Colloques en ligne

Agnieszka Grudzinska

Les écrits au cœur de la Shoah : Archives Ringelblum, écriture intacte, enjeux historiques et stylistiques, et « arrangement » littéraire dans les Médaillons de Zofia Nałkowska

1Il s’agira dans cet article de révéler la particularité de deux cas d’archives dont la mission dépasse le rôle habituel de celles-ci, rôle que G. Agamben définit de la façon suivante : « l’archive au sens strict - le dépôt où l’on classe les traces du déjà-dit pour les transmettre à la mémoire future […]. […] cette bibliothèque de Babel qui recueille une poudre d’énoncés pour permettre leur exhumation sous le regard de l’historien » [1].

2Le premier cas, ce sont les Archives Ringelblum, rassemblées par une équipe de chercheurs sous la direction de l’historien Emanuel Ringelblum dans le ghetto de Varsovie. Il convient de résumer en quelques mots en quoi consistait cette entreprise inédite, immense et impressionnante, menée clandestinement à partir de 1940 et qui s’est poursuivie jusqu’à la déportation de Ringelblum en 1943 dans le camp de Trawniki, dans la région de Lublin [2].

3Après la fermeture du ghetto, dès novembre 1940, Emanuel Ringelblum avait formé une équipe d’une douzaine de personnes afin d’organiser la collecte de toutes sortes de documents, dont plus de la moitié étaient écrits en polonais : chroniques, œuvres littéraires, journaux clandestins, textes officiels, enquêtes, statistiques, correspondances, rédactions d’écoliers, cartes de rationnement, menus de restaurants et de « cantines » caritatives, affiches et programmes de cabarets, de théâtres… Mû par le souci professionnel de l’historien, Ringelblum tenait à rassembler tout ce qui pouvait témoigner de la vie quotidienne et des conditions de vie dans le quartier juif installé par les nazis au cœur même de Varsovie. Le groupe travaillant avec Ringelblum avait pris pour nom de code Oneg Shabbat (délices, joies du shabbat), car il se réunissait le samedi. Avec le temps, Ringelblum et ses collaborateurs ont conçu leur travail comme celui d’un centre de recherche pluridisciplinaire (sociologique, ethnographique, historique…). Leur volonté de garder l’empreinte écrite des événements (et de l’Événement) résultait tout autant de préoccupations professionnelles que de la tradition du judaïsme. L’existence juive elle-même étant menacée, chaque trace, chaque témoignage devait être préservé [3]. Le sauvetage de cette documentation sur l’Extermination par Ringelblum et ses collaborateurs a donné à leur disparition une dimension qui dépasse le verdict les condamnant à mort.

4Une grande partie de ces archives a été enfermée dans des bidons de lait et des caisses de métal, qui ont été enterrés. Grâce aux indications de l’un des rares survivants du ghetto, plusieurs caisses ont été retrouvées en 1946 et en 1950. À ce jour, il en manque toujours une [4]. Les archives telles qu’elles sont conservées aujourd’hui à l’Institut historique juif de Varsovie, comportent environ 2000 fiches et plus de 35 000 pages. Elles sont gardées dans un endroit spécial dont la température est sans cesse contrôlée [5]. En 1999, les Archives Ringelblum ont été inscrites par l’UNESCO à la liste du patrimoine de la Mémoire du Monde [6]. L’Institut historique juif est en train de publier la totalité des Archives, à ce jour sont parus 34 volumes, de 1000 pages environ chacun [7]. L’édition française de ces archives se compose de deux volumes : Lettres sur l’anéantissement des Juifs de Pologne et Les enfants et l’enseignement clandestin dans le ghetto de Varsovie [8].

5Il est utile, pour saisir la complexe nature de ces documents, d’analyser ne serait-ce que brièvement la langue dans laquelle certains textes des Archives ont été écrits [9]. Notre propos portera sur le premier tome, qui rassemble des lettres envoyées par des Juifs de province à leurs parents ou amis de la capitale [10]. Ces bouts de papier, pour la plupart difficilement déchiffrables, transitaient par les services postaux du ghetto, seul canal accepté par les autorités allemandes. Pour des raisons de censure, les langues autorisées étaient l’allemand et le polonais, mais nombre de lettres ont été écrites en hébreu ou en yiddish, car l’interdiction des Allemands n’a été observée rigoureusement que dans le ghetto de Łódź.

