Colloques en ligne

Philippe Artières

Maniements d’archives

« Céline
2 sacs plastiques
1 peignoir de bain blanc
1 casquette bleue
1 bonnet gris
1 ceinture
1 briquet
3 shorts
Anne-Marie
Divers papiers
Sac à main blanc
1 carte groupe sanguin + 1
1 porte-feuille bleu
1 porte feuille gris bleu
1 attestation secu : T. Jean-claude
1 carte mutuelle T. Jean-Claude
1 stylo + 3 + 1
1 briquet + 1
1 peigne + 1
1 paquet kleenex
1 portable Nokia
1 petite trousse noire
1 petit carnet bleu
1 petit carnet orange
1 petit carnet gris
1 carte d’invalidité T. Jean-Claude
1 petite peluche orange sur sac
Evelyne
Chaussures marrons
2 sacs
1 livre de jeu
1 briquet à roulette
1 critérium + mines
1 trousse toilette
1 shampooing
1 gel douche
1 dentifrice + 1 bad
1 déodorant
1 eau coiffante
1 boîte avec coton tiges coton démaquillant couple ongles cure dents
Melisa
1 sac à main noir
Divers papier de tribunal
1 porte-monnaie noir
1 carte téléphone 50
1 briquet
1 barrette noire
1 stylo
divers papiers
négatifs photo x 5
bandes + 3
1 crayon papier
3 photos d’identité d’elle-même
des lettres reçuesMyriame
1 sac à main blanc
divers papiers
1 paire boucle d’o en toc
1 crayon maquillage noir
1 plaquette pillule
2 stylos
3 clés
+ 1 petite cassée
1 porte-clés jaune avec petit couteau
1 briquet faucon
1 carnet de vaccination
1 attestation CMU à son nom + 1 autre avec enfant
1 carnet blanc
3 billets de train + 2
1 porte-deuil marron
1 carte électorale
2 attestations d’assurance voiture C. jean-Pierre périmées
1 carte groupe sanguin
1 carte allocataire
1 télécarte 50
1 porte-monnaie noir
une ordonnance pour ventoline
papiers CA tribunal (en cellule pour le moment)
1 attache lunette
1 pantalon en cuir noir
Joelle
Sac à dos noir
1 briquet
pince coupante
collier perles
tampax x 2 (donnés en cellule le 22 mai )
1 ceinture
1 trousse (stylo, cuter)
papiers divers
porte-feuille marron à l’intérieur 1 puce SFR papiers divers carnet vaccinal photos dont une donnée en cellule
1 carnet d’adresses
au parloir du 3 juin Tampax mouchoirs paire chaussures
Cendrine
1 boîte métal à cigarette vide
papiers divers (CAF sécu impôts Assedic)
convocation au Juge + 1
1 livret A périmé La Poste
papiers du tribunal
un portable samsung
2 photos d’identité d’elle-même
1 zippo
3 clés
ticket bus x 7
Angelina
1 sac à main noir
1 boucle d’oreille
1 cadeau fête des mères
1 échantillon Uriage
1 brosse
1 stylo bleu
1 ceinture
1 bracelet naissance
2 briquets
papiers divers
Nathalie
Une enveloppe kraft
1 photo d’identité
papiers de mise en détention
Corinne
1 enveloppe kraft
1 porte-clés avec 3 clés
PV d’interpellation et de comparution
Carine
1 gel douche
1 dentifrice
1 briquet
papier du tribunal
3 petits paquets haribot
3 mini barres coco
Séverine
1 string
livret famille
préservatif
tampax
stylo
ciseaux
glace
un agenda + 1
photos
attestation d’assurance
factures diverses
carnet rouge
… »

1Ce texte, cette longue liste d’objets et de prénoms féminins entre-chassée de quelques lettres, n’est pas un document ; nous l’avons littéralement inventé. Il n’existait pas ; plus exactement il se tenait ailleurs et autrement.

2Tout a débuté lorsque j’ai dérobé un peu par hasard un registre d’une des poubelles de notre histoire très contemporaine. Il ressemblait à ces cahiers de classe que nous utilisions dans les lycées il n’y a pas si longtemps : de grand format, relié de toile, avec une couverture rouge marbré de noir, le registre contenait plusieurs centaines de pages à petits carreaux, margé d’un trait rouge.

