Colloques en ligne

Violaine François

L’Hydropathe en scène : quand l’auteur devient interprète

1« Et puis la soirée commençait et la parole était aux poètes1 ». Jules Lévy se remémore les soirées de L’Hydropathe : les chansons alternaient avec les lectures, les monologues, les récitations, les déclamations ou encore les speechs des artistes et écrivains qui se réunissaient autour d’une même passion pour l’Art et la Littérature. D’octobre 1878, date de sa création par Émile Goudeau, à l’année 1880 où le club se dissout, L’Hydropathe a permis à de nombreux auteurs de se produire sur scène. Alphonse Allais, Charles Cros, André Gil, Félicien Champsaur, Jules Jouy, parmi tant d’autres, se confrontent à un public de plus en plus nombreux : soixante-quinze spectateurs recensés à la première soirée du cabaret, pour aller jusqu’à trois cent cinquante aux soirées les plus réussies.

2Du Café de la Rive Gauche, où se tint la première séance, au quai Saint-Michel où la salle en sous-sol d’un café proposait une véritable scène et assez de place pour réunir un public nombreux, le club des Hydropathes a affirmé progressivement la présence du poète sur scène, comme corps plutôt que comme texte. Dans le choix de la diction, dans celui de la gestuelle, le poète déploie toutes les dimensions de son œuvre, voire la transfigure. Ces œuvres-spectacles sont relayées dans le journal du même nom2. La feuille devient le prolongement et la mémoire de ces soirées hydropathes.

3Loin d’être un fait anecdotique, les soirées des Hydropathes sont révélatrices d'une mutation dans l'histoire des pratiques artistiques. Qu’implique ce nouvel espace offert au corps de l’écrivain dans sa création ? En devenant un lieu d’exposition totale de l’écrivain, le club des Hydropathes offre un nouvel espace médiatique. Si l’histoire de la performance devait être écrite, les séances des Hydropathes y auraient certainement une place de choix.

La scène des Hydropathes : nouvel espace des possibles

4Tout commence par un désir, et même plus, un besoin, celui de « dire des vers et de chanter des chansons3 ». Les Hydropathes sont un exemple, parmi tant d’autres, qui vient mettre à mal l’image de l’écrivain du xixe siècle reclus dans son bureau, cloué à sa chaise, et n’ayant d’amis autres que sa plume. Ce désir est vif et ne semble accepter aucune contrainte. D’où l’idée d’un lieu spécifique dédié à ces séances où vibrent les cordes vocales afin d’assurer la plus grande liberté et la plus grande tranquillité aux Hydropathes :

On se réunissait chaque soir au premier étage d’un café du quartier latin, on faisait de la musique, on récitait des vers. Mais la musique ne plaît pas à tout le monde, on n’aime pas toujours, lorsqu’on fait une partie de piquet ou d’échecs, à entendre chanter derrière soi, le chanteur fût-il excellent. Nous gênions souvent et nous étions gênés4.

5L’argument en dit long sur l’ambition de ces réunions. Il ne s’agit ni d’avoir des acteurs de hasard, ni d’accueillir un auditoire fortuit. Qui se rend aux Hydropathes a donc pour motivation principale d’entendre ou de dire des vers, et non de jouer, de boire (même si ce n’est pas inconciliable, comme le laisse entendre le titre évocateur du cercle), ou de converser de toute autre chose que d’art et de littérature.

6Le succès des Hydropathes ne tarde pas. Si le club se situe d’abord à l’étage du Café de la Rive Gauche, dans le Quartier latin, très vite les Hydropathes déménagent : le manque d’espace se fait sentir. Plusieurs locaux les accueilleront dans le quartier, jusqu’à ce qu’ils s’établissent au 29, rue Jussieu. Goudeau pointe la nouveauté de ce lieu dans ses mémoires : « les diseurs aimés apparaissaient sur la scène… (car il y eut une scène, rue de Jussieu et place Saint-Michel)5 ». La parenthèse de Goudeau est loin d’être anodine ou anecdotique. La récitation et la déclamation ne sont certes pas des pratiques nouvelles. Dès 1830, les poèmes sont souvent mis en voix, lus, mais le plus souvent dans un cadre privé, entre amis, ou dans un groupe restreint de personnalités ayant des aspirations communes justifiant leur réunion6. L’originalité des Hydropathes réside précisément dans cet espace scénique. Le poète n’est pas lecteur mais diseur. Le seul fait de monter sur scène transforme le statut du poète et donne une nouvelle dimension à sa démarche.

