Colloques en ligne

Adeline Wrona

Houellebecq performeur de soi : la littérature comme performance médiatique

1Cette réflexion s’inscrit dans une acception délibérément accueillante de la notion de performance ; elle prend acte des principes posés par les réflexions antérieures, qui définissent les prestations publiques des écrivains comme autant d’éléments à intégrer dans une approche qu’on pourrait dire compréhensive de la littérature – qu’on pense à l’analyse de l’interview comme geste pleinement poétique, ou de la posture comme prolongeant l’écriture1.

2Le cas de Michel Houellebecq offre une multitude d’entrées possibles pour penser le lien entre création littéraire et inventions publiques de la figure d’auteur, et plus spécifiquement le statut des performances médiatiques de l’écrivain. Il permet d’interroger les jeux complexes de médiations engagés par un auteur qui fait le choix d’une forte présence médiatique. Quel sens donner à ce jeu avec les formes de publicisation de la figure d’auteur ?

3Faut-il y voir l’expression d’une recherche de notoriété toujours à réinventer dans une temporalité médiatique qui ne vit qu’au présent ? Tout comme la création est, selon une expression houellebecquienne, une façon de « rester vivant », les performances médiatiques viseraient alors à « rester présent ».

4Ou bien est-ce l’expression d’une rivalité profonde de l’écrivain, observateur contemporain de la réalité présente, avec ces autres herméneutes de l’actualité que sont les journalistes ?

5On a souvent noté à quel point le roman houellebecquien intègre et fictionnalise le système médiatique – David Pujadas est un personnage de Soumission, en 2015, tout comme Jean-Pierre Pernaut était l’une des figures de La Carte et le Territoire, en 2010. On pourrait proposer une lecture inverse, et se demander si les interventions médiatiques de Michel Houellebecq ne visent pas à exporter, hors du livre, les éléments de la poétique romanesque, faisant rejouer avec une efficacité hors norme les ressorts de la matrice littéraire.

Rester vivant : tentative d’inventaire d’une présence médiatique polymorphe

6S’il est difficile de répertorier avec exhaustivité la présence de Houellebecq dans l’espace public et médiatique, différentes caractéristiques peuvent être retenues, qui donnent à saisir un phénomène de diversification exponentielle. Les traces de son activité de performeur dessinent l’espace des possibles aujourd’hui ouverts à la circulation du texte littéraire, et de la figure d’écrivain. Cela va de la poésie lue à haute voix, en public, dans des cafés, avant la célébrité, comme le rappelle le catalogue de l’exposition Rester vivant :

"Ce n'était pas tellement lié au milieu de la poésie. C'étaient plutôt des cafés qui faisaient des animations, avec des gens qui faisaient de la musique, qui lisaient des poèmes, ou les deux"2.

7Cela passe par le cinéma, où Houellebecq intervient comme auteur (La Possibilité d’une île), ce qui lui vaut une page « réalisateur » sur le site Allociné, comme co-scénariste, comme acteur enfin – il joue dans deux films coup sur coup, durant la même année 2014 (Near death experience, L’Enlèvement de Michel Houellebecq3) ; on peut mentionner aussi la chanson, que ce soit comme interprète (avec Bertrand Burgala), ou comme auteur (ses textes sont adaptés par Jean-Louis Murat, qui transforme Configuration du dernier rivage en album, Les Parages du vide, en 2014).

8Cela va jusqu’aux expositions artistiques, de plus ou moins grande envergure – à New York en 2017, Houellebecq est au centre de l’événement intitulé « French bashing », organisé par la galerie Venus, sur Madison Avenue, après avoir été avec Jean De Loisy l’organisateur au Palais de Tokyo, à Paris, de sa propre rétrospective (« Rester vivant », été 2016).

9Ces expériences publiques suivent une trajectoire paradoxale – l’exposition toujours plus radicale d’un auteur qui dramatise son amuïssement, toujours plus maigre, toujours moins de dents, toujours plus dépenaillé. Ainsi l’événement du Palais de Tokyo coïncide-t-il avec l’exposition parallèle, à Zurich, dans la foire « Manifesta », de ses examens de santé : tout le paradoxe est là – ces examens prouvent que, cliniquement, Michel Houellebecq va bien ; mais les images le montrent en squelette, et tous les visiteurs peuvent repartir avec des tirages de son bilan sanguin, ou les copies d’autres examens.

