Colloques en ligne

Olivier Bara

Lire son théâtre pour le faire jouer : performances de dramaturges devant le comité de lecture de la Comédie-Française (XIXe – début du XXe siècle)

1Qui désire aujourd’hui faire recevoir une œuvre dramatique par la Comédie-Française doit suivre les instructions données sur le site de l’institution, à la page « Bureau des lecteurs1 ». L’inscription d’une œuvre au répertoire du Français fait l’objet d’une approbation préalable par le bureau des lecteurs chargé de lire les manuscrits, bureau présidé par le conseiller littéraire de la Comédie-Française et constitué de dix personnes, membres de la maison et membres externes. Le bureau lit environ 350 textes par an, se réunit six fois par saison pour opérer à chaque fois une sélection de 25 pièces environ ; le bureau en choisit finalement six qui feront l’objet de lectures publiques lors de deux cycles au Studio-Théâtre ou au Vieux-Colombier. À la fin de ces cycles, un groupe de « spectateurs engagés », volontaires, se prononce sur les pièces lues.

2Ce dispositif est conforme au décret du 1er avril 1995 qui précise en son Titre III (« Du répertoire », articles 19 à 21), les conditions d’inscription d’une pièce nouvelle au répertoire. La procédure remplace celle qui avait encore cours il y a peu : le manuscrit dactylographié de la pièce était transmis aux lecteurs attitrés de la maison ; ces derniers attribuaient une note entre 0 et 3. La pièce était ensuite transmise à une sous-commission de lecture qui donnait l’avis de soumettre ou non au comité de lecture. Les membres du comité s’assemblaient pour entendre la lecture par l’auteur ou la personne désignée par lui. Suivaient une délibération en l’absence de l’auteur, et un vote à bulletins secrets.

3Si la lecture par l’auteur en petit comité est aujourd’hui abandonnée au profit de la lecture publique par des comédiens, la Comédie-Française conserve sa spécificité d’un contrôle étroit, selon un rituel légalement défini, de l’accès des œuvres nouvelles à son répertoire. Être joué pour un auteur, c’est non seulement accéder à la scène, mais être « patrimonialisé » au terme d’un processus de sélection longtemps assuré par les seuls sociétaires, eux-mêmes élus par leurs pairs.

Cadre institutionnel

4Depuis l’ordonnance royale du 22 octobre 1680 qui a institué le Théâtre-Français, les comédiens sociétaires ont « qualité pour prendre part à la réception des ouvrages destinés à leur théâtre2 ». Dès les tout premiers règlements de la nouvelle institution, il est stipulé que pour recevoir une pièce, lecture en sera faite, « la comédie y étant appelée ». Pour la période qui couvre un long xixe siècle débordant sur le premier xxe siècle, le cadre institutionnel est fixé par le Décret dit « de Moscou », promulgué par Napoléon Ier le 15 octobre 1812 : le titre V crée un comité de neuf personnes, formé des plus anciens sociétaires, et de trois suppléants, chargés d’entendre la lecture de la pièce par son auteur ou par un lecteur qu’il aura choisi3. L’œuvre peut alors être reçue, reçue « à correction » ou refusée. Arthur Pougin, dans son Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre, précise que la catégorie « Pièce reçue à correction » constitue « une sorte de moyen diplomatique d’éliminer une œuvre […], une sorte de fiche de consolation destinée à cicatriser la blessure faite à l’amour-propre de l’auteur4 ». À l’origine, des fèves de couleur blanche, marbrée ou noire étaient distribuées au moment du vote aux sociétaires pour qu’ils émettent leur jugement. Ces fèves furent ensuite remplacées par les boules noires (refus), blanches (acceptation) ou rouges (à correction), puis par les bulletins de vote5.

