Colloques en ligne

Clara Zgola

Archiver Mai 68 parisien à travers le roman contemporain

1Mai 68 représente sans conteste l’un des événements de l’histoire récente les plus discutés au sein des sciences humaines et sociales, tantôt d’un point de vue historiographique, tantôt sociologique, philosophique, ou encore politique. Les nombreux débats qu’il a suscités partent de constations parfois contradictoires qui s’ancrent dans l’analyse des sources archivistiques de différentes natures. En effet, les matériaux (témoignages, documents officiels, traces orales et écrites, enregistrements audio-visuels, sources typo- et photographiques) abondent. D’un côté, ils nourrissent les interprétations savantes issues d’un champ disciplinaire donné. De l’autre, les créations culturelles et artistiques qui s’y réfèrent. Toutes ces productions participent d’un certain imaginaire de la période considérée comme un moment clé des transformations sociétales de la seconde moitié du XXe siècle. Quid de l’écriture romanesque à caractère autobiographique [1] ? Comment se saisit-elle de cette thématique et de quelle manière interroge-t-elle les discours figés et les idées reçues qui l’entourent ? C’est à partir de cette question, articulée aux interrogations qui ont trait à la pensée de la ville, qu’on tentera ici, dans le sillage de l’analyse relevant des études culturelles, de proposer une réflexion sur les liens entre l’hyper-présence d’archives médiatisées, c’est-à-dire diffusées et retravaillées par le biais des canaux (mass)médiatiques, et l’écriture littéraire qui comble l’absence d’archives personnelles constatée au cours de notre enquête, ainsi que sur les enjeux esthétiques d’une telle démarche.

2En effet, les expériences et les pratiques urbaines contre-culturelles, contestataires, minoritaires, mineures, alternatives et tribales, celles qui rendent compte d’un « agir urbain » collectif et politisé [2],peuvent s’accompagner d’une écriture romanesque. En attestent les parcours et les livres de trois auteurs que nous souhaitons examiner de plus près : La dérive gauche d’Hélène Bleskine publié aux éditions Hallier en 1976, Le Tigre en papier d’Olivier Rolin qui est paru en 2002 chez Seuil, enfin le premier volet de la trilogie autobiographique de Claude Arnaud intitulé Qu'as-tu fait de tes frères, et publié en 2010 chez Grasset [3].

3Il importe de souligner que l’éclosion des cultures alternatives dans la décennie qui a suivi Mai 68 a favorisé l’apparition de toutes ces manières de faire parfois plus ou moins atypiques, mais aussi délibérément utopiques – pensons aux émeutes, manifestations, occupations, squattages, zones d’autonomie temporaires, tiers-lieux, autogestions, formes de vie nocturne queer et camp – qui constituent la généalogie critique de notre présent [4]. Quant à l’écriture romanesque à portée autobiographique, la capitale semble en fournir un cadre tout particulier ; ses transformations matérielles et sociales sont évoquées afin de retracer les modes de vie éphémères qui y furent associés, de décrire les trajectoires existentielles de l’auteur, enfin de passer au crible les idées répandues au sein de la génération à laquelle il ou elle appartient.

4Ainsi, en partant du champ émergeant des cultural urban studies, il sera question de rallier l’analyse textuelle à l’interprétation des formes d’expérience et de pensée de l’espace urbain que ces œuvres littéraires mettent en jeu, tout en s’appuyant sur les sources documentaires en lien avec la période évoquée, ainsi que les entretiens directs avec les auteurs. Nous aborderons ces problématiques dans une perspective à la fois genrée et diachronique afin d’examiner l’insertion dans l’espace et l’écriture de la ville pré- et (post)révolutionnaire, comparer les productions presque contemporaines des évènements abordés à celles qui sont beaucoup plus récentes, et tenter de comprendre comment l’investissement littéraire s’est accompagné d’un engagement au niveau des projets culturels et associatifs qui ont eu pour vocation de réinventer le Paris de la fin du XXe et du début de XXIe siècle.

Pourquoi, comment et quand écrire Mai 68 ?  Contextes, poétiques et discours

5« Notre génération a fondé une école invisible de la ville », m’a affirmé l’écrivaine Hélène Bleskine lors d’un entretien en évoquant à la fois son implication dans le mouvement contestataire d’il y a cinquante ans et l’écriture de la ville contemporaine [5]. Ce propos me paraît particulièrement intéressant, car il ouvre de plus vastes perspectives concernant les conséquences moins évidentes et peut-être plus rarement abordées de cette période sur le champ littéraire français. Quel serait donc l’impact de l’expérience Mai 68 sur les œuvres et les démarches des écrivains parisiens contemporains et comment s’est-il manifesté [6] ?

