Colloques en ligne

Michel Murat

« Lire ce qui est écrit comme ce qui est imprimé »

1« Lire ce qui est écrit comme ce qui est imprimé », telle est la consigne donnée par Emmanuel Hocquard au cours des « élégies » de Conditions de lumière1. Il s’agit d’un livre récent, mais la formule résume bien ce qui fut la conception de la lecture publique, et donc de la performance poétique, promue depuis le milieu des années 1970 en France par les plus influents des poètes modernistes. Un des points d’ancrage de cette conception est le groupe qui s’est formé autour d’Emmanuel Hocquard, de l’atelier de Raquel, et des éditions Orange Export Ltd. (1969-1985), avec Claude Royet-Journoud, Anne-Marie Albiach, Alain Veinstein. Un autre est le petit traité de Jacques Roubaud, Dire la poésie (1981), dont j’extrais une proposition centrale :

2La diction que j’expérimente      est     au contraire
monotone          répétitive              imperméable     indifférente
        endort et attend et récidive              la voix     reste
semblable à la voix qu’elle était             dans les lieux      les
moments            de la composition2

3Hocquard comme Roubaud n’envisagent que la lecture « pure », si l’on peut dire, c’est-à-dire l’énonciation orale d’un texte écrit. Le second – c’est une de leurs divergences – précise, ou présuppose, qu’il s’agit de poésie, c’est-à-dire que la poésie se définit par cette manière de lire : « Je suppose naturellement que ce qui se dit alors est poème pas autre chose et qu’il s’agit de poésie se reconnaît avant tout en cette espèce de la parole3. » Une telle conception implique des prises de position quant à la performance : en ce qui concerne le lieu, la scène, le public, l’attitude du corps, les techniques de captation, elle n’est pas neutre. Mais tout cela est repoussé dans l’ombre, au second plan – comme allant de soi. Ce sur quoi elle se focalise, c’est la poésie : voix de l’imprimé, dit Hocquard, c’est-à-dire absolument générale, semblable à elle-même et semblable pour tous, voix de tout le monde ou voix de personne ; voix indifférente au présent de l’écoute, tournée vers ce « qu’elle était » dans le moment de sa genèse, dit Roubaud. Il ne devrait y en avoir qu’une, toujours la même, vox eadem pour l’un, vox ipse pour l’autre. C’est la lecture des poètes. Les poètes reprennent la main ; mais pour cela il faut qu’ils se socialisent et qu’ils se fassent, quoi qu’ils en pensent, les médiateurs de leurs écrits. Il faut qu’ils se trouvent des raisons.

4La difficulté est de comprendre ce paradoxe4 : que les promoteurs de la lecture publique de poésie, ceux dont l’influence a été décisive, aient été en France des poètes du texte et du livre, et des tenants stricts de la poésie impersonnelle, les moins enclins à se donner en spectacle. À côté de ceux que j’ai mentionnés il y eut bien un autre courant, celui de la revue TXT, dont le représentant le plus significatif est Christian Prigent : un poète de la matière textuelle se faisant poète de l’intervention orale. Ce qu’il nomme « voix-de-l’écrit » se donne comme une intense profération langagière, sexualisée et socialisée (ce dont témoigne éloquemment Une phrase pour ma mère5). Je ne fais ici que le mentionner : il faudrait l’envisager dans un cadre plus large de poètes performeurs, avec Charles Pennequin, Édith Azam, Katalin Molnar. Mais ce n’est pas de là qu’est parti le mouvement. Les vrais initiateurs ont été les plus austères (en apparence) et les plus opaques (semble-t-il) poètes de la « modernité négative », Claude Royet-Journoud et Emmanuel Hocquard, relayés par Jean Daive et par Alain Veinstein, un poète moins original mais qui a marqué le style de France Culture. Roubaud leur a fait écho sans se joindre à eux, fort d’une autorité qui au début des années 1980 était déjà celle d’un maître – un maître du vers. Il y eut trois moments fondateurs, et trois lieux : l’émission Poésie ininterrompue produite par Royet-Journoud sur France Culture de 1975 à 1979 ; les lectures organisées par Hocquard à l’ARC (« Animation, Recherche, Confrontation », le département contemporain du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, alors dirigé par Suzanne Pagé) de 1977 à 1991 ; les séances de la Revue parlée tenue à Beaubourg par Blaise Gautier de 1977 à 1992. Seules les archives de Poésie ininterrompue sont actuellement accessibles à l’Inathèque. Dès le milieu des années 1980 l’essaimage a été rapide, à Paris et en province, dans les maisons de la culture, médiathèques, librairies, galeries, festivals, jusqu’à l’institution en 1999 du Printemps des poètes sous les auspices du Ministère de l’Éducation nationale.

