Colloques en ligne

Élisabeth Pillet

Un poète « dans ses œuvres » au cabaret montmartrois : Jehan Rictus

1Un soir de novembre 1895, alors que les cabarets brillent de tous leurs feux sur la butte Montmartre, un poète de vingt-huit ans fait des débuts très remarqués sur la scène d'un des lieux les plus en vogue, les Quat'z'arts, sous le pseudonyme de Jehan Rictus. Il tentait vainement, depuis dix ans, de se faire connaître sous son vrai nom de Gabriel Randon en publiant dans des revues. Rictus est un cas très particulier du point de vue qui nous intéresse ici ; en effet c'est son passage à la scène qui lui permettra enfin d'éditer son premier recueil, épuisé en un mois et immédiatement réédité, et d'accéder à la reconnaissance littéraire.

2Le parcours de Rictus et son œuvre sont à la fois originaux, comme leur auteur, et tout à fait caractéristiques de la circulation de certains écrivains entre le spectacle vivant, la presse et le livre, entre les médias et la littérature, qui s'opère dans les cabarets montmartrois de la Belle Époque.

Les « cabarets artistiques » : une scène culturelle originale

3L'apparition des lieux qu'on appela les « cabarets artistiques » à la fin du xixe siècle est une étape décisive de l'entrée des écrivains dans la médiatisation à travers la performance d'auteur. Elle s'inscrit dans un mouvement plus général de resserrement des liens entre entreprises commerciales et vie artistique et littéraire1. En effet les mécènes se font alors de plus en plus rares, tandis qu'un nouveau public potentiel se constitue progressivement, les « nouvelles couches » qui dans les années 1880 accèdent à l'expression politique et sociale : commerçants, artisans, membres des professions libérales ou employés. Ces mêmes groupes constituent un vivier de jeunes écrivains sans relations dans le monde littéraire qui rêvent de vivre de leur plume.

4Pour leur permettre de se rencontrer, l'un d'eux, Émile Goudeau, jeune fonctionnaire d'origine provinciale, a l'idée en 1878 de fonder dans un café du Quartier latin le Club des Hydropathes, ouvert aux poètes, musiciens ou littérateurs prêts à se produire devant un public composé de leurs pairs et de nombreux étudiants. Les Hydropathes connaissent un franc succès et inspirent la création d'autres clubs ou sociétés tout aussi libres d'allure, Hirsutes, Zutistes et autres Jemenfoutistes. En 1881 émerge de cette nébuleuse un lieu qui deviendra célèbre, le Chat Noir. Il naît de la rencontre de Goudeau avec Rodolphe Salis, bonimenteur de talent, doué d'un excellent sens du spectacle et de la promotion publicitaire. Très vite, sous son influence, le Chat Noir devient un lieu à la mode et déménage en fanfare pour s'installer à Montmartre dans un local plus spacieux ; les consommations bon marché font place au champagne (Salis était le fils d'un marchand de vin) et le public étudiant au Tout-Paris. La revue attachée au cabaret connaît également le succès ; elle est l'un des lieux où peuvent s'exprimer les jeunes auteurs des avant-gardes. En 1885, Aristide Bruant, une des vedettes, fonde son propre cabaret, le Mirliton, lui aussi accompagné d'une revue. D'autres lieux s'ouvrent à travers Montmartre, profitant de cette vogue qui traversera toutes les années 1880. Dans le même temps naissent des sociétés littéraires qui reprennent la formule des réunions dans un café où les auteurs interprètent leurs œuvres et d'une revue qui les publie ; la plus importante fut sans doute La Plume, fondée en 1889 par Léon Deschamps2.

5Le répertoire se caractérise par une totale liberté de genres, de thèmes et de styles. Le spectacle est introduit par un présentateur – les boniments de Salis, virtuose du genre, sont un numéro en eux-mêmes. Il est composé de chansons, textes à dire humoristiques ou sérieux, courtes pièces, revues ; et de formes originales comme les fameuses pièces d'ombres du Chat Noir, inspirées à la fois des ombres chinoises et des marionnettes du théâtre forain, qui connurent un immense succès. La règle impérative du Chat Noir, reprise par ses émules, était que toute œuvre devait être interprétée par son ou ses auteurs. Les cabarets artistiques constituèrent ainsi pendant un peu plus d'une vingtaine d'années un espace culturel original, une zone de rencontre entre littérature instituée, avant-gardes et formes d'expression orales et populaires, et un haut lieu de ce qui ne s'appelait pas encore la performance d'auteur. C'est sur une de ces petites scènes que notre poète tentera sa chance, comme tant d'autres.