6Afin de commencer à répondre à cette question, je souhaiterais revenir sur un problème bien précis en me demandant quels sont les grands romans de la contre-culture ou de la culture underground directement issus de Mai 68 français [7] ? Pour y réfléchir un instant, prenons l’écrivain américain William Burroughs comme contre-exemple. Ce qui nous intéresse chez ce dernier, c’est l’invention de la technique d’écriture, de rédaction et de montage romanesque appelée cut-up, puisqu’il a fallu que la nouvelle formule littéraire qu’il a mise en place s’accorde avec le côté transgressif du vécu afin de véhiculer un message de révolte puissant, alors que le genre romanesque ne s’y prête peut-être pas le mieux, surtout dans sa version la plus classique [8]. Or, il semblerait qu’on assiste alors en France à un rejet du genre romanesque et non à sa transformation structurelle, démarche qui serait par ailleurs beaucoup plus proche de l’esprit d’avant-garde assimilé à l’art bourgeois tant décrié par les militants de Mai 68, qui, à ce moment-là, nient et récusent en bloc cette forme d’expression [9]. Quant aux écrivains, affirmés ou seulement en devenir, une fois repentis et voulant renouer ce lien rompu, ils partagent, de façon rétrospective, leur sentiment d’une double trahison qui se traduit par des formulations de type : on n’a pas été à la hauteur des événements, on n’a pas su en tirer profit pour le bien de la littérature. Dans ce sens, l’auteur, avec son statut considéré alors comme dépassé, devait céder sa place et davantage encore son rôle de créateur pour faire place à des expressions collectives et anonymes, c’est-à-dire à la production lettrée située « au niveau de la rue [10] ». Ainsi, Pierre Michon a pu écrire en 2002 que la littérature n’avait retrouvé confiance en elle qu’avec la parution de Phénomène futur d’Olivier Rolin en 1983 : « Nous avions la conviction très orgueilleuse que la littérature était indigne de ce que nous avions rêvé ; que de toute façon, traîtres et déchus, nous étions indignes de tout, de la littérature en particulier [11] ».

7Dans l’intention de mieux comprendre les raisons de cette perte de confiance réciproque et lourde de conséquences, il paraît nécessaire de clarifier quelques données issues d’une enquête ayant pour objet un corpus plus large, examiné à la lumière des archives et des entretiens directs avec les écrivains contemporains. À cet effet, il convient aussi de distinguer, analyser et comparer les différentes temporalités ; (1) tout d’abord, celle de la révolution vécue de façons distinctes par les acteurs eux-mêmes selon leurs appartenances, degrés d’implication, marquages identitaires (genre, âge, milieu social d’origine, orientation politique et sexuelle), (2) ensuite, celle du discours qu’on porte sur elle (à cet égard il faudrait prendre en compte l’évolution des représentations et des jugements de valeurs, ainsi que la constitution du récit soixante-huitard dans ses deux versions les plus récurrentes : le mythe fondateur et la légende noire qui lui est souvent opposée), (3) enfin, de la dynamique de vie socio-professionnelle et de la carrière d’écrivain(e) de chacun des auteurs (notamment par rapport à la présence sur la scène médiatique, ou la reconnaissance auprès des milieux critiques et éditoriaux [12]). En effet, ces derniers sont passés par le journalisme (c’est le cas de Rolin), la vie associative (comme Bleskine), ou encore le détour historique et thématique (vide Arnaud), soit avant, soit après s’être vraiment attaqué à Mai 68 par le biais d’une écriture romanesque et urbaine à caractère autobiographique [13]. Je reviendrai sur cette différence significative ultérieurement.

8Outre ces distinctions nécessaires, il nous semble ici pertinent de percevoir « Mai 68 » également comme un « chrononyme », dans la mesure où cette appellation recouvre non seulement un ensemble d’événements liés aux luttes sociales, et tout particulièrement aux grèves ouvrières et estudiantines, mais aussi tout« un imaginaire, un temps construit et reconstruit par la nostalgie » [14]. Un vécu transformé par et en récit, ainsi qu’une construction culturelle et mémorielle c’est à ces trois couches interposées que se rapportent donc les auteurs et leurs écrits à portée autobiographique.