3Sa lecture m’a étrangement bouleversé ; non que je fusse saisi d’une soudaine empathie — je ne suis pas de ces historiens qui cherchent à sauver les âmes —, non plus que le vocabulaire mobilisé dans cette liste ait été particulière choisi. Le genre même de la liste m’est en outre familier : je croise régulièrement des inventaires après décès du XIXe siècle, dans lesquels sont énumérés, dotés de nombreux adjectifs, pièce par pièce, meubles, draps, vaisselles et autres livres et papiers d’un défunt ; je suis aussi adepte des manifestes de navires marchands du second XXe siècle, de ces de ces inventaires de petites cuillères, sacs de farine, canots de sauvetage, ampoules, draps, nature des cargaisons, instruments de navigation… autrement dit l’inscription sur des dizaines de pages de tout ce qu’un bateau peut contenir avant qu’il ne quitte le port. J’aime également à collectionner les « listes de course » que les consommateurs abandonnent souvent au fond de leur panier. Je n‘en étais donc pas à ma première fois, j’avais arpenté ces infinies et exhaustives descriptions d’un ensemble d’objets appartenant à quelqu’un ou regroupé en un lieu.

4Pourtant à la lecture de ce registre, j’ai tout de suite compris que cette énumération sans fin d’objets communs inscrite noir sur blanc était d’une autre nature : elle constituait l’ultime trace d’un trésor.

5Je n’ai pas mis longtemps à comprendre par qui cette liste avait été rédigée et à qui ce trésor avait appartenu. Les informations contenues dans le registre doublées du regard expert de quelques indics me confirmèrent que ce trésor était celui de femmes connues des services de police et de justice pour des faits sans grandes importances et incarcérées pour de courtes peines dans un établissement de la région ouest. Ce registre était donc la mémoire de ce trésor de rien, somme de petits trésors individuels. Il avait été tenu par des agents pénitentiaires.

6Le trésor qui apparaissait sous ces mots n’avait néanmoins jamais existé. En effet, la première inscription commençait le 12 avril 2006 et le registre s’achevait par une notation du 26 janvier 2011 ; au cours de ces presque cinq années, ces détenues avaient été libérées ou transférées si bien que jamais la liste complète dont nous disposons n’avait correspondu à une réalité matérielle équivalente ; il s’agissait d’une véritable fiction. En partant, les prisonnières avaient récupéré leurs affaires, elles avaient repris leurs baluchons. N’était restée que la liste inscrite à leur arrivée désormais vide de contenu. Qui plus est, cette fiction vraie n’avait jamais fait l’objet d’une lecture exhaustive. À l’entrée, la surveillante avait lu à haute voix l’inventaire établi pour le faire valider par la nouvelle détenue et cette seule page avait été ensuite consultée souvent plusieurs mois ou années après lors de la restitution des affaires. Ce registre était une somme de fiches qui étaient reliées par un support commun. Même au cours d’une interminable nuit de garde et d’ennui, aucune surveillante avait pris ce registre pour le lire de bout en bout. En l’état, il était un objet quasi illisible, non en raison de sa graphie mais par son contenu. Sans doute est-ce cela qui me toucha le plus à la lecture de ces pages, un trésor d’écrits.

7Un troisième élément me frappa une fois parcouru l’ensemble : ce registre tenu avec grand soin ne contenait aucun objet de valeur à quelques exceptions près — les clés d’une voiture ou une pièce d’identité. La nature des objets me surprit tant ils étaient majoritairement communs. Aucun ne semblait être personnel. Il s’agissait à première vue des fonds de poche : briquets jetables, mouchoirs en papier, paquets entamés de bonbon ou de chewing-gum, tickets de jeu à gratter usagés… On aurait dit aussi le contenu d’un sac à main ordinaire : porte-monnaie, clés, médicaments, préservatifs, rouge à lèvres ou lime à ongle. Avec eux, faisaient présence une attestation, une carte de fidélité ou encore une ordonnance. Si la majorité de ces femmes n’avait déposé que quelques effets, une détenue avait pu également arriver à l’écrou avec plusieurs valises… S’y dévoilaient alors les éléments d’un univers personnel dit « féminin » du début des années 2000 : des produits de beauté et de soin du corps jusqu’aux vêtements. Ces gros baluchons contrastaient avec les détenues qui n’avaient rien à inscrire.