5Le comité connaît des évolutions et quelques révolutions provisoires témoignant de sa situation de plus en plus instable. Il est considéré dans la dernière partie du xixe siècle comme un archaïsme, au mieux une survivance justifiée par le statut particulier de ce théâtre étatique assis sur son répertoire, au pire une institution néfaste, attentatoire aux droits, à l’indépendance ou à la qualité même de l’écrivain soumis au jugement de ses futurs interprètes. Des tentatives sont menées en 1826, 1851 et 1852 pour élargir le comité à des auteurs ou des critiques dramatiques. En 1826, des figures du classicisme comme Auger, Duval ou Picard font partie du comité. En 1851, on propose l’adjonction de six écrivains6, vite ramenés à deux l’année suivante, puis retirés devant les plaintes de leurs confrères. Le comité est supprimé en novembre 1849, rétabli le 27 avril 18507. Le pouvoir des sociétaires peut être restreint subtilement par l’éviction de certains membres. En juillet 1853, les comédiennes sont exclues du comité8. Leur réputation de légèreté, leur supposée faible attention étaient devenues légendaires et objets de raillerie9. Signe d’une nouvelle crise : un rapport du 17 avril 1869 émanant de la Direction générale des théâtres, fait des propositions pour restreindre le nombre de membres et créer un second comité élargi en vue d’une seconde lecture des pièces reçues à correction ; on envisage aussi de remplacer le vote secret par un vote nominal précédé d’un tour d’opinions10.

6La date essentielle dans cette petite histoire du comité de lecture de la Comédie-Française est le 12 octobre 1901, date du décret promulgué par le président Émile Loubet supprimant le comité et stipulant que « L’Administrateur général de la Comédie-Française est seul chargé de la réception des pièces » (article premier)11. La décision fait suite à plusieurs polémiques : Chérubin de Francis de Croisset, reçu à l’unanimité, s’était révélé injouable aux yeux des comédiens lors des répétitions ; Roi, de Gaston Scheffer, avait été joué quinze ans après sa réception12. Les affaires sont les affaires de Mirbeau, pièce suscitée par l’administrateur de la Comédie-Française Jules Claretie, avait été reçu à correction, les sociétaires étant ainsi sûrs de provoquer la colère de Mirbeau et d’entraîner le retrait de son ouvrage. Jules Huret, ami de Mirbeau, avait alors lancé une campagne dans Le Figaro en faveur de la suppression du comité, finalement obtenue. La suppression de leur comité est vécue comme un « coup d’État » par les sociétaires à qui Jules Claretie, l’administrateur de l’époque, annonce le décret13. Une résistance des sociétaires s’organise, soutenue par le critique Francisque Sarcey dans la presse. La bataille dure neuf ans : le Journal Officiel du 4 juin 1910 publie le nouveau décret du Président de la République Française, sur le rapport du Ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, dont l’Article premier indique :

L'Administrateur général de la Comédie-Française reçoit les pièces nouvelles sur l'avis conforme d'une Commission présidée par lui et composée, en outre, de dix membres titulaires et deux membres suppléants. Les membres titulaires sont : 1° Les six membres du Comité d'administration ; 2° Deux Sociétaires élus par l'Assemblée générale des Sociétaires ; 3° Les deux Sociétaires femmes comptant le plus d'années de services dans le sociétariat.

71910 marque donc à la fois le rétablissement du comité de lecture, la réintégration des sociétaires dans leurs droits et la réintégration au sein du comité des femmes sociétaires14. Dans la première moitié du xxe siècle, des décrets successifs, le 9 mai 1919, le 19 novembre 1924, le 17 février 1935, élargissent ou réduisent le nombre de sociétaires présents au comité sans plus remettre en question son existence, ni la pratique de la lecture par les auteurs15.

8En dehors de la période 1901-1910 dominée par la personnalité reconnue de Jules Claretie (administrateur de 1885 à 1913), les comédiens du Français l’emportent dans le rapport de force qui les oppose aux auteurs depuis l’origine de la Comédie-Française. Une partie de la presse est du côté des comédiens sociétaires, à l’instar du journal Comoedia qui écrit le 19 février 1935, à propos du décret fixant le comité à neuf membres sociétaires au moins :

Cette mesure a ceci de bon qu’elle reconnaît le droit absolu des sociétaires, maîtres chez eux, de recevoir les pièces, droit traditionnel qu’on leur a souvent contesté (la Comédie a deux sortes d’ennemis irréductibles : les auteurs refusés et les acteurs qui auraient voulu y entrer).

9Paradoxalement, la lecture devant le comité des sociétaires est tout à la fois une affirmation d’auctorialité, grâce à la mise en voix et en gestes de sa propre œuvre par un auteur, et un mouvement de soumission aux acteurs chargés de juger avant de mettre en acte la pièce reçue.