De Gabriel Randon à Jehan Rictus3

6Gabriel Randon naît en 1867, fils naturel d’une ancienne figurante de théâtre qui vit d'expédients. Il est mis en nourrice, puis élevé par sa mère, une femme instable et brutale dont il est le souffre-douleur. Aussitôt obtenu le certificat d’études, à quatorze ans, il doit travailler. À seize ans il s’enfuit de chez sa mère pour aller vivre à Montmartre où il fréquente les poètes de la bohème et commence à écrire.

7Randon fréquente deux petits cercles littéraires, la Bosse au Quartier latin et la Butte à Montmartre, où il dit à l’occasion quelques-uns de ses textes, sans faire forte impression. À partir de 1887 il publie quelques textes dans de petites revues. Sa vie matérielle est très précaire, il occupe différents emplois mais les perd, ou le plus souvent les quitte, très rapidement ; il est misérablement logé, souvent hébergé chez des amis un peu moins démunis que lui. Le moment le plus difficile est l’hiver de 1888-1889 où il mène une vie de vagabond dans Paris et couche quelquefois dans la rue. Mais il s’est fait des relations dans les cercles symbolistes ou parnassiens ; ses amis lui viennent alors en aide, en particulier José-Maria de Heredia qui lui trouve un poste de fonctionnaire où il reste quelques mois. Randon fait partie, même si c’est de façon très effacée, du groupe d'écrivains qui fonde la Pléiade puis le Mercure de France ; il publie également quelques articles dans la presse. Sa vie reste très difficile et sa renommée littéraire confidentielle. Il est attiré par les idées anarchistes, comme beaucoup de jeunes littérateurs de son époque. C'est alors qu’il a l'idée de composer des textes dans lesquels un vagabond parisien parle en langue populaire, et de les dire lui-même au cabaret en prenant un pseudonyme moyenâgeux et sarcastique, bien dans le ton de ces lieux ; ce seront les Soliloques du Pauvre.

8Les débuts du poète Jehan Rictus « dans ses œuvres », comme on disait, ont lieu fin 1895 sur la scène des Quat’z’arts, qui avait ouvert ses portes deux ans plus tôt ; c'était alors un des cabarets les plus courus, le concurrent direct du Chat Noir. La soirée avait été préparée par des invitations de l’auteur à un certain nombre de personnalités du monde littéraire et à des critiques parmi les plus en vue de la presse quotidienne : Catulle Mendès, Jean Lorrain, Jules Lemaître. Les invitations étaient accompagnées d’une plaquette dédicacée contenant le premier des Soliloques, intitulé « L’Hiver », illustrée par le célèbre dessinateur Steinlen.

9Cette fois le succès fut au rendez-vous. La grande presse ne fut pas unanimement ni immédiatement enthousiasmée, mais Rictus eut des articles par quelques chroniqueurs importants. Dans le milieu littéraire en revanche, une des premières réactions, celle de Rachilde dans le Mercure de France, est rien moins que favorable ; voici comment elle commente le passage du poète à la scène : « La nouvelle est terrifiante, car elle est une sommaire notification de l’état d’âme actuel de la société vis-à-vis des poètes. Sans l’estrade de la brasserie, sans l’histrionisme, elle n’écouterait pas4. » Mais la renommée du jeune auteur-interprète grandit très vite, emportant les réticences. Après les Quat’z’arts, Rictus passe au Chat Noir, qui lui propose une meilleure rémunération, puis dans tous les cabarets à la mode ; il est invité dans les salons et les dîners mondains, ou à des événements médiatiques comme le « Five o’clock du Figaro » où se presse le Tout-Paris. Il se produit également dans des manifestations anarchistes ou féministes.

10C’est après un an et demi de cette carrière à la scène, en 1897, qu’il publie à compte d’auteur avec l’aide d'un ami éditeur le recueil des Soliloques du Pauvre. L’édition s’enlève en moins d’un mois ; et c’est au Mercure de France que se fait la réimpression, qui rencontre le même succès. L’écho critique est alors important et l’accueil globalement favorable, même si certains aspects de l’œuvre font débat.

