Colloques en ligne

Vincent Laisney

La voix intérieure

« Les poètes disent leurs vers plutôt pour eux-mêmes que pour l’auditoire, comme en dedans1. »

1Le 23 septembre 1912, à 6h du matin, Kafka exulte : il vient d’écrire d’une traite, durant huit heures d’affilées, Le Verdict et pour la première fois de sa vie il sent – il sait qu’il a vraiment écrit :

Quand la bonne a traversé le vestibule, j’écrivais la dernière phrase. La lampe éteinte, clarté du jour. Légères douleurs du cœur. La fatigue disparaissant au milieu de la nuit. Mon entrée tremblante dans la chambre de mes sœurs. Comment, auparavant, je m’étire devant la bonne et dis : « J’ai travaillé jusqu’à maintenant »2.

2« Mon entrée tremblante dans la chambre de mes sœurs. » Pourquoi Kafka tremble-t-il avant d’entrer dans la chambre de ses sœurs ? Rien dans le texte traduit par Marthe Robert en 1954 ne nous permet de le savoir. Il faut lire le Journal de Kafka dans sa version originale pour comprendre.

Das zitternde Eintreten ins Zimmer der Schwestern. Vorlesung. Vorher das Sichstrecken vor dem Dienstmädchen und Sagen: « Ich habe bis jetzt geschrieben. »3

3Vorlesung signifie : lecture à haute voix. Kafka tremble avant d’entrer dans la chambre de ses soeurs parce qu’il craint que la lecture de son récit ne produise pas l’effet escompté. Et si elles le trouvaient mauvais ? Et s’il était victime d’une illusion ? Heureusement, l’accueil est favorable. La lecture ne lui vaut, comme nous l’apprend un passage du Journal (également supprimé dans la version française de 1954), qu’une petite critique le lendemain4.

Golden Age

4Je suis enclin à voir dans cette omission du mot Vorlesung un symptôme du déni de la lecture à haute voix dans nos études littéraires. En 1954 cette pratique est jugée accessoire par Marthe Robert. Elle l’est restée longtemps par les chercheurs en littérature, que préoccupait davantage la question de l’écriture. Courante depuis l’Antiquité, cette activité littéraire n’a pourtant jamais disparu, culminant même au XIXe siècle, malgré l’essor de l’édition industrielle et le développement de la presse. « Throughout Europe, the nineteenth century was the golden age of author’s readings5 », écrit Alberto Manguel en 1996 dans son Histoire de la lecture6. Manguel songe évidemment à Dickens, qui pratiqua la lecture en véritable professionnel durant presque vingt ans, magnétisant des milliers d’auditeurs dans les salles du monde entier.

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Charles A. Barry : Charles Dickens as he appears when reading7

5Au-delà de l’Europe, Manguel aurait pu citer aussi le cas de Gogol, qui lut le récit des Âmes mortes, à mesure qu’il l’écrivait, et souleva pareil enthousiasme auprès de ses auditeurs : « Gogol lisait comme personne d’autre. C’était le sommet d’une étonnante perfection. Je dirai même plus : aussi bien que ses comédies pussent être représentées, ou plutôt aussi bien certains rôles pussent être joués, jamais cela n’a produit sur moi une telle impression que sa lecture8 », se souvient M. Pogodine. Curieusement, Manguel ne cite aucun auteur français. Il n’aurait eu pourtant que l’embarras du choix. De Chateaubriand à Gide en passant par Hugo, Balzac, Baudelaire, Flaubert, Rimbaud, Mallarmé (pour ne citer que les plus grands), tous les écrivains français ont lu leurs textes à haute voix. Cette histoire oubliée de la lecture, j’ai essayé de la raconter en pointillé, ou plutôt en pointilliste, dans un petit essai9. J’y fais l’hypothèse que le tableau de Théo van Rysselberghe, Une lecture10 (1903) fait plus qu’enregistrer un événement contingent (une lecture chez Verhaeren), il entérine une pratique récurrente et même structurante de la littérature au xixe siècle (d’où le format « peinture d’histoire ») : la lecture d’essayage en comité choisi.