Le rituel de la lecture

10La « lecture au comité » est une performance dès lors qu’elle suppose un corps, une voix, peut-être une gestuelle, une posture physique, un public, et d’abord un espace-temps partagé en direct par une communauté. Dans le cas de la lecture devant le comité du Français, le temps se trouve ritualisé par l’inscription de la procédure dans un temps long comme par la permanence du lieu, du moins depuis l’installation de la Comédie rue de Richelieu (1799). Les témoignages d’écrivains insistent volontiers sur cette dimension rituelle et cérémonielle. Alexandre Dumas dans ses Mémoires, à propos de la lecture de Christine devant le comité du Théâtre-Français, propose cette évocation non dénuée de distance ironique : « le comité était au grand complet : hommes et femmes en grande toilette, comme s’il se fût agi d’une soirée dansante16 ». Le rite suppose des objets sacralisés par leur récurrence, des étapes à valeur initiatique : la table au tapis vert, le verre d’eau offert au lecteur, la position assise du lecteur et des auditeurs, les tableaux au mur convoquant la présence muette des grands comédiens d’autrefois et toute l’histoire de la maison17. Vient ensuite l’attente du résultat, après la lecture, dans le foyer des acteurs ou dans le bureau du directeur.

11La présentation oralisée de son texte dramatique, dans le lieu de sa possible représentation, mais sans le prestige et l’éloquence visuels et sonores de la mise en scène et du jeu, forme un spectacle intermédiaire où la théâtralité du texte est appelée à se déployer depuis le seul corps du lecteur-auteur, chargé de persuader les sociétaires de la valeur scénique de l’ouvrage. Aussi la lecture devant le comité suppose-t-elle, pour l’auteur dramatique, de se faire à la fois écrivain de théâtre, acteur de tous ses rôles et metteur en scène d’un spectacle projeté dans les imaginaires. Un certain nombre de défis implicites lui sont lancés : faut-il lire ou dire les didascalies ? faut-il (im)poser une interprétation des différents rôles avant de les abandonner aux acteurs – acteurs en face de qui on (se) lit, et qui jugent puis décident ? La lecture publique de son théâtre dans le cadre particulier du comité de la Comédie-Française constitue un entre-deux : entre affirmation d’autorité sur son texte et projection de celui-ci dans l’espace partagé de la future représentation ; entre simple oralisation d’un théâtre écrit et première actualisation, par le corps et la voix seuls, du spectacle virtuel inscrit entre les mots. Dans l’attente des répétitions et des représentations espérées, la lecture de la pièce produit une œuvre autre, ni celle du manuscrit, ni celle du spectacle joué : une œuvre fortement attachée à la personne du dramaturge et pourtant vouée à s’en détacher en cas d’acceptation de la pièce.

12Il existe peu de témoignages portant sur la nature de la performance de la lecture, sur les choix opérés par les auteurs-lecteurs, sur leur interprétation, neutre ou spectaculaire. Demeurent davantage de traces à propos du comportement du comité et de la réception réservée à la lecture. Cette rareté des témoignages s’explique par le huis-clos de la prestation, souvent traumatisante dès lors qu’une majorité de pièces proposées sont rejetées. Les témoignages peuvent émaner des comédiens, de leurs journaux et de leurs mémoires, mais les artistes parlent peu de ces moments de lecture inscrits dans le quotidien de leur vie au Théâtre-Français. Edmond Got, dans son Journal, évoque rapidement la lecture du Faiseur par Balzac, « cocasse et riant par avance de ses mots18 ». Les auteurs quant à eux écrivent plus volontiers sur l’accueil réservé à leur œuvre par les sociétaires, le plus souvent pour s’en plaindre et les accabler de leurs traits vengeurs. Aussi est-on confronté à des témoignages à valeur critique ou mythographique, à des constructions légendaires nourrissant leur propre imagerie convenue.

13Un premier document mobilisable, assez fragile néanmoins, est une comédie de la comédie. En 1868, une pièce en un acte, en vers, donnée par Léon Bertrand à l’Odéon sous le titre Le Comité de lecture, met en scène trois auteurs dramatiques venant donner lecture de leur pièce aux sociétaires du Français. Voilà l’intrigue : deux auteurs-collaborateurs, s’apercevant qu’ils se sont trompés de manuscrit, retournent en catastrophe chez eux pour chercher la bonne version et se font supplanter par un troisième auteur qui n’était pas invité et usurpe leur identité. La pièce donne des conseils aux futurs lecteurs de leur pièce par la voix d’un des personnages d’auteur placés dans le foyer des acteurs du Théâtre-Français et faisant antichambre avant de passer le grand oral :

En ce lieu, comme ailleurs, souviens-toi de ce fait :
Il faut, pour réussir, produire de l’effet,
Jeter sa poudre aux yeux, bannir ces airs timides,
Façons de débutants, moyens gauches, stupides.
On n’a rien vu de vous ?... Vous n’avez rien produit ?...
Qu’importe ?... En arrivant, faites toujours du bruit,
Et, loin de vous morfondre ainsi dans l’antichambre,
Au Comité n’entrez qu’après le dernier membre19.