11Le succès dure trois ans ; il se ralentit vers 1898. Rictus a des ambitions poétiques élevées, il rêve d’écrire dans un tout autre style que celui des Soliloques, sans y parvenir. On le demande moins au cabaret, car il se renouvelle difficilement ; il donne très peu de nouveaux poèmes en langue populaire, une quinzaine en tout, les derniers en 1914 dans le recueil Le Cœur populaire. Le poète commence en 1898 un journal quotidien qui sera son principal écrit, jusqu'à sa mort en 1933, et atteindra plus de 30000 pages. Il vivra désormais modestement dans son petit logement de Montmartre, grâce à des droits d'auteur – car les rééditions de l’œuvre continuent à bien se vendre –, une pension de l’État, quelques récitations de poésie, et en sollicitant toujours beaucoup ses amis. Mais il n’écrit plus rien d’important, victime des profondes et douloureuses contradictions internes que Philippe Oriol a mises en lumière5.

12C'est le succès des Soliloques du Pauvre et la percée soudaine de Rictus dans le monde littéraire qui nous intéresseront ici. Quelle part y a pris la performance de l’auteur-interprète, quelle a été celle du texte ? À travers quelles interactions ? On notera que dès l’origine, l’œuvre existe à la fois sous forme imprimée et sous forme de spectacle : après la plaquette de L’Hiver, plusieurs autres textes étaient parus dans la presse en 1896 et 1897. L’écriture de Rictus se situe en effet au croisement de deux modes d’expression, dramatique et poétique.

Soliloques du Pauvre et chanson de gueux

13Les Soliloques du Pauvre sont des poèmes strophiques assez longs (plusieurs dizaines de strophes), le plus souvent en octosyllabes, les uns entièrement en quatrains, d'autres en strophes de longueur variable allant jusqu'à une dizaine de vers. Les textes les plus longs sont divisés en mouvements portant des titres ou désignés par de simples chiffres. L’énonciateur récurrent, celui que Rictus nomme « le Pauvre » ou « mon Pauvre » dans son journal et sa correspondance, est un sans-abri qui arpente sans fin les rues de la grande ville, commente ce qu’il voit, décrit ses sensations, exprime ses réflexions et ses rêves, dans un monologue en français populaire parisien. Le Pauvre dénonce l’injustice d'une société où le luxe côtoie la misère, critique l’idéologie et la morale bourgeoises, les slogans républicains vides de sens, la charité et son orchestration médiatique. Voici à titre d’exemple les premiers vers de L’Hiver :

Merd’! V’là l’Hiver et ses dur’tés,
V’là l’ moment de n’ pus s’ mett’ à poils :
V’là qu’ ceuss’ qui tienn’nt la queu’ d’ la poêle
Dans l’ Midi vont s’carapater !

V’là l’ temps ousque jusqu’en Hanovre
Et d’ Gibraltar au cap Gris-Nez
Les Borgeois, l’ soir, vont plaind’ les Pauvres
Au coin du feu... après dîner !

Et v’là l’ temps ousque dans la Presse,
Entre un ou deux lanc’ments d’ putains,
On va r’découvrir la Détresse,
La Purée et les Purotains6 !

14Mais cette violente critique sociale, qui se retrouve à l’époque dans la chanson anarchiste et socialiste, n’est pas la tonalité dominante de l’œuvre. Les mouvements de révolte retombent vite ; la couleur générale est résignée et misérabiliste, comme dans ces vers souvent cités sur lesquels s’achève un des premiers Soliloques :

Pis on s’dit : Ben quoi, c’est la Vie !
Gn’a rien à fair’, gn’a qu'à pleurer7.

15Le réalisme social s’accompagne d’un naturalisme du corps en butte au froid, à la pluie, à la fatigue, au manque de sommeil, mal protégé par des vêtements mouillés et usés jusqu’à la corde, travaillé par des appétits toujours frustrés de confort, de nourriture et de sexe.