5Je rappellerai d’abord brièvement les facteurs externes qui ont concouru à cette espèce de révolution qui a fait sortir la poésie du livre, une seconde fois après la radio des années d’après-guerre, et l’a durablement inscrite dans un espace social. J’essaierai ensuite de comprendre les raisons de fond qui ont animé ses promoteurs – des promoteurs dont les documents disponibles montrent les réticences. Pour éclairer ces raisons je commenterai quelques exemples, trop peu, en m’attachant à ce qu’ils peuvent avoir de singulier, et en montrant qu’il n’est guère possible de les qualifier, comme on serait tenté de le faire, de « degré zéro de la performance ».

6Commençons par les facteurs externes. Le milieu des années 1970 apparaît à beaucoup de ses acteurs comme une fin de cycle, pour la poésie, et au-delà de la poésie, pour les avant-gardes intellectuelles qui ont animé la scène dans la décennie précédente. Bornons-nous à la poésie. L’année 1972, où Denis Roche proclame dans Le Mécrit : « La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas », est celle où L’Éphémère cesse de paraître. Le genre est écarté des grands médias : seules quelques têtes font un tour de piste à « Apostrophes », où en 1978 le jeune Emmanuel Hocquard est prié d’expliquer à Bernard Pivot en quoi Album d’images de la Villa Harris est une « fiction de langue » – je ne comprends pas, dit Pivot. Sur France Culture, dans l’émission de Royet-Journoud, la poésie « ininterrompue » va être distillée par tranches de cinq minutes, à dose homéopathique. Les éditeurs se désengagent. Gallimard se replie sur le Mercure de France qu’il a racheté en 1958, arrête en 1977 la publication des Cahiers du chemin, et se consacre principalement à l’exploitation de son fonds en collection de poche (Gallimard/Poésie a vu le jour en 1966). Au Seuil, Denis Roche détourne le flux en créant la collection « Fiction & Cie ». Il faut attendre une dizaine d’années pour qu’une relève se dessine, avec P.O.L en 1983 puis Flammarion en 1985. C’est précisément dans ce laps de temps que la poésie prend le visage (ou le virage) de la lecture publique.

7Les poètes de Tel quel, Denis Roche et Marcelin Pleynet, y étaient hostiles. Denis Roche traduisait Pound, il avait publié dans Tel quel le manifeste de Charles Olson, traduit par Pleynet, sur le « Vers projectif », et il fait lui-même un usage inventif du magnétophone dans son intervention au colloque de Cerisy sur Artaud (« Artaud refait, tous refaits6 »). Mais répondant à une enquête il déclare que chaque fois qu’on fait une lecture, on devient l’alibi et le clown de la culture – on est récupéré7 ; c’est bien la socialisation qui est en jeu. Ce qui a pu émerger dans ce contexte d’avant-garde militante, c’est la poésie sonore. À l’American Center du Boulevard Raspail, où Jean-Clarence Lambert crée en 1962 le Domaine Poétique, Bernard Heidsieck, François Dufrêne, Gherasim Luca, jusque-là isolés, vont se trouver, et rencontrer Brion Gysin et les poètes de la beat generation ; ils participeront au mouvement Fluxus, puis au « festival nomade » Polyphonix que crée Jean-Jacques Lebel en 1979 et qui fera les belles heures de Beaubourg. Le cadre global où la poésie sonore se situe est donc celui du happening, c’est-à-dire de l’événement subversif, et ce n’est que récemment que ce courant a été réintégré dans une conception plus ouverte – bien qu’elle ne fasse pas consensus – de la poésie.