14Le conseil souligne combien le combat devant le comité est d’abord une question de préséance entre auteur et acteurs. Suit une recommandation rhétorique toute scolaire :

Le point essentiel, c’est de lire avec goût,
De bien accentuer, enfin de faire en sorte
Que chaque intention habilement ressorte,
Et qu’avec intérêt, jusqu’au bout écouté,
L’ouvrage soit admis à l’unanimité20.

15L’attention portée au « goût » est là pour rappeler les spécificités théâtrales ou les prétentions socio-culturelles du Théâtre-Français, vitrine du génie national, promoteur d’un théâtre littéraire, conservatoire de la langue. C’est cette langue qu’il faut manifestement faire entendre par la lecture devant le comité.

16Beaucoup plus riche d’enseignements est un autre document, illustré celui-là. En 1888, l’auteur dramatique, librettiste d’opéra-comique ou d’opérette et chansonnier Maxime Boucheron publie un opuscule satirique illustré, La Divine Comédie… française21. L’ouvrage fait partie de ces œuvres hybrides, très informées et nourries par la diffusion médiatique des bruits de coulisse et des dessins à charge légère, croquant les anecdotes pour les transformer en situations caractéristiques. La première partie s’intitule « Au comité de lecture » et suit les étapes de la lecture, depuis l’entrée assurée de l’Académicien ou tremblante du débutant, le passage sous le tableau de Gérôme représentant Rachel « naturellement maussade » qui semble à l’impétrant « plus renfrognée que d’habitude », l’attente avant d’être appelé, jusqu’à l’accueil par le « groupe sympathique » des sociétaires parlant « de la pluie et du beau temps22 » – les comédiens à qui l’auteur a fait ses visites au préalable. L’huissier propose le verre d’eau rituel, agrémenté de kirsch, de rhum ou de cognac. Le lecteur s’assoit à la table, face au tableau représentant l’agonie de Talma, anticipation de l’agonie de l’auteur éconduit à qui l’administrateur conseillera en guise de consolation de s’adresser à l’Odéon. L’ouvrage de Boucheron se fait moins anecdotique et plus éclairant lorsqu’il aborde la qualité de la lecture. Il rappelle tout d’abord l’erreur à ne pas commettre, prendre la voix et l’intonation d’un des sociétaires présents, au risque d’indisposer les autres :

L’auteur d’une comédie en cinq actes reçue par l’ancien comité avait lu son œuvre en donnant instinctivement, au principal personnage, les intonations familières de M. Got. Cela déplut à deux notables sociétaires qui estimaient que le rôle en question pouvait leur convenir tout autant qu’au doyen23.

17La lecture ne doit donc pas préjuger de la distribution des rôles. Boucheron évoque ensuite les nuances dans le talent de lecteur des grands auteurs du moment. C’est le passage le plus intéressant car il semble saisir chaque auteur dans le moment de sa performance ; l’ouvrage compense ici par l’éloge la perte d’auréole que constitue la lecture, potentiellement humiliante pour l’écrivain :