8En lisant ce document, je me retrouvai donc face à un trésor d’une très grande pauvreté ou plus exactement devant une accumulation faite de petits objets presque tous ayant une durée de vie éphémère et qui avaient été conservés au nom du droit. La loi exige que tous les objets non acceptés en détention soient conservés et remis à la personne détenue lorsqu’elle quitte l’établissement. Au cours de sa détention, pour pouvoir récupérer l’un de ces items ou le remettre lors d’un parloir à un parent, il lui faut faire la demande par écrit au directeur.

9J’ai lu ce document et cette lecture l’a progressivement modifié. Le texte que je publie ici résulte bien sûr d’abord d’une opération de transformation semblable à celle qui intervient quand l’archéologue entre dans un tombeau après en avoir brisé le mur d’entrée, comparable au geste de l’historien ouvrant une enveloppe demeurée close ; d’aucuns nommeraient cet acte pillage ou même profanation ; préférons-lui le terme de dépouillement.

10Pour l’historien, dépouiller des archives est un acte presque routinier ; il le mène seul et en silencieux. Assis à la table de la salle de lecture d’une institution de conservation, il ouvre le dossier repéré sur l’inventaire, en extrait un élément qu’il se met à déchiffrer patiemment, tentant d’en comprendre la nature et le sens guidé par les outils de recherches produits par les archivistes. Il lit, choisit, transcrit certaines pièces intégralement à la main ou à l’aide de son clavier d’ordinateur, prend en note d’autres ; il déplie l’ensemble de la liasse, laissant de côté le plus souvent nombre de son contenu qui n’informe pas sa question. Le dépouillement aujourd’hui peut prendre des formes plus systématiques lorsqu’équipé d’un appareil photographique numérique le chercheur mitraille le dossier. Il lui faudra, chez lui, sur son écran, mener un second dépouillement. Ses transcriptions seront moins fautives — même si l’on sait bien que transcrire est toujours trahir ; il aura tout au moins l’illusion que son travail est plus objectif.

11Ce trésor, j’aurais pu choisir de n’en être que le découvreur et le publier comme tel. En produire en somme une édition qui aurait participé de ce que souvent aujourd’hui on désigne comme un « langage brut » qu’abritent certains lieux littéraires. Ces éditions sont devenues un genre à part entière : il y eut le temps de la littérature des fous, celle des enfants et des indigènes, voici celle de la bureaucratie. Combien de registre de signalements, combien de règlements, combien de formulaires ou de courriers administratifs ont été déplacés dans le champ de la littérature à petit frais.

12Avouons-le, nous n’aimons pas cette littérature contemporaine. Elle est presque toujours dans un entre-deux, ni politique ni poétique. Le lecteur des années 1970 peut légitimement s‘indigner en disant que l’on singe ainsi « les appareils d’État ». Il y a un ordre du discours que l’on ne transgresse pas impunément. Si l’on s’empare de cette langue comme lors des tribunaux populaires maoïstes — comme celui des mineurs de Lens (note) —, c’est à des fins politiques et dans une perspective précise. S’emparer de la langue de l’État pour la retourner contre lui, la tordre, lui faire hurler sa haine et son mépris.

13Rien de cela dans la littérature contemporaine, mais plutôt une trouble jouissance à reproduire strictement la langue de l’ennemi. En la reproduisant, on la magnifie encore un peu plus. La littérature devient son cadre doré, son écrin ; cette langue bureaucratique qui était grise peut désormais briller. Mais en réalité, la véritable question est celle de savoir ce qui est satisfait dans cette mise en gloire de ces écritures. Quelle est la nature de ce plaisir ? Sans doute y a-t-il là encore la recherche de ce sentiment enfantin de se faire peur pour de faux. Quoi de plus jouissif que d’utiliser en cachette le martinet du père. Jouer avec les mots du pouvoir comme si cela ne renforçait pas leur puissance mais au contraire les affaiblissait. Illusion terrible. Mais plus encore, une forme de fascisme contemporain potentiel se tient dans la beauté qu’on leur trouve. Le politique est plus redoutable quand il vient se nicher dans la quête du beau. Ces documents produits par l’administration seraient en effet « beaux ». D’eux se dégagerait une poétique singulière, une forme nouvelle qui contenterait nos yeux et nos oreilles. Il faut s’élever contre cette dérive de la littérature. Elle est nocive, et pour elle-même et pour les sciences sociales.