16L’œuvre s’inscrit dans un genre très en vogue dans les cabarets montmartrois : les textes dits ou chantés par des personnages populaires, souvent dans une langue argotique. Le genre fleurissait également au café-concert, mais le répertoire y était censuré et les artistes se cantonnaient le plus souvent à des textes comiques. Quant à la littérature, même réaliste, les gens du peuple n’y avaient guère accès à la parole8. Au cabaret au contraire le genre était très apprécié ; la mode en avait été lancée par le recueil de poèmes de Jean Richepin, La Chanson des gueux, qui avait fait scandale en 1876 ; et surtout par Bruant qui en avait fait son fonds de commerce en l’adaptant pour la scène et en le centrant sur la pègre, truands et prostituées, avec l’immense succès que l'on sait. Mais en 1895 Richepin s’était bien assagi ; Bruant, qui approchait comme lui de la cinquantaine, se produisait de moins en moins en public. Il y avait une place à prendre pour un jeune artiste s’inscrivant dans le genre de la chanson de gueux en y apportant sa note originale.

17Il s’agit d'une forme d’expression fondamentalement scénique, même si les moyens en sont minimalistes – ou plutôt précisément pour cela ; un texte, un corps, une voix, éléments d’une alchimie où la place du texte est importante mais celle de l’interprétation est centrale.

Le Pauvre en scène

18De ce point de vue la prestation de Rictus fut une réussite, assez paradoxalement car elle était d’une grande sobriété. Le poète était grand et très mince ; « un étrange garçon, long, long, pareil à une larme » écrit Jules Lemaître, un des critiques dramatiques les plus importants de l’époque9. Cet instantané du poète sera souvent repris dans la presse :

[…] un grand, maigre, long jeune homme de vingt-sept ans à vingt-huit ans, le corps allongé par une longue redingote noire, longs pieds, longues mains qui le gênent et qu’il enfouit dans les poches du pantalon, enfin tout en longueur […]. Le visage osseux, longuement barbu, est long comme le reste, le nez aussi. Les yeux très creusés, brûlent fiévreusement sous des sourcils d’envergure10.  

19De plus Rictus ne fait aucun geste, pas plus qu’il ne cherche le contact du regard :

Une fois qu’il fait face au public, nous voyons que nous n'avons pas affaire à un cabot. Rictus garde les mains dans ses poches et sans lever les yeux au plafond, ce qui lui donnerait l'air par trop inspiré, les tient par-dessus les spectateurs, en homme qui s’abstrait de la foule et qui reste hors de la portée de ses approbations ou de ses désapprobations11.

20Même refus des effets dans l’usage de la voix, lente et monotone. Et pourtant le poète semble avoir eu une vraie présence scénique, mais avec des moyens qui sont aux antipodes du tonitruant Bruant. Un critique souligne l’accord entre son jeu et le texte :

Il psalmodie les révoltes sourdes, les cris étouffés parce que compris inutiles, les âpres ironies, tranchantes comme des dents d’affamé. Il parle d’une voix incolore, les dents serrées, sans gestes, remuant seulement la tête, par instant, d’un air las […]. Il dit le malheureux, l’être vaguement résigné par l’âpre expérience, l’être dont le corps ronge l’âme et qui parle, crie, grimace en dedans, comme en sourdine12...

21On peut aussi rapprocher a posteriori ces choix d'interprétation de ceux de nombre de poètes performeurs de l'époque moderne.

22Très vite apparaît dans la critique la métaphore christique, appelée il est vrai par l'un des poèmes les plus connus, « Le Revenant » : « Jehan Rictus, étrangement poignant avec sa tête de Christ douloureux, les yeux souffreteux, les épaules rentrées, la voix plaintive de poitrinaire13 ». Par ailleurs le corps maigre et l’expression douloureuse du visage entraînent une assimilation de l’auteur à son personnage :

[...] la figure, au profil très aigu, saillant apparaît, pâle avec comme un grand air de fatigue, de lassitude, de résignation. […] Les yeux très doux, très bons, sont rouges, comme d’avoir pleuré, et souvent se ferment comme en quelque pénible besoin de sommeil14.
 
L’aspect est de quelqu’un qui a dû crier famine, crier en soi, et chimériquement, bien en dedans de soi, […] famine de tranquillité sur le lendemain, de quelqu’un qui a dû errer beaucoup sans point fixe où revenir pour y trouver le repos, qui a dû proposer des besognes, offrir des articles de journaux, monter toujours, monter l’escalier des autres et le redescendre le plus souvent à vide, qui a dû se heurter à l’indifférence de ses contemporains15.

