Colloques en ligne

Agnès Delage

Javier Cercas historien. Pour une approche critique de la fiction d’archive contemporaine.

1Avec Soldats de Salamine, publié en 2001, Javier Cercas a fait irruption sur la scène littéraire internationale, en s’imposant d’emblée comme l’un des auteurs majeurs d’un genre hybride, alors en pleine mutation : la non fiction novel. En faisant retour sur un épisode sanglant de la guerre civile espagnole, le massacre de 50 civils appartenant au camp franquiste à El Collell par les troupes républicaines en janvier 1938, Javier Cercas a construit une fiction tissée d’archives, qui est consacrée à deux personnages historiques bien réels, mais qui ne se sont très probablement jamais rencontrés. Le premier est un intellectuel espagnol fasciste, ultra-catholique et réactionnaire de premier plan, Rafael Sánchez Mazas (1894-1966), co-fondateur du parti d’extrême droite la Phalange en 1933 et qui a siégé jusqu’en 1966 au parlement espagnol. L’autre est Enric Miralles, un soldat républicain communiste anonyme, dont le témoignage oral a été recueilli par l’écrivain chilien Roberto Bolaño à la fin des années 1990, et pour lequel le narrateur Javier Cercas se fait partiellement passeur de mémoire [1].

2L’enquête documentaire, qui réalisait un complexe effet de fondu-enchaîné entre l’attestation historique, la restitution de témoignages réels et l’affabulation romanesque, était menée par un narrateur autofictionnel identifié comme Javier Cercas. L’imbrication d’une forme à la fois sophistiquée du point de vue narratif et très accessible du point de vue de l’intrigue a valu à Soldats de Salamine la reconnaissance simultanée d’un lectorat savant et un vaste succès éditorial international. Ce roman documentaire a immédiatement été traduit en 20 langues, vendu à plus d’un million d’exemplaires et adapté au cinéma. Soldats de Salamine est encore aujourd’hui consacré comme une œuvre de référence dans une république des lettres désormais globalisée et sa forme singulière de fiction d’archive est considérée aux États-Unis comme un « classique contemporain du XXIe siècle » [2], ce qui vaut à Javier Cercas de figurer entre Philip Roth et Orhan Pamuk.

3En France, Javier Cercas est également considéré comme un auteur majeur, qui parvient à toucher un large public parce qu’il est un pionnier européen du genre à succès du roman sans fiction. De l’avis de Pierre Assouline, Soldats de Salamine reste aujourd’hui encore un modèle fondateur : une « réussite parfaite de ce genre né de la mort des genres » [3]. La critique universitaire savante a intégré elle aussi très rapidement Soldats de Salamine comme une œuvre faisant date dans le vaste mouvement de « retour à l’histoire » du roman contemporain qui, au tournant des années 2000, a exploré de nouvelles hybridations entre l’archive et la feintise fictionnelle. Emmanuel Bouju, dans La transcription de l’Histoire. Essai sur le roman européen de la fin du XXe siècle, soulignait l’importance décisive de l’œuvre de Javier Cercas dans ce renouveau d’une poétique documentaire, parce qu’il avait initié, à partir de l’exhumation d’archives inédites relatives à Rafael Sánchez Mazas, un « travail de dévoilement épigraphique, au travers des multiples épaisseurs du texte » [4].

4Depuis peu, ces fictions méticuleusement tissées d’archives bénéficient d’une réception inédite, tout particulièrement en France, où elles sont désormais intégrées au champ du savoir historiographique par les historiens eux-mêmes. Le cas de Javier Cercas est à cet égard particulièrement symptomatique : en 2016, dans un article paru dans la revue L’Histoire, Annette Wieviorka considérait qu’il « y a de l’historien dans Javier Cercas », parce que le narrateur-enquêteur menait dans L’Imposteur « une quête méticuleuse de la vérité historique », couplée à une critique des abus de mémoire contemporains. À l’occasion de la publication en 2018 du Monarque des ombres, qui est une investigation documentaire consacrée à la transmission intra-familiale de la mémoire du fascisme, une autre historienne française a définitivement consacré la figure auctoriale d’un « Cercas-historien ». Monica Martinat est en effet critique lorsque l’historien de métier investit le territoire littéraire du « roman vrai », comme le fait Ivan Jablonka dans Laëtitia ou la fin des hommes (2016). Elle observe que, dans ce récit documentaire, l’abandon « des procédures d’administration de la preuve » est manifeste et elle évalue les risques de l’hybridation générique entre fiction et histoire, lorsque celle-ci revendique un statut de savoir historien. À l’inverse, l’historienne choisit le « romancier Javier Cercas » comme contre-modèle, pour montrer à quel point son approche de la forme composite du « roman sans fiction » parviendrait à garantir « une histoire qui maintient ses propres caractéristiques, parfois même ses caractéristiques les plus formelles » [5]. Si Javier Cercas, tout comme Daniel Mendelsohn dans Les Disparus (2007), « n’est pas historien », Monica Martinat considère néanmoins en tant qu’historienne que leurs récits d’enquêtes documentaires « adoptent les modalités spécifiques » de l’opération historiographique, ce qui la conduit à identifier in fine un « Cercas-historien », capable de produire, dit-elle « du savoir vrai en faisant valoir la double signification, historique et poétique, de la vérité » [6].

5Cette reconnaissance historienne récente d’un « savoir vrai » dans l’œuvre du romancier espagnol participe à un mouvement plus large qui, depuis le début des années 2010, valide les « savoirs de la littérature » du point de vue de l’histoire et des sciences sociales. Il est cependant frappant de constater que ce sont actuellement des spécialistes d’études littéraires qui se montrent les plus critiques face au statut de vérité du roman documentaire et au geste historiographique du romancier. Françoise Lavocat a ainsi rappelé dans Faits et fiction (2016) que l’écriture de Javier Cercas participait depuis plus de vingt ans à un courant qualifié de révisionniste [7]. Laurence Giavarini a très récemment incité les historiens à sortir d’un régime de « faible contextualisation » du fait littéraire, pour s’engager collectivement dans une approche beaucoup plus fortement historicisée de la « littérature du réel » et de la puissance cognitive qui lui est prêtée : « si on lui confère le statut d’un discours de vérité, encore faut-il montrer comment, dans quelle configuration épistémologique, sociale, politique de la vérité, cette qualité est instituée, prend sens et prend effet. » [8]

6M’engageant dans la voie ouverte par cette objection majeure, formulée très justement par L. Giavarini, je propose d’aborder la légitimation française d’un « Cercas-historien » pour analyser d’un point de vue à la fois littéraire, historique et politique des configurations individuelles et collectives qui instituent une figure auctoriale de romancier-historien et qui valident un statut de vérité pour le roman documentaire. De la sorte, il s’agira de mettre à jour les enjeux plus généraux de dé-disciplinarisation de l’écriture de l’histoire dans le champ littéraire. Lorsque le roman sans fiction est légitimé par la communauté historienne comme un « livre d’histoire » et reconnu comme un « engagement démocratique » pour la vérité et la justice, quelles peuvent être les approches critiques de ces nouveaux investissements à la fois sociaux, politiques et épistémologiques de la littérature documentaire contemporaine ?