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Alexandre Dmitriev-Mamonov: Gogol lisant« Les Âmes mortes »11

6Ce colloque me donne l’occasion de revenir à frais nouveaux sur un phénomène dont je n’ai donné qu’un petit aperçu, et pour cause, puisque mon enquête ne portait que sur un aspect des lectures (les lectures cénaculaires), et qu’elle exploitait en majorité des sources issues de la littérature du Souvenir, laissant de côté presque toutes les autres. En 1990, Roger Chartier déplorait, dans un article intitulé « Loisir et sociabilité : lire à haute voix dans l’Europe moderne12 », la rareté des représentations (textuelles, iconographiques) des scènes de lecture dans les archives occidentales. Il est vrai que la documentation sur ce phénomène est d’un accès malaisé, mais dire qu’elle est rare me semble exagéré. Sans parler de la correspondance, des journaux personnels, de la presse et des revues, on aurait profit, pour commencer, à explorer la réserve colossale d’images du xixe siècle en vue d’y découvrir de nouvelles scénographies de la lecture. J’ai longtemps cru pour ma part que cette iconographie se réduisait au tableau de Rysselberghe, jusqu’à me rendre compte (mais il était trop tard pour en faire état dans le livre) qu’il existait de nombreuses représentations de l’acte de lecture13. J’ai la conviction qu’une recherche systématique permettrait de découvrir bien d’autres images de ce type, confirmant ainsi que la lecture ne fut pas un fait social isolé, mais une scénographie enracinée dans l’imaginaire collectif.

Lector fabulosus

7Comme il m’était impossible dans le cadre de ce colloque de me ressaisir de tous les problèmes posés par cette pratique (l’organisation, la scénographie, le programme, le public, etc.), j’ai choisi de me concentrer sur la diction. La lecture à haute voix soulève en effet un problème que l’on pourrait résumer de la manière suivante : Les écrivains sont-ils les mieux placés pour lire leurs propres textes ? Un grand auteur est-il nécessairement un bon lecteur ? N’ont-ils pas plutôt intérêt, puisqu’ils ne sont pas des diseurs de profession, à confier leurs textes à des professionnels de la diction (comédiens, professeurs, liseurs, récitants) ? D’une manière générale, je voudrais répondre à cette question, qui a pris un tour obsessionnel au cours du xixe siècle : « Comment un écrivain doit-il lire ses textes ? » L’homme de lettres est en effet confronté à un dilemme : en position idéale pour dire ses textes puisqu’il en est l’auteur, il n’est pas doté des qualités pour le faire puisqu’il n’est pas lecteur.

8Pour prendre la mesure de cette difficulté, arrêtons-nous brièvement sur trois cas : Victor Hugo, Delphine Gay et Jean Aicard. Victor Hugo, comme on sait14, lisait ses textes à mesure qu’il les écrivait et cela en toutes circonstances (Fontaney essuie par exemple une lecture d’« Épilogue15 » en remontant les Champs-Élysées le 18 novembre 183116). Si l’on sait exactement quand et où eurent lieu ces lectures, on ne sait rien sur la manière dont Hugo lisait ses textes. Édouard Turquety note dans ses Souvenirs que « le poète lisait bien17 ». Auguste Barbier dit à peu près la même chose, précisant toutefois : « Mais son organe était désagréable. Sa voix, composée de deux tons extrêmes, le grave et l’aigu, allait continuellement de l’un à l’autre, ce qui nuisait un peu à l’effet18. » Peut-on faire une lecture agréable d’une voix ingrate ? Une belle voix peut-elle, inversement, masquer la difformité d’un poème ? Après avoir entendu Delphine Gay lire, les yeux au ciel, une centaine de vers détestables consacrés à Charles X, Delécluze écrit dans son Journal à la date du 25 juin 1825 :

Ce mouvement habituel de ses yeux et l’expression animée que donnent à sa physionomie les efforts de mémoire et l’émotion du débit font de toute la personne de Mlle Delphine Gay lorsqu’elle récite ses vers une espèce de tableau aussi beau que gracieux. J’avoue pour mon compte que la nouveauté et le charme de ce spectacle a pu me rendre peu propre à juger sérieusement du mérite de ses vers19.