6Envoyées principalement de « petits ghettos » locaux ou depuis des cachettes, vers le ghetto de Varsovie, ces lettres sont en majeure partie l’œuvre de personnes non instruites, qui écrivaient en polonais – parfois émaillé de bouts de phrases ou de mots en yiddish ou en hébreu – avec beaucoup d’erreurs et, à quelques exceptions près, sans conscience littéraire ni souci esthétique. Leur style est simple, maladroit, voire laborieux. Elles comprennent de nombreuses fautes d’orthographe, de grammaire et de ponctuation. Il y a des phrases sans verbe et des constructions inachevées, naïves, primaires ou « raccourcies ». Cette forme singulière manifeste aussi le désarroi, la peur, ou tout simplement la hâte avec lesquels les auteurs étaient obligés d’écrire.

7Nous sommes véritablement en présence d’une forme d’écriture « en temps réel » ou, pour paraphraser Adorno, d’une écriture non pas d’avant ou d’après Auschwitz, mais de « pendant Auschwitz ». Les auteurs de ces lettres se meuvent dans un espace linguistique double, voire triple, et leurs écrits témoignent de cette appartenance identitaire complexe. Ce mélange de langues révèle en effet la difficile (auto)définition identitaire des Juifs polonais, qui peuvent être considérés aussi bien comme un groupe ethnique que comme une minorité nationale et/ou religieuse. À travers ces lettres, la notion de « Juif » revêt toute sa non-évidence et se dessine avec des contours brouillés.

8Les lettres montrent la diversité sociale et culturelle de leurs auteurs, qui se concentre précisément dans les formes du langage. L’hébreu de l’élite est souvent remplacé par sa forme « ludique », le yiddish, dont on se sert dans des situations quotidiennes, spontanées ou intimes : c’est une langue libre de solennité, de cérémonial et d’artificiel. Le yiddish est la langue maternelle de la plupart des Juifs polonais, surtout dans les campagnes, même si, comme le soulignent les chercheurs, la démocratisation de l’apprentissage de la Torah avait permis la diffusion de l’hébreu. Il faut y ajouter le polonais, que les Juifs pratiquaient dans leurs contacts quotidiens avec leurs voisins polonais, bien que ces contacts fussent assez limités en province. On peut donc prétendre sans trop de risques que l’appellation « Juifs polonais » correspond à un univers linguistique composé de trois langues. Tous ces phénomènes culturels et sociologiques trouvent pleinement leur écho dans l’écriture des lettres.

9Il est également intéressant de remarquer que (essentiellement pour des raisons de censure, comme nous l’avons dit) les auteurs des lettres utilisent divers subterfuges pour parler de l’Extermination. À quelques exceptions près, ils ne décrivent pas directement les actions de liquidation de la population juive, les exécutions qui avaient lieu dans les localités d’où ces lettres étaient envoyées, ou les déportations vers les camps de la mort (les dernières cartes publiées ont été jetées des convois en partance à Auschwitz). Pour ne pas nommer explicitement toutes ces exactions, pour faire passer le message et informer ses proches malgré tout, on use de camouflages, de métaphores, d’allusions, parfois de références bibliques. Les auteurs utilisent rarement des mots tels que « boucherie » ou « gazage ». Pour désigner la déportation ou les actions de liquidation, nous trouvons dans ces lettres des termes comme « noce », « danse », « maladie » ou « épidémie qui se propage ». Un Polonais qui aide les Juifs à se cacher et à partir dans un endroit plus sûr [11] est appelé « médecin ». L’implicite revêt là toute son importance.

10En voici quelques exemples :

« Comme notre frère Israël est mortellement malade, ses instants sont comptés, ne restez donc pas sans rien faire et allez chercher un remède, allez consulter peut-être un docteur suisse » [= Croix-Rouge en Suisse] (lettre 12). 

« Comme ça fait tellement de bruit, la maladie va peut-être s’arrêter » (lettre 17).

11Des Juifs religieux puisent dans les allégories ou les sources bibliques, et citent les Écritures saintes, en arrêtant la phrase au milieu, supposant que le destinataire connaît la suite. On dit « partir en voyage » ou « voir du pays » en pensant à la mort certaine. On ne nomme pas directement cette vague d’anéantissement qui déferle sur les villages en les éliminant les uns après les autres, mais on écrit : « Chez nous, il s’est mis à faire très chaud depuis deux jours. En plus, la cadence chez nous est incroyable. On n’a entendu nulle part parler d’une telle hâte » (lettre 27).