Tous sont bons lecteurs. Sans parler de M. Legouvé, dont le charme et la séduction sont incomparables, on cite, entre vieux comédiens, l’autorité olympienne avec laquelle M. Émile Augier débite ses chefs-d’œuvre et la perfection suprême qu’apporte M. Octave Feuillet dans l’exposition de ses scènes principales, qu’elles soient gaies ou dramatiques ; M. Alexandre Dumas [fils], avec sa diction nette et mordante, donne à ses grandes tirades une maestria que l’interprète lui-même ne dépassera pas ; M. Gondinet, après avoir commencé sur un ton paterne, s’échauffe dès la troisième scène et mène sa pièce jusqu’au dénouement d’un train de méridional ; M. Pailleron est irrésistible dans les parties comiques, et, forçant les bravos, se fait un jeu de contraindre les comédiens à sortir de l’impassibilité que comporte la majesté de leur pontificat ; quant à M. Victorien Sardou il est, on le sait, un des premiers et des plus complets artistes dramatiques de son époque. M. Becque mérite une mention particulière, car, non content de jouer avec beaucoup de talent les divers rôles de ses incomparables comédies satiriques, il trouve encore le moyen d’être son propre public et de se donner à lui-même le signal des applaudissements. M. Jean Richepin retrouve dans ce petit salon, le succès qu’il obtint à la Porte Saint-Martin, en jouant le principal rôle de son Nana-Sahib24. Enfin, il faut encore signaler, comme merveilleux traducteur du fruit de ses propres veilles, M. Jean Aicard qui, aux bons endroits, laisse tomber son manuscrit comme d’un mouvement irréfléchi et, transfiguré, l’œil étincelant, la chevelure désordonnée, se dresse aux yeux éblouis de l’assistance en déclamant, de mémoire, ses plus fougueux alexandrins. L’effet de ce coup de théâtre est absolument infaillible sur un parterre de comédie25.

18L’extrait compose un crescendo, depuis le détachement souverain et olympien d’Émile Augier jusqu’à l’interprétation théâtrale de Jean Aicard, en passant par la capacité d’Henry Becque à varier le ton et la voix afin de distinguer les rôles – ce qui peut dispenser d’avoir à indiquer le nom du protagoniste avant chaque réplique. Selon ce texte, dont il ne faut pas sur-évaluer la valeur historique, la rivalité entre auteur et comédiens se déplacerait sur le terrain de la déclamation et du jeu pendant la lecture.

19Beaucoup plus nombreux, surabondants même, sont les témoignages sur l’épreuve que constitue la lecture pour l’auteur confronté à des comédiens devenus auditeurs ou spectateurs mais surtout juges, dans un dispositif pervers ou contre-nature selon plusieurs écrivains qui voient là vaciller leur statut et s’inverser la relation supposée entre auteur et acteurs.

20Un rare cas d’enthousiasme se décèle chez Dumas père, du moins pour sa lecture de Christine, déjà évoquée : « On me fit répéter trois fois le monologue de Sentinelli, et la scène de Monaldeschi. J’étais dans l’ivresse. » « En arrivant au faubourg Saint-Denis, j’avais perdu mon manuscrit ; mais peu m’importait ! Je savais ma pièce par cœur26. » Dumas se montre dans ses Mémoires favorable à la lecture devant les acteurs, « la classe d’individus, à tout prendre, la plus apte à juger d’avance l’effet d’une pièce », même s’il se montre conscient de l’écoute « égoïste » des comédiens, surtout attentifs aux « effets27 » potentiels de leur futur rôle ! L’emportent parmi les témoignages écrits la défiance et la colère manifestées face à des comédiens inattentifs : selon La Divine Comédie … française de Maxime Boucheron, Coquelin aîné regarde sa montre, Mounet-Sully dessine pour se distraire, Coquelin cadet « abîmé dans une sorte d’ahurissement, regarde l’auteur en se demandant comment un homme ose si longtemps parler tout seul en sa présence, à lui, le roi du monologue28 » – nouvel indice confirmant l’existence d’une lutte sourde entre prérogatives des uns et des autres, de part et d’autre de la table du comité. Tel écrivain se plaint de la somnolence bien peu flatteuse ni respectueuse de certains sociétaires pendant la lecture. Ernest Legouvé s’exprime ainsi à propos de la lecture d’Adrienne Lecouvreur par son co-auteur Eugène Scribe devant des sociétaires avertis à l’avance par Rachel que la vedette se désintéressait du rôle-titre par peur de déchoir dans le drame en prose :

[Les comédiens] restèrent impassibles, ils furent de marbre comme elle [Rachel] et laissèrent Scribe terminer cette lecture sans l’encourager d’un sourire ni d’un mot d’approbation. […] Si complète était l’immobilité générale, que Scribe croyant voir un des juges du comité prêt à s’endormir, s’interrompit pour lui dire : « Ne vous gênez pas, mon cher ami, je vous en prie29. »

21Tel autre auteur se plaint de la froideur sans pareille d’un tel public, visiblement ennuyé de devoir s’astreindre à ce pensum entre les répétitions, l’apprentissage des nouveaux rôles et la représentation du soir. Le dramaturge, surtout connu comme librettiste, Michel Carré, se confie dans le journal Gil Blas, le 5 mars 1906, à propos de sa lecture des Yeux clos à la Comédie-Française, refusée, mais admise ensuite à l’Odéon où la pièce a eu du succès : « Ce tribunal glacé n’avait rien d’engageant. Je crois l’avoir ennuyé profondément et, cependant, je lis bien. Plusieurs de mes juges dessinaient des bonshommes. J’étais très jeune. Cela m’a froissé. J’ai été jusqu’au bout. Le rideau est tombé à froid. » Carré dit trembler en écrivant son récit et en croyant « entrevoir la grande table au tapis vert, derrière laquelle siège notre commission. Brrrr30 !! ».