7L’artiste trouve ainsi au sein des Hydropathes un lieu inédit où donner corps à ses œuvres. Les séances hydropathes sont folkloriques. Le compte-rendu du 10 novembre 1879, soit plus d’un an après l’ouverture du cercle, laisse entrevoir l’esprit de ces soirées :

On commence par chanter en cœur7 la chanson des sculpteurs de Charles Cros : Proclamons les principes de l’art. Puis la chanson de Georges Lorin : Ronde du retour.
Le Président fait un speech de rentrée au milieu d’interruptions plus ou moins drôles, mais toujours bienveillantes. – Alors commence le défilé. – Chacun apporte son obole.
Charles Cros, Leroy, Champsaur, Lorin, Jules Lévy, Galipaux, Moynet, E. Goudeau, Jules Jouy, Lemouël, Guilleminot, Groslard, Noël, Maurice Petit, Gayda, etc., etc.
Hydropathes, for ever8.

8Le ton est potache et l’atmosphère est joyeuse. Les soirées s’ouvrent par la traditionnelle chanson chantée « en cœur », témoin de la fréquentation assidue des membres et d’une certaine forme de cohésion. Par cette chorale rituelle, les chansons inaugurales deviennent des hymnes. Puis viennent le speech et les tours de chant, les récitations, les déclamations, et les monologues. Les artistes sont jetés dans le compte rendu les uns à la suite des autres comme ils l’étaient sur scène, sans distinction du genre de leurs représentations. Le journal propose non seulement le compte rendu des soirées mais publie de même les œuvres dites, chantées ou récitées et, ainsi, les pérennise. Un local consacré, la scène, les soirées rituelles, le journal inscrivant ces séances dans la durée et permettant d’en comprendre les codes, font du club des Hydropathes un espace inédit.

9D’espace nouveau au lieu même de la nouveauté il n’y a qu’un pas que les Hydropathes semblent avoir franchi par leur liberté de ton, de forme, et d’esthétique. Des artistes de tous bords mêlent leurs vers et leur verve sur les planches. Goudeau, en se remémorant les débuts du cercle, utilise l’indéfini non sans raison : il s’agit bien de « dire des vers et [de] chanter des chansons ». Le cercle se veut rassembleur et s’ouvre à toutes les positions artistiques : « la doctrine hydropathesque consiste précisément à n’en avoir aucune9 ». Les romantiques côtoient les parnassiens, les symbolistes et la nouvelle génération qui se cherche encore. Le genre et le ton des performances sont encore hétéroclites. Se succèdent sur scène les chants sombres de Rollinat, les monologues déroutants de Charles Cros, les blagues mordantes de Coquelin Cadet, ou encore les sonnets lyriques de Charles Frémine. La meilleure preuve de cette ouverture réside peut-être dans les dissensions au sein du groupe :

Les musiciens voulaient accaparer l’attention, tandis que les poètes échevelés et trépidants supportaient avec peine les gammes chromatiques parfois encombrantes ; les monologuistes avaient en horreur les poètes flous et historiés de constellations […]. Les « fumistes », ayant à leur tête Sapeck, ne songeaient qu’à se gausser de tout, tandis que les hiérarques convaincus poussaient le bureau présidentiel à tenir haut et ferme le drapeau de l’art. C’était une série de conflits intestinaux où le simple public se laissait prendre10.

10Cette liberté n’allait donc pas sans conflits internes. Le joyeux charivari décrit dans ces lignes donne un cadre tout particulier aux performances : il s’agit pour les auteurs de se faire littéralement entendre.