23Les journalistes brodent quelquefois sur ce thème, inventant des détails biographiques :

[…] un pauvre diable, qui fit les plus durs métiers pour vivre, fut porteur aux Halles, déménageur – que sais-je ? – et vient de trouver le succès avec ses poignants et douloureux Soliloques du Pauvre16.

24Cet effet de superposition entre l’auteur et l’énonciateur est toujours potentiellement présent dans la poésie lyrique, mais il s’accentue à l’évidence quand l’auteur dit son propre texte devant un public. Or l’attitude de Rictus lui-même est très ambivalente à cet égard, et c’est d’ailleurs un point nodal des contradictions qui l’amèneront à l’impuissance créatrice. C’est ainsi qu’il tenait beaucoup à être bien vêtu pour se distinguer de son personnage ; il lui est arrivé de refuser de dire ses vers, alors qu’on l’en priait instamment, en invoquant un prétexte, en réalité parce qu’il n'était pas assez bien mis17. Mais dans son journal intime, tantôt il se dissocie du « Pauvre » tantôt il s’identifie à lui, comme dans ce passage où il se vexe de n’avoir pas été invité à un événement mondain :

J'aurais dû être à cette cérémonie de gala, car en ma Personne je veux désormais que le Pauvre ait sa place partout. Je veux qu’il pénètre dans les réunions les plus glorieuses de la Société et qu'il donne par ma bouche son opinion sur tout – ce qui se passera, sur tout18.

25Quoi qu’il en soit, l’interprétation du poète a sans aucun doute servi son texte en lui donnant le poids de la sincérité, du vécu. L’effet d’authenticité est tel qu’il peut faire frissonner le public, jusqu’au malaise, comme le note Xanrof, un de ses camarades du Chat Noir : « Et sur les riches et les heureux venus au Chat Noir pour rire une stupeur inquiète passe, à entendre cette voix de l’abîme, à voir ce famélique précurseur des demains menaçants19. » Cette perception fut celle du dessinateur Steinlen dont les illustrations accompagnèrent toute la carrière de Rictus. La plaquette imprimée pour la première figurait un vagabond anonyme ; mais un mois après, dans le Gil Blas illustré où Rictus publie un second Soliloque, l'artiste illustre le texte d'un beau portrait de l'auteur-interprète (fig. 1).

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Fig. 1 Ill. de Steinlen pour « Impressions de promenade », Le Gil Blas illustré, 29 décembre 1895

26L’illustration de couverture de la première édition des Soliloques évoque son visage (fig. 2). Et en 1903, Steinlen donnera pour la réédition du recueil, remaniée par l’auteur pour devenir l’édition définitive, une centaine de gravures très nettement inspirées de Rictus, mais de Rictus en misérable (fig. 3).

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Fig. 2 Couverture de Steinlen pour Les Soliloques du Pauvre, chez L'Auteur, 1897.

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Fig. 3 Ill. de Steinlen pour Les Soliloques du Pauvre, P. Sévin et E. Rey, 1903.

27Le physique de l’écrivain, son travail d’interprète, sa façon de faire corps avec son personnage, au sens le plus littéral de l’expression, l’ambiguïté qui planait, y compris pour lui-même, sur le lien entre ce personnage et son créateur ont donc certainement contribué à sa conquête de la reconnaissance littéraire. Dire une telle œuvre en scène était pourtant un pari fort risqué.

  

Un texte antidramatique...

28En effet les Soliloques sont sous bien des aspects une œuvre conçue pour une lecture silencieuse, dans une durée et un environnement autres que ceux de la performance. En témoignent d’ailleurs les difficultés que le poète rencontrait quelquefois à obtenir une véritable écoute du public. Son journal intime en fait état à plusieurs reprises, et dans la presse on évoque également ses exigences à cet égard, qui paraissent quelque peu exagérées et font sourire.

29En effet, par rapport à ses prédécesseurs et à la référence majeure que constituait Bruant, Rictus avait fait des choix novateurs mais qui allaient à l’encontre des exigences du spectacle. Bruant avait essayé des « monologues » parlés et des textes chantés, mais s’était vite cantonné en scène aux chansons et surtout aux chansons à refrain, qui pouvaient être reprises en chœur et lui valurent ses plus grands succès. Rictus s’en tient à la parole nue, et la longueur et la forme de ses textes interdisent de les transformer en chansons.