12Malgré cette forte autocensure, « les lettres de la Shoah » constituent une source d’information inestimable sur le sort des ghettos régionaux. Leur importance ne se limite pas à une simple description des faits : elles nous communiquent également les sentiments de l’homme face à des situations extrêmes. Comment réagit-il, comment lutte-t-il ou, au contraire, se résigne-t-il au destin qui paraît inéluctable et qu’il considère comme une fatalité ? Quelques exemples :

« Tant pis, c’est le destin qui décide si on se reverra. Le pire, c’est cette attente » (lettre 23)
« Tant pis, je ne suis ni la première ni la dernière. Il faut accepter son sort » (lettre 81)
« C’est comme ça, je fais confiance au destin… » (lettre 32)
« Nous partons dès demain vers l’inconnu, lucides et paisibles. S’il nous est donné de vivre, c’est bien. Sinon, tant pis. C’est la volonté du destin » (lettre 139).

13Dans nombre de lettres, on retrouve la même impuissance des mots face à la réalité qu’ils doivent décrire. Cela fait naître une sorte de dissociation entre le sens de ce que l’on aimerait transmettre et les mots que l’on utilise :

« Je n’ai pas la patience d’écrire à tout le monde séparément, je le ferai sans doute quand tout se calmera un peu » [il est question de la liquidation du ghetto de Chelmno] (lettre 59).
« Si je voulais te décrire mon désespoir, je doute de pouvoir trouver les mots pour l’exprimer »(lettre 30).
« Mes bien-aimés, je voudrais vous dire juste une chose : retenez bien que tout ce que vous savez de mes souffrances n’est rien à côté de ce que j’ai vécu en réalité et de ce qui ce m’attend » (lettre 34)
« J’en aurais long à t’écrire mais malheureusement c’est indescriptible » (lettre 68).

14L’utilisation de formules de politesse, présentes même dans les papiers jetés des convois, caractérise également ces lettres :

« Je t’envoie mes amitiés, salutations cordiales à toute la famille et aux amis
Transmettez-leur nos amitiés. » (lettre 140)
« Nous allons au travail. Ayez bon espoir. Adieu. Je vous embrasse ». (lettre 143)

15Dans un tel contexte, le caractère conventionnel de ces formules est saisissant. S’accrocher à des formules d’usage venues du monde « d’avant », où régnait « la bonne éducation », semble être une façon de se protéger, de prétendre que rien n’est encore perdu, de faire semblant. Ces formules stéréotypées apparaissent comme une bouée de sauvetage à laquelle on s’accroche, même si elles ne correspondent plus à rien. Dans un univers où la normalité n’est plus, l’usage systématique des expressions « normales » sert à garder ses illusions, à refouler l’horreur, l’angoisse et la peur de la mort imminente.

16L’intérêt que l’on se doit de porter à ces Archives, textes aisément considérés comme un texte intégral, global, malgré (ou peut-être grâce à) la multitude de composantes, a donc sa source dans plusieurs domaines : historique, linguistique, psychologique, éthique… On a véritablement affaire à des archives non seulement conservées à l’état pur, et classées en quelque sorte in statu nascendi de la Shoah, mais aussi conçues comme telles avant de le devenir. Les membres d’Oneg Shabbat étant conscients du sort qui les attendait tentaient de dépasser la mort ne serait-ce que de quelques instants, de la prendre de vitesse, d’essayer de vivre encore un peu pour laisser la trace de l’Extermination – et de leur immense tâche qui les propulse vers l’immortalité. Les paroles de Nachum Grzywacz, un des ceux qui enterrèrent la première partie des Archives, sonnent pour nous comme un mémento, un devoir, une mission : « Ce que nous ne pouvions pas crier au monde, nous l’avons enterré. […] Que ce trésor tombe entre les bonnes mains, qu’il attende les temps meilleurs, qu’il alerte le monde qui s’est perdu dans ce XXe siècle […] ». [12]