8Royet-Journoud et Roubaud ont été tous les deux à l’école de la poésie américaine, mais à des moments différents de leur formation. Pour le premier les années soixante passées à Londres ont été décisives : il y rencontre Anne-Marie Albiach, fait avec elle et Michel Couturier la revue Siècle à mains (1963-19708), fréquente John Ashbery, traduit George Oppen (tandis qu’Albiach traduit Zukofsky). Roubaud quant à lui séjourne aux états-Unis en 1970, alors qu’il a déjà publié ε [Signe d’appartenance] et Trente-et-un au cube ; il y découvre à la fois des poètes américains autres que ceux qui ont passé l’Atlantique, et des poètes français qui s’intéressent à ces autres poètes : de là sortiront l’anthologie Vingt poètes américains faite avec Michel Deguy9, puis Dire la poésie, nourri de son expérience de la lecture publique. Il y a donc bien une « filière américaine », mais ce n’est pas celle qui a imposé le « modèle américain » de la lecture publique, tel que l’inaugure la lecture de Howl par Allen Ginsberg en 1955 : subjective, expressive, audience-oriented, fortement engagée (jusqu’à se subordonner le poème lui-même devenu support et prétexte de la performance – disposable poem, poème jetable), celle-ci allait être un des grands vecteurs des revendications communautaires. Ce qui se transmet est la pratique de lecture par les poètes, trait commun à toutes ces écoles et dont une des sources se trouve dans le Black Moutain College des années 1950, et non le style de diction que les poètes beat avaient popularisé.

9Deux éléments de sens inverse ont favorisé cette transmission. Le premier est l’obsolescence de la diction théâtralisée (comme style), et de la lecture par les acteurs (comme pratique), qui dominaient la tradition française et dont la diffusion par le disque et la radio avaient accru le prestige : les années cinquante sont celles de Gérard Philipe disant « La mort du loup », les années soixante celles de Jean-Louis Barrault lisant « La chevelure10 ». À l’heure de gloire de Gérard Philipe, Roland Barthes avait cruellement caricaturé la diction expressive, sur-signifiante, de « l’art vocal bourgeois11 », et ce verdict a pesé sur les décennies suivantes. Ce style, qui vaut ce que valent les acteurs (il faut écouter Alec Guiness lire T.S. Eliot, ou le jeune Richard Burton lire Hopkins : c’est sublime), n’a pas disparu des pratiques contemporaines, où il fait utilement figure de repoussoir. En voici un bref exemple, pour donner une idée de ce que peut être aujourd’hui l’horreur lyrique. Dans une galerie de peinture, devant les tableaux, une lectrice et une danseuse performent des fragments d’Extraits du corps de Bernard Noël, un poète proche de ceux que je vais évoquer12. Le corps hélas justifie tout :

https://www.youtube.com/watch?v=LBEcAvOv-hU

10Cette tradition en 1975 était bien vivante, comme en témoignent les réactions des auditeurs de Poésie ininterrompue : pour beaucoup d’entre eux, les poètes lisent mal, sans émotion, de manière monotone – et leur poésie est ennuyeuse13.

11L’élément positif est l’émergence progressive d’une idée de la diction « intra-poétique », text oriented. Elle est déjà à l’horizon de l’enquête radiophonique de 1955 sur la « Diction poétique », étudiée par Céline Pardo14. Elle est confortée par le retour au premier plan du Coup de dés de Mallarmé, dont Mitsou Ronat (qui collabore avec Roubaud et Jean-Pierre Faye à la revue Change) publie une édition remarquée en 1980. Le Coup de dés est indissociable en effet de la relation que Valéry fait de sa lecture par le poète, « à voix basse, égale, sans le moindre “effet”, presque à soi-même ». Généralisant, Valéry fait l’éloge de la voix humaine « prise au plus près de sa source » et pourfend le style oratoire des « diseurs de profession15 ». Comme le remarque avec raison Jean-François Puff16, cette relation va acquérir le statut d’une scène fondatrice. Dans ces mêmes années 1970 l’émission d’Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, interdite à sa création en 1948, refait surface : elle est diffusée sur France Culture en 1973 et publiée en 1974 dans le tome XIII des Œuvres complètes ; le théâtre de la cruauté avait été redécouvert dans les années soixante. Je le note, bien que ce soit en marge de mon sujet, parce qu’Artaud donne l’exemple d’une autre conception de l’expressivité que celle qu’imposaient les « diseurs de profession » ; il sauve la communication poétique de la rhétorique – ou la fait passer dans une autre rhétorique. Les poètes du « neutre » en avaient bien conscience, et pour eux Artaud représente comme un bord extérieur de la lecture de poésie.