Littérature, histoire et démocratie : les enjeux politiques du statut de « troisième vérité » chez Javier Cercas

7Fort de l’accueil majoritairement très favorable réservé en 2009 à Anatomie d’un instant [9], primé à la fois au salon du livre de Turin et en Espagne, Javier Cercas a élaboré depuis 2011 une théorie générale du roman documentaire, qui travaille à fonder un statut de véridicité spécifique pour la fiction d’archive. Dans l’essai intitulé Le point aveugle, publié en 2016, Javier Cercas a republié et remanié des textes antérieurs pour théoriser un nouveau mode d’élaboration du savoir historien, qui est érigé en contrat narratif « démocratique » [10]. Le roman sans fiction proposerait ainsi au lecteur un mode de connaissance historique directe par documents, inspiré mais non médiatisé par l’institution académique savante. Dans Anatomie d’un instant, Javier Cercas avait en effet construit une volumineuse enquête documentaire consacrée aux protagonistes principaux du coup d’État militaire du 23 février 1981 en Espagne, à partir de l’enregistrement télévisé de l’occupation et de la séquestration de l’assemblée nationale par des putschistes armés. L’exhibition des documents d’archive et la réflexion hypercritique proposée par le narrateur sur les paradoxes constitutifs des « héros de la démocratie » espagnole, permettait de mettre en récit un « roman de la démocratie » qui voulait instaurer dans sa forme même un contrat égalitaire avec le lecteur, dans le partage de l’opération historiographique. Avec un récit nourri de realia documentaires, sorte de fabrique de l’histoire en open acess, Javier Cercas expérimentait une écriture qui revendiquait de ne renoncer à rien, pour totaliser la vraisemblance romanesque et la véridicité historienne dans un régime de « troisième vérité ».

8Dans une longue tribune intitulée « La troisième vérité » et publiée simultanément dès 2011 dans la presse en Italie, en Espagne, en France, en Allemagne, en Angleterre [11], Javier Cercas confirmait sa volonté de s’inscrire désormais dans une histoire intellectuelle européenne. Il jetait ainsi les bases d’un régime de véridicité historienne spécifique pour la fiction d’archive, à partir d’un fort ancrage documentaire :

Partant du principal et quasi unique document du coup d’État − l’enregistrement télévisé de l’entrée des putschistes dans le Parlement, un document si évident que personne ne l’a envisagé comme tel et qui, selon moi, est néanmoins le meilleur guide pour comprendre les faits −, Anatomie tente de raconter le coup d’État du 23 février et le triomphe de la démocratie en Espagne de façon véridique et exacte, comme le raconteraient un historien ou un chroniqueur, bien que, et j’insiste, sans pour cela renoncer à des vertus et des outils précis du roman, ni bien sûr à ce que le résultat soit lu comme un roman[12].

9En France, cet article initialement paru dans El País, a été publié dans la revue Esprit en 2011, sous le titre : « La troisième vérité. Fiction, roman, histoire ». Javier Cercas faisait d’Anatomie d’un instant une œuvre charnière, un turning point pour toute la non-fiction contemporaine, en instaurant un réaménagement profond des relations entre le champ littéraire et l’opération historiographique. Le romancier qui affirmait raconter de « façon véridique et exacte » un instant décisif de l’histoire contemporaine espagnole importait en effet hors des sciences sociales un régime de véridicité historienne qu’il considérait comme pleinement valide, alors même qu’il opère en dehors des procédures historiographiques d’établissement de la preuve. Anatomie d’un instant était ainsi identifié par Javier Cercas comme un livre à la fois impossible et bien réel :

Un livre où, idéalement, la vérité historique éclaire la vérité littéraire et où la vérité littéraire éclaire la vérité historique, et où le résultat n’est ni la première vérité, ni la deuxième, mais une troisième vérité qui participe des deux et qui, d’une certaine manière, les englobe. [13]

10Édifiant une théorie littéraire générale à partir de sa propre œuvre, Javier Cercas la consacrait de facto comme un ouvrage majeur, un premier livre en son genre, précurseur absolu dans sa capacité à ouvrir un immense continent narratif, affranchi d’une division aristotélicienne entre fiction et histoire deux fois millénaire. Cette habile mise en scène de la dimension inaugurale d’Anatomie d’un instant dans l’histoire longue des rapports entre littérature et histoire s’articulait à la définition d’un nouvel investissement bien contemporain de la littérature, en lien direct avec les sciences sociales. La fiction d’archive est en effet intronisée par Javier Cercas comme un espace de totalisation de la véridiction historienne savante, dans des récits non soumis aux critères scientifiques d’établissement des faits.

11Tout en promulguant ce « savoir de la littérature », Javier Cercas lui conférait une valeur forte d’engagement politique, l’érigeant du même coup en forme supérieure de roman de la démocratie. L’écrivain espagnol postulait tout d’abord un « contrat démocratique » initial avec le lecteur, pour assigner ensuite au roman sans fiction une finalité de dissidence démocratique, dans la mise en délibération publique du débat historien sur la scène de la fiction documentaire. En 2016, Javier Cercas a accentué dans son essai Le point aveugle cette dimension d’engagement démocratique, qui vient sensiblement infléchir les postulats initiaux exposés en 2011 dans la tribune intitulée « La troisième vérité ». Javier Cercas a ainsi réactualisé le parti-pris de la fiction documentaire « historienne » dans un contexte de profonde crise de la représentation démocratique. Il confère désormais à la non-fiction le rôle d’« arme antitotalitaire ». Soldados de Salamina et Anatomía de un instante apparaissaient à nouveau comme des jalons fondateurs, cette fois-ci d’un militantisme démocratique. Dans Le point aveugle, Javier Cercas affirmait que la diction hybride de ces romans sans fiction constituait une dissidence générique, garante de la performativité démocratique du récit. La fiction d’archive, devenait alors un genre délibératif et participatif : « el aliado más poderoso de una sociedad abierta, pluralista y democrática », « l’allié le plus puissant d’une société ouverte, pluraliste et démocratique ».

12Dans le contexte d’un début de XXIe siècle particulièrement marqué par un phénomène de « dé-démocratisation » qui, comme l’a montré Wendy Brown, tend à conserver la forme de l’État démocratique en le vidant de sa substance politique [14], le positionnement de Javier Cercas s’intègre à un mouvement littéraire et intellectuel globalisé, qui investit les narrations documentaires comme une forme de défense d’une « substance » démocratique, pour laquelle l’attestation véridique se conjugue à une héroïsation des valeurs de la démocratie. Chez Javier Cercas ces valeurs sont très précisément celles de la Transition espagnole post-franquiste : un dépassement de la violence par le consensus négocié, mené par les élites de gouvernement et un renoncement collectif aux partis-pris idéologiques radicaux pour le bien commun et la pacification de la société [15]. Anatomie d’un instant propose ainsi comme valeur démocratique centrale une « éthique de la responsabilité », d’inspiration wébérienne, qui justifie le renoncement à la justice transitionnelle des crimes du franquisme au nom de l’intérêt supérieur de la stabilisation démocratique.