9Nombreux furent ceux qui cédèrent au charme de la voix d’or de Jean Aicard, et à sa diction théâtrale – Rimbaud excepté20. André Antoine n’y fut pas sensible non plus, comme en témoigne son journal à la date du 10 juin 1889 :

Dans son petit pied-à-terre de la rue Madame, Jean Aicard me lit son fameux Lebonnard. […] L'auteur lit d'une belle voix chaude et chantante de Méridional. À certain moment, je le vois à genoux sur le tapis devant moi, son manuscrit à la main, jouant sa pièce avec toutes les ficelles d'un acteur consommé et je sens la justesse du mot de Got : « Vous avez fichu le comité dedans, vous lisez trop bien.  »21

10Si les vrais amateurs de littérature ne sont pas dupes des trucs du lecteur, ils ne peuvent se défendre d’envier son organe vocal : entendant Mounet-Sully lire des vers de Leconte de Lisle chez le docteur Pozzi, Henri de Régnier note dans ses Cahiers « j’admirais sa voix profonde, redondante et tragique, sa voix aux concavités sonores22. »

11Le drame des écrivains, pour nous résumer, c’est qu’ils n’ont ni la voix du lecteur professionnel ni le corps du comédien. Leur seule ressource est de lire à leur façon – comme ils l’entendent. De manière intuitive, un certain nombre d’écrivains – et non des moindres – ont refusé la diction théâtrale, professorale, professionnelle, académique, en inventant leur propre diction. Les témoignages de ceux qui eurent la chance d’entendre Mérimée, Baudelaire, Leconte de Lisle, Rimbaud et Mallarmé, sont édifiants. Mérimée, se souvient Delécluze, lit « d’une manière absolument contraire à celle qui avait été en usage jusque-là. […] Sans élever ni baisser jamais le ton, il lut ainsi tout son drame sans modifier ses accents, même aux endroits les plus passionnés23 ». Vingt ans plus tard, Baudelaire déjouera les usages mondains de la lecture en récitant un poème violent sur un ton austère, non déclamatoire : « Il nous psalmodiait ses vers d’une voix monotone, mais impérieuse, et qui forçait l’attention des profanes24 ». L’auteur du Bateau ivre suivra le même chemin en 1871 :

Rimbaud, qui n’avait presque pas été au théâtre, ni reçu aucun enseignement de la diction, lisait ses vers sans emphase et sans éclats de voix, […] dans une sorte de hâte. Sa voix nerveuse, encore enfantine, rendait naturellement la vibration et la puissance des mots. Il disait comme il sentait, comme c’était venu25

12Mallarmé enfin lira à Valéry son Coup de dés « d’une voix basse, égale, sans le moindre “effet”, presque à soi-même26 ».

Intérieurement

13En finir avec cette petite musique de la diction trop bien huilée de l’acteur et du diseur de profession, telle a été l’obsession des lecteurs-poètes. Nul mieux que Leconte de Lisle n’a compris l’enjeu de cette lutte :

Mécontent du rang subalterne auquel le condamne son rôle intermédiaire, le récitateur de vers veut […] se mettre librement en valeur au lieu de mettre en valeur le poème, s’il prétend ne pas abdiquer devant la littérature, il faut alors que la littérature abdique devant lui, qu’elle cesse d’être l’expression unique et définitive pour devenir de la matière orale, soumise aux exigences des succès d’acteur27.

14Reprendre son bien à la musique du vers, d’accord, mais pour quoi faire ? Devra-t-on se contenter d’une lecture inexpressive, détimbrée, neutre ? Ne peut-on pas rêver d’une diction accordée à la singularité du texte ? En dépit de ses handicaps, François Coppée conseille au poète de lire lui-même ses œuvres : « Son organe pourra être faible, sa diction défectueuse, son geste monotone ; mais le sentiment qui lui a inspiré ses vers, s’il est sincère et profond, saura bien se manifester dans la façon dont il les dira28 ». Soit. Mais n’est-ce pas montrer une confiance excessive à l’endroit du Poète ?

15On peut regretter que les hommes de lettres n’aient pas réfléchi davantage à cette question et qu’au lieu de s’en prendre aux « gâcheurs de poésie29 » du Conservatoire ils n’aient pas, à l’instar des frères Coquelin30 et d’Ernest Legouvé31, conçu un manuel du savoir bien lire, dans lequel les poètes auraient puisé des principes sûrs. À défaut de quoi, chacun s’est improvisé lecteur, imposant tant bien que mal sa signature vocale :

Je les ai entendus tous, aucun d’eux ne disait ses vers comme les comédiens prétendent qu’il faille les débiter et selon l’art qu’on en professe au Conservatoire. Victor Hugo psalmodiait les siens. Théophile Gautier les scandait à la manière latine. Leconte de Lisle les épandait. Théodore de Banville les cinglait aux rimes comme des cymbales32.