12Les raisons intérieures varient sensiblement d’un poète à l’autre. J’essaierai de les apprécier, et de les confronter à quelques captations. Je commence par Jacques Roubaud – les autres pouvant plus commodément être regroupés. Ce serait caricaturer Roubaud que de le réduire à cette diction « monotone, répétitive, indifférente », qu’il semble appeler de ses vœux. La lecture en effet, telle que Roubaud la pense et la pratique, est un « mode autonome d’existence de la poésie », assurant une « vérification de la poésie par la voix17 ». Entendons que chaque poème a deux régimes d’existence, écrit et oral, et pour chaque régime, deux modes, l’un extérieur (celui de la communication), l’autre intérieur (que Roubaud nomme auralité dans le cas de la voix). Chacun de ces modes est « autonome », et cette autonomie permet d’envisager leurs relations comme non hiérarchisées, réversibles, réticulaires en quelque sorte. Lorsqu’il y a intériorisation le poème est virtuel, et c’est pour cette raison que chaque performance mentale a la force d’une vérification. Roubaud est un acteur, mais un acteur du poème : idéalement, chaque poème doit avoir sa propre voix.

13Les captations confirment largement ce point de vue. La vidéo montre que Roubaud s’écarte peu de l’usage moyen : il lit à la table, selon la coutume française (en terrain anglais il lit au pupitre), en pull-over, ni négligé ni trop soigné, avec une gestuelle sobre ; mais les yeux et les mains sont actifs et le contact avec le public est toujours maintenu, parfois subtilement sollicité. Voici un échantillon récent, dans Ode à la ligne 29 des autobus parisiens :

https://www.youtube.com/watch?v=xJnfOBImo6Y

14Si l’allure physique ne change guère selon les lieux, ni dans le temps, la diction de Roubaud, comme le veut sa conception de la lecture, est d’une versatilité remarquable. Cependant on peut ramener sa pratique à deux manières, et deux postures, principales : une manière ludique, et une manière lyrique. La première domine depuis les années 1990 où Roubaud s’est affirmé sur la scène poétique comme le principal représentant de l’Oulipo. La lecture de l’Ode à la ligne 29 en est un exemple : devant un public acquis Roubaud s’installe dans le jeu, avec un plaisir visible, à la limite d’un fin cabotinage. Elle ne doit nous faire oublier la seconde, plus intime et plus grave. L’écoute des Six petites pièces logiques, où passe l’esprit de Lewis Carroll, suivie de celle des Tombeaux de Pétrarque, permet de se faire une idée de ce double registre :

Jacques Roubaud, Six petites pièces logiques, n°6. Revue parlée, Beaubourg, 18 janvier 1995.
Jacques Roubaud, Tombeaux de Pétrarque, cobla 1 (enregistrement de 1981)