9Comme l’ont pertinemment bien démontré les historiens qui ont longuement travaillé sur ces phénomènes diachroniques [15], ils sont très complexes et vastes, je ne pourrai ici les développer faute de place. Au demeurant, je choisi de m’appuyer sur le propos tenu par l’anthropologue Marc Augé, faisant partie de son essai La traversée du Luxembourg. Paris, 20 juillet 1984 :l’ethno-roman d’une journée française considérée sous l’angle des mœurs, de la théorie et du bonheur, paru en 1984 :

On parle parfois d’une évolution de l’opinion. Mais une opinion qui évolue, ce sont des hommes qui vieillissent ou des hommes qui apparaissent. […] aujourd’hui, quand je parle à ma fille de 68 (parce que c’est au programme de baccalauréat), à ces yeux au moins nous faisons vraiment de l’histoire. Il n’est pas facile pour un individu qui prétend s’efforcer à la lucidité d’avoir pour interlocuteurs imaginaires (par interlocuteurs imaginaires j’entends ceux dont l’opinion nous est présentée dans les journaux, à la télévision ou dans les sondages) d’un côté ceux qui parlent de ce qu’ils n’ont pas vécu comme s’ils en iraient un brevet d’objectivité (ou un droit à l’indifférence (« Hitler, connais pas »), d’un autre côté ceux qui réinventent ce qu’ils ont vécu partiellement, comme s’ils avaient toujours conscience de ce qu’ils vivaient. Il est souvent difficile de distinguer les interlocuteurs réels des interlocuteurs imaginaires, si l’on ne prête attention qu’à leur propos [16].

10Ce passage nous permet de mieux comprendre que seulement seize ans après les évènements de Mai 68, aux yeux de ces acteurs, ils appartenaient déjà à de l’histoire ancienne, ou du moins institutionnalisée et encadrée par les différents discours, qu’ils soient médiatiques, académiques ou liés à l’apparition généralisée des témoignages [17]. Le temps court, celui d’un évènement et de la période qui l’a englobé, qui recoupe à peine une partie de la vie d’un individu, est ici ressenti et analysé d’une manière particulière – on pourrait dire « condensé », car il est perçu surtout à travers le bouleversement sociétal auquel il a donné lieu [18].

11En effet, Augé, né en 1935 et qui a vécu personnellement ce moment d’Histoire, affirme également que : « L’impact de Mai 68 en France, peu sensible dans ses conséquences publiques immédiates, a tenu au fait que nombre d’individus l’ont vécu comme une remise en cause personnelle [19] ». En partant de cette constatation éclairante, penchons-nous désormais sur les parcours de nos auteurs qui ont tous activement participé aux événements de Mai 68 dans leur jeunesse.

Le roman de Mai 68 existe-il ? Parcours des écrivains

12Hélène Bleskine est l’auteur de plusieurs romans dont L’espoir gravé, Dérive gauche, Les mots de passe, et Châtelet-les-Halles [20]. Tous ces livres sont parus entre 1975 et 1982, soit entre sept et quatorze ans après les évènements auxquels ils se rattachent par leur titre, contenu et style. On pourrait dire que cette période, allant de Mai 68 jusqu’au début des années 1980, lui a été non seulement formatrice sur le plan existentiel et politique, mais aussi cruciale et décisive quant aux choix de vie et esthétiques qu’elle a pu faire dans son parcours d’écrivain et de militante. En effet, l’impact de l’expérience Mai 68 sur une partie de la génération à laquelle elle appartient se présente comme le grand sujet de son œuvre.

13Ainsi Bleskine, de formation théâtrale et qui est passée par une expérience utopique-communautaire de deux ansàFlins-sur-Seine en banlieue parisienne, a ensuite collaboré notamment à la revue Lumières de la ville de la mission Banlieues 89 et à la réalisation du cahier du CCI intitulé Tout autour, banlieues d’images et d’écritures paru aux éditions du Centre Georges Pompidou en 1986. Dans l’introduction de cet ouvrage collectif, intitulée « Tout autour », Bleskine écrit ce qui suit :

La banlieue, ces lieux où je me suis escrimée à chercher un sens, des paysages, un vague à l’âme, une solitude. J’y suis allée à reculons, comme dans une expérience maléfique, retour en arrière pour un saut en avant dans ce que je me disais de la France d’aujourd’hui. Aller voir, comme dans une répétition de mon passé militant, la croyance en moins et le discours de Banlieues 89 en plus, un élan vers ceux qui savent entreprendre et lancer quelques idées. […] Ce fut l’aimant à me faire sortir de chez moi, un goût pour la nostalgie des années d’antan où nous allions à la classe ouvrière comme on dit qu’on va à l’utopie… […] Cette grande étendue des villes autour de Paris, je l’ai rêvée comme un champ d’investigation et dans le même instant j’imaginais une imposture, la peur d’une sorte de gagne-pain, la crainte d’un nouveau lobby.