10Chacune de ces mises en scène artistiques s’accompagne d’un nombre incalculable de productions médiatiques. À partir des premiers succès en librairie, Michel Houellebecq se prête aux interviews, en presse écrite comme dans le domaine audiovisuel, acceptant cette équivalence bien posée par Valéry, et reprise par Jérôme Meizoz puis Galia Yanoshevsky après lui : « écrire, c’est entrer en scène4 ».

11Dans le cas de Houellebecq, cette présence publique s’organise autour de la stabilisation d’une figure de soi ; dans cette formule « rester présent » il faut aussi entendre « rester » au sens fort. Les traits caractéristiques de la personne médiatique appelée Michel Houellebecq sont bien connus, de la parka verte (qu’il renouvelle régulièrement) à la cigarette tenue entre majeur et annulaire, selon un geste que l’écrivain dit avoir emprunté à Georges Perec. Le romancier expose à plusieurs reprises une véritable pragmatique de ces scénographies médiatiques : c’est notamment l’objet du livre d’entretiens épistolaires avec Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, paru en 2008 chez Flammarion, à grand renfort de secrets et de battage médiatique.

12La correspondance entre ces deux auteurs repose de fait, comme l’écrit Houellebecq dès le deuxième courrier, sur leur seul point commun : « notre véritable désir, notre désir primitif (pardonnez-moi de parler à votre place), est d’être aimé5 ». Cela passe, pour Houellebecq, par un « désir de déplaire » qui dissimule « un insensé désir de plaire » ; la relation avec le public est celle d’un don paradoxal.

Il y a en moi une forme de sincérité perverse ; je recherche avec obstination, avec acharnement, ce qu’il peut y avoir en moi de pire afin de le déposer, tout frétillant, aux pieds du public – exactement comme un terrier dépose un lapin ou une pantoufle aux pieds de son maître.

13Être écrivain, c’est régler cette relation au public qui n’est pas constitué seulement de lecteurs de livres, mais aussi de consommateurs de magazines, d’auditeurs de la radio et de téléspectateurs. Les héritages esthétiques se complètent alors d’une forme d’intertextualité qu’on pourrait dire médiatique : il s’agit de se choisir une attitude publique à travers les exemples passés (Baudelaire, Huysmans, Lovecraft) ou contemporains. Pour Houellebecq, Sollers apporte une leçon en termes de performance médiatique :

C’est à peu près la seule façon intelligente de passer à la télévision : d’abord, se considérer comme invité permanent, ensuite, mettre au point un numéro correct, avec des gimmicks, et le reproduire à la demande.

14Fidèle à ce principe, Houellebecq explique en août 2015, au Figaro, avoir choisi « son look » une fois pour toutes, car « on est prisonnier de son look, alors autant choisir une prison confortable »6.

15Se considérer comme « invité permanent » : ce mot d’ordre rend compte d’une stratégie médiatique qui intègre la présence médiatique au rang de l’existence professionnalisée de l’écrivain. Reste à définir les modalités de ces performances, qui, parce qu’elles sont médiatiques, s’avèrent nécessairement polyphoniques.

Associés-rivaux ? Conflits de compétence médiatique

16Les prestations publiques de l’écrivain le confrontent, en régime médiatique, au partage de la visibilité, qui engage des conflits de compétence. Si l’on pense la présence médiatique comme une performance, alors cela implique de la penser au pluriel, selon des relations inégalement réglées.

17La notion d’associés-rivaux est proposée par le sociologue François Bourricaud en 19617, pour penser le lien entre journalistes et communicants dans l’espace médiatique contemporain, en particulier dans le champ politique8. Il s’agit d’analyser des « types de jeux sociaux » « faits d’entrecroisements et d’intrications », et de mettre en évidence des relations de « coopération-concurrentielle », ou de « concurrence-coopérative »9. Une telle approche permet de penser que le conflit n’empêche pas la coopération, et donc de décrire des jeux de pouvoir dont les enjeux ne sont pas équivalents pour les différents acteurs engagés. Journalistes et communicants, écrit Bourricaud, « sont des associés rivaux » non seulement parce qu’ils sont dans une relation de concurrence-coopérative, mais aussi parce que « ne pouvant espérer durablement se débarrasser l’un de l’autre, ils n’ont d’autres choix que de négocier »10.