11« Le talent d’où qu’il vienne, quelque forme qu’il revête, est accueilli à portes ouvertes11 ». Les Hydropathes forment, selon Jules Jouy, un « défilé de profils curieux12 » qui n’exclut a priori personne. Les refusés des éditeurs, les étudiants en quête de reconnaissance, les marginaux qui, de toute façon, ne s’inscrivent dans aucun courant, trouvent refuge aux Hydropathes et peuvent exister en tant qu’artistes. L’Hydropathe s’affranchit de nombreux intermédiaires – éditeurs, directeurs de théâtre, journalistes, etc. – pour offrir son œuvre directement au public :

[…] c’est le public entier qui se fait juge, et constitue un jury contre lequel, j’imagine, il est difficile de protester.
Le public est notre juge en dernier ressort : il n’y a qu’une Cour de cassation qu’on appelle la Postérité ; mais elle se réunit rarement du vivant de l’auteur. Eh bien, aux Hydropathes, le public est non seulement juge en dernier ressort, mais aussi en première instance
13.

12Ce lien immédiat avec l’auditoire transforme en profondeur le geste poétique. L’auteur devient interprète, le lecteur devient public. Les nombreuses libertés revendiquées par le cercle, mais aussi la place faite au public et le nouveau lien, direct et implacable, entre l’auteur et le public, permettent l’émergence de formes nouvelles et hybrides comme le monologue fin de siècle14. Dans ce contexte, l’œuvre littéraire devient performance.

13Néanmoins, le nouveau statut du sujet lyrique qu’implique la prise en charge de l’œuvre par l’écrivain lui-même constitue peut-être le geste poétique le plus inédit de cette entreprise hydropathe. La théâtralisation, ou la spectacularisation de la poésie engendre des changements en profondeur de la figure de l’écrivain et fait entrer les œuvres dans le champ de la performance. Le nouvel espace dédié à la parole vive, la liberté revendiquée, l’impact enfin sur les formes littéraires permettent d’esquisser les contours de cet artiste d’un nouveau genre : l’écrivain-interprète.

Les contours de la figure de l’écrivain-interprète : l’écrivain en performance

14Goudeau définit le projet de son cercle littéraire non pas autour d’un lieu, ni autour d’un genre littéraire, mais bien autour d’un système fondé sur la figure auctoriale :

Aussi dès lors, je m’enfonçais dans mon système : faire dire par les poètes eux-mêmes leurs propres œuvres ; trouver une scène quelconque, et jeter en face du public les chanteurs de rimes, avec leur accent normand ou gascon, leurs gestes incohérents ou leur gaucherie d’allure ; mais avec cette chose particulière, cette saveur de l’auteur produisant lui-même au jour l’expression de sa pensée15.

15Goudeau insiste : il s’agit des poètes eux-mêmes qui disent leurs propres œuvres. Ce geste de réappropriation physique de l’œuvre poétique revendiqué et mis au centre d’une démarche artistique, celle d’ouvrir un cercle littéraire, constitue un des premiers pas volontaires vers une littérature performance. Le postulat est fort : des personnes sans formation aux arts du spectacle, en somme des amateurs, sont attendues sur scène. Mieux, elles sont la raison d’être de cette scène. Le parler vrai est de rigueur. La mode des portraits contemporains, lancée notamment par Sainte-Beuve, n’est sans doute pas sans lien avec cette idée que la personne, la présence de l’auteur apporte une saveur particulière à l’œuvre. Cette certitude de valeur ajoutée, réside précisément dans la gaucherie, l’accent, voire la timidité de l’écrivain sur scène. On aime Luigi Loir pour son léger accent italien16, Charles Lomon parce qu’il est Toulousain et qu’il est brun17, on apprécie André Gill pour « [s]a moustache en croc18 », etc. Souligner ces détails atteste de leur importance dans la représentation nouvelle de l’œuvre performée et de son auteur. Le journal dédie chaque numéro à un membre du cercle qui se voit caricaturé en Une par Cabriol. Puis, Émile Goudeau ou Paul Vivien, l’administrateur du journal, dresse son portrait et d’autres Hydropathes complètent cette présentation par quelques vers, quelques saluts qui sont souvent révélateurs des modes de représentation de l’auteur mis à l’honneur et de sa perception par les spectateurs. L’accessoirisation minimale, l’absence de costume, de maquillage, en somme tout ce qui constitue la panoplie du comédien, explique que l’attention des témoins et amis se porte d’abord sur la voix, les gestes, ou encore le physique de l’auteur-interprète. On sait qu’André Gill a la voix « grosse » quand Rollinat l’a « grande » et que Paul Mounnet l’a « métallique ». Paul Marrot est « petit, alerte et redoutant les courants d’air », Grenet-Dancourt est « laid », ce qui lui vaut de se faire refuser des scènes de théâtre. Ce dernier cas est particulièrement éloquent. Quand un physique disgracieux empêche un comédien de faire carrière au théâtre, il apporte une plus-value sur les planches du cercle. La laideur du poète, chansonnier et monologuiste devient une marque de reconnaissance, les running-gags autour de cette caractéristique physique permettent de faire parler de lui, de le reconnaître et, finalement, de lui apporter l’attention qu’il mérite par ailleurs :