13Ce type d’approche de la non-fiction qui lie consubstantiellement la forme « délibérative » de l’enquête documentaire à son engagement démocratique est particulièrement lisible chez l’écrivain espagnol, mais il s’agit aussi du grand dénominateur commun entre des auteurs contemporains qui produisent par ailleurs des œuvres docu-fictionnelles de natures et de formes très diverses. Lors de l’attribution du Prix Nobel de Littérature à Svetlana Alexievitch en 2015, Roberto Saviano avait ainsi salué dans une tribune publiée dans La Repubblica [16] une « révolution démocratique » de la République des Lettres, puisque la consécration sans précédent des non fiction investigative books, signifiait pour lui la légitimation de la figure de l’écrivain engagé dans une quête civique de vérité documentaire et de justice sociale. Saviano combinait alors deux idéaux démocratiques de natures très différentes : un horizon participatif, inclusif, qui fait du lecteur un acteur impliqué dans l’avènement et le partage d’une vérité commune, mais aussi une conception plus agonistique que délibérative du débat public et du combat pour la justice. Pour Saviano, la fiction tissée d’archives à valeur de preuves est définie comme une littérature d’intervention dans des conflits et des controverses, et elle configure de ce fait l’essence même de la démocratie, entendue comme un espace d’oppositions renouvelées. Roberto Saviano incarne lui-même la dimension la plus superlativement héroïque de l’action citoyenne directe portée par cette littérature-vérité, puisque, depuis la publication de Gomorra en 2006, l’écrivain est toujours menacé par la mafia et obligé de vivre sous surveillance policière.

14En France, la revue Feuilleton, dirigée par Adrien Bosc et consacrée à la creative non fiction, a défendu cette perspective d’une « révolution démocratique » de la non-fiction, en dressant récemment un panorama complet des littératures documentaires contemporaines dans un numéro intitulé « Pour une littérature du réel » [17]. La tribune où, en 2015, Roberto Saviano faisait du Prix Nobel de Svetlana Alexeivitch un moment décisif de réinvestissement démocratique de la littérature contemporaine est d’ailleurs traduite en français et prend valeur de manifeste. Pour sa part, l’historien Ivan Jablonka a cartographié les contours les plus récents d’un « troisième continent » en train d’émerger : celui des littératures du réel, où la figure de l’historien-écrivain incarne désormais un désir démocratique de justice et de vérité.

15Toutefois, l’écriture non fictionnelle de Svetlana Alexievitch, tout comme celle de Roberto Saviano, ont fait l’objet de nombreuses critiques, qui portaient précisément sur des infractions méthodiques au pacte de lecture de la quête de vérité et sur les investissements éthiques, politiques, sociaux et culturels de ce dispositif narratif de justice littéraire et d’héroïsation démocratique de la quête de vérité [18]. La publication en Italie en 2010 d’un essai particulièrement important consacré à l’œuvre de Saviano, Eroi di carta. Il caso Gomorra e altre epopee [19],a permis de soulever la question de la nécessaire critique historique, sociologique et politique de « l’effet de vérité » produit par ce type de littérature documentaire [20]. Andrea Del Lago a ainsi proposé une analyse approfondie du contexte politique italien immédiat dans lequel s’inscrit l’œuvre de Saviano, pour montrer comment, en pleine période berlusconienne, une rhétorique d’héroïsation démocratique de la littérature comme quête du vrai conduit paradoxalement au sein de la gauche italienne à une neutralisation de la compréhension de la dimension politique et sociologique du phénomène concerné, en l’occurrence l’emprise de la mafia italienne. Or, c’est précisément ce type d’analyse démystifiante et critique du réel qui est exhibé comme l’objet principal d’une littérature-vérité et que Roberto Saviano défend dans sa forme héroïque, alors que Javier Cercas l’incarne dans sa version plus délibérative et consensualiste. En France, ce paradoxe constitutif de la non fiction novel et la complexité des imaginaires politiques mobilisés par la non-fiction ont été étudiés par des spécialistes de littérature contemporaine, et il faut remarquer que ces questions ne sont pratiquement pas abordées par les acteurs directs du champ disciplinaire concerné : les historiens. Cet angle mort s’explique sans doute en partie par l’engagement d’une partie des historiens français actuels dans une pratique personnelle d’écriture qualifiée de « post-disciplinaire » et dans un tournant cognitiviste qui, comme l’a montré Laurence Giavarini, empêchent de constituer l’objet littéraire en objet d’histoire.

16À l’occasion de la parution en 2016 de Laëtitia ou la fin des hommes, l’historien Ivan Jablonka s’est par exemple imposé avec succès dans un courant de la non-fiction qui relève d’une « dé-disciplinarisation » manifeste de la méthode historienne, tout en maintenant un statut auctorial personnel marqué par un fort capital symbolique d’historien universitaire. Son récit, primé comme œuvre littéraire hybride et « roman vrai » (Prix Médicis et Prix littéraire du Monde), a fait l’objet d’un questionnement critique rigoureux en France, mais formulé du point de vue de l’enquête ethnologique. Léonore Le Caisne a ainsi mis en lumière les enjeux à la fois politiques et épistémologiques d’un renoncement à la démarche scientifique de l’enquête dans une forme qui exhibe pourtant des résultats présentés comme aussi fiables que ceux des sciences sociales [21]. Philippe Artières est pratiquement le seul historien français à avoir défendu, depuis son champ disciplinaire, une position critique concernant les enjeux à la fois épistémologiques, déontologiques et éthiques soulevés par le récit d’Ivan Jablonka, pour interroger plus généralement le postulat post-disciplinaire selon lequel l’histoire serait une littérature contemporaine [22].

17Dans un numéro récent de la Revue d’histoire moderne et contemporaine, précisément consacré en 2018 à « L’écriture de l’histoire. Sciences sociales et récit », l’historienne Monica Martinat a prolongé le questionnement de Philippe Artières, en proposant une étude comparée des œuvres les plus récentes d’Ivan Jablonka et de Javier Cercas, pour interroger en historienne l’émergence du « roman d’histoire ». Prenant pour objet d’étude la même forme hybride chez deux auteurs respectivement inscrits dans le champ historiographique et le champ littéraire, elle est très critique avec l’hybridation générique menée par Ivan Jablonka et son statut « d’historien-romancier », alors qu’elle érige au contraire Javier Cercas en modèle de « romancier-historien ». Son article accorde d’emblée le statut de « véritables livres d’histoire » aux trois derniers ouvrages de Javier Cercas (Anatomie d’un instant, L’imposteur et Le Monarque des ombres) et légitime, précisément du point de vue historiographique, la figure auctoriale d’un « Cercas-historien ». Monica Martinat compose alors un véritable sacre historien du romancier et de sa poétique du « roman d’histoire » :

En parlant du parcours de Cercas entre Les soldats de Salamine et Anatomie d’un instant, je disais que ce dernier était un véritable livre d’histoire. J’entendais par-là essentiellement deux choses. D’une part, qu’il renonce à toute fiction. D’autre part, qu’il se construit dans le souci permanent de donner les références nécessaires à expliquer le chemin qui mène l’auteur à la reconstruction des faits, des événements, des acteurs et des contextes, dans une forme qui renvoie à une sorte de dialogue, tantôt explicite, tantôt souterrain, avec les lecteurs. Le récit ne suffit pas pour lui-même : il est encastré dans une argumentation servie par les différentes pièces documentaires – y compris lorsque la « documentation » est constituée par les références littéraires de l’auteur – que Cercas nous livre, faisant du texte une véritable « enquête » [23].