18À considérer sous cet angle les prestations médiatiques de Michel Houellebecq, un premier constat semble devoir être posé : c’est celui que Houellebecq joue avec les journalistes, voire joue au journaliste.

19Avec les journalistes, la performance médiatique de l’écrivain, en particulier quand elle est audiovisuelle, met en œuvre une coopération à plusieurs niveaux. Dans le cadre de l’interview, il s’agit d’abord de partager la scène ou l’écran. De fait, l’écrivain n’est jamais seul dans ses prestations médiatiques, et l’interview peut être pensée comme une entrée en scène partagée ; sur le plateau ou le studio d’abord, mais aussi dans les choix de montage à l’image ; cela engage des phénomènes de co-présence, qui vont parfois bien au-delà du seul duo interviewer/interviewé.

20Si Le Grand Journal diffuse, le 14 janvier 2015 un long entretien en tête à tête avec Antoine de Caunes, et France 2, la même année, une interview menée par David Pujadas, nombreux sont les cas où l’échange prend place sur un fond plus collégial. L’écrivain se voit le plus souvent contraint de partager le plateau avec toute une série, mêlée, de journalistes, chroniqueurs et autres invités. Les dispositifs médiatiques télévisuels organisent des scénographies complexes en variant les focales, chorégraphiant les entrées d’individus plus ou moins nombreux, selon des effets de montages où s’expriment les fantaisies du réalisateur.

21Dans ces circonstances de prestation médiatique, différentes formes de coopération peuvent être identifiées. Tout d’abord, entrent en jeu des éléments proprement scénographiques, tels que le simulacre des images prétendument volées en coulisses, le travail du maquillage, l’entrée en scène scandée à la minute près et accompagnée par une musique de circonstance, le rythme d’alternance des questions réponses.

22Il faut mentionner ensuite la mise en évidence, dans le propos, et comme pour faciliter ce jeu collectif, de problématiques professionnelles communes. Houellebecq souligne volontiers la proximité quasiment professionnelle existant entre écrivain et journaliste – dans une conscience aiguë de ce statut public que le livre de 2008 exposait avec une singulière lucidité. En août 2015, le dialogue avec Laurent Ruquier, animateur de l’émission On n’est pas couché, s’engage ainsi :

– (Laurent Ruquier) On dit que vous devriez accepter qu’on s’intéresse à votre vie privée puisque vous êtes devenu une vedette, comme un artiste de variété.
– (Michel Houellebecq) Ouais mais les artistes de vie privée n’acceptent pas globalement. [LAPSUS « artistes de vie privée » au lieu de variété]. Vous acceptez vous qu’on s’intéresse à votre vie privée ?
– (Laurent Ruquier) C’est pas faux !

23Plus tard dans la même émission, Michel Houellebecq semble demander conseil à Laurent Ruquier sur la juste attitude à adopter en cas de poursuite, sur la nécessité de porter plainte par exemple :   

– (Michel Houellebecq) La question est de savoir si on porte plainte ou pas ; ch’sais pas, vous avez sans doute eu des trucs comme ça, vous ; est-ce que vous portez plainte ou pas, vous ?
– (Laurent Ruquier ) Ça m’arrive, si ce sont des photos dérangeantes.
– (Michel Houellebecq) Des photos ouais ; moi ce ne sont pas des photos mais j’aime pas du tout qu’on publie ma correspondance privée. 

24Le même scénario se reproduit avec Léa Salamé, qui demande à l’écrivain ce qui le choque dans la série d’articles publiés par Ariane Chemin dans Le Monde, durant un feuilleton estival qui suscita sa colère, et une riposte judiciaire11 :

– (Michel Houellebecq) Je ne veux pas qu’on dévoile des choses de ma correspondance privée ; je ne voudrais pas qu’on publie une photo de moi contre mon gré. J’ai le droit de refuser qu’on publie quelque chose contre mon gré, j’ai le droit de refuser qu’on publie une photo contre mon gré. J’ai le droit de vouloir qu’on me foute la paix.
Je me dis que si j’avais porté plainte à l’époque, aujourd’hui on me foutrait la paix. Mais vous verrez hein, ça vous arrivera, d’avoir des photos de vous.
– (Léa Salamé) Mais rassurez-vous, ça m’arrive déjà ! ».