Qu’il est laid ! tel est le cri, dont on le salua, lorsqu’il naquit en plein faubourg Saint-Germain en 1854, tel est encore celui que ne peut s’empêcher de pousser quiconque le voit pour la première fois. Mais bientôt la figure s’anime, ses grands yeux jettent des éclairs et l’on oublie bien vite cette laideur, qui vous faisait peur, pour écouter sa conversation amusante, ses réparties fines et spirituelles19.

16Qu’il soit laid, petit ou grand, maigre ou joufflu, les traits physiques deviennent, sur scène, un marqueur de reconnaissance de l’auteur et, par extension, de l’œuvre. L’incarnation de l’œuvre ajoute du sens et apporte une forme de signature. Alain Vaillant suggère de nommer subjectivation cette surimpression de l’homme et de l’œuvre. La subjectivation est en effet « l’inscription au cœur du texte de la personne et de la voix de l’auteur20 ». Les contours de la figure de l’auteur-interprète se dessinent alors de manière systématique dans le cercle. Françoise Dubor, qui étudie plus précisément les monologues fumistes, affirme : « [l]es statuts, pourtant très distincts, d’auteur, de comédien et de spectateur finissent […] par se confondre21 ». Le phénomène est encore plus frappant pour les performances qui s’accompagnent de musique. Il faut rappeler que dans les années 1870-1880, la formation soliste-musicien était de loin la plus répandue et même la plus attendue. Maurice Rollinat, caricaturé par Cabriol et faisant la Une du no8 du journal Les Hydropathes, avait de quoi étonner ses contemporains. Le poète est représenté au piano, la bouche grande ouverte22. Il prend en charge à lui seul l’accompagnement musical, l’interprétation et, l’on sait par ailleurs qu’il écrit lui-même ses textes. L’émergence de cette figure hybride entraîne un questionnement nouveau pour l’auteur : la mise en scène. Ainsi théâtralisé, l’auteur qui veut performer ses textes est, de ce fait, confronté à la question de sa scénographie.

17Goudeau, présentant son système aux membres du cercle, n’a pas toujours été bien accueilli. Ses compagnons de route ne cachaient pas leur réticence. Il y a un risque à s’exposer ainsi devant le public. La respectabilité de l’auteur est en jeu puisque celui-ci se dévoile, devient impudique. De plus, l’exhibition de l’intimité de leur production effraie dans un premier temps un certain nombre d’auteurs. La mise en scène se présente alors comme la distance nécessaire à cette exposition inhabituelle du poète, sacré parce que mystérieux. Chaque auteur-interprète cherche à adopter une scénographie, une posture différente.

