Colloques en ligne

Nathalie Quintane

Magie différée et chute de guillemets.

1. Archives vivantes.

« […] pareils et dissemblables en ce que les troubadours venaient frapper aux portes seigneuriales des châteaux féodaux, et qu'aujourd'hui c'est en s'adressant, sinon au suffrage universel, du moins au suffrage restreint des capacitaires bourgeois, rois de l'époque, qu'on peut se faire connaître et apprécier. » (dans Émile Goudeau, Dix ans de bohème, La librairie illustrée, Paris, 1888).

1Le milieu des années 90, pendant lesquelles j’ai commencé l'exercice de la performance (était-elle, à l’époque, un exercice ?) était déjà, sans que j’en aie eu pleinement conscience, tout mangé par l’exercice de l’enregistrement des performances, c'est-à-dire leur devenir-archive. L’effraction qu’avait pu être (j’imagine) l’arrivée du corps des poètes sur la scène de la lecture n’était plus qu’un lointain souvenir ; en 1994, commencer dans la carrière en performant une lecture allait de soi, et il n’y avait que moi pour trouver ça formidable de balancer debout des papiers où sont écrits des textes qui du coup volent dans la pièce privée où sont sagement assis un nombre restreint de capacitaires. Faire Polyphonix, ou tel et tel festival de performances et de « poésie sonore », c'était aussi rencontrer des archives, vivantes — aussi Stéphane Bérard avait-il pris l’habitude de se photographier, en tant que fan, aux côtés de Ben ou de Bernard Heidsieck, les magnifiant et les enterrant, se magnifiant et s’enterrant lui-même par contrecoup. La lecture-verre d’eau était le parfait repoussoir (pourtant beaucoup pratiquée encore), mais je dirais que, dans son impatience, Bérard, qui ne supportait pas de rester assis plus de cinq minutes devant quelqu’un lisant et qui ne se supportait pas lui-même performant plus de deux minutes (l’une de ses perfs avait consisté à entrer dans la salle du cipM, à Marseille, marcher à grandes enjambées vers la scène, y monter, énoncer assez fort : « rang d'oignons », et repartir) révélait a contrario une foi encore intacte dans la capacité du geste performatif, live, en public, à secouer son monde — et son corollaire : la déception que ce ne soit pas toujours vraiment le cas.

   

2Le cri (in)augural poussé par Tarkos dans cette même salle du cipM en 1993 reçoit, si l'on est attentif, assez peu d’écho. Tarkos était déjà équipé de pied en cap, comme on sait, et ne venait pas seulement pour vérifier que les capacitaires étaient endormis du sommeil du juste — c'est-à-dire que je suppose qu’il souhaitait qu’il se passe quelque chose, seulement, en ces années, il se passa d’abord quelque chose pour une poignée d’impétrants qui, faute d’échos parfois, n’étaient pas bien sûrs qu’il se passât vraiment quelque chose.

  

3Heureusement, il y eut des enregistrements, et même, ils s’enregistrèrent. La performance « rangs d'oignons » était simultanément filmée par son auteur-même. Et ce souci de Tarkos d’être enregistré — il doit y avoir des tas de petits thésauriseurs qui thésaurisent chez eux vieilles k7, Hi8, mini-dv, etc. : thésauriseurs de vieilles k7, Hi8, etc. de Tarkos, arrêtez de thésauriser, ça ne suffira jamais à compléter votre retraite —, sans doute parce qu’il tenait là le moyen de fixer ce qui bougeait toujours, et pour lui et pour nous le moyen de saisir ce qui bougea chez lui/chez nous de la lecture à la performance de la performance à l'improvisation à la lecture-écriture et de Fernand Raynaud à Gherasim Luca.

  

4Ce souci et ce qu'il a produit d’encore disponible à la diffusion permet de comprendre de quoi, ou plutôt d’où, nous (re)partons, une fois oubliée la brève série des tueurs à la lune de miel cachés derrière leur lap-top (souvenez-vous de ces funestes salles, lugubres et bleutées d’écrans d’où ne décollait pas le poète assis-dissimulé tout occupé aux zigouigouis électroniques et vidéo-poèmes pleins d’images), ou encore celle des romanciers et cières sincèrement enthousiasmé.e.s à l’idée de scrupuleusement lire à la lampe un extrait. Tout cela n’est plus si sûr, parce qu’il n’y a plus guère de subventions, entre autres (non que j'en sois heureuse : je constate), et les élèves d’aujourd'hui des écoles d’art d’ailleurs n’ont même plus de quoi s’acheter un ordi portable.

  

5Anticipons : le facteur économique qui bouleversera profondément la performance poétique dans les années à venir, c’est la pauvreté des poètes et des artistes qui, au suffrage restreint de leurs presque-semblables et des institutions instituantes préfèreront parfois la confrontation-discussion élargie aux porteurs de gilets de toutes obédiences et toutes couleurs — j'ai autrefois essayé d’attirer l’attention du public sur le gilet saint-simonien, qui se boutonne dans le dos afin que son porteur soit contraint de demander l’aide d’un frère et ainsi apprenne la solidarité, avec cette réserve que ce gilet tel qu’il est foutu fait tout de même penser à une camisole de force (mais la barbe était obligatoire chez les saint-simoniens, de même que le pantalon blanc l'été, bleu l'hiver, la tunique violette et le béret basque rouge).