14Ces propos confirment qu’il s’est agi pour Bleskine, vingt ans après Mai 68, de prolonger son engagement concernant la ville, y compris ses banlieues, pensée comme un espace d’échanges et de rencontres, mais aussi de l’investissement, sinon militant, au moins associatif, de l’inscrire dans la continuité de ses convictions et des expériences passées sans pour autant renoncer à y porter un regard critique, et de s’en saisir avec certaines précautions épistémiques et éthiques qui lui semblaient indispensables à cette nouvelle entreprise. Et plus loin dans la même préface :

Je ne pourrais plus jamais, je crois, passer par là, autrement qu’en amitié […] ce territoire adolescent qui ne me quitte pas et qui devenait banlieue, c’est-à-dire jamais fini, jamais expédié, une étendue de vague, où je reviens sans cesse même si je ne veux pas, un espace auquel je tiens, même si je ne sais ni le parler ni l’écrire […]. Tout autour sans jamais être dedans […] ce grand espace qui ne sera jamais le mien, parce que je suis tellement du centre, bien que je ne supporte que d’être en marge, marge à moi-même, et bancale à la société, révolte autour et vacillement devant, regard dans le lointain, cet instant entre être et n’être pas, dans lequel il me plaît si fort de basculer, c’est cela ma banlieue, un état d’âme qui me revient sans cesse aussitôt que je prends un stylo.

15De cet extrait, retenons surtout quelques caractéristiques qui semblent importantes quant à la compréhension des liens entre la démarche créative, l’expérience, et l’écriture de la ville de Bleskine que nous souhaitons élucider dans notre analyse. En premier lieu, l’autodéfinition – « je suis tellement du centre, bien que je ne supporte que d’être en marge » – qui désigne le rapport à l’espace urbain et infléchit ses manières de l’aborder. En deuxième lieu, l’identification d’un savoir-faire particulier – « un espace auquel je tiens, même si je ne sais ni le parler ni l’écrire » être d’un espace, en faire partie (se considérer comme un ou une « autochtone »), signifie alors en connaître le style parlé et écrit, le maîtriser, et par là pouvoir le développer, tandis que tenir à un espace (plus éloigné, différent) voudrait dire ne pas avoir les mêmes compétences, ne pas maîtriser tous ses codes, demeurer dans l’observation (parfois participante), l’ausculter, graviter autour, et en rendre compte par écrit.

16Rappelons au passage que « Banlieues 89 »fut une association créée en 1981, puis une mission interministérielle lancée en 1983 et disparue en 1991 qui s’est donné pour but d’améliorer l’urbanisme de la banlieue en France. Ces initiatives complémentaires, animées principalement par l’architecte Roland Castro et l’urbaniste Michel Cantal-Dupart, ont abouti en 1989 donnant lieu à des ébauches d’urbanisme et d’architecture se voulant innovantes, mais ils ont aussi laissé un certain goût d’amertume et d’insatisfaction, car une partie de ces projets n’a pas été réalisée [21]. Perçue comme l’ancêtre du projet du « Grand Paris », cette mission a fait l’objet de très vives critiques. Il n’en demeure pas moins qu’elle a su créer un milieu d’échange entre architectes, écrivains, artistes, sociologues ou philosophes favorable et fécond en matière d’idées et de création ayant pour objet la ville.

17Dans le sillage de cette aventure collective que fut Banlieues 89, l’écrivaine a organisé au cours des années 1990 un cycle de rencontres entre architectes et écrivains, en partenariat avec La Maison des écrivains et l’école d’architecture de Paris La Villette. Elle a collaboré à France Culture en préparant l’émission « Paris, ville écrite ». De même, elle a animé des ateliers d’écriture sur « le regard sensible » dans les collèges en banlieue et dans les écoles d’architecture. Ces expériences ont été transmises dans deux ouvrages qu’elle a dirigés : Passerelles dans la ville, écritures, architectures (éditions de l’Imprimeur, 2001) et Le Grand Paris est un roman (éditions de La Villette, 2008).