17Le cas des écrits de Zofia Nałkowska est tout autre. Que faut-il savoir sur Nałkowska, cette écrivaine bien connue en Pologne, et que l’on découvre récemment en France ? [13] Zofia Nałkowska (1884-1954) était une écrivaine et diariste polonaise. Elle a vécu dans le milieu de l’intelligentsia varsovienne de sensibilité socialiste. Après le recouvrement de l’indépendance par la Pologne en 1918, elle développe une intense activité sociale et participe à la vie culturelle, notamment en cofondant l’Association des écrivains polonais (1920) dont elle est plus tard la Présidente. En 1933, elle devient la seule femme membre de l’Académie polonaise de littérature (PAL). Son salon littéraire varsovien, vivier de jeunes talents, attire la high society intellectuelle. Elle réussit à propager entre autres les écrits de Bruno Schulz (elle fait publier les Boutiques de cannelle en 1933). Elle est auteure de plusieurs romans écrits avant la guerre dont les plus connus sont Les serpents et les roses, 1913, Une romance de Teresa Hennert, 1923, Les choucas, 1927 (où l’on décèle l’influence de La Montagne magique de Thomas Mann), La frontière, 1935, Les impatients, 1938. Elle traite essentiellement des rapports psychologiques entre les hommes et les femmes, de la condition féminine, pour aborder dans les années 1930 les questions sociales et politiques. Ces romans suivent le modèle de la prose européenne du début du XXe siècle. Elle est également l’auteure de pièces de théâtre (La maison des femmes, 1930), et du fameux Journal commencé à l’âge de 12 ans qu’elle tient jusqu’à la fin de sa vie, source inestimable du savoir sur son époque et œuvre littéraire à part entière (elle s’y adonne à des confidences intimes d’une femme étonnamment libre et indépendante).

18La « grande dame » de la littérature polonaise vécut pendant la guerre dans le dénuement, en tenant un petit bureau de tabac à Varsovie. Elle perdit l’ensemble de ses biens pendant la destruction de Varsovie en 1944 (notamment la précieuse collection de lettres de Bruno Schulz). Témoin oculaire de l’extermination des Juifs polonais et de l’agonie du ghetto de Varsovie, elle en garde la trace dans son Journal. Après la guerre, fidèle à ses convictions de gauche, elle s’engage dans la vie culturelle et politique des nouvelles autorités (elle est députée à la Diète en 1952, obtient le prix d’État pour son œuvre en 1953), sans adhérer au Parti communiste.

19La participation de Nałkowska dans les travaux de la Commission d’investigation sur les crimes allemands (elle est présidente de cette Commission pour la voïévodie de Łódź) a été une expérience nodale pour l’écrivaine et a donné son dernier texte important intitulé Médaillons (1946), huit courts récits comprenant pour l’essentiel les dépositions à peine remaniées, presque brutes, des victimes et des bourreaux. Huit histoires de mort, mort des Juifs incontestablement, même si le mot n’est pratiquement pas employé. Ce texte étudié dans les écoles de la Pologne populaire a marqué plusieurs générations de Polonais. Les destins de quelques personnages emblématiques (une Juive échappée du convoi et tuée par un paysan polonais, un homme travaillant dans le camp de Chełmno qui reconnaît les cadavres de sa femme et de ses enfants…), ainsi que la déposition du jeune laborantin travaillant à extraire la graisse des corps des victimes, donne une représentation du meurtre de masse qui glace le sang. Il s’agit là de l’écriture sauvage, l’écriture « blanche » de la Shoah, des textes crus et sans consolation. Le retrait de la narratrice et le style laconique, voire ascétique, où les paroles comptent autant que les silences, font penser aux futurs maîtres de « l’école polonaise du reportage », tels que Hanna Krall ou Ryszard Kapuściński. L’empathie et l’esprit humaniste traverse ce premier témoignage encore « naïf » sur la Shoah, cet opuscule qui accuse avec force l’humanité dans laquelle, comme on lit en exergue, « ce sont les hommes qui ont réservé ce sort à d’autres hommes ».

20Médaillons est par conséquent un texte hybride composé à partir de plusieurs modèles narratifs enchevêtrés. On y trouve un mélange de styles. Le lecteur peut légitiment se demander si l’auteure a cherché à donner une forme déterminée à son texte, ou si elle a présenté des écrits à l’état brut, sans aucune recherche ni souci de littérarité, concept dont il faudra désormais se méfier. Ce qui est certain, c’est qu’elle décide de réduire au minimum la formalisation de son ouvrage, de se contenter de livrer les faits rapportés devant le Tribunal. Dans une telle logique, l’auteur doit disparaître, céder la place aux paroles des témoins. En effet, si commentaire de la part de l’auteure il y a, il est à peine perceptible. Confronté à la force des phrases rapportées, sa trace s’efface.