18Comme on peut le constater, la simple présence de « pièces documentaires » fonctionne comme garantie de véridicité de « l’enquête historienne » du roman sans fiction, mais « l’argumentation » produite ne fait pas l’objet d’une identification ni d’une contextualisation historique. Monica Martinat n’arrive pas à appréhender ce qu’elle nomme pourtant « la véritable enquête » d’Anatomie d’un instant dans sa dimension à la fois historique, politique et sociale, à partir du projet de contre-histoire que le récit de Javier Cercas mobilise pourtant de manière très explicite.

19La vaste investigation menée par Javier Cercas dans Anatomie d’un instant est en effet explicitement mise au service d’une « argumentation » qui vise à la légitimation narrative du processus espagnol de transition négociée, pour contrer la déferlante critique, à la fois nationale et internationale, à l’encontre d’un modèle de démocratisation sans justice. Rappelons qu’avec le Mozambique, l’Espagne est à l’heure actuelle le seul pays démocratique à avoir effectué un retour à la démocratie sans judiciarisation de la violence d’État antérieure et à demeurer complètement en marge de ce que les historiens du droit appellent désormais The justice cascade et ce, plus de 40 ans après la mort du dictateur [24]. De ce fait, l’absence de justice transitionnelle place la démocratie espagnole dans une anomalie politico-juridique intenable, dont le récent film documentaire intitulé El silencio de los otros (Almudena Carracedo et Robert Bahar) sorti en 2018 et primé par un Goya en février 2019, donne toute la mesure, en retraçant la totale impasse actuelle du processus judiciaire entamé par la juge argentine, María Servini. Pourtant, la CEE et l’ONU, depuis 2006 et 2014, demandent officiellement à l’État espagnol de déroger à la loi d’amnistie de 1977, qui est désormais incompatible avec l’état actuel du droit international et d’engager un processus de judiciarisation des crimes du franquisme. Aucun parti de gouvernement espagnol n’a jamais répondu de manière effective à ces injonctions officielles, et, le 19/03/2019, le PSOE, avec le PP et Ciudadanos, ont voté conjointement contre une proposition de réforme de la loi d’amnistie, portée à l’assemblée nationale par Podemos et des partis indépendantistes. Le modèle de démocratisation sans justice est donc actuellement impossible à remettre en cause en Espagne, en dépit des demandes portées par les mouvements citoyens de mémoire et relayés par des instances internationales.

20La publication d’Anatomie d’un instant en 2009 estintervenue à un moment particulièrement critique d’une tentative pour dépasser le paradigme de « démocratie sans justice ». Javier Cercas a en effet publié son récit juste après le dessaisissement le 28/11/2008 2008 du juge Baltasar Garzón qui avait entamé le 16/10/2008 une procédure visant précisément à pouvoir juger certains des crimes du franquisme en Espagne, dès l’approbation en 2007 de la Loi de Mémoire historique par le gouvernement Zapatero. Comme nous avons pu le montrer dans une étude détaillée consacrée à Javier Cercas, l’argumentaire principal de Anatomie d’un instant vise à opposer une « contre-histoire » aux critiques internationales du modèle transitionnel espagnol et à la tentative de judiciarisation portée par B. Garzón, pour opérer une vaste relégitimation narrative de la nécessité démocratique de l’absence de justice transitionnelle en Espagne. Le narrateur autofictionnel mène en effet une enquête sur le coup d’État du 23 F qui le conduit à fermement condamner politiquement l’impunité des crimes du franquisme, tout en justifiant historiquement de manière absolue ce modèle de démocratie sans justice transitionnelle. Le genre hybride du roman sans fiction sert alors à normaliser par l’enquête documentaire et par l’exhibition d’un régime de véridicité historiographique ce qui est en réalité un hapax politique et juridique contemporain, pour en faire de surcroît le pilier de la stabilité démocratique de l’Espagne actuelle. Le narrateur déclarait en effet à propos de l’absence de judiciarisation des crimes du franquisme depuis 1975 :

Es cierto que no se hizo del todo justicia, que no se restauró la legitimidad republicana conculcada por el franquismo ni se juzgó a los responsables de la dictadura ni se resarció a fondo y de inmediato a sus víctimas, pero también es cierto que a cambio de ello se construyó una democracia que hubiese sido imposible construir si el objetivo prioritario no hubiese sido fabricar el futuro sino –Fiat justitia et pereat mundus- enmendar el pasado [25]

21La justice transitionnelle est présentée à plusieurs reprises dans Anatomie d’un instant comme une apocalypse, un « deseo heroico, sediento de justicia (o de apocalipsis) », un « désir héroïque, assoiffé de justice (ou d’apocalypse) » et le renoncement volontaire à la judiciarisation des crimes du franquisme est au contraire érigé en suprême vertu démocratique de modération, qui est la seule à pouvoir garantir en Espagne un pacte civil et une pacification sociale. Le narrateur travaillait à fonder en vérité documentaire ce qu’il formulait sous forme de syllogisme : la démocratie espagnole est imparfaite (car sans justice transitionnelle), seules les dictatures sont parfaites, donc la démocratie espagnole est une démocratie parfaite (car imparfaite, devant être interminablement perfectionnée ce qui est la conséquence de son essence non totalitaire) [26].

22Ce positionnement politique de l’argumentation développée dans l’enquête documentaire de Anatomie d’un instant a fait l’objet d´études approfondies, qui analysent comment Javier Cercas compose une enquête qui met en scène de manière hyperréaliste l’opération historiographique, tout en ne rendant pas compte de l’effectivité des processus historiques et politiques de la Transition [27]. De la même manière, le débat hypercritique et l’argumentation à la fois délibérative et réflexive portée avec maestria par le narrateur-enquêteur a pour visée d’endiguer les discours critiques contemporains contre la Transition, jusqu’à défendre une position particulièrement conservatrice et anti-démocratique du point de vue des critères actuels du droit international [28] : celle d’un modèle de démocratie sans justice, du point de vue même d’un pragmatisme démocratique d’inspiration wébérienne.