15La méditation de Dire la poésie, qui est avant tout un approfondissement de la lecture lyrique, ouvre sur cette expérience des perspectives auxquelles la seule écoute des documents disponibles – sauf peut-être pour un auditeur qui en serait imprégné – ne permet pas d’accéder. Cela concerne en premier lieu le tressage des circonstances : de façon purement contingente il peut se produire un accord entre « l’existence momentanée sonore des poèmes » et le lieu où ils sont appelés, comme à la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon où le vent froisse les feuilles de papier qui servent de vitres et décomposent la lumière, croisant les intervalles de la diction ; ce peut aussi être le lieu de la composition qui s’accorde à la lecture du texte en devenir et partiellement s’infuse en celui-ci18. La deuxième observation va plus loin : elle concerne la manifestation de la poésie dans la parole, son mode d’apparition et de disparition : « quelque chose de presque invariable s’avalant soi-même de son en son dans la successivité de la voix19 ». Ce rapport mystérieux entre temporalité et identité à soi donne son plein sens au mot de vérification : « Et c’est toujours la seule, ou c’est le seul moment » disait Nerval, un autre poète de la mémoire. Car c’est précisément parce que la performance orale n’est jamais la même qu’elle permet de maintenir le poème « dans un état de variantes perpétuelles de [soi] », sans que le texte impose l’idée d’une vraie version ; pour Roubaud, comme pour tous les textualistes conséquents, le texte tel qu’en lui-même est une fiction. Quant à la mémoire textuelle, celle du par cœur, Roubaud l’écarte au profit de la « mémoire oblique » qui passe par le papier : le poème dans la mémoire est chose privée, et le dire de mémoire ne peut être que mimer cette mémoire, dans un histrionisme du for intérieur (« vous vous approchez dans le meilleur des cas du spectacle de vous-même »). Cette réflexion d’une grande généralité permet de mieux comprendre les lectures de Roubaud, mais il est impossible de les en déduire dans leurs détails concrets, et c’est très bien ainsi. Néanmoins ce texte a aussi contribué à imposer une doxa : beaucoup de poètes (je ne donnerai pas de noms) s’y conforment, et le résultat ressemble souvent à l’épée de Charlemagne, dont Voltaire – à propos d’une oraison funèbre – disait qu’elle était longue et plate.

16Albiach, Royet-Journoud et Hocquard peuvent être regroupés sans abus sous la bannière de la « modernité négative ». Les démarches des deux hommes sont fortement liées et apparaissent complémentaires, sous le signe du renversement (titre du premier volume de la « tétralogie » de Royet-Journoud) – l’un inversant en quelque sorte celle de l’autre. Albiach est plus à part, mais c’est avec elle que Royet-Journoud a fait à Londres la revue Siècle à mains, et elle est aussi, et surtout, le poète à partir de qui il a pensé la poésie – le pur poète, si l’on peut dire, alors que lui est autant théoricien. Je commence par elle, en signalant qu’elle n’a pas contribué au développement de la lecture publique, et qu’il existe assez peu de documents disponibles (principalement à l’Inathèque, au cipM et sur Pennsound, où on trouve la seule captation vidéo que je connaisse). La poésie d’Albiach s’inscrit dans une double lignée. D’une part le romantisme spéculatif : on entend l’écho de Novalis (le chemin qui va vers l’intérieur, la Selbstsprache, le réel absolu) ; d’autre part, le travail de Mallarmé sur la mise en page : nombre de ses textes semblent récrire le Coup de dés dans leur forme (et aussi dans leur dimension de drame de l’intellect). Albiach est un poète lyrique, d’un lyrisme impersonnel mais porté par une tension qui va jusqu’à la douleur, et une sorte d’oralité préside à l’énonciation de l’œuvre, comme en témoignent ses titres, Mezza voce, Figure vocative. Sa première œuvre importante, État (1971), a été travaillée au magnétophone de manière que la distribution des groupes et des intervalles soit une émanation et une évocation de la voix, si bien que du texte, comme dans le Coup de dés, « résulte une partition ». Mais cette voix s’est entièrement absorbée dans l’écrit où elle s’objective, et la performance orale s’en trouve comme asséchée. Les lectures d’Albiach le manifestent – car c’est une personne d’une grande honnêteté, sans aucun cabotinage. Elles sont éprouvantes, parfois dans le bon sens du terme, parfois dans le pire :

Anne-Marie Albiach lit État, Énigme 9 (Paris, 2000), sur Pennsound.
https://media.sas.upenn.edu/pennsound/groups/Steel-Bar/anne-marie-albiach_from-Etat-rue-de-lhotel-de-ville-neuilly_Paris_7-29-2000.mp3