25La prestation est ici orchestrée comme celle d’une coopération en toute confiance, qui va jusqu’à la complicité. De façon plus franche encore, Houellebecq assume en juin 2016 la rédaction en chef d’un numéro des Inrockuptibles. À cette occasion, le romancier se livre à un jeu de renversement, qui sera lui-même renversé : Houellebecq procède en effet pour le magazine à l’interview de Karine Le Marchand, l’animatrice de l’émission L’amour est dans le pré ; les images de cette rencontre révèlent un grand moment de complicité. Elles illustrent surtout la valeur de réciprocité de l’interview, favorisée par les jeux de circulation et de détournement qui font la délectation des réseaux sociaux : car Karine Le Marchand profite de cette rencontre pour interviewer à son tour Michel Houellebecq, dans une vidéo qui circule intensivement sur le web. L’écrivain interviewer est interviewé, photographié, et même filmé en train d’être photographié. Le sujet de l’échange dérive alors allègrement vers des domaines qui peuvent sembler étrangers à la sphère littéraire (« De l’importance du fessier »12).

26Ce dernier glissement nous amène à nous poser la question en des termes différents : jusqu’où va la coopération dans un contexte de circulation médiatique intensifiée, transmédiatique et multisupports ?

27L’animatrice publie de fait cette interview sur sa « chaîne » YouTube ; une fois partagées sur la plateforme d’échange, ces productions médiatiques sont livrées à un public qui n’est plus uniquement spectateur, mais aussi commentateur, voire éditeur des contenus. On se doute bien que le titre, « De l’importance du fessier » n’est pas dû à Houellebecq, mais à l’animatrice ; ailleurs, les extraits d’émission sont repris en main par des auditeurs et téléspectateurs, qui sélectionnent, commentent mais aussi éditorialisent en donnant des titres à ce qui s’apparente à des morceaux choisis. On compte ainsi 700 000 vues pour la vidéo d’un extrait de l’émission On n’est pas couché – dont les commentaires ont été prudemment désactivés.

28Cette multiplication des espaces de publicisation de soi, qui coïncide dans le cas de Michel Houellebecq avec une notoriété croissante, suppose une maîtrise, pour l’auteur, des formes de médiation publique, et le place parfois en situation de franche rivalité avec les journalistes. C’est en ces termes qu’on peut analyser une séquence très particulière, où les enjeux de l’exposition médiatique se sont vus puissamment radicalisés.

29Le 7 janvier 2015 paraît le roman de Michel Houellebecq intitulé Soumission ; cette publication est préparée et escortée par une série d’articles, de prestations sur les plateaux de radio ou de télévision. L’auteur fait la Une de Charlie Hebdo. Libération, trois jours plus tôt, titrait sur « la position de l’insoumissionnaire », et publiait un long article, enthousiaste, de Philippe Lançon, à propos de ce livre encore inédit.

30Invité de la matinale de France Inter, Michel Houellebecq occupe l’antenne pendant près de deux heures, quitte en milieu de matinée les studios de Radio France. À midi, Charlie Hebdo est attaqué. Le jour même, l’écrivain est placé sous protection, l’immeuble de Flammarion sera plusieurs mois gardé par des militaires en armes.

31Dans ce contexte, Houellebecq suspend sa campagne, mais ne disparaît pas immédiatement des médias, notamment parce qu’une journaliste du Monde, Ariane Chemin, décide l’été suivant de lui consacrer le feuilleton estival évoqué précédemment, « Les six vies de Michel Houellebecq », ce à quoi l’écrivain s’est vigoureusement opposé.

32La guerre est alors ouverte, et met face à face deux acteurs de la publicisation biographique – l’auteur lui-même, la journaliste. Ce conflit de légitimité met moins en évidence l’écart entre performances publiques de l’écrivain et productions médiatiques de journaliste, qu’il ne souligne leur proximité, et leur rivalité dans l’invention de la figure littéraire. La riposte de Houellebecq est en effet proprement médiatique : il affronte Ariane Chemin en envahissant les médias de sa présence – c’est lui qui sollicite Laurent Ruquier pour participer à l’émission On n’est pas couché, après avoir figuré en Une du Figaro Magazine et de VSD.