30D’autre part les textes de Bruant sont généralement narratifs – souvent des récits de vie – alors que les Soliloques sont essentiellement lyriques et descriptifs, ce qui sans le secours de la voix chantée retient beaucoup plus difficilement l’attention. Bruant conte des histoires pittoresques et dramatiques, proches de faits divers ; quand le Pauvre de Rictus se parle sans fin à lui-même, peu soucieux d’intéresser un auditoire. En outre l’énonciateur des Soliloques reste le même, et il est le personnage central de l’ensemble des textes ; tandis que Richepin et Bruant font défiler une galerie haute en couleur d’énonciateurs et de personnages.

31Enfin et surtout, la longueur des textes porte au plus haut point le risque de monotonie qui guette toujours la prestation d’un comédien seul en scène. Certes des poèmes dits par leurs auteurs, même sur le mode sérieux, pouvaient s’insérer dans un spectacle de cabaret artistique, mais ils étaient relativement courts. Rictus est conscient du problème ; il note ainsi dans son journal après une représentation, qui pourtant est un succès : « J’ai dit trois poèmes horriblement longs20. » C'est aussi une des difficultés qu’il rencontre au moment de l’écriture ; en 1898, à l’époque où il tente difficilement de se renouveler, il note : « Ce qui m’ennuie c’est d'être obligé de sabrer d’exquises trouvailles (je crois) […] mais je fais déjà trop long. Il faut élaguer. Enfin ça va21. »

32Les Soliloques sont en effet la mise en voix d’un monologue intérieur enfermant, obsessionnel et qui prend toute sa dimension à la lecture du recueil, où les poèmes se succèdent comme des variations à l’infini autour d’un même thème. L’effet de monotonie est au cœur de l’entreprise poétique de Rictus : la voix lancinante du sans-abri ne se tait pas, pas plus que sa marche sans fin ne le mène à un but ; il a tout son temps, il n’a rien d'autre pour exister : le temps et la parole, mais il en dispose sans limites.

33Même pour un interprète de talent, doué d’une forte présence scénique, il serait donc périlleux de vouloir faire apprécier ou simplement entendre de tels textes sur une scène, si ces traits n’étaient pas contrebalancés par d'autres qui colorent et animent cette longue mélopée, ces Cantilènes du malheur – titre d’un autre recueil du poète.

... mais rythmé et coloré

34Car les poèmes sont rythmés, à différents niveaux. Ils sont composés de mouvements, à la façon d’un morceau de musique ; les états d’âme et les émotions varient, la révolte alterne avec le découragement, le sarcasme et l’humour avec l’indignation... Le vagabond décrit ce qu’il voit autour de lui, le tableau toujours changeant de la rue, qu’il commente avec vivacité et entremêle de réflexions sociales. Les sensations sont également très présentes, celles du corps douloureux et transi ou de ses appétits ; par moments ces désirs se développent en fantasmes qui forment de longs rêves éveillés.

35Le rythme naît également du vers syllabique, simple et régulier, ainsi que de la division des poèmes en strophes. Rictus en fait un usage adapté à la scène, sans virtuosité mais avec efficacité ; ses vers sont souvent bien frappés, sonores et faciles à retenir. Cela rend possible un découpage en petites unités, strophes, distiques ou vers, qui se détachent du reste et se mémorisent facilement, à la façon de Hugo dont tel ou tel vers ou strophe d’un long poème continue à vivre dans les mémoires.

36Enfin la syntaxe est celle d’une œuvre dramatique, chargée d’émotion, ponctuée d’exclamations, de points de suspension, d’interrogations rhétoriques ou non ; l’énonciation implique le public ou le lecteur, quelquefois même l’interpelle :

Et qu’on m’ tue ou qu’ j'aille en prison,
J’ m’en fous, je n’ connais pus d’ contraintes ;
J’ suis l'Homm’ Modern’, qui pouss’ sa plainte,
Et vous savez ben qu’ j'ai raison !22

37Ici encore la différence est nette avec les textes de Bruant, qui se déroulent le plus souvent sur le mode du constat fataliste.

