets pour se réapproprier l’espace. C’est bien cette « liberté buissonnière », selon le mot de Michel de Certeau, que l’on retrouve dans un ensemble de pratiques dissidentes et anonymes à l’œuvre dans les villes aujourd’hui, comme les potagers clandestins ou les graffitis qu’Yves Pagès a appelés dans un livre récent les « aphorismes urbains30 », ou encore des phénomènes plus subversifs comme Nuit debout et toutes les occupations clandestines. Autant d’infimes vibrations qui se propagent dans le béton et dont la force de récurrence finira peut-être par créer des fissures.

26Les quelques pratiques que j’ai présentées ici comme des performances urbaines sont caractérisées par leur intention de s’inscrire dans l’ordinaire des espaces urbains. Habiter la ville est une tentative pour rendre présente la littérature dans le quotidien des rues. C’est également la recherche d’un nouveau support littéraire dans la conjonction du numérique et de l’urbain qui participerait à une désacralisation salutaire du statut d’écrivain : François Bon voudrait que son travail sur les ronds-points fasse partie intégrante de l’ordinaire de la ville, au même titre que l’intervention des ouvriers paysagistes. Rêve paradoxal, à l’image de ces performances, d’une littérature de proximité qui ne cesserait pas pour autant d’être une onde perturbatrice. En s’infiltrant dans les interstices des villes, sans bruit, ni éclat, la présence de la littérature suffit à la revendication de son existence et suggère des chemins de traverse. Quoi de mieux pour créer des brèches que d’habiter des interstices ?