18Pour exemple, deux hommes qui jouissent d’une solide popularité au sein du groupe, adoptent sur scène une posture diamétralement opposée. Maurice Rollinat, poète, musicien et interprète ne tire pas son succès des mêmes ficelles que Félicien Champsaur écrivain, monologueur et monologuiste. Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer les caricatures que fait Cabriol de ces deux artistes. Le premier, nous l’avons dit, est représenté au piano, la bouche béante, la tête légèrement renversée, laissant imaginer la puissance sonore de ses cordes vocales. Plutôt que chanteur, le poète semble ici crieur. Il est, par ailleurs, représenté de profil, son regard semble scruter l’horizon. Cette représentation apporte une forme de grandiloquence au personnage. Ses sourcils sont de même légèrement froncés, les traits tirés. Le visage semble grave. Il faut dire qu’un crâne, disposé sur le piano, lui fait face et que deux autres flottent dans les airs, ce qui conforte cette impression de gravité souveraine. Les mots d’Émile Goudeau permettent d’animer cette image fixe du poète. Le président du cercle dénombre les performeurs et commence cette liste par Rollinat :

C’était Maurice Rollinat qui venait, de sa grande voix de lamentation, chanter les Platanes de Dupont dont il avait écrit la musique, ou qui, secouant sa chevelure sur son front, dardant de terribles regards, et tordant sa bouche en un satanique rictus, débitait le terrible Soliloque de Troppmann, ou quelqu’une de ses autres pièces : Mademoiselle Squelette, La Dame en cire, etc. […] Maurice Rollinat obtenait un succès incroyable, en tournant les nerfs de ses auditeurs23.

19« Voix de lamentation », « terribles regards », mimiques « sataniques » voilà la scénographie de celui qui savait « tourn[er] les nerfs de ses auditeurs ». Son attitude hyperbolique frappe les spectateurs. Les mots « terrible », « violent », « mort », « bizarre », reviennent sans cesse dans les témoignages rapportant les apparitions de ce poète inquiétant. La posture24 de Rollinat, s’accorde avec ses vers. Adepte de l’humour noir, le poète prend des allures ténébreuses exacerbées afin de souligner la distance nécessaire à la reconnaissance de l’humour. Les effets de chute, les revirements axiologiques soudains sont perceptibles grâce aux modulations de la voix du poète et à cette mise en scène. Barbey d’Aurevilly se souvient des capacités particulières de Rollinat à changer subitement d’octave et à transformer sa voix : « il dit ses vers ou […] il les chante avec cette voix stridente qui semble ne plus sortir des entrailles humaines25 ». Dans le Rondeau du guillotiné, l’onomatopée « flac » vient par trois fois trancher la gorge du condamné. La voix stridente, inhumaine du poète endosse alors le rôle de la guillotine. On ne s’étonne donc pas que Goudeau présente Rollinat non seulement comme poète et musicien mais aussi comme « acteur26 ». Le poète est largement applaudi par la foule impressionnée. Sa musique est bizarre, les règles de l’art sont bafouées mais peu lui importe. Ses propos rapportés par Goudeau le montrent :

[…] sur ces compositions bizarres, Rollinat met une endiablée musique, que repousse violemment le musicien de profession ; mais que la foule applaudit. Je préfère le jugement de la foule, comme me le disait Rollinat. Les règles et règlements doivent nous importer peu ; il y a ce qui plaît ou empoigne, il y a ce qui fait rire ou pleurer. – Le reste n’est que fadaise27.

20Par ces paroles, on remarque que le poète est conscient de l’effet qu’il produit. L’auteur des Névroses s’est constitué une figure de poète macabre et a ainsi gagné les faveurs du public. Goudeau ajoute encore : « Qui n’a fait que le lire, n’a point connu ce merveilleux artiste28 ».

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Figure 1 : Caricature de Maurice Rollinat par Cabriol à la Une de Les Hydropathes, n° 8, 5 mai 1879.

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Figure 2 : Caricature de Félicien Champsaur par Cabriol à la Une de L’Hydropathe, n° 3, 19 février 1879.