  

2. Faire tomber les guillemets.

« Cet apostolat bizarre était complet : dénué de toute jalousie littéraire, de tout parti pris d’école, essayant de laisser la place ouverte à tous les poètes, aux romantiques, aux parnassiens, aux brutalistes, modernistes, symbolistes, voire aux chansonniers gaulois, aux satiristes, et jusqu'aux mauvais poètes désireux de se lancer ; tous avaient le droit à la rampe, et le public seul devenait leur juge. » (op. cit.)

6Une étudiante me demandait récemment si j'avais vécu des moments de conférences-performances ouvertes, où les spectateurs prenaient la parole. Je lui ai répondu qu’une conférence ou une performance où les spectateurs prennent la parole, ça s’appelle une rencontre, comme quand on dit « lecture-rencontre », à ceci près que dans une « lecture-rencontre », on lit d'abord et on se « rencontre » ensuite, c’est-à-dire que les spectateurs de la lecture « interviennent » quand la lecture est finie ; si les spectateurs se mettent à intervenir vraiment, interrompant la lecture ou la conférence ou la performance — ce qui n'est guère dans nos habitudes encore, l’interrupteur étant la plupart du temps le « chieur de service » (pour ma part, je n’ai connu que des chieurs et pas de chieuses, et je n’en tire aucune conclusion particulière quant à une possible constante masculine en matière de chierie, sinon que je fus pour ces hommes répartis rythmiquement dans le temps entre 1994 et 2018 assez insupportable pour qu’ils me fassent chier) —, donc, si vous voyez les spectateurs (qui alors ne le sont plus, se démettant eux-mêmes de leur statut de spectateur) intervenir librement au cœur ou au beau milieu de la lecture, de la conférence, de la performance, et s’adressant à vous dans l’attente que vous leur répondiez, que vous leur renvoyiez la balle, que vous amorciez un jeu sérieux, alors ce n’est plus une lecture-rencontre, c’est une conversation (posons provisoirement ce mot un peu large).

  

7L’une des a priori rencontres-lectures les plus émouvantes et passionnantes que j’aie vécue a eu lieu dans une toute petite librairie pas loin de Nantes : je venais y lire des extraits de Que faire des classes moyennes ? devant une vingtaine de personnes toutes tassées entre les rayons repoussés, assises, debout, parmi les livres, devant, à ma droite et à ma gauche. À peine ai-je lu trois minutes que quelqu’un a levé la main pour dire quelque chose, alors on a commencé une conversation, et puis deux trois autres personnes se sont mises à parler, et l’a priori lecture-rencontre s’est changée a posteriori en discussion-lecture, réalisant sans protocole ce que je n’avais qu’envisagé à l’écrit : une société où l’auteur quitte progressivement son statut d’invité pour rejoindre un public qui devient à part égale l’auteur de la rencontre.

  

8Il me semble qu’une forme qui laisse ouverte, voire qui rend possible, sa transformation générique « en cours de route » est singulièrement adéquate aux temps que nous vivons. Cette labilité de la performance, qui est l’un de ses traits spécifiques tant qu'elle ne se change pas en spectacle de répertoire, est inscrite dans tous ces noms qu’on lui donne et qui ont eu tendance à se multiplier comme des petits pains depuis une vingtaine d'années (peut-être en quête d'une souplesse maximale, de métamorphoses génériques à vue) : lecture, lecture-rencontre, rencontre-débat, conférence-performance, performance solo ou en collectif, lecture performée, etc.

  

9Ainsi, à la question du genre qu’on ne cessa pas de me poser entre 1994 et 2004 au moins (que pensez-vous du mot « poésie » ? de la post-poésie ? peut-on encore dire poésie ? etc.) se sont substituées des collections de formes qui induisent d'autres questions — celles du lieu et de l'adresse en particulier : quelle(s) forme(s) possible(s) dans tel lieu ? à qui s'adresse telle performance ? Quel public suppose-t-elle a priori/quel public l’institue ? etc. Chaque performance est orientée par le nom de son lieu d’accueil : une conférence-performance déployée dans un centre d’art se lira sensiblement autre que la même ou presque dans un théâtre ou lors d’un colloque. Pour avoir enseigné depuis une trentaine d'années dans des établissements scolaires  (et continuer à le faire), je sais d’expérience que le lieu parle plus fort que vous et que ce serait très présomptueux de penser qu'on va déplacer des chaises et repeindre les murs par la seule force de la parole et du geste, même si le fait que nous y allions malgré tout prouve que nous croyons à une action différée ou en quelque sorte à une magie différée — si Tarkos intriguait ou agaçait ses premiers spectateurs du cipM, on sait bien qu’aujourd’hui il les bouleverse enfin.