23Ces remarques sur Anatomie d’un instant permettent de voir à quel point le roman sans fiction est bel et bien une « littérature du réel » qui exige une approche critique capable justement de prendre en compte le réel historique, social et politique que le narrateur choisit pour objet de l’enquête. Comme l’a bien souligné Lionel Ruffel, dans un article consacré aux écritures documentaires contemporaines, les formes hybrides d’enquête docu-fictionnelles portent très souvent une finalité d’intervention, et, dans leurs quêtes de vérité, elles « contestent, tout en empruntant leurs méthodes, les pouvoirs du journalisme, des sciences sociales » [29]. Cette dimension contestataire et contre-historique, et les enjeux idéologiques qu’elle suppose ne sont pourtant pas suffisamment pris en compte par les historiens français qui s’intéressent actuellement à la non-fiction. C’est pourtant un rapport complexe à la véridiction et aux conditions sociales et politiques de construction du savoir historien qui se jouent dans le roman sans fiction. Le cas de Javier Cercas illustre tout particulièrement cela, puisqu’il érige un régime de « troisième vérité » comme un lieu de « démocratie directe » en littérature, pour défendre le modèle espagnol de « démocratie sans justice », alors qu’il est unanimement contesté aujourd’hui d’un strict point de vue juridique et démocratique.

24La forme composite de la fiction d’archive peut ainsi faire de son étrangeté générique un socle de légitimation de contradictions constitutives. L’hybridité narrative permet en effet de postuler le régime de véridicité du roman sans fiction tout en décrétant qu’il se soustrait à tout contrôle ou toute vérification aisée par des tiers, spécialistes historiens ou non (en raison de l’absence d’appareil de note). La mise en scène d’un contact direct avec le lecteur, fondé sur l’exhibition de fragments d’archive comme garantie de savoir, est d’ailleurs pour Javier Cercas l’instrument principal de validation de ce régime de « troisième vérité ». Les récits de Javier Cercas, comme le genre du roman sans fiction dans sa globalité, peuvent cependant être interrogés du point de vue de cette « troisième vérité », en analysant les enjeux à la fois historiques et politiques de l’enquête documentaire.

25L’historien Dominique Kalifa a exploré cette piste, en prenant pour objet l’imaginaire narratif de l’enquête et de la quête du vrai au XIXe siècle. Il a construit une approche à la fois historienne, littéraire et politique pour pouvoir appréhender ce qu’il nomme « la culture de l’enquête » à partir de la longue durée et la saisir comme une « fiction-maîtresse » de la société démocratique [30]. Pour les enquêtes contemporaines de la non-fiction, une telle approche est particulièrement féconde, car elle permet de constituer en objet d’histoire politique, culturelle et sociale un imaginaire littéraire qui résiste particulièrement à cela. Le roman sans fiction tel que Javier Cercas le pratique et le théorise revendique un statut de « troisième vérité » qui entreprend précisément de surplomber toute saisie historienne par une posture elle-même hypercritique et méta-historiographique. Dominique Kalifa, lorsqu’il a mené une « enquête sur l’enquête », a cependant pu montrer que l’exhibition narrative de la construction du vrai peut produire une dégradation effective de la production du savoir qui doit faire l’objet d’une critique méthodique. Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, il a établi que la vogue sans précédent des récits de la quête du vrai et du roman policier a donné à voir un imaginaire démocratique du lecteur/électeur/enquêteur, qui a produit très paradoxalement un appauvrissement de l’exigence de savoir dont le paradigme initial de l’enquête était porteur. Dans un contexte actuel très différent, qui est celui de la crise de la représentation démocratique à l’échelle mondiale, la très récente inflation des formes contemporaines de l’enquête documentaire et l’exhibition de leur engagement démocratique semble reconduire un paradoxe analogue dans la surenchère de la vérité et de la justice. La mise en scène du désir de vérité en 2009 dans Anatomie d’un instant est un dispositif narratif réversible, qui cherche à fonder la « valeur de justice » démocratique d’un modèle caduc de « démocratie sans justice » et ce même positionnement est reconduit dans ses deux ouvrages suivants : L’imposteur (2014) et Le Monarque des ombres (2017).

26Cette « valeur de justice » que Javier Cercas articule étroitement dans son œuvre à une « valeur d’histoire » devient effective dans le champ social parce qu’elle est en quelque sorte co-instituée, et tout particulièrement en France, par des acteurs de la communauté savante. Ce processus d’investissement collectif et de transfert d’autorité entre le champ littéraire et les sciences sociales contribue à la recevabilité actuelle de ce que L. Giavarini a appelé un « système de vérité » pour la littérature contemporaine.

« Ceci est un livre d’histoire » : les angles morts de la réception historienne de l’œuvre de Javier Cercas en France

  

27Javier Cercas a souvent répondu aux questions portant sur le régime de véridicité dans la fiction d’archive, en les réduisant d’emblée à une problématique inepte [31]. Interroger la fiction du point de vue de la véridiction ou de la falsification serait en effet impossible et le romancier argue à ce sujet invariablement : « ceci est un roman ». Javier Cercas rappelle que le récit d’imagination qui se prétend sans fiction est un dispositif littéraire consubstantiellement romanesque, directement héritier de Cervantès et de l’attribution ludique de l’histoire de Don Quichotte à l’historien morisque Cid Hamete Benengeli [32]. Pour autant, cette affirmation pan-fictionnaliste n’annule pas le questionnement sur la référentialité dans son œuvre, car Javier Cercas n’a cessé de revendiquer, en tant qu’auteur et intellectuel intervenant dans le débat public européen, une profonde révision de l’histoire savante par la fiction d’archive. Il faut ainsi rappeler que Javier Cercas ne défend pas seulement un statut de « troisième vérité » : il a aussi conféré publiquement à la fiction d’archive une fonction de « révisionnisme » légitime, démocratiquement nécessaire, car il déplacerait les savoirs historiens institués, grâce au puissant levier d’une forme narrative hybride :

Y en cuanto a lo del revisionismo, si por tal cosa se entiende la necesidad de revisar permanentemente nuestra visión de la historia, de reinterpretarla para entenderla mejor, bueno, me parece que esa es la obligación no sólo del historiador, sino de cualquier persona con algún interés por entender el mundo y entenderse a sí mismo. No soy tan vanidoso como para creérmelo, pero ojalá Soldados hubiera dado una visión nueva y distinta de la guerra española [33].[Quant au révisionnisme, si on désigne par là le besoin de réviser continuellement notre vision de l’histoire, de la réinterpréter pour mieux la comprendre, eh bien, il me semble qu’il s’agit là d’un devoir pour l’historien, mais aussi pour tous ceux qui cherchent à comprendre le monde et à se comprendre eux-mêmes. Je ne suis pas assez vaniteux pour pouvoir le croire, mais j’aimerais vraiment que Soldats de Salamine soit parvenu à donner une vision nouvelle et différente de la guerre espagnole.]