18Le plus connu du grand public des trois auteurs, Olivier Rolin, est né en 1947 à Boulogne-Billancourt, il a passé son enfance au Sénégal, puis a étudié au Lycée Louis-le-Grand et à l’ENS. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, il a milité au sein de la Gauche prolétarienne maoïste dont il a dirigé la branche militaire « Nouvelle résistance populaire » ou NRP. Effectivement, il est venu à la littérature beaucoup plus tardivement. Il y a donc un laps de temps très important entre, d’un côté la période de son engagement politique, et de l’autre, celle de l’écriture littéraire à laquelle il s’est adonné, mais cette dynamique me paraît à la fois davantage compliquée et significative, j’y reviendrai donc au cours de mon argumentation. Entre ces deux temps relativement distincts, il a travaillé en tant que journaliste. Son œuvre, empreinte à la fois d’ironie et de mélancolie, interroge l’Histoire et les utopies, elle porte aussi les marques de nombreux voyages qu’il a effectués, notamment au Soudan, en Russie et à travers les territoires touchés par les conflits armés. Il a publié des essais comme Bric et broc (2011), des récits géographiques (qu’il préfère appeler les « impressions de voyage ») à l’exemple de Bakou, derniers jours (2010) ou Sibérie (2011), et quatorze romans remarqués par la critique parmi lesquels Phénomène futur (1983), L’invention du monde (1993), Méroé (1998), Tigre en papier (2002), et Le Météorologue (2014).

19Le dernier des auteurs ici retenus, le critique et écrivain Claude Arnaud, est né en 1955. Il a publié en 1988 une biographie de Chamfort rééditée récemment, et a résidé à la villa Médicis en 1990. Quatre ans plus tard, il publie Le Caméléon, dont la plasticité de l’identité est l’un des thèmes majeurs, et qui reçoit le prix Femina du premier roman.

20Son second roman, Le Jeu des quatre coins, sort en 1998, puis une biographie de Jean Cocteau en 2003. Il reçoit le prix Femina de l’essai pour Qui dit je en nous ?(2004) portant sur la construction de soi, et publie en 2008 Babel 1990 (Folio), trois portraits de villes (Rome, Saint-Pétersbourg, New York). En 2010, il publie chez Grasset le premier tome d’une trilogie inspirée par son parcours et celui de sa génération, intitulé Qu'as-tu fait de tes frères ? (prix Jean-Jacques-Rousseau) suivi de Brèves Saisons au paradis (2012) et Je ne voulais pas être moi (2016). Critique littéraire au Point, il vient de publier Portraits crachés, un trésor littéraire, de Montaigne à Houellebecq, une anthologie du portrait littéraire, chez Bouquins.

21Notons que Rolin et Arnaud ont sorti leurs romans liés à l’expérience de Mai 68 seulement dans les années 2000 [22] alors qu’Hélène Bleskine, la seule à avoir publié ses livres peu de temps après les évènements évoqués, c’est-à-dire au milieu des années 1970, est quelque peu tombée dans les oubliettes. Ce retour sur soi assez tardif, accompagné d’une impulsion narrative et autobiographique, a été récemment réaffirmé par Rolin en ces mots : « Tigre de papier est né du constat que mon passé révolutionnaire me devenait à moi-même énigmatique [23] ». Arnaud, qui a eu l’idée de rédiger le premier tome de sa trilogie à la suite d’une grave opération qu’il a subie en 2008 et qui lui a impulsé le désir de restituer son passé de jeune militant par l’écriture, en donne une interprétation fort similaire : « Ce passé qui s’éloigne aurait fini par me devenir incompréhensible, sous la masse des clichés qu’il a engendrée, sans l’effort de réminiscence que ces pages ont exigé [24] ».

22La thèse que je tâcherai de défendre, bien qu’elle puisse paraître un peu risquée, est la suivante : si l’on prend en considération la majeure partie de la production littéraire consacrée à cette période (je me réfère ici au corpus des romans à caractère autobiographique des auteurs parisiens, et je fais l’impasse sur quelques rares exceptions qui existent [25]), tout en prenant en compte le contexte de publication, les trajectoires socio-professionnelles, enfin le type du discours réutilisé et les procédés narratifs mis en œuvre,  alors il n’y a que des « romans post-Mai 68 » au travers lesquels la mémoire communicationnelle se transforme en mémoire culturelle, selon la distinction qui serait ici comme je tâcherai de le démontrer tout à fait opérationnelle, forgée par Jan Assmann [26].