17La seule vidéo disponible montre Albiach en plan fixe, les yeux baissés sur son texte, exemple d’une démarche strictement intra-poétique :

Même séance d’enregistrement :
http://writing.upenn.edu/pennsound/x/Albiach.php

18Et pourtant cette image du poète aux yeux clos, ce visage féminin entièrement absorbé et comme suspendu dans une sorte d’éther au sein duquel la voix résonne étrangement vide, nous font approcher ce que Blanchot appelait la « solitude essentielle » de l’écrivain. En ce qui me concerne, je ne suis pas près de l’oublier.

19On peut dire aussi d’Albiach qu’elle s’est trouvée seule devant la lecture – très seule, même. Ce n’est pas le cas de Royet-Journoud, à qui son travail de producteur de radio a procuré une expérience riche, directe et indirecte. C’est cette expérience, me semble-t-il, qui lui a permis de dépasser l’aporie du solipsisme – dont Albiach avait fait l’épreuve – et de proposer pour ce genre de poésie un modèle de lecture cohérent et généralisable. Il apporte ainsi la solution à une question dont pour sa part Hocquard va s’efforcer de réexposer les données – de manière à nous permettre de la comprendre en tant que question, sans se contenter de la réponse.

20Royet-Journoud respecte au mieux la consigne formulée par Hocquard : « lire ce qui est écrit comme ce qui est imprimé ». Mais il en interprète l’esprit, alors que Hocquard en exécute la lettre. L’esprit, c’est de faire comme s’il n’y avait aucune différence entre le texte (entité abstraite, supposée) et le livre (entité matérielle) : mais justement, il y a l’écart du comme, ou du faire comme si. C’est ce qui justifie que Royet-Journoud « renâcle » à lire, comme il le déclare en préambule d’une de ses lectures20. La voix, dit-il, est comme la calligraphie manuscrite, émouvante peut-être, mais elle attire l’attention sur elle, si bien que « le poème n’est pas vraiment là ». C’est seulement quand on arrive à l’imprimé « que le poème a suffisamment de neutralité pour exister ». Mais ce n’est pas le dernier mot : il ajoute comme à regret que « le livre n’a pas d’espace propre » et s’interrompt sur une question à soi-même : « le livre au fond est-ce qu’il existe vraiment ? » – bienheureux doute, quand tout semblait fait pour aboutir à un livre.

21En réponse à ces difficultés, Royet-Journoud a élaboré une forme de la lecture : stable, réglée, homogène, générale, c’est-à-dire se prêtant aussi bien au poème (comme Les objets contiennent l’infini)qu’à l’énoncé théorique (comme La poésie entière est préposition) – si tant est que cette distinction soit tenable. La diction qu’il adopte a deux caractéristiques principales. La première concerne le traitement de la voix (une voix de baryton naturel, assez pure) : elle se tient dans un registre moyen, plutôt forte – de manière à ne pas ouvrir sur l’intériorité du « comme à soi-même » ; elle est sans grain, détachée, sans staccato, sans effet de phrasé manifestant la continuité de la pensée ; et bien sûr sans marque de modalisation ou d’adresse, comme si elle se produisait dans un espace clos, entre les murs de livres de la « tétralogie ». La seconde est la gestion chronométrique du temps : Royet-Journoud parle sous le chronomètre21, et instaure une homologie stricte entre les intervalles sur le papier (les blancs typographiques) et les pauses de la voix. Ces pauses sont de purs intervalles, sans dramatisation de l’attente, sans ouverture sur un silence métaphysique : elles permettent de lire ce qui est imprimé. Le résultat est fascinant, bien que (ou parce que) délibérément ennuyeux :

Claude Royet-Journoud lit La Notion d’obstacle, « Voix dans le masque », sur Pennsound (1984)
https://media.sas.upenn.edu/pennsound/authors/Royet-Journoud/Royet-Journound_tr-K-Waldrop_01_La-Notion-dObstacle_Ear-Inn_NY_11-3-84.mp3