28Au tournant des années 2000, Javier Cercas a installé dès Soldats de Salamine la fiction d’archive dans une position complexe. Il a promulgué tout d’abord dans ce « récit réel »une sorte « d’effet d’histoire » intransitif, qui exonèrerait le récit de la question du vrai et du faux, puisque le narrateur-enquêteur joue fictionnellement à construire une attestation véridique. Javier Cercas a néanmoins assumé publiquement la capacité de cet « effet d’histoire » fictionnel à intervenir de manière critique dans la fabrique de l’histoire et à déplacer les interprétations historiques dans la sphère publique, au même titre que les débats historiographiques académiques.

29Or, l’écart que la fiction d’archive cherche à introduire dans le débat public et dans le débat historiographique est actuellement une sorte d’angle mort, car il n’est que peu étudié par les historiens et il existe de surcroît une singularité française forte en ce domaine. Ce sont en effet des historiens français influents qui ont sans doute le plus contribué à la légitimation de la poétique docu-fictionnelle de Javier Cercas, dans le cadre d’une valorisation générale d’un nouveau mode de relations entre littérature et sciences sociales. Javier Cercas a d’ailleurs souligné lui-même à plusieurs reprises que cette réception enthousiaste par des acteurs particulièrement éminents de la communauté universitaire française avait contribué de manière décisive à refonder publiquement un nouveau régime d’autorité historienne pour son œuvre personnelle, très critiquée au début des années 2000 du point de vue de la question du révisionnisme [34].

30La reconnaissance de l’œuvre de Javier Cercas comme une « quête de vérité » historienne correspond à un moment historiographique bien particulier en France. Comme nous l’avons dit, la figure d’un « Cercas-historien » est apparue au tournant des années 2010, après le succès international d’Anatomie d’un instant et elle s’inscrit dans un contexte scientifique et politique spécifique. La publication en 2010 d’un numéro de la revue des Annales intitulée « Les savoirs de la littérature » a fait date à cet égard. Dans leur introduction, Etienne Anheim et Antoire Lilti définissaient avec précision le renversement de leurs perspectives d’historiens sur la littérature, pour ouvrir une nouvelle approche de la narrativité en histoire. Il s’agissait là avant tout d’une manière de dépasser les deux décennies antérieures de débats relatifs au narrative turn :

L’ambition de ce numéro est différente : nous souhaitons renverser le questionnaire. Plutôt que de traquer la part de fiction, de narration ou d’invention stylistique dans les textes des historiens, pourquoi ne pas s’interroger sur la nature du savoir dont la littérature est elle-même porteuse ? Au lieu de soupçonner une fois de plus l’historiographie en raison de la dimension littéraire de toute écriture, créditons la littérature d’une capacité à produire, par les formes d’écriture qui lui sont propres, un ensemble de connaissances, morales, scientifiques, philosophiques, sociologiques et historiques. [35]

31D’autres historiens français se sont reconnus dans cette proposition théorique et ce virage générationnel vers la reconnaissance historienne des « savoirs de la littérature » et d’un nouveau paradigme hybride de la « quête de vérité » dans l’espace public, que Dominique Viart a très justement identifié comme « le roman historien ». Du point de vue de l’histoire littéraire, Dominique Viart a forgé récemment ce label générique de « roman historien » pour identifier une production romanesque contemporaine européenne qui a débordé largement le cadre du roman historique, précisément parce qu’elle revendique désormais de « faire histoire ». Il a ainsi retracé depuis les années 2000 la généalogie d’une production narrative qu’il qualifie comme une « littérature de terrain », parce qu’elle parvient à mettre en partage avec les sciences sociales une enquête documentaire, l’archive constituant le « terrain » de l’historien. Il pose ainsi une nouvelle équation pour le roman contemporain et tout particulièrement pour la fiction d’archive qui serait désormais qualifiable comme une « recherche historienne », certes sans la méthode de l’historiographie, mais néanmoins reconnue capable de produire un savoir, dont les résultats seraient homologables à ceux de l’enquête en sciences sociales.

32Le roman historien, que je nomme ainsi afin de le distinguer du roman historique traditionnel, procède lui-même également d’une démarche archéologique et d’un recours soutenu à l’archive, avec une quête de documents que ne pratiquait pas le roman historique (lequel était plus soucieux d’articuler sa fiction à des événements tenus pour déjà connus). Il rompt ainsi avec l’exploitation romanesque du donné historique au profit d’une recherche historienne déployée pour éclairer des événements méconnus ou demeurés obscurs et n’est pas sans manifester envers les archives une certaine forme de fascination proche de celle évoquée par Arlette Farge.[36]

33Il faut remarquer ici que l’importation dans le champ littéraire d’un vécu historien de l’archive, préalablement formulé depuis une perspective savante par Arlette Farge dans Le goût de l’archive (1997), révèle bien à quel point désormais, une identification entre la « recherche historienne » en sciences sociales et le « roman historien » semble aller de soi et partager des expériences sensibles communes de l’aura du document original.

34En ce qui concerne l’œuvre de Javier Cercas et la reconnaissance spécifiquement française d’un statut de « recherche historienne » à son écriture, des instances de légitimation diverses, à la fois singulières et collectives, sont intervenues pour construire une valeur d’autorité historiographique. D’un point de vue individuel, tout d’abord, deux historiens français de la même génération que Javier Cercas ont envisagé les « écritures docu-fictionnelles de recherche » comme un nouveau territoire commun à la littérature et aux sciences sociales et ils ont œuvré directement à la consécration de l’écrivain espagnol comme un pionnier européen de son exploration narrative.

Patrick Boucheron et Ivan Jablonka : deux autorités d’historiens pour le roman sans fiction

  

35À l’occasion des polémiques soulevées en 2010 par la publication de fictions d’archives françaises (notamment Jan Karski de Yannick Haenel, et HHhH de Laurent Binet), Patrick Boucheron avait publié deux articles sur la configuration manifeste de nouveaux rapports entre la littérature contemporaine et l’opération historiographique [37]. Il avait ainsi retracé une généalogie européenne du renouvellement de la « puissance de la littérature » contemporaine, dans son aspiration à dire le vrai de l’histoire. À la suite de Sebald, Enzensberger ou Modiano, l’historien français identifiait également chez Javier Cercas, dès Soldats de Salamine, le pouvoir de solidement « jointoyer enquête historique et construction romanesque », pour inquiéter, à partir du champ littéraire, des héritages à la fois mémoriels et historiographiques. Plus encore, pour Patrick Boucheron, Anatomie d’un instant (2009), aurait révélé la capacité de la fiction d’archive à ne « renoncer à rien », pour totaliser la diction historienne à l’intérieur même de la poétique romanesque d’un genre volontairement paradoxal : celui du « roman sans fiction » [38]. Devenu Professeur au Collège de France depuis 2015, Patrick Boucheron continue à placer Javier Cercas et la forme hybride du « roman historien » comme une référence centrale de sa propre réflexion sur « Ce que peut l’histoire ». Ainsi, en 2017, lorsqu’il est intervenu à l’invitation du Centre d’Histoire de Sciences Po Lyon sur le thème du « Récit en histoire », Patrick Boucheron ouvrait son analyse sur l’essai de Javier Cercas, Le point aveugle (2016), en l’utilisant pour fonder les conditions de possibilité d’une jonction pleine entre la narrativité du romancier et l’approche critique de l’historien [39].