16En regard du professionnalisme britannique, l’amateurisme des Français étonne. Dickens n’a-t-il pas montré la voie dès 1850 avec ses Reading Books spécialement conçus pour la lecture, griffonnés d’annotations manuscrites portant sur le ton « Cheerful… Stern… Pathos… Mystery… Quick on » et la gestuelle : « Beckon down… Point… Shudder… Look Round in Terror33 » ? N’a-t-il pas trouvé, en l’éprouvant devant un public d’élite34, une méthode lui permettant d’obtenir des effets surprenants sur les foules avec une grande économie de moyens ?

17Lorsque Alberto Manguel explique qu’on venait écouter Dickens « pour entendre la voix que l’écrivain avait en tête lorsqu’il créait un personnage35 », il me semble qu’il touche au point essentiel. Cette voix qui réconcilie l’acte d’écriture et l’acte de lecture, je l’appellerais volontiers, avec Marguerite Duras, « la voix de la lecture intérieure ». Loin de trahir la littérature, elle la révèle au moment sacré de sa naissance.

J’essaie de rendre ce que j’entends quand j’écris, au plus proche de l’énoncé interne. C’est ce que j’ai toujours appelé la voix de la lecture intérieure36.

18C’est elle que Henri de Latouche, assistant à la lecture des vers de Moïse par son auteur, croit entendre à l’Abbaye-aux-Bois en 1834 :

Celui qui les a créés ne redonne-t-il pas aux vers, en les lisant, la vie soudaine de l’inspiration ? C’est un peu comme si vous assistiez à la création du poème37.

19C’est elle encore, plus sérieusement, que Paul Valéry reconnaît dans la diction de Mallarmé lisant son Coup de dés :

La voix humaine me semble si belle intérieurement, et prise au plus près de sa source, que les diseurs de profession presque toujours me sont insupportables, qui prétendent faire valoir, interpréter, quand ils surchargent, débauchent les intentions, altèrent les harmonies d’un texte ; et qu’ils substituent leur lyrisme au chant propre des mots combinés38.

20C’est cette voix enfin que Gracq tente de décrire dans une page d’En lisant en écrivant :

Le poème, dont la lecture par un acteur sur une scène de théâtre a quelque chose, nécessairement, de grossier, et même de caricatural, parce que de superflu (lire un poème, c'est déjà à demi le mimer, c'est sortir entièrement du medium qui lui est propre), le poème, qui déjà s'épure et gagne en puissance de suggestion s'il sort de la bouche d'ombre anonyme de la radio, n'atteint à toute sa plénitude expressive que lorsqu'il remonte à la conscience porté par la voix – même pas murmurante, même pas silencieusement mimée par la gorge, mais abstraite et comme dépouillée de toute sujétion charnelle – du seul souvenir39.

21Au bord de l’extinction, la voix, avec Gracq, cède la place au silence assourdissant de l’écriture

  

22Il a manqué à l’histoire de la lecture à haute voix pour accéder au rang des Beaux-Arts en France, un traité du dire, conçu par ses écrivains mêmes. Au lieu de quoi, nos poètes ont écrit à tour de bras des Traités de style et des Arts poétiques, qui ont muré la poésie dans le silence, la condamnant à une intransitivité mortifère40. Écrire l’histoire de la lecture oralisée, c’est rappeler cette évidence que la littérature, au xixe siècle, bénéficie, à côté de l’imprimé, d’un moyen de diffusion traditionnel, ancestral même, qui se maintient, et dont l’importance se mesure au fait qu’elle conditionne en partie notre compréhension de la littérature de ce siècle. Dans son journal personnel, Sainte-Beuve fait remarquer que « l’inconvénient des livres de Pensées, quand elles ne sont pas communes, est de paraître souvent prétentieuses : les mêmes choses dites ne l’étaient pas. Le sourire et l’accent les faisaient passer ; mais fixé sur le papier, c’est autre chose : le papier est bête41 ». On pourrait dire de la Poésie ce que Sainte-Beuve dit des Pensées. Il lui manque, pour être comprise, d’être replacée dans le contexte d’énonciation qui était le sien : verbalisée devant un auditoire choisi. Une fois imprimés sur le papier, les textes littéraires se figent, glacent des générations de lecteurs, incapables de reconnaître la voix intérieure de leur auteur.