23Il y a certes des écritures de Mai 68, cependant, il n’y a pas de « roman parisien de Mai 68 » [27]. Il en est ainsi pour des raisons que j’évoquerai : d’une part, de circonstances selon notre ligne interprétative les conditions de possibilité n’étaient pas réunies , et d’autre part, à caractère structurel pensons à la prise de distance indispensable au roman à portée autobiographique qui présente aussi une dimension historique, voire historiographique, le « tu » choisi par Rolin apparaîtra alors comme un procédé de distanciation tout à fait postérieur au dessin d’écriture, ce qui expliquerait en partie ce retournement tardif.

24Effectivement, Mai 68 implique une certaine poétique bien distincte, principalement celle des tracts révolutionnaires, des affiches, des slogans, des déclarations, ou des procès-verbaux de manifestations. À cette époque, Rolin et Arnaud travaillent d’ailleurs tous les deux aux imprimeries vouées aux publications clandestines. Ils sont donc au contact direct avec ces types d’écriture dont la structure est régie par l’impératif d’efficacité liée à l’action militante. Les chercheurs tels qu’Emmanuelle Loyer ont consacré leurs travaux aux différents types de textes liés à Mai 68 [28]. Dans le contexte de notre réflexion, il incombe de garder à l’esprit les genres d’écritures qui furent alors les plus sollicités. On peut en énumérer, ou plutôt rappeler, trois types. Premièrement, les « écritures ordinaires » identifiées par Daniel Fabre [29] c’est-à-dire non littéraires, formant un quotidien scriptural, notamment les écritures protocolaires telles que les comptes-rendus des réunions. Deuxièmement, les « écritures exposées » – le terme étant repris et retravaillé par Béatrice Fraenkel [30] – qui se rapportent aux pratiques scripturales spatialisées, ayant lieu en ville, comme les inscriptions murales tellement populaires parmi les révoltés de Mai 68 et qui ont nourri à la fois l’imaginaire et l’iconographie associés à ce chrononyme. Troisièmement, les « écritures performatives » – analysées dans le sillage des travaux de John Austin [31]– pensons aux nombreux manifestes comme forme d’expression privilégiée des acteurs de ces évènements.

25Ainsi, nous pouvons constater à quel point ces genres d’écriture ont finalement peu nourri la création romanesque portant sur le Mai 68 parisien. En effet, il est frappant de voir l’aspect formel tout à fait classique, ou même traditionnel, des romans interprétés, d’autant plus que ce trait ne correspond pas vraiment à l’esprit underground dont ils sont censés rendre compte et prolonger la vitalité. Dans le corpus retenu ici, il n’y aurait qu’Olivier Rolin à avoir un peu expérimenté avec les modalités de sa narration en y incluant les éléments de la sphère typographique du boulevard périphérique et un brouillage temporel assumé. Serait-ce dû au repenti déjà évoqué qui touche aussi bien à l’engagement politique, voire idéologique, qu’à la perception du rôle et de l’importance accordée à la littérature ? Essayons d’en restituer le raisonnement probable et plus ou moins implicite : si « nous étions alors indignes de la littérature », nous devons désormais nous en saisir en bonne et due forme. Les causes de ce décalage sont peut-être imputables à la caractéristique du genre même dont il est question. En effet, le roman ne semble pas être le genre le mieux adapté à relever le défi de la quotidienneté urbaine. Sur ce point, nous nous appuyons sur les remarques formulées par Michael Sheringham, qui se rapportait à son propre travail de recherche en ces termes : « Au début de mon travail sur le quotidien, je m’imaginais que le roman allait occuper le centre du terrain, du moins du côté de la littérature. Or, j’ai vite compris que le roman était de fait ce que j’ai appelé un « mauvais conducteur de quotidienneté » à cause de sa dominante fonctionnaliste si bien mise en relief par la narratologie structurale » [32].

26Pour aller plus loin dans ce sens, nous pouvons mettre en évidence le fait que le roman autobiographique, ou plus largement la narration de ce type, a pour vocation de mettre de l’ordre dans le récit d’une vie, d’aider l’auteur-narrateur à y voir plus clair dans son passé souvent trouble [33]. Un tel dessein ne s’accorde pas vraiment avec le vécu subversif et désordonné de nos auteurs. Ce dernier réapparaît, organisé selon un ordre narratif bien taillé et au détriment de l’expérience inédite dont il pourrait, nous semble-t-il, suivre les traces. Quoi qu’il en soit, nous assistons ici à une contradiction fort intéressante et qui mérite, à notre sens, d’être mieux explorée.