21Si Maurice Rollinat joue la carte de l’exubérance, Félicien Champsaur adopte, pour sa part, une sobriété travaillée : « C’était Félicien Champsaur, qui, sobre de gestes, avec une toute faible voix, murmurait : Quand celle qu’il aimait […] ». Goudeau poursuit ici sa longue liste de performeurs par les représentations feutrées de Champsaur. La grandiloquence de Rollinat fait place à une gestuelle dépouillée, une voix douce qui murmure et qui s’oppose ainsi aux cris du poète échevelé. Le sonnet de Jules Jouy intitulé « Félicien Champsaur » fait entendre toute la délicatesse de ses représentations :

Champsaur en son front qui travaille
Écoute l’inspiration
Souffler avec précaution
Comme un enfant dans une paille.

Tendre, ainsi qu’en avril les fleurs,
Un sonnet éclot, frêle bulle,
Et l’aile d’une libellule 
N’a pas de plus douces couleurs.

Sa Muse coutumière,
Ayant une lumière
Sur ses cheveux nattés,

L’éclaire, comme un cierge
– Drapant ses nudités
Dans un fil de la Vierge29

22La posture du poète inspiré permet de rejouer sur scène l’instant de la création. Les vers semblent naître sur scène, on imagine alors une attention particulière, une place laissée au silence qui permettrait l’épanouissement du Verbe poétique. Ces suppositions de mise en scène sont confortées par la caricature de Cabriol30. Le poète, fantaisiste et chroniqueur est représenté bouche fermée. Son visage est face aux spectateurs et semble légèrement incliné vers le public : l’exposition est complète. Champsaur a par ailleurs un pied dans une sorte de plat blanc légèrement surélevé, une main derrière le dos, une autre offrant un bouquet constitué des figures de son temps. La posture de l’auteur de la revue Les Hommes d’aujourd’hui ressemble à celle d’un serveur : ses vers sont comme servis sur un plateau. Maurice Rollinat stupéfie le public, Félicien Champsaur est à son service.

23Par l’exemple de ces deux poètes aux choix scéniques antithétiques, nous remarquons que le travail volontaire de la mise en scène de soi s’est très tôt observé dans le club. Le système mis en place par Goudeau a permis d’accélérer le processus de revalorisation de la figure de l’auteur qui prend sa source dans la naissance de l’ère médiatique dès 183631. La nouveauté réelle de ce cercle est ainsi de faire de la mise en scène de soi une pratique institutionnalisée, voire un métier, Maurice Rollinat étant élevé au rang d’acteur. Plus encore, cette mise en scène devient un geste poétique et constitue une œuvre nouvelle. Néanmoins, si dans ce système la figure de l’auteur est aussi importante, c’est aussi parce que sa mise en scène constitue une stratégie promotionnelle innovante et efficace. Les mots de Rollinat cités plus tôt sont éloquents : il s’agit d’« empoigner » la foule.

Le poète exposé : entre résistance et soumission aux règles médiatiques

24Les Hydropathes sont, pour la plupart, en marge des hautes instances de la vie littéraire de l’époque. Cela s’explique d’abord par leur jeunesse. Ils sont en grande partie des jeunes gens en quête de formation mais aussi de reconnaissance. La publication est difficile et beaucoup s’inventent journalistes, chroniqueurs ou directeurs de petites revues. Il s’agit de se faire connaître en dehors des circuits très fermés de l’édition : grâce à la visibilité que lui offre la scène, le poète cherche à s’imposer auprès du public. Le cercle et, plus tard, le cabaret est ainsi un nouvel espace à conquérir pour l’écrivain, à l’heure de la modernité et de ses logiques médiatiques nouvelles.

25Mais se faire entendre auprès du public n’est pas aisé. D’autant plus que l’auditoire est à plusieurs reprises présenté comme intraitable. Goudeau laisse entendre qu’il ne fait aucun compromis : « Le public, réuni là, juge silencieusement, voilà tout. Il aime l’un, déteste l’autre32. » La radicalité des spectateurs impressionne les jeunes auteurs, mais aussi les plus expérimentés :

La tribune se dresse, vous y montez, vous parlez, et en face de vous, directement, en pleine lumière, vous avez le monstre à mille têtes qu’il faut dompter, séduire, et rendre doux comme une chatte qui fait patte de velours33.