22Sans doute faut-il apporter quelques nuances dans l’exposé du rituel réputé immuable. Tout d’abord, la lecture peut être prise en charge non par l’auteur mais par un exécutant de son choix, jugé meilleur acteur, ou exceptionnellement par l’administrateur du Français en personne. Ce fut le cas pour Henriette Maréchal des Goncourt, le 8 mai 1865, selon le récit rédigé dans le journal des deux frères, restituant à chaud les impressions des auteurs s’entendant lire par un tiers :

Nous sommes devant une table recouverte d’un tapis vert, où il y a un pupitre et de quoi boire, et nous avons en face de nous un tableau représentant la mort de Talma. Ils sont là dix, sérieux, impassibles, muets. Thierry se met à lire. Il lit le premier acte, « le bal de l’Opéra », dans le rire et au milieu de regards de sympathie adressés à notre fraternité. Puis il entame tout de suite le second acte et passe au troisième… En nos cervelles, pendant cette lecture, peu d’idées ; au fond de nous une anxiété que nous essayons de refouler et de distraire, en nous appliquant à écouter notre pièce, les mots, le son de la voix de Thierry, le lecteur31.

23La lecture par un tiers fait faire un pas à l’œuvre en direction de la représentation, les auteurs dénouant déjà le lien qui les unit à leurs « mots » devenus « sons » dans la voix d’un autre.

24Ensuite, la lecture devant le comité est prise dans un continuum de lectures possibles, certaines de ces lectures privées ou semi-publiques pouvant s’inscrire dans une stratégie visant à influencer de loin le comité de la Comédie-Française. À la fin de la Restauration, une lecture d’Henri III et sa cour est organisée par Dumas chez Nestor Roqueplan, alors journaliste, après une première lecture « en petit comité » chez Mélanie Waldor, ainsi racontée par Dumas comme pour jouer du contraste avec la cérémonie du Français :

[Roqueplan] avait une petite chambre au cinquième, avec une cheminée garnie d’une cuvette au lieu de pendule, et de pistolets de duel au lieu de candélabres. Nous nous entassâmes une quinzaine dans cette chambre ; on étendit les matelas du lit sur le carreau pour faire des divans ; on transforma la couchette en sofa. Je me mis devant une table éclairée par de simples bougies ; on plaça la bouilloire devant le feu, afin de couper chaque acte par une tasse de thé, et je commençai32

25Une nouvelle lecture est ensuite prévue chez l’acteur Firmin, qui demande la « lecture définitive » à la Comédie-Française mais réunit encore ses camarades du théâtre pour une ultime répétition du dramaturge avant son grand oral. Dumas commente : « j’aurais lu cinquante fois, si l’on m’eût demandé cinquante lectures33 ». La lecture officielle d’Henri III et sa cour a enfin lieu au Théâtre-Français en présence de Béranger, « le poète » et non « l’homme politique » précise Dumas, avec Taylor, Michelot, Samson, Mlle Leverd, Mlle Mars, et… la mère de Dumas – « L’effet de cette soirée fut immense sur tout le monde34 ». Suit encore la « lecture extraordinaire » en vue d’obtenir un tour de faveur – le 17 septembre 1828, la pièce est « reçue par acclamation35 ». Autre exemple de ces lectures multiples, cette fois à l’autre extrémité du siècle : une lecture d’Henriette Maréchal des frères Goncourt, par Simon Lockroy, ancien administrateur du Français, est organisée dans le salon de la princesse Mathilde le 7 avril 1865, surtout pour susciter des échos dans la presse et finalement attirer l’attention d’Édouard Thierry. Ce dernier, administrateur en exercice du Théâtre-Français, commande une lecture devant son comité un mois plus tard, le 8 mai. Thierry a recommandé aux Goncourt, selon leur Journal, de faire au préalable une tournée des sociétaires susceptibles d’être réfractaires à leur pièce.