33L’écrivain déploie toute une série d’initiatives visant à contrôler les modes de circulation de la parole à son sujet : il envoie à ses proches – plus de quarante personnes – une circulaire leur demandant de ne pas répondre aux questions de la journaliste ; pour Ariane Chemin, il déclenche ainsi une « fatwa électronique13 ». De plateaux en plateaux, Houellebecq se livre à des explications de texte détaillées, soulignant l’inexactitude des propos tenus par Ariane Chemin : la journaliste pèche, selon lui, non par indiscrétion, mais par manque de qualification. S’il récuse son reportage, c’est parce qu’elle n’est « pas bonne », comme professionnelle. « J’ai lu ce qu’elle a écrit, j’ai lu ses livres », déclare ainsi Michel Houellebecq, « c’est mauvais »14. La preuve : l’article du Monde décrit une réunion de crise avec la directrice des éditions Flammarion, Teresa Cremisi, dans les locaux de Saint-Germain-des-Prés, alors que la réunion a lieu chez l’écrivain lui-même.

Quand on fait des articles de journal, il faut que ce soit juste quand même, sinon on fait autre chose15.

34Cet épisode, parmi d’autres qui auraient pu être ici évoqués, met en évidence les formes de concurrence entre écrivains et journalistes – « écrivain et journaliste, ce n’est pas du tout le même métier » en vient à dire, pour une défense pour le moins paradoxale, la journaliste Ariane Chemin16. Et cette concurrence se joue très exactement sur les formes de médiation du discours, et en particulier du discours bio-autobio-graphique : Houellebecq attaque Le Monde, et perd son procès. « Les écrivains connus ne sont pas maîtres du discours », commente l’avocat du journal, le 8 septembre 201617.

Performer, perturber : puissance médiatique de la littérature

35Si Houellebecq perd son procès contre Le Monde, l’épisode offre une autre leçon : il met au premier plan l’enjeu proprement poétique qui détermine les performances médiatiques.

36L’ambition d’une production littéraire mêlant réalisme documentaire et anticipation consiste de fait aussi à contester la partition entre fiction et information qui fonde le partage des rôles entre écrivain et journaliste, entre médias et littérature. Les performances médiatiques de Michel Houellebecq peuvent se lire comme la mise en œuvre de ce principe : l’écrivain ne cesse d’y défendre la compétence de la littérature pour interpréter le présent (et la nécessité de l’écrivain de s’informer du monde) – jusqu’à ce point extrême où la publication d’un roman paraît anticiper sur l’événement réellement vécu, puisque Soumission s’ouvre sur un attentat terroriste, en 2022, et paraît le jour où, en 2015, la France est victime d’une série d’attentats.

37Si le roman met en récit le réel avec une telle prescience qu’il semble deviner voire provoquer l’événement, les prestations publiques de l’auteur visent à mettre à l’épreuve publiquement cette valeur de vérité de la littérature, au-delà du seul registre du livre : « il faut essayer de tout traiter », explique Houellebecq à David Pujadas, dans le journal télévisé diffusé sur France 2 le 6 janvier 2017. Au cœur des dernières élections présidentielles, l’écrivain est l’invité « surprise » de L’Émission politique, le 4 mai 2017. S’il a accepté cette prestation c’est parce que, dit-il, il a eu « honte », pendant la campagne, « de n’avoir pas vu cette France qui votera Le Pen » :

J’ai perdu le contact ; et ça, quand on veut écrire des romans, c’est une faute professionnelle assez lourde.

38Figurant permanent sur la scène médiatique, Houellebecq poursuit publiquement le travail de la représentation qui est au cœur de son esthétique romanesque ; au journaliste Patrick Cohen, qui le 7 janvier lui demande pourquoi il écrit, il répond : « Parce que je veux refléter le monde18 ».

39Performer, c’est donc certes se représenter soi-même, rencontrer sur scène d’autres professionnels de la représentation, mais c’est aussi se donner les moyens d’étendre le champ du réel représenté, en niant la possibilité du hors-champ.