21Une fois posée l’importance des écrits rassemblés dans Médaillons, on peut se demander dans quelle mesure lesdits écrits peuvent être considérés comme une sorte d’archives, certes, « arrangées » par l’écrivaine ? Précisons que ces dépositions et entretiens mis en forme par Nałkowska se situent entre la première étape des témoignages de la Shoah (documentation au cours des évènements) et la deuxième (le procès d’Eichmann, procès de Francfort), la troisième étant, selon la classification d’Annette Wieviorka [14], relative à l’établissement de la catégorie du témoin comme participant et narrateur de l’Histoire. Il faut avoir à l’esprit que dans le cadre de ses activités en tant que membre de la Commission d’investigations sur les crimes allemands [15], Nałkowska participe aux auditions des victimes (et des bourreaux), elle les voit donc en face-à-face, peu de temps après leur libération, quand les blessures, tant physiques que psychologiques, sont encore fraîches, saillantes même. Elle voit quelques-unes de ces personnes qui défilent devant la Tribunal en aparté. C’est notamment le cas d’une femme, appelée Dwojra Zielona [Dwojra la Verte], une Juive que la narratrice rencontre chez un opticien. L’un de ses yeux est dissimulé par un bandeau noir. L’homme qui l’accompagne explique qu’elle a besoin d’un œil de verre et d’une paire de lunettes ; comme elle a passé plusieurs années dans un camp, elle n’a pas pu en avoir. La femme accepte de parler à la narratrice dans un grand appartement délabré de Praga, un quartier de Varsovie. On apprend ainsi que Dwojra est une survivante de plusieurs camps et ghettos, qu’elle était le souffre-douleur d’une SS sadique... Pour survivre, elle est obligée de vendre ses dents en or, qu’elle s’arrache elle-même. Affaiblie à l’extrême, elle est sauvée in extremis à la fin de la guerre par les Soviétiques. On est donc face (et le cas de Dwojra n’est qu’un exemple) au corps mutilé qui témoigne et qui dépose devant le Tribunal.

22Un autre cas à étudier dans la même perspective serait celui de Michał P(odchlebnik), protagoniste du récit L’Homme est fort. Voilà le résumé de sa déposition : il travaille dans la forêt entourant le camp de Chełmno où l’on enterrait les cadavres. Trois autres Juifs vidaient les camions en jetant les corps par terre. Certains cadavres étaient entremêlés, les gens étaient parfois encore vivants : les Allemands leur tiraient alors une balle dans la nuque. Des policiers ukrainiens en civil y travaillaient aussi, c’étaient eux qui arrachaient les dents en or, s’emparaient des petits sacs que les victimes portaient autour du cou, enlevaient les montres, les anneaux. Ils cherchaient les objets précieux en fouillant les corps partout « jusqu’à l’obscénité ». Lorsque la récupération de tout ce qui pouvait être précieux et utile était terminée, les cadavres étaient placés dans une fosse, tête-bêche. Ils étaient très serrés, de sorte que chaque fosse pût en contenir le plus grand nombre. Tous les corps étaient placés visage contre terre. La fosse était plus large vers le haut, si bien que l’on arrivait à y enterrer environ mille corps. Treize camions par jour arrivaient dans la forêt, dans un camion on pouvait entasser quatre-vingt-dix personnes asphyxiées. Les Juifs nettoyaient le plancher du camion, s’ils trouvaient un objet de valeur, ils le mettaient dans une valise prévue à cet effet. Les savons et les serviettes étaient repris et rapportés à Chełmno, pour être redistribués à de nouveaux arrivants.

23Michał P. a travaillé à Chełmno au début de l’existence du camp. Il a vu ainsi mourir les Juifs d’Ugaj, son village natal, d’Izbica et du ghetto de Łódź ainsi que les Tziganes de Łódź. Parfois, lors de l’arrivée de nouveaux Juifs, une sélection était effectuée parmi les « travailleurs » : on tuait les plus faibles, et on en « recrutait » de nouveaux, plus forts.  