26Un autre cas de lecture continuée est la contre-lecture organisée à la suite d’un refus par le comité : tel est l’exemple offert par Adolphe Dumas sous la monarchie de Juillet, lequel récolte 13 boules noires sur 14 après sa lecture de L’École des familles. Cette pièce, il la fait ensuite recevoir virtuellement à l’unanimité par un aréopage invité chez lui pendant une lecture de trois heures et demie. Ce nouveau comité ad hoc réunit entre autres Hugo, Dumas père, Méry, Vigny, Soulié, Vacquerie et Frédérick-Lemaître, selon la publicité donnée dans la presse. Les contre-lectures permettent de prendre une revanche sur les hasards et les contingences du moment de la performance, soumis à de multiples aléas incluant l’état de santé et la réceptivité des auditeurs ou du lecteur. Ainsi la pièce Le Camp des croisés du même Adolphe Dumas, en 1837, est « chaudement et chaleureusement interprétée par son auteur » devant le comité de la Comédie-Française avant d’être déplacée à l’Odéon, alors administré par le Français : « M. Adolphe Dumas était malade, la lecture s’en ressentit, et produisit, chose remarquable, un effet diamétralement opposé à la lecture antérieure36. »

Guerre des comédiens et des auteurs

27Le premier exemple de la lutte menée contre les sociétaires et leurs pouvoirs jugés exorbitants est le plus connu : c’est celui de Mirbeau, notamment dans ses articles de presse de 1885 repris dans le recueil Gens de théâtre. « Il n’est pas admissible qu’une bande de personnes ignares s’érigent en juges souverains de littérature et qu’un écrivain en soit réduit à toujours passer sous les fourches caudines de leurs sottises et de leurs tripotages », écrit Mirbeau dans son article « Cabotinisme », publié dans La France, 25 mars 1885. Il poursuit :

Je me demande par quelles suites ininterrompues d’aberrations ce privilège a pu être conservé, et comment tous les gouvernements ont protégé de leurs administrations et de leurs budgets les Coquelins passés, les Delaunays présents et les Féraudys futurs pour permettre à ceux-ci de déposer au long de nos chefs-d’œuvre leurs crottes fétides et de barbouiller Molière avec leurs fards rancis37

28Mirbeau se prononce en faveur d’une réception des pièces laissée à l’initiative du seul administrateur. « J’aime encore mieux l’insuffisance despotique d’un seul homme que la despotique imbécillité d’une bande de comédiens », écrit-il dans l’article « Les faux bonshommes de la “Comédie” » (La France, 19 mars 1885) : Les Faux bonshommes est une pièce de Théodore Barrière déjà jouée depuis longtemps mais que la Comédie-Française a voulu intégrer à son répertoire. Elle a alors prévenu la veuve de Barrière que sa pièce serait lue – selon une lecture posthume, d’autant plus absurde que la pièce était déjà jouée dans d’autres théâtres. Le comble est que la pièce est reçue à correction. Et Mirbeau de fulminer :

[…] moi qui les croyais capables de tant de choses sottes et mauvaises, je ne croyais pas que ces arrogants farceurs en arriveraient jusque-là. Je ne pouvais concevoir qu’ils oubliassent l’humilité de leur rang social au point de se substituer à la littérature et de s’ériger en juges souverains non seulement des vivants, mais des morts, eux dont toute la vie dépend d’une pomme cuite ou d’un coup de sifflet38.

29Le rôle joué par la pièce Les affaires sont les affaires dans la suspension du comité en 1901 a été rappelé plus haut : Mirbeau, avec la complicité de Jules Claretie, est le premier auteur à avoir remporté une victoire dans le combat contre les sociétaires.