38À ces qualités dramatiques s’adjoignent celles d’une langue colorée et pittoresque, souvent crue. Par endroits l’auteur tombe dans le travers de Bruant, accumulant à plaisir les mots d'argot ; mais la plupart du temps il s’en tient à un usage plus réaliste du français populaire parisien, dont il excelle à mettre en valeur la verdeur, et qu’il enrichit encore de nombreuses images originales, ainsi dans cette évocation de la mort :

Tonnerr’ de dieu ! la Femme en Noir
La Sans-Remords... la Sans-Mamelles,
La Dure-au-Cœurs [sic], la Fraîche-aux-Moelles,
La Sans-Pitié, la Sans-Prunelles,
Qui va jugulant les pus belles
Et jarnacquant l’ jarret d’ l’Espoir :

Vous savez ben... la Grande en Noir
Qui tranch’ les tronch’s par ribambelles
Et, dans les tas les pus rebelles,
Envoy’ son tranchoir en coup d'aile
Pour fair’ du Silence et du Soir23 !

39La langue de Rictus ne fit pas l’unanimité dans le monde littéraire. Nombreux furent les critiques qui regrettèrent ses choix dans ce domaine ; ceux-ci sont certainement restés jusqu’à nos jours un obstacle important à sa reconnaissance littéraire. Mais le poète défendit avec véhémence cette dimension de son œuvre qu’il considérait comme essentielle. Au nombre des lecteurs qui le comprirent, et non des moindres, Mallarmé qui lui écrit dès 1897 : « […] oh ! quel étrange, poignant et sourd instrument vous vous êtes fait, je trouve géniale votre déformation de la langue24. »

Conclusion

40L’œuvre vit d’une tension, d’un équilibre improbable entre deux poétiques, celle du texte à lire et celle de l’œuvre scénique monologuée. Cela n’est sans doute pas tout à fait conscient chez son auteur ; le poète en quête de Beauté mais aussi de notoriété tâtonne, s’interroge beaucoup, s’illusionne et se contredit souvent. Quand il monte sur scène sous l’avatar de Rictus, il s’agit d’une nouvelle tentative de vivre de sa plume qui vise comme les précédentes la promotion de l’œuvre écrite, la reconnaissance littéraire ; faire de la scène est plutôt pour lui un moyen qu’une fin. Sa relation au cabaret sera toujours ambivalente – il rêve de le quitter mais y revient périodiquement pour vivre ; tout comme est ambigu son rapport à la poésie argotique et populaire.

41Son succès immédiat renvoie à des qualités d’interprète qu’il ne se connaissait peut-être pas, auxquelles s’est ajouté l’effet d'authenticité attaché à la prestation par l’auteur lui-même. Mais aussi et fondamentalement à la nature d’une œuvre à la fois scénique et poétique ; comme en atteste la première réception, qui fut favorable aussi bien à l’interprète qu’au recueil. Mais bien au-delà, depuis plus d'un siècle, l’œuvre existe sur ces deux modes, celui de la lecture du texte sans cesse réédité25 et celui de la performance, à travers de nombreux disques et spectacles. On ne cesse de dire Rictus ; le tout dernier spectacle date de 2017, interprété à la maison de la poésie à Paris par un rappeur, Vîrus, en collaboration avec le comédien Jean-Claude Dreyfus, qui avait lui-même donné un spectacle Rictus en 200726.

42Ce travail commun autour de Rictus de deux interprètes venus d’horizons différents est emblématique d’une écriture originale. Rictus s’appuyait sur l’œuvre de ses prédécesseurs mais apportait quelque chose de tout à fait nouveau ; il repoussait les limites du poème à dire au cabaret, comme des chansons ou monologues de Bruant et ses émules, en proposant des textes plus ambitieux et plus longs qui exigeaient une écoute de qualité. Trois ans plus tard, le jeune poète Gaston Couté débutera sur les mêmes scènes que lui, avec des textes très différents mais qui eux aussi font sonner des voix d’en bas, usant avec virtuosité de la langue et du vers ; son œuvre comme celle de Rictus est diffusée depuis plus d’un siècle par l’écrit, le spectacle vivant et les supports audiovisuels27. Les « cabarets artistiques », dont la période la plus brillante allait bientôt se terminer, avaient permis à ces jeunes poètes de tenter l’aventure d’une parole populaire autant que poétique, qui continue à vivre par le corps et la voix d’interprètes, dans l’émotion collective partagée, mais aussi sur le mode de la lecture silencieuse et intime des mots sur une page.