  

10à la question posée par l’étudiante, j’ai fini par répondre de manière abrupte que, finalement, c’était l’intervention ou la non-intervention du spectateur qui déterminait le genre et le type d'éthique promue ce faisant. Aussi, et afin de tirer quelques conséquences directes de cette affirmation d’époque, je dirais qu’il faut plus que jamais prendre garde au lieu qu’on vous propose pour une lecture ou une performance ou quel que soit le nom qu’on donne à cette situation hypo-naturelle qui consiste à se présenter assis ou debout seul(e) face à un ensemble de personnes assises ou debout venues pour vous voir/entendre.

  

11Je prendrais un exemple récent : sur le papier, et du fait de l’insistance et de l’amitié d’Eric Hazan, je suis invitée à une « rencontre », renommée selon « débat public » ou encore « conversation », avec Jacques Rancière à Bordeaux. Sur le papier, je dis banco ! Je n’ai jamais rencontré Jacques Rancière et puisque s’annonce une « conversation », je me dis : ça tombe bien, j’ai deux trois questions à lui poser, vu que je ne suis pas d'accord avec tout ce qu’il dit, ce sera l'occasion ! C'est là que les guillemets sont importants… Pour ma part, je n’ai pas mis de guillemets à « conversation » quand on m’a dit que ce serait une conversation. Conversation = conversation, i.e. on va discuter ; on va discuter d’abord entre nous, si vous voulez, et puis ensuite on discutera avec le public, qui aura certainement des tas de choses à dire. C'est au moment d’entrer dans la salle que je me suis brutalement aperçue à quel point je me trompais : cette salle peuplait de guillemets le mot « conversation ». Face aux gradins de la grande salle du Théâtre National de Bordeaux Aquitaine occupés ce soir-là par près de 800 personnes (venues écouter Rancière, je vous rassure), « conversation » s'était changé en quasi-colloque. De conversation, il n'y eut pas. Rancière avait préparé très sérieusement tout un topo, et j’ai essayé d’égayer la soirée. À la fin, quelques militants de la France Insoumise ont protesté vigoureusement. On a remballé, j’ai salué des amis bordelais un peu dépités et je suis rentrée me coucher à l’hôtel.

  

12Je ne suis pas sûre que les guillemets soient un luxe qu'on puisse encore se permettre. Quelque chose d’une continuité possible et d’un devenir-vivant de la performance se joue là, dans une mise en quarantaine de toute pulsion à guilleminer ces mots-là, de performance, de lecture, de rencontre, de conversation (ce qui n'empêche pas d’en guilleminer d’autres à mort, comme « talent », « compétence », « collaboratif », « démocratie » ou « république »…). En ce sens, il me semble que l’un des mérites de ce qu’a tenté Charles Pennequin avec l’Armée Noire, c’était justement de faire tomber les guillemets. Si les poèmes et les gestes des participants mimaient parfois ceux du poète, ils ne les plaçaient pas entre guillemets, ils ne citaient pas, et l’Armée Noire n’a pas donné que des épigones, mais des poètes qui depuis ont tracé leur route (Édith Azam, Antoine Boute, Marius Loris, entre autres).

  

13La reprise (de mots, de gestes) en poésie n’est pas la citation. Quand je reprends aujourd’hui, pour aujourd’hui, les mots de Rimbaud « changer la vie », ce n’est pas en hommage à Rimbaud ni en mémoire de lui, et jamais sans que ces mots ne soient accompagnés ; il est bon de rappeler, par exemple, que « changer la vie » ce n’est pas « changer sa vie » : à l'époque où il écrit, ça ne se limite pas à « je fais tout péter et je pars au Harar ».

  

14L’un des gestes qui m’a le plus marquée, en performance — et je ne sais même plus si je l’ai vu de mes yeux ou si on me l’a raconté – est celui d’Arnaud Labelle-Rojoux, lors d’un Polyphonix.

   

15Personne sur la scène.

  

16Rien.

  

17Silence.

  

18Ça dure.

  

19D’un coup, un gros sac est balancé depuis les coulisses. BOUM.

  

20L’année dernière, à la Maison de la Poésie, à Paris, alors que je devais présenter Ultra-Proust, qui venait de sortir à la Fabrique, et que la présentation de la présentation s'éternisait, je suis montée sur le plateau en manteau avec mon sac à dos que j’ai laissé lourdement tomber. Boum.

  

21Auparavant, j’avais vu à Marseille Antoine Hummel laisser délicatement chuter l’un de ces cale-portes avec un chien dessiné dessus. Pouf.

  

22J’aime les lectures et les performances pataudes et brutales.

  

23J’aime que les performances pataudes et brutales n’en restent pas là.

  

24J’aime quand les performances pataudes et brutales deviennent élégantes et j’aime quand les performances et lectures élégantes sont imprévisibles.