22Contrairement à ce que l’idée d’une « application » de la théorie ferait attendre, cette diction n’a rien de mécanique. Bien au contraire, elle interprète le texte en tant qu’écriture versifiée et en fait ressortir, par une scansion précise, le rythme quasi métrique, avec un pur tétramètre iambique au troisième vers – j’emploie ce terme par commodité, car ce sont des configurations de rythme et non des structures métriques, mais la diction les rend très perceptibles. Je transcris ici à l’oreille, sans me reporter à l’imprimé :

l’accompliss(e)ment de cette tâch(e)

s’ouvre sur le som ^ meil
un(e) force pass(e) de main en main
comm(e) ce corps dans sa pert(e)
il prend ^ sens22

23Cette « voix dans le masque » est donc aussi une voix de théâtralisation du vers (un vers tenu d’inventer sa propre forme). Dans une conversation avec Hocquard, Royet-Journoud faisait part de son souhait : « Je me soucie essentiellement du vers, du rapport du souffle et du sens dans chaque portion de vers […] Ce glissement absolument imperceptible d’un vers à l’autre, d’une page à l’autre ; je voudrais faire travailler […] des unités minimales de sens […] J’aimerais bien mettre en place […] une théâtralisation (silence) d’un sens à peine fait…23 » Pourquoi le vers ? Il ne s’agit pas de s’inscrire dans une tradition poétique. La voix a partie liée avec le vers, parce que le vers est une forme du sens inscrit dans le glissement du temps. Le minimalisme de Royet-Journoud permet ici de donner à la lecture sa pleine valeur de « vérification » (avec cette surprise : on n’est pas si loin de la pensée de Valéry).

24Avec Emmanuel Hocquard, ce que Royet-Journoud avait méthodiquement construit se trouve déconstruit, mis à plat comme les morceaux de fresques antiques sur la table de l’archéologue : la solution est remplacée par l’énoncé du problème. Il en résulte que nous voyons ce que nous avons sous les yeux ; c’est une expérience dérangeante, mais qui peut être aussi assez drôle. L’intervention de Hocquard sur la lecture recourt à deux procédés principaux : la dissociation, et l’explicitation. La dissociation consiste à d’abord à désintriquer les éléments constituant la performance comme événement susceptible d’une perception globale – ces éléments dont Roubaud avait mis en évidence les rapports subtils. Hocquard opère par catégories. Il provoque une dissociation de l’œil et de l’oreille : d’abord dans la performance, ensuite dans la lecture même. J’en donne deux exemples successifs. Le premier est le Cinématon (n° 492) réalisé par Gérard Courant le 17 avril 1985. Emmanuel Hocquard apparaît en gros plan, les yeux baissés. Il allume une cigarette, ses yeux restent baissés : il lit. On ne voit rien d’autre. Il n’y a pas de bande son :

Gérard Courant, Cinématon n° 492 : Emmanuel Hocquard.
https://www.youtube.com/watch?v=VTWdwK1p8Po

25Les yeux baissés sont ceux de la lecture ambrosienne ; les ronds de fumée, ceux que Mallarmé voulait expirés. Le texte est invisible : d’ailleurs y a-t-il un texte ? (Royet-Journoud se demandait : « Au fond le livre existe-t-il ? ») Le film de Gérard Courant n’en reste pas moins un peu allégorique. Hocquard parvient au même résultat avec des moyens plus simples dans un moment comme celui-ci :

Emmanuel Hocquard lit L’Invention du verre (n° 6)
https://www.youtube.com/watch?v=9x0lpATo71A&t=261s

26La captation vidéo est calamiteuse : posture frontale, tête baissée, accoutrement ingrat, lunettes qui tombent sur le nez (et le cordon !) ; elle parasite la lecture et détourne l’attention. On conclut sans attendre que Hocquard lit mal ; c’est ce que j’ai d’abord pensé, et mes étudiants avec moi. Mais quand on ferme les yeux et qu’on se concentre sur l’écoute, on se rend compte que ce qu’il fait est concerté et précis – terriblement précis. Comme Royet-Journoud, Hocquard lit des vers :

Rumeur. À supposer
que le monde existe
autrement que comme
album d’images, le sujet
n’a aucune raison
d’être et le monde
n’est alors plus
qu’une coutume.
Miroirs d’identification,
les questions elles-mêmes
deviennent sans objet24.