36Cette manière d’assurer en autorité historienne la fiction d’archive telle que la pratique Javier Cercas est également très présente chez Ivan Jablonka. Systématisant en 2014 l’horizon théorique inauguré en 2010 par « Les savoirs de la littérature » dans la Revue des Annales, I. Jablonka a voulu projeter les écritures de recherches dans une dimension « post-disciplinaire ». L’histoire est une littérature contemporaine revendiquait d’emblée sa visée programmatique générale, en tant que « manifeste pour les sciences sociales », retraçant l’histoire longue de la généalogie de « la littérature comme histoire », pour jeter les bases d’un tournant épistémologique contemporain : celui de « l’histoire comme littérature ». Ivan Jablonka définissait alors un régime de véridicité pleinement commun aux sciences sociales et à la littérature, ainsi qu’un horizon d’engagement politique, qualifié « d’apostolat démocratique » [40]. L’idéal d’un savoir historien en régime de participation démocratique directe constituait l’enjeu central du positionnement théorique d’Ivan Jablonka :

Dès lors qu’elles acceptent d’habiter la langue en produisant des énoncés de vérité dans et par le texte, les sciences sociales redeviennent une parole publique, démocratique, républicaine, anti-despotique, c’est-à-dire une littérature, au sens que Mme de Staël donnait à ce mot. [41]

37Là encore, l’œuvre de Javier Cercas apparaissait à l’historien français comme une référence majeure pour modéliser sa propre démarche de littérarisation de l’historiographie savante. Si I. Jablonka ne citait jamais directement le concept de « troisième vérité » forgé en 2011 par Javier Cercas et diffusé dans plusieurs grands médias européens, on peut néanmoins observer que sa formulation du « troisième continent » de la « littérature vérité » lui était très redevable. Peu après avoir reçu en 2016 le prix littéraire Médicis pour Laëtitia ou la fin des hommes, il déclarait dans le journal argentin Clarín qu’il inscrivait sa propre écriture « post-disciplinaire » dans une prestigieuse lignée de non-fiction historienne, dans laquelle il faisait figurer Javier Cercas, aux côtés d’auteurs de la stature de Primo Levi et de Svetlana Alexievitch, comme « écrivains qui développement des raisonnements profondément historiques » [42] et qui défendent les valeurs de la démocratie contre les totalitarismes ou les régimes autoritaires.

38Aussi bien Patrick Boucheron qu’Ivan Jablonka constituent donc des exemples éclairants d’historiens qui occupent actuellement des positions de pouvoir dans le champ de l’histoire savante en France et dont le prestige scientifique contribue à valider simultanément l’écriture documentaire de Javier Cercas et le paradigme émergent du « roman historien » comme engagement démocratique. En retour, il faut remarquer l’effet de légitimation secondaire produit dans le champ historiographique par ce type de transfert d’autorité. À un moment où l’identité sociale de l’historien – si en vue soit-il – est actuellement en crise, la recherche d’une proximité nouvelle entre la figure du romancier à succès et celle de l’historien savant (ou encore, dans un registre plus élitiste, entre l’artiste contemporain et l’historien) peut sembler une manière de réinstituer le capital symbolique déchu de la parole de l’historien savant dans l’espace public.

« Cercas-historien » : une légitimation institutionnelle et collective

39 Ces deux exemples ne sont pas réductibles à des parti-pris singuliers liés aux trajectoires de Patrick Boucheron ou d’Ivan Jablonka qui sont des historiens universitaires ayant entrepris de forger leurs propres identités d’« historiens-écrivains » en miroir de la figure de « romancier-historien » incarnée avec succès par Javier Cercas. De manière collective, des institutions savantes prestigieuses interviennent également dans la progressive légitimation historienne de l’écriture de Javier Cercas. En 2015, l’historien Jordi Canal, enseignant en France à l’EHESS, a opéré une sorte de transfert de cette réception française de la fiction d’archive en Espagne, en coordonnant le numéro de la revue Ayer consacré aux relations entre « Histoire et littérature ». Dans son introduction, il identifiait certaines formes docu-fictionnelles contemporaines comme « una forma de conocimiento del pasado », « une forme de connaissance du passé », citant HHhH de Laurent Binet, Anatomie d’un instant de Javier Cercas et Limonov d’Emmanuel Carrère [43]. En septembre 2016, l’Association espagnole d’histoire contemporaine (AHC), qui publie la revue Ayer, avait d’ailleurs invité Javier Cercas à ouvrir son congrès annuel, intitulé significativement Historia : Lost in translation. L’historien espagnol Justo Serna se situait directement dans le sillage de Jordi Canal, en présentant la perte de l’autorité sociale de l’historien, pour affirmer ensuite que l’écriture documentaire de Javier Cercas constituait, toujours d’un point de vue historien « una auténtica fuente de conocimiento », « une authentique source de connaissance », qui rendait l’histoire au public de masse en intégrant le lecteur à la fabrique de l’histoire [44]. En 2016, Javier Cercas a également été invité en France par le Centre de Recherches Historiques (CRH-GEHM) dans un séminaire animé par des historiens à l’EHESS sur la question du « roman sans fiction » et de ses liens avec l’opération historiographique [45].

40En France, les historiens occupent donc un rôle tout à fait prépondérant dans la reconnaissance savante de Javier Cercas en tant que figure de « romancier-historien » et ils se trouvent de fait dans une position très particulière, si l’on prend en compte la réception de cet auteur dans d’autres pays d’Europe. Lorsque Javier Cercas est invité dans des institutions prestigieuses, par exemple en Allemagne ou au Royaume-Uni, c’est pratiquement toujours dans le champ disciplinaire de la littérature qu’il intervient : par exemple en 2013, à l’université de Berlin où il a dispensé un cours de littérature sur Borges et la politique puis, en 2014-2015, en tant que Visiting Profesor en littérature comparée au St Anne’s College à Oxford. En France, il est également beaucoup invité dans des manifestations littéraires, mais le cursus honorum qu’il réalise dans des structures universitaires en lien avec la recherche historique dans des institutions de prestige confère un surcroît d’autorité à son écriture dans le domaine spécifiquement historiographique, où il gagne également une légitimité politique d’écrivain engagé pour la démocratie.