26À l’image de l’hydre infernale s’ajoute la métaphore du tribunal que le président du cercle file à l’envi : le public est impartial. Il n’est alors pas étonnant de constater les échecs de quelques téméraires au fil des comptes rendus de séance :

Adolphe Martin est venu lire (ce qui est fâcheux, mieux vaut dire – sur une scène) plusieurs extraits de son volume Gouffres et Sommets34.

27Le cas d’Adolphe Martin, poète resté inconnu, est particulièrement intéressant : le sténographe critique moins la qualité de ses vers que la qualité de sa performance. Lire n’est pas dire. Il semblerait que le poète n’ait pas assez travaillé sa mise en scène. Le poète n’aurait fait que s’appuyer sur son texte, physiquement présent sur scène, comme sur une béquille, plutôt que de l’incarner. Grave erreur : les vers ne semblent même pas avoir été entendus.

28Toute la difficulté est donc d’obtenir « les honneurs du bis35», but ultime de tout Hydropathe ambitieux. Pour ce faire, il faut se plier aux pratiques nouvelles introduites insidieusement par le système de Goudeau. Rollinat, qui fait fi des « règles de l’art » en matière de musique, le fait non seulement par audace esthétique mais aussi parce que cela fait sensation auprès du public. Plus le poète est applaudi, plus celui-ci se forge un nom, une réputation et peut espérer atteindre un plus large public par la publication de ses œuvres.

29Le système élaboré par Goudeau représente alors une innovation médiatique. Le poète ainsi exposé sur scène entre de facto dans un régime de visibilité36. L’enjeu promotionnel semble inhérent au club. Les mots du sténographe du septième numéro de la revue sont révélateurs :

Pour la poésie : Taboureux, A. Laffitte, Raoul Fauvel, Martin ont dit les vers inédits, qui ne demandent qu’à être édits, après avoir été dits. Oh !, je m’arrête sur cette pente fatale, et vite je signe.
                                                                                     Le Sténographe
37

30La promesse, ou plutôt l’espoir d’être un jour édité est à l’origine de la montée sur scène des auteurs. La revue permet dans un premier temps de relayer ces performances dans ses colonnes : la voix s’inscrit dans le temps dilaté de l’imprimé. Toutefois, il ne s’agit que de quelques sonnets, fantaisies, ou blagues qui ont l’honneur d’apparaître dans le journal du cercle. Cette forme d’autoédition ne peut contenir les recueils entiers des artistes appréciés par le public. Mais le journal a le mérite de faire connaître les noms des performeurs. Ceux qui ont la chance d’avoir trouvé un éditeur sont encore aidés par le journal : on trouve régulièrement les adresses auxquelles on peut se procurer le dernier ouvrage en date.

31Le cercle avant d’être un lieu de divertissement est d’abord une forme de sociabilité. Le réseau qui se construit autour de ces soirées, largement renforcé par la revue, assure la publicité de ses membres. De nombreux articles flatteurs apparaissent dans les journaux où travaillent les Hydropathes : Jules Jouy écrit dans Le Tintamarre38, Jules Claretie fait connaître le groupe en Belgique en rédigeant son article dans L’Indépendance belge39, Félicien Champsaur publie encore dans Le Figaro40 un article élogieux. Le premier à saluer l’entreprise de Goudeau est Francisque Sarcey dans Le xixe siècle41. Les Hydropathes font parler d’eux, d’autant plus que leur nom intrigue. George Lorin, lucide, pousse Goudeau à baptiser « Hydropathe » son cercle pour les hypothèses auxquelles ce nom mystérieux donnera lieu. « Hydropatte » devient « Hydropathe » :

Puisque nous étions au quartier Latin, il fallait parler latin42 et j’ajoutai avec raison que si cette orthographe ne précisait pas que nous fussions pour ou contre l’eau, les journalistes se disputeraient à son propos et qu'une réclame gratuite nous était assurée, ce qui arriva43.