30Cette lutte ancienne est encore illustrée par l’enquête du journal Gil Blas en 1906. Elle est menée par le journaliste Pierre Mortier auprès des auteurs dramatiques à propos du projet de rétablissement du comité de lecture de la Comédie-Française, cinq ans après sa suppression, selon la proposition du sous-secrétaire aux beaux-arts, M. Dujardin-Beaumetz, suggérant d’associer des dramaturges au comité formé des sociétaires et de l’administrateur. Deux questions sont alors posées par le journaliste : « 1° Si vous souhaitez la résurrection du comité de lecture. / 2° Si vous êtes d’avis d’y faire une large part aux auteurs dramatiques39. » Les réponses des auteurs sont publiées dans les colonnes de Gil Blas pendant un mois entier, entre le 2 mars et le 2 avril 1906, d’abord en première page, puis en page 3 ou 4 avec le « Courrier des Théâtres ». Nombre d’auteurs ont répondu, d’Alfred Capus ou Victorien Sardou à Courteline, Porto-Riche, Ludovic Halévy, Péladan ou Franc-Nohain, pour citer les noms les plus connus – ou encore Sacha Guitry, qui envoie la réponse la plus lapidaire : « ça m’est égal. Je n’ai aucune opinion sur le comité de lecture » (11 mars).

31La première question suscite des réponses très clivées entre partisans et opposants du rétablissement d’un comité de lecture. Les partisans veulent échapper au jugement d’un seul, accordant leur confiance dans le suffrage de leurs futurs interprètes à condition que les femmes soient de nouveau admises dans le comité. Les opposants soulignent le peu d’attention accordée par les comédiens somnolents, l’humiliation subie par l’auteur, surtout en cas de refus puisque le résultat de la lecture est fatalement rendu public, étalé dans la presse. Capus est plus expéditif : « le minimum d’erreur est obtenu par le minimum de juges » (4 mars).

32Majoritairement, la réponse à la seconde question est négative, les auteurs dramatiques récusant le jugement de leurs pairs ; ils se refusent surtout à devoir les juger en retour : une idée « folle » selon Mirbeau (5 mars), un mélange des genres ou des fonctions selon Saint-Georges de Bouhélier pour qui « on ne saurait […] être écrivain et impartial, dans le genre qu’on pratique, ni acteur et bon juge de l’art qu’on interprète » – et cet auteur de pointer le risque d’engendrer à la Comédie-Française, par un tel comité, un « art officiel » (7 mars). Beaucoup d’auteurs prévoient du reste qu’aucun de leurs confrères n’acceptera de siéger dans ce comité. Henry Kistemaeckers suggère quant à lui d’intégrer au comité, outre « l’administrateur du théâtre, un tragédien, une comédienne, un chanteur, un auteur dramatique, un critique, un courriériste », « un éditeur, un électricien, un machiniste, le souffleur, le chef de claque » (5 mars). Il s’agit de juger de la pièce aussi bien dans son devenir livresque que dans ses potentialités spectaculaires ou dans ses mises en péril de la mémoire du comédien auquel supplée le souffleur, ou de la patience du public, réchauffée par le claqueur. Il rejoint la position de Daniel Lesueur, pour qui « Tout ce qui rapprochera la lecture de la pièce des conditions où sa représentation se produira, augmentera les chances de justesse pour le jugement » (12 mars). Kistemaeckers ajoute encore à sa liste utopiste et humoristique des membres du comité idéal « un avoué, un épicier, un militaire, un financier, un chirurgien, un député, un homme du monde et une demoiselle de chez Maxim » pour transformer le comité en microcosme de la salle ordinaire (5 mars). Willy va dans le même sens, appelant dans le comité « des joueurs de harpe chromatique, des pédicures ou des cocottes, car les pièces, en somme, s’adressent surtout au public » (22 mars). Répondre à une enquête et faire publier sa réponse sont aussi l’occasion de prolonger sur la scène médiatique l’étalage de l’esprit répandu dans ses pièces…

33Aucun argument n’est fondé sur la pratique même de la lecture à haute voix de sa pièce par l’auteur, preuve que là n’est pas l’origine du refus majoritaire de voir réinstaller le comité. La lecture à voix haute demeure une expérience jugée féconde pour juger sa pièce, plus satisfaisante en tout cas que la lecture silencieuse par le seul administrateur du théâtre. Selon Gaston Devore, « une pièce est faite pour être entendue par un public et non pour être lue silencieusement par un directeur sur un de ces manuscrits dont l’écriture lourde et bête, sans âme, sans nerfs et sans sexe, est comme un voile d’ennui jeté sur l’œuvre » (16 mars). L’enjeu premier de la lecture devant le comité n’est pas la mise en voix ni le déploiement sonore de sa pièce, mais la relation nouée entre auteurs et comédiens et, partant, le statut du texte dramatique : propriété artistique jalousement gardée, instrument d’autorité imposé aux acteurs exécutants, ou création partagée avec ceux à qui sera confiée la part corporelle de l’œuvre ?