27Revenons donc aux conditions de possibilité d’une écriture autobiographique qui serait contemporaine des événements de Mai 68. Nous devons dès lors remarquer que la mémoire immédiate des acteurs est quelque peu endommagée au moment des faits, et cela pour au moins trois raisons. D’une part, parce que l’investissement révolutionnaire suppose d’être dans l’action et non dans la réflexion – à l’instar de la religion, l’idéologie demande une adhésion, un dénouement allant jusqu’au renoncement à soi. Ainsi, une pratique préalable et indispensable à l’écriture, à savoir la lecture, est quasi absente de la vie quotidienne, ou alors influencée par les fins politiques auxquelles on l’assujettit. Ainsi, on la pratique à haute voix et en groupe, et on lui dénie toute valeur formatrice ou existentielle. C’est en ces termes que Rolin en raconte lescirconstancesprécises lors d’une interview :

J’ai commencé à écrire pour réfléchir, en effet, à ce qui m’était arrivé pendant ces presque sept années de vie militante extrême. Sept années, justement, où j’avais rompu – je n’aime pas dire « je », parce qu’on était nombreux à l’époque, ce n’était pas une aventure individuelle – nous avions rompu avec presque tout ce qui nous attachait avant : c’est-à-dire qu’on avait rompu avec nos familles, même si ce n’était pas toujours la guerre, d’ailleurs ; on avait rompu avec nos études, on avait rompu, justement, avec des pratiques comme la lecture, etc. ; on avait rompu avec tout, à vrai dire. Donc, quand on passe 6 ou 7 ans dans cette espèce d’exil de tout ce que l’on a été avant, et qu’on n’a que 20 ans, c’est une expérience énorme et très bouleversante. [34]

28Quant au narrateur du Tigre en papier, il tient des propos semblables qui se rapportent à cette période de sa vie vécue en militant obéissant aux règles de la vie dévouée à une cause :

Vous ne saviez pas encore combien les hommes sont tout tramés de nuit, couturés d’effroi, la littérature aurait pu vous l’apprendre mais vous aviez rejeté la littérature, vous ne croyiez que dans la « vie », et la « vie », la « pratique », éclairées par la Théorie, par les analyses et les instructions de Gédéon, étaient d’une simplicité effrayante. [35]

29En effet, Rolin qui a commencé à écrire seulement dans les années 1980, établit une relation de cause à effet entre son engagement de jeune révolté et sa vocation littéraire, allant jusqu’à vouloir chercher dans ces expériences les raisons qui l’ont amené vers le roman :

La forme que ça a pris pour moi, ça a été d’écrire. Et, encore une fois, pas tout de suite. D’écrire quelque chose (autant que je me souvienne, c’est il y a très longtemps), quelque chose qui n’a pas été tout de suite un roman, qui a été des notes que je prenais, des réflexions, si on peut dire, etc. Et puis, progressivement, je ne sais plus comment, s’est imposée à moi l’idée que, pour organiser ces réflexions, cette pensée hésitante, pour donner une forme à tout ça, il n’y avait pas d’autre solution que de tenter un roman. […] le fait est que je suis venu à la littérature parce que j’avais fait de la politique. […] la plupart de mes livres, en effet, ont une espèce de racine autobiographique [36].  

30D’autre part, les modes de vie alternatifs et la consommation régulière de substances psychoactives excluent l’assiduité nécessaire à l’écriture, même sous forme de notation qui pourrait s’élaborer au sein d’un journal intime. De cette manière, à l’apogée de cette période, d’autres supports et modes d’expression prennent le relais, surtout la musique, la peinture et le cinéma. On y voit alors émerger des courants qui sont propres à Mai 68 et entretiennent un dialogue créatif avec ses modes de vie et de pensée, notamment dans le cadre dela « Jeune Peinture », du « Grave » (Groupe de recherche d’art visuel) ou de l’action ducollectif« Groupe Dziga Vertov »[37].