32Avant même que le cercle ne tienne sa première séance, la question de la réclame était déjà abordée. L’explication de l’origine du nom du groupe devient un topos que l’on retrouve non seulement sur scène, mais aussi dans la revue et dans la majeure partie des témoignages recensés dans les mémoires ou les articles des contemporains du club. Ainsi se crée une mythologie hydropathe particulièrement efficace d’un point de vue promotionnel. Le club ne cesse de s’agrandir et doit mettre en place des conditions d’entrée dans le groupe44. Dans ce contexte de promotion et de recherche des honneurs, l’écrivain peut vite devenir vedette. Les risques de compromission de l’écrivain sont plus grands dès lors que celui-ci entre dans la culture médiatique. L’Hydropathe est alors un écrivain dans l’antichambre du vedettariat.

33L’écrivain qui entre dans le cercle s’expose. L’image qu’il se constitue par ses choix esthétiques mais aussi scéniques est relayée par de multiples voies/voix : celles du public d’abord, qui, une fois la séance finie, peut colporter au loin les rumeurs de la soirée, ses succès, ses échecs ; ensuite celles de la revue qui fait honneur aux plus chanceux en consacrant un numéro à leur effigie ; enfin celles des autres revues, des correspondances, des témoignages, etc. Par ce cheminement, l’image de l’auteur-interprète se démultiplie et lui échappe. Ce parcours est précisément celui d’une vedette selon Nathalie Heinich : « ce n’est pas la vedette qui est à l’origine de la multiplication de ses images (car à l’origine, il n’y a qu’une personne dotée de certains talents), mais ce sont ses images qui en font une vedette45 ».

34La revue inscrit à elle seule l’écrivain dans ce parcours. Les voix multiples qui se font entendre dans ses colonnes contribuent à ériger le poète en vedette en étalant son nom et en gonflant son prestige à la manière des caricatures de Cabriol qui donne toujours des dimensions invraisemblables à la tête de l’Hydropathe mis à l’honneur. Le dispositif de la revue qui dédie chaque numéro à un Hydropathe permet à l’écrivain de faire la Une. Les néologismes (« coquelinin, coquelinant » pour Coquelin Cadet), et autres jeux de mots à partir des noms des artistes (« Auguste Rivet riva », etc.) insistent sur les noms propres et contribuent à créer les réputations46. La revue Les Hydropathes, signe d’une entreprise collective de légitimation, redevient en juillet 1879 L’Hydropathe. Ce changement de nom affiche la volonté de mettre en lumière la singularité de l’écrivain-interprète et de lui apporter la visibilité nécessaire à la promotion de son œuvre et de sa personne : l’hydropathe devient, dans un éclat de rire, star.

35Toutefois, la revue des Hydropathes n’a pas la diffusion des grandes revues de l’époque et ne reste connue que par un nombre restreint d’artistes, pour la plupart situés dans le Quartier latin. Mais la tentative d’auto-promotion est révélatrice du statut nouveau de l’écrivain en performance entre artiste marginal et vedette en germe. Si beaucoup jouent le jeu du succès avec distance et ironie, l’esprit fumiste régnant en maître au sein du cercle, il n’en reste pas moins que le processus est lancé. La présence des Hydropathes au jeune Chat Noir montre qu’Émile Goudeau a mis en place ce que Rodolphe Salis perfectionnera : une stratégie médiatique efficace, qui cherche à concilier exigence artistique et succès auprès du public.

***

36L’Hydropathe est un écrivain d’un nouveau genre. Il est non seulement poète, fantaisiste, chansonnier, mais aussi homme de scène. Les plus habiles, ceux que la Postérité a distingués, ont su tirer parti de leur accent, de leur physionomie, de leur voix autant que de leurs vers. Le système fondé sur la figure de l’auteur se révèle efficace et prometteur : le public afflue et le concept est récupéré plus tard à Montmartre dans les cabarets artistiques.

37Les vers prennent corps et deviennent spectacle. Si les lectures et récitations ne datent pas de la fin du siècle, d’autres formes sont reconfigurées par l’espace scénique, réelle originalité du lieu. Quels que soient les risques de l’exposition de l’auteur, la bohème artistique a, par ces performances, accompli son ambition la plus profonde : être à la hauteur des ses figures tutélaires en donnant corps à la littérature et en renouvelant par là même le rapport, direct et immédiat, à la création poétique.