27Mais à la différence de Royet-Journoud, Hocquard dissocie l’œil et l’oreille au lieu de les réunir dans une sorte de fiction qui serait « la lecture du texte ». Les coupes métriques et les pauses de la voix ne coïncident pas, ou pas toujours, sans qu’il soit possible d’en déduire une régularité (de même les vers ne coïncident pas entre eux : ils ont l’air réguliers, mais c’est parce qu’ils ont en gros le même format – un air de famille). Les questions que pose la lecture sont ainsi présentées par la performance comme des « miroirs d’identification » : dans ces miroirs les rapports se délient – ceux que Roubaud avait savamment tissés – au point que les questions deviennent sans objet.

28Ceci est une version austère du travail de Hocquard. Il y en a d’autres d’allure plus ludique (un ludisme bien différent de celui de Roubaud, là encore). Ce sont celles où la lecture se transforme en exercice d’explicitation :

Emmanuel Hocquard lit « Un anniversaire » (Marseille, cipM, 2005)
http://cipmarseille.fr/pop_audio.php?id=53
Minutage : 0’1’’ à 2’05’’
[transcription]
je lis le faux titre / un anniversaire / le titre / un anniversaire / la dédicace / à / Isabelle / une date / 19 février / et / le livre commence / le texte commence / alors / première page / une introduction / ce sont / ce sont des lignes / qui sont / séparées / par / un / blanc / relativement important / enfin disons une ligne de blanc entre les lignes / et parfois deux / alors les quatre premières lignes / rouge / objet / manche / lettres rouges / au pluriel / o rouge / la lettre o / o rouge / en italiques / premier chapitre / tautologie et littéralité / caractères gras / donc / fonctionnant comme titre / chaque / proposition / contient / un / énoncé / élémentaire / un en italiques / un énoncé élémentaire n’est / ni / vrai / ni / faux / juste / littéral / et un premier appel de note / écho

29Voilà ce que veut dire « lire ce qui est imprimé » quand la consigne de représentation est prise à la lettre (ou mimée). Le résultat est tout à fait magrittien : « Ceci n’est pas une lecture ». L’explicitation oblige à formuler un ensemble de rapports et de structures que nous avons l’habitude d’interpréter de manière quasi automatique ; elle défait les apprentissages, ou les inverse. Certes : mais la lecture crée aussi autour de ces objets sans relief, tautologie et littéralité, une sorte de petit théâtre pédagogique qui les anime – sans aller jusqu’à les dramatiser, car chez Hocquard il n’y a pas de pathos textualiste. Et ce que nous rappelle ce petit théâtre, c’est la manière de Francis Ponge. Ponge et Magritte plutôt que Wittgenstein et Reznikoff, dont on peut se demander s’ils ne sont pas là avant tout pour faire groupe, pour fournir des arguments dans le débat avec les « lyriques très méchants25 ».

30Je conclurai que nous – à la fois les chercheurs et les poètes d’aujourd’hui – sommes profondément tributaires de ces poètes des années soixante-dix, qui ont repensé la lecture publique dans le contexte de la poésie française : ils l’ont pensée en tant qu’expérience intime (Roubaud), en tant que modèle (Royet-Journoud), en tant que problème (Hocquard), après qu’Albiach s’y était affrontée sans espoir. En établissant de tels rapports entre ces noms, j’ai conscience de travailler sur des bases fragiles et de proposer une reconstruction, sinon une fiction théorique. Mais je crois qu’on ne peut faire autrement pour le donner à comprendre. De pratiques si répandues et si dispersées, il n’est pas possible de donner une représentation anthologique, même quand on dispose de beaucoup de temps. Ce serait se mettre au milieu du nuage, et du milieu du nuage, comment voir ce qu’on a sous les yeux ?