La première et la plus importante des opérations, pour moi, consiste à cadrer. Cadrer, c’est délimiter une zone du monde dont on peut ressentir qu’elle est sans extérieur. Je suis dans la négation complète du hors-champ.
… Certains théoriciens du cinéma insistent sur l’importance du hors-champ. Je suis totalement opposé à cette manière de voir les choses. Ce qui est important, c’est ce qu’il y a dans le champ. C’est un ensemble qui nie l’extérieur. C’est une partie du monde qui est le monde en entier19.

40Cette déclaration issue du catalogue de l’exposition de 2016, « Rester vivant », au Palais de Tokyo, pourrait donner la clé d’une pratique médiatique de la littérature ; le but des performances transmédiatiques et multisupports est de réitérer un mot d’ordre esthétique : il n’y a pas de hors cadre.

41Finalement, on pourrait achever ce parcours sur une proposition de retournement de perspective : les performances publiques de l’écrivain ont moins pour effet de médiatiser la littérature, que de littérariser les médias. Trois remarques conclusives pourraient alors être formulées à l’appui de cette proposition.

42D’une part, les confrontations médiatiques avec les professionnels de l’information tournent toujours au profit de la littérature, mise en majesté dans le retour à des formes ritualisées de l’hommage à l’écrivain : ainsi le journal télévisé laisse-t-il une place considérable à la présentation de l’œuvre de l’auteur, mise en image et donc puissamment incarnée à l’écran. Le nom de l’écrivain se voit martelé à tous les niveaux possibles, ainsi que la mention, réitérée dans différents formats, de son statut « d’écrivain ».

43Par ailleurs, une fois passé le moment polémique de l’entretien, l’interview se fait volontiers confession, aveu, selon une topique bien répertoriée par les travaux antérieurs ; il s’agit de perpétuer les schèmes de l’admiration publiquement exprimée face à un esprit hors du commun, dans un registre d’authenticité. Devant les caméras ou les micros, à grand renfort d’interviews, Houellebecq rapporte sur le mode de la confidence le quotidien douloureux d’un créateur, et ce dans une grande variété de supports et de formats. « Entre minuit et 4 heures, je suis très actif », explique-t-il par exemple au Palais de Tokyo ; pour le magazine allemand Der Spiegel, dans une interview reprise par Valeurs actuelles, il rapporte sa conversion ratée au catholicisme, s’inscrivant dans une certaine tradition post-romantique de l’entretien avec le grantécrivain20.

44Enfin, l’échange médiatique se résout toujours dans une discussion d’ordre poétique : l’une des preuves les plus savoureuses en est sans doute la conversation qui prend place dans le film L’Enlèvement de Michel Houellebecq, où l’écrivain kidnappé prodigue à ses trois ravisseurs, deux frères culturistes et un gitan dépressif, des conseils pour améliorer leur production littéraire. L’un d’entre eux lui lit un poème écrit à l’école primaire, Houellebecq ne peut réprimer un fou rire, ce qui provoque la furie dangereuse du malfaiteur : « Je suis une fausse couche, c’est ça ? ». En guise de consolation, Houellebecq donne le mode d’emploi de l’inspiration : « faire le vide ».

Si tu t’ennuies, il ne se passe rien, là des idées te viennent dans la tête.

45Finalement, on pourrait proposer une interprétation anti-différentialiste des performances médiatiques de l’écrivain. Ses prestations publiques visent moins à faire de lui un invité, serait-ce de façon permanente, sur les scènes médiatiques, qu’à intégrer formes et acteurs de la publicisation ordinaire dans le monde de la production littéraire. Si Houellebecq s’est forgé son propre personnage, il a aussi fait des journalistes les figurants de ses fictions, et les modalités de la représentation médiatique lui prêtent la main dans ce processus de totalisation poétique. Tel est en tout cas l’effet suggéré par certaines images télévisuelles, où le visage d’un président de la République (présenté déjà ailleurs comme initiateur d’une « thérapie de groupe pour convertir les Français à l’optimisme »), encadré par les couvertures de romans publiés par Houellebecq, semble présenter le personnage non encore écrit d’un livre à venir.