41Très récemment, en 2018, la publication en France du Monarque des ombres, permet d’observer que le « Cercas-historien » identifié par M. Martinat est une figure auctoriale de référence, désormais stabilisée à la croisée du champ littéraire grand public et du champ historiographique savant. La revue Mémoires en jeu a publié une recension du Monarque des ombres qui reconnaissait dans ce récit une forme d’écriture qui serait pleinement « en immersion » dans l’histoire et un romancier embedded au plus près de l’opération historiographique. La revue Passés Futurs a également publié en 2018 un entretien de Javier Cercas, qui est la transcription de la séance d’ouverture de son intervention de 2016 au congrès de l’Association espagnole d’histoire contemporaine. Le romancier lui-même soulignait à quel point l’importance des chercheurs français dans l’identification historienne de son écriture avait été décisive. Parlant de l’accueil enthousiaste réservé en 2010 à Anatomie d’un instant par les historiens français, il déclarait : « Por ejemplo, en Francia ha suscitado mucho interés entre los historiadores, que dicen : “esto es un libro de historia”. Ante eso, yo lo confirmo y digo sí: es un libro de historia.» [46] Comme le remarque Javier Cercas très justement, lorsque des historiens français disent –individuellement et collectivement – « ceci est un livre d’histoire » ; le romancier n’a plus qu’à acquiescer « oui : c’est un livre d’histoire ». Javier Cercas joue par ailleurs de manière virtuose à démultiplier les possibles de l’identification générique de son récit consacré au coup d’État du 23F 1981 (en l’intégrant aussi pleinement au reportage journalistique ou au roman d’analyse psychologique), mais il faut remarquer qu’il désigne avec raison l’identification historienne comme une grande originalité de la réception de son œuvre en France.

42En outre, cette reconnaissance française, à la fois historienne et littéraire, intègre une dimension fondamentalement politique. LeMonarque des ombres a en effet reçu le prix André Malraux en 2018, un prix créé par la Fondation Malraux pour récompenser l’engagement d’une œuvre en faveur d’un « combat pour la dignité » et une « démarche [qui] résonne avec l’engagement d’André Malraux dans la guerre d’Espagne ». Si le mot d’antifascisme n’est pas prononcé par le jury de ce prix, les valeurs démocratiques sont cependant au centre des critères d’attribution. En compétition avec des auteurs étrangers tels que Roberto Saviano ou Zadie Smith, Javier Cercas s’est vu décerner la première édition de ce nouveau prix littéraire qui cherche à distinguer des formes de récits engagés, pour une ego-histoire familiale qui révise l’héritage traumatique intra-familial du fascisme.

Annette Wieviorka face au « memory business » : de la réfutation de Norman Finkelstein à la consécration de Javier Cercas

  

43Peu auparavant, à l’occasion de l’attribution du prestigieux prix du Livre Européen à L’Imposteur en 2016, qui distinguait également l’engagement de Javier Cercas en faveur des valeurs démocratiques, Annette Wieviorka avait publié un article dans la revue Histoire qui mettait particulièrement en avant cette dimension citoyenne du combat pour l’histoire [47]. Intitulé « Javier Cercas, la quête de vérité », l’article de la grande historienne française de la Shoa représentait une sorte de consécration publique française de Javier Cercas comme un nouveau type d’« écrivain-historien ». Ce texte particulièrement élogieux mérite d’être analysé car il imbrique les trois principaux critères de la valeur conférée à la fiction d’archive : la quête de vérité historique, l’engagement politique démocratique et l’éthique de l’écriture d’enquête comme forme de justice littéraire. Annette Wieviorka revenait à l’origine de la poétique romanesque de « la quête de vérité » historique :

En 2001, Javier Cercas publie en Espagne, Les Soldats de Salamine, best et long-seller mondial, un magnifique « récit réel » qui raconte l'histoire vraie de Rafael Sánchez Mazas, écrivain et homme politique phalangiste, et du républicain qui lui laissa la vie sauve. Dans ce roman coexistent fiction et quête méticuleuse de la vérité historique, appuyée sur les travaux des historiens et sur l'enquête menée auprès des témoins. Car il y a de l'historien dans Javier Cercas, dans la recherche précise et opiniâtre des faits du passé. [48]

44En procédant de la sorte à un transfert d’autorité, qui la conduit à valider en tant qu’historienne la « quête méticuleuse de vérité » du roman, mais aussi la « part d’historien » qu’il y aurait en Javier Cercas, Annette Wieviorka participait directement à l’instauration d’une « valeur d’histoire » pour la figure bifrons du « romancier historien ». C’est aussi un régime d’engagement qu’elle identifiait, sous une modalité post-politique : « Javier Cercas assume pourtant le fait d'être un écrivain qui combat et qui intervient dans le débat public. Pour la vérité, pour la morale et pour ce qui lui semble juste. » [49] Cette dimension à la fois engagée et citoyenne, qui n’est donc pas celle de « l’engagement sartrien » précisait-t-elle, est en France au centre de la définition actuelle de l’identité historienne, comme a pu le montrer Nicolas Offenstadt, lorsqu’il revendique comme « combat du présent » une histoire à la fois savante et critique, sans être militante [50]. Toutefois, en croisant quête de vérité et engagement éthique, la fiction d’archive chez Javier Cercas se donne aussi un horizon de justice littéraire, dont nous avons souligné les contradictions en termes de valeurs démocratiques.

45Pour le romancier espagnol, cet engagement historien pour la justice passe par un retour hypercritique à l’archive, conçue comme source de la « vérité documentaire », pour contrer des abus de mémorialisation contemporains et l’hypertrophie de la parole des témoins/victimes, en l’occurrence les déportés espagnols en Allemagne et, par extension, toutes les victimes des crimes du franquisme. À ce propos, Annette Wieviorka rappelait incidemment que L’Imposteur en 2014 n’avait pas été bien reçu en Espagne, sans préciser toutefois la nature des débats soulevés par ce récit d’enquête consacré à un faux déporté républicain, Enric Marco [51]. Dans son propre article, Annette Wieviorka a d’ailleurs transcrit en style direct et en italique l’autoreprésentation en dissident démocratique que Javier Cercas compose de lui-même. Il s’agit d’un autoportrait d’écrivain-historien qui mettrait au défi les « intellectuels organiques » de la bien-pensance de gauche, zélateurs d’une « industrie de la mémoire » et d’une hypertrophie de la sacralité du témoignage des victimes :

L'industrie de la mémoire s'oppose à l'effort de mémoire, explique l'écrivain. On y parle sans cesse d'un « mouvement de récupération de la mémoire historique », concept sans utilité. La mémoire a envahi le domaine de l'histoire, et elle a été sacralisée. C'est ce qui explique l'affaire Marco. On n'a pas apuré les comptes du passé. On pouvait le faire. On ne l'a pas fait. Et la gauche, le camp auquel j'appartiens, pleine de bonne conscience et conformiste, ne l'a pas fait. Ce n'est donc pas seulement de la responsabilité de la droite. Le verdict est sévère. [52]

46Javier Cercas se positionnait là comme intellectuel à la fois totalement engagé à gauche, mais capable d’être critique envers sa propre famille politique, tout autant qu’envers la droite. La fiction d’archive était alors exhibée comme un genre narratif capable de mettre en tension toutes les versions hégémoniques de l’histoire et doté d’une capacité maximale d’auto-conscience critique.

47Une telle posture d’autonomie et d’indépendance mobilise en réalité des enjeux complexes. Le régime de singularité absolue, affiché également par Javier Cercas pour son alter ego autofictionnel dans L’Imposteur, cherche à signifier une