31Le narrateur du Qu'as-tu fait de tes frères se souvient de cette incapacité causée par l’usage abusif de drogues psychédéliques et en décrit les conséquences :

Déjà balbutiante, ma conversation régresse au stade de l’onomatopée (Génial ton plan/ Yeay, man). La parole n’est plus mon langage, en cet apogée de l’ère pop-rock, les machines oniriques de Fellini et les mytho-romans de Michel Tournier sollicitent bien moins ma curiosité que les albums de Frank Zappa ou de Magma. Simon parvient encore à annoter les essais esthétiques de Klee et de Kandinsky, qui nourrissent ses premiers collages, j’ai de plus en plus de mal à me concentrer sur un livre. [38]

32De cette manière, pour les auteurs en question, il a fallu passer par une longue phase de descente et de détoxification, au sens propre et figuré, pour que les expériences vécues prennent sens et les romans puissent enfin s’écrire : « Cette mesure brisée, il ne me fut pas facile de restituer l’air si particulier de ce temps-là, avec son piquant fait de pollens, de haschich et de gaz lacrymogènes. Si vous vous souvenez des années 1960, c’est que vous n’y étiez pas, a écrit un critique rock : il aurait pu en dire autant des années 1970, qu’une malédiction littéraire a longtemps poursuivies. » [39]

33Comme le raconte le narrateur du Tigre en papier, pour les militants désabusés de la cause, les années qui ont suivi Mai 68 se rattachaient davantage à un passage à vide difficile :

Nos croyances étaient en ruine, mais c’étaient des ruines très encombrantes, sur lesquelles rien n’avait repoussé, rien n’avait été reconstruit. Alors on était paumés, nulle part vraiment, extrêmement sarcastiques, très soulographes. Treize faisait vaguement de la musique, moi j’envisageais d’écrire un livre. Il ne nous semblait pas que la vie allait recommencer avec ça. […] On était un peu des épaves, et d’ailleurs non, ce n’est pas ça : et pas seulement parce que nos corps jeunes encore résistaient à la flétrissure, mais surtout parce qu’on avait beaucoup d’énergie, même si c’était facilement celle du désespoir. Lui se défonçait, moi je n’y tâtais pas trop, j’avais une espèce de prudence dans la folie qui avait fait de moi un pas mauvais chef de bande, du temps de la Cause. [40]

34Enfin, une dernière raison tient au mode d’expérience, la façon d’être au monde des acteurs de ces évènements qui excluait l’individualité. Cela peut paraître surprenant, d’autant plus que cette idée va à l’encontre d’une des accusations les plus récurrentes formulées contre « l’esprit de Mai 68 » – l’individualisme débridé est censé en être une conséquence directe. Or, au moment des faits, les jeunes militants s’y sont opposés avec force. « Ma génération s’est pensée en bloc, il n’y avait de place que pour les collectifs, les communes et les groupes [41] » – a écrit Arnaud. En effet, dans ce contexte-là, la prise de distance provoquée par l’écoulement du temps a permis aux auteurs de se penser en individus, sujets singuliers, et d’envisager l’inscription de leur trajectoire personnelle dans un mouvement générationnel beaucoup plus vaste, mais cela dans un troisième temps, après celui de la révolution, et la période de « transition » qui a permis la reconstruction personnelle :

J’apprends à moins dire « nous » et à penser « je ». Parvenant à des conclusions voisines, la bande à vélo est renvoyée à sa légèreté originelle, via sa sexualité. J’accepte sans broncher notre excommunication et me démaoïse insensiblement. […] J’ai à nouveau du temps pour moi. Les heures qu’Arnulf passait près d’une concierge de la Bastille, ménacée d’explulsion avec ses sept enfants adoptés, il les consacre à vois des films ou à lire les journaux « bourgeois ». Il continue au même temps de frayer dans les marges, sans rien renier de son mode d’existence [42].

35C’est seulement à partir de ce temps que la mémoire communicationnelle qui passe par une transmission directe, c’est-à-dire orale, a pu se transformer en mémoire culturelle, élaborée à travers les textes écrits et publiés. Plus encore, cette période d’une remise en cause fondamentale du rôle de la littérature ne lui est pas vraiment propice. L’impact des événements de Mai 68 sur le champ littéraire n’est pas tout à fait immédiat, il provoque surtout des ondes, des changements qui seront véritablement perceptibles quelques années plus tard et concerneront davantage le milieu de l’édition et de la critique.  

36Durant Mai 68 et la période qui a suivi, ce sont des affects, des sensations, enfin des images mentales qui imprègnent le corps et l’esprit, notamment grâce aux expériences motrices qui s’ancrent dans la ville, d’où l’importance de cet exercice à la fois mnémotechnique et littéraire qui consiste à associer les actions passées aux lieux très concrets, d’en fournir les adresses et les descriptions fort détaillées, et permet ainsi de remonter le fil du temps, de redessiner le cadre spatio-temporel des évènements, d’en extraire un principe narratif. C’est une forme de reconstruction nécessaire en absence d’archives personnelles remplacées par l’omniprésence d’images et de récits ressassées par les médias audiovisuels de grande audience [43].