14Contre elle, certains choisissent la fiction ; il rumine cette langue pour mieux la digérer et la travailler ensuite. Cet exercice exigeant est sans doute le plus efficace pour la combattre. « Faire œuvre ». Ces auteurs procèdent de manières diverses ; il y a ceux qui partent de situations très réalistes – un conflit social, un voyage organisé par exemple ; d’autres préfèrent au contraire édifier des petits formes improbables – la biographie d’une star ou la chronique d’un lieu. Tous produisent des langues nouvelles, absolument troublantes dans leur force de dérangement. Aussi faut-il parfois porter une attention véritablement très soutenue pour l’entendre ; la saisir ou la comprendre exigent plus encore : s’y livrer corps et âme et véritablement se déprendre de la langue apprise, entendue.

15J’ai choisi, pour ma part, une autre voie, moins ambitieuse à première vue. Elle rompt d’une part, avec les pratiques communes de dépouillement, et d’autre part, ne s’aventure pas du côté de la fiction. Je me suis saisi physiquement de cet objet qu’était ce registre, je l’ai manipulé. J’ai voulu me livrer avec lui à une expérimentation inédite pour moi, un dispositif que j’ai souhaité hétérodoxe, bruyant et partagé.

16Pour mener cette expérience, j’ai profité de l’invitation d’un musée d’art contemporain, le MacVal à Vitry-sur-Seine. J’y étais convié pour participer à un colloque sur la notion de répétition associant à la fois des critiques, des artistes, des historiens de l’art mais aussi des chercheurs en sciences sociales. La situation m’a semblé idéale pour tenter de m’emparer de ce document et le faire mien. Bien sûr, en glanant le registre, en le sortant de son lieu de production, j’avais déjà opéré sur lui un premier déplacement. En transportant le cahier dans un musée, je radicalisai ce geste et lui donnai un sens autre. Je le plaçai dans un musée, qui est à la fois un espace de conservation et de monstration. Ce document mineur, je l’inscrivais dans un ensemble marqué par le signe de la valeur, celui des œuvres d’art contemporaines. Ce simple geste affectait l’objet ; en entrant dans ces murs, ils passaient du statut d’archives à celui d’œuvre, bien que je m’en défende. Je reproduisais ce que des artistes-curators faisaient de plus en plus, une sorte de ready made archivistique. On voit en effet très souvent à présent dans des expositions cette requalification des archives en œuvres. L’origine de cette pratique est peut-être liée au développement des expositions sur des écrivains : plutôt que de montrer les manuscrits et autres brouillons dans des vitrines austères, les commissaires préfèrent imaginer des dispositifs qui troublent leurs statuts de traces. Le manuscrit devient une œuvre à part entière, plus encore même que l’édition princeps du livre. L’explosion du marché des archives littéraires en témoigne. La littérature est désormais productrice d’œuvres d’art que l’on contemple plus encore qu’on les lit. Dans l’art contemporain, un pas supplémentaire est franchi car le manuscrit est directement mis sur le même niveau que les productions artistiques exposées à ses côtés. Les archives perdent leur spécificité.

17Je tentai autant que possible de limiter cet effet que je ne pouvais négliger d’autant plus qu’il m’était arrivé par le passé de flirter avec ce type de pratiques en proposant un accrochage d’archives photographiques mêlant celles-ci avec des photographies d’artistes – mais l’intention était inverse, il s’agissait de suggérer, reprenant la théorie d’autres, qu’il n’existait pas de « photographie artistique » mais des images produites dans des contextes divers.

18Pour tenter de ne pas céder à cette « artification » des archives, j’évitai son exposition ; je n’en donnai pas de reproduction lorsque les commissaires me demandèrent un « document visuel » pour accompagner mon texte dans le catalogue ; je proposai à Susanna Shannon de produire une transcription graphique du début de la liste ; elle m’en proposa plusieurs, usant de polices et de tailles de caractères diverses, organisant différemment les mots dans la page…

19En introduisant le registre dans ce musée, ce que je proposai était non de l’exposer mais de m’en emparer et d’en faire, par un certain maniement, un objet qui serait mien. En somme, le soustraire à l’historien et me l’approprier en le maniant. Je demandai aux commissaires de placer dans l’une des salles d’exposition, au milieu des œuvres, une table avec deux chaises. Sur la table, un ordinateur portable relié à un écran plat placé juste au-dessus de la table qui permettrait aux spectateurs de suivre en temps réel l’expérimentation. J’indiquai que l’expérience allait durer tout le temps d’ouverture du musée ce samedi-là, soit de 12h à 19h et que par conséquent, il serait nécessaire de prévoir un ravitaillement pour deux.