24Voilà comment Nałkowska rapporte sa déposition :

« Il se tut un instant, considéra quelque chose en lui-même. Son grand corps osseux ployait sous l’effet de la fatigue intérieure. Après un moment de réflexion, il dit :
- Un jour […] ils ont sorti du camion les corps de ma femme et de mes enfants et les ont jetés par terre ; le garçon avait sept ans, et la fillette quatre. Je me suis alors couché sur le corps de ma femme et je leur ai dit de me tirer dessus. Ils n’ont pas voulu. Un Allemand a dit : « L’homme est fort, il peut encore travailler ». Et il m’a frappé avec une massue jusqu’à ce que je me relève.
Ce soir-là, deux Juifs se sont pendus dans la cave. Je voulais aussi me pendre, mais un homme pieux m’en a dissuadé.
C’est alors que je me suis mis d’accord avec quelqu’un pour qu’on s’enfuie ensemble […] » [16].

25Michał P. réussit à s’échapper et à éviter les tirs. Les Allemands et les Ukrainiens le recherchent pendant plusieurs jours. Il se cache dans une étable, puis repart après avoir été secouru par un paysan. Il rencontre alors un autre Juif, qui s’est évadé lui aussi. Les dernières paroles de Michał P. sont immédiatement suivies par une information donnée par la narratrice (qui parle au nom des membres de la commission) : une délégation de la commission s’est rendue sur le lieu du crime. On envisage de procéder le plus rapidement possible à l’exhumation des corps, jugée nécessaire pour poursuivre l’enquête.

26Si nous citons largement l’histoire de Michał P., c’est parce qu’il déposera dans d’autres commissions [17], et ses dépositions serviront lors du procès de Nuremberg (elles seront donc archivées « en bonne et due forme »), mais Nałkowska le voit parler en premier, « à chaud », et voit par la suite les corps dont les formes mutilées sont « racontées » par Michał P. On pourrait donc proposer une réflexion qui, certes, est risquée dans notre contexte et s’apparente plutôt aux pratiques théâtrales/artistiques, celle qui développerait le concept du corps comme forme particulière de documentation et de la transmission d’un vécu, d’une expérience, celle de la Shoah en l’occurrence. Dans son livre majeur Le théâtre polonais de l’Extermination, Grzegorz Niziołek développe richement l’analyse de la représentation de Jerzy Grotowski basée sur la pièce de théâtre de Stanisław Wyspiański, Akropolis, une performance justement corporelle sur la Shoah, un exemple emblématique de la dimension corporelle de la mémoire. Grotowski lui-même dit : « Le corps-mémoire. On pense que la mémoire est indépendante de tout le reste […] Ce n’est pas que le corps possède une mémoire. Il est mémoire » [18].

27À part donc une réflexion sur le corps comme médium post-mémoriel, il est utile de développer celle du concept de « corps-archive » avec son aspect documentaire. Un tel concept en effet voit dans la ruine la possibilité de récupérer une histoire vivante [19]. En lisant les dépositions des victimes/témoins/bourreaux rapportées quasiment telles quelles, ou alors les entretiens de l’auteure avec eux, on ne peut pas oublier qu’il s’agit des propos qui deviendront archives. Pour l’instant, Nałkowska, et nous avec elle, voit/regarde les personnages, et voit leurs corps. Ces corps sont donc archives en devenir, et si l’on emprunte la perspective des performance studies, et/ou des études théâtrales où l’on questionne le corps comme document historique, on peut voir dans ce « spectacle » (où les témoins/victimes sont acteurs et les membres de la Commission, public) des pratiques corporelles examinées comme des moyens d’enregistrement, de conservation et d’actualisation de l’histoire. Ainsi, la transmission du passé au présent s’exécute par le médium corporel mutilé. Traces du passé inscrites dans les blessures du corps qui sont ruines, parcelles vivantes d’histoire dans sa dimension affective et performative [20].

28Si différents dans leur forme que soient ces deux types d’archives – Archives Ringelblum, créées au cœur de la Shoah en toute conscience de la Catastrophe totale et de leur rôle dans l’après Shoah, et les « drôles d’archives » « écrites » par l’écrivaine polonaise quelque peu naïve, ahurie par la barbarie qu’elle ignorait –, elles « crient au monde », et leur cri ne s’est pas interrompu, aujourd’hui, au XXIe siècle sourd à ce hurlement.