20Dans cette entreprise de détournement, nous étions en effet deux : le comédien Nicolas Gény s’était joint à moi dès que j’avais évoqué ce projet. Nous avions par le passé déjà travaillé ensemble à produire d’autres gestes sur les archives. C’est Nicolas qui avait eu la prudence de prévoir des scansions dans ce qui allait s’avérer un long marathon.

21À l’ouverture du musée, nous étions en place. Nicolas se tenait face au registre, tandis que j’étais derrière l’ordinateur, doigts sur le clavier prêt à taper. J’utilisai un logiciel Word de traitement de texte et une police de type Helvetia 12. La salle était totalement vide, le temps frais et pluvieux de ce printemps 2016 avait en cette fin de matinée découragé les curieux. Nicolas se mit à lire à haute voix et très distinctement le contenu du registre ; afin de préserver l’anonymat des personnes et de neutraliser tous les éléments susceptibles de permettre de reconnaître la provenance des informations, il ne lut que les prénoms des détenues et les objets qui leur appartenaient. C’est le respect de la confidentialité qui imposa donc la forme du nouveau texte que je me mis à noter au fur et à mesure de la lecture de Nicolas. Cette écriture fut en outre altérée par deux facteurs. D’une part, certains mots étaient illisibles pour le lecteur et pour d’autres, je n’en connaissais pas l’orthographe. Certaines visiteuses nous aidèrent dans l’opération, indiquant le produit de maquillage dont il était question et que nous ignorions. D’autre part, au fur et à mesure de l’expérience, surtout vers la fin de l’après-midi, la fatigue eut des effets ; il est probable que Nicolas sauta une ligne involontairement ou que j’oubliasse de saisir un objet. L’opération était à plus d’un titre répétitive : Nicolas lisait ce qui avait été précédemment lu à la sortie de détention à la détenue par une surveillante mais moi, afin de saisir, bien souvent je répétai ce que je venais d’entendre, provoquant comme un écho de la scène première. En outre, les objets listés pour chaque prisonnière étaient très souvent les mêmes ; une confusion s’opérait, j’inscrivais sur l’écran à quelques minutes d’intervalles les mêmes mots. Je perdais moi-même le fil de mon écriture.

22Au terme de sept heures d’expérience, le musée fermant, Nicolas interrompit sa lecture. Le texte qui était désormais sur mon écran et enregistré dans mon disque dur était très différent du document ; sa mise en voix et sa saisie informatique manuelle avaient transformé ces archives en un texte, qui, quand nous le lûmes, le lendemain nous apparut comme relevant d’une forme absolument singulière, littéraire diront certains.

23Si j’ai pris soin de décrire en détails les modalités de cette petite expérience qui a produit le texte qui précède, c’est qu’il me semble important de distinguer ce qui relève de la monstration ou de l’édition de documents de ce qui est la production par un geste particulier aussi minime soit-il d’un objet nouveau. On m’objectera que la différence est parfois infime. Qu’importe ; il est absolument nécessaire afin de contrer les tentatives de falsifications du passé de révéler toutes les manipulations dont les archives ont fait l’objet.  

24À mes yeux, ce déplacement des archives de l’espace des sciences sociales, de l’histoire vers celui de la littérature et de la performance est extrêmement fécond. La forme hybride que ce type d’opération produit me paraît être un objet inédit qui télescope notre contemporain et explore d’autres dimensions discursives jusqu’alors peu explorées. Pour autant cette expérience menée avec le registre n’a pas pour objectif d’être reproduite avec d’autres documents. On a compris que les modalités de mise en écriture de ce document ont été précisément choisies en relation avec celles qui avaient prévalu dans sa rédaction première. User des archives, et l’on doit entendre par là, un programme d’écriture potentielle, exige donc de créer pour chaque document un mode opératoire propre. La description de ce dispositif à chaque fois singulier, et c’est aussi pourquoi je l’ai livré ici, nécessite donc d’être systématiquement restituée dans la publication postérieure. Il n’est pas une simple note de bas de page informative, il participe de cette littérature performative que renouvelle, croyons-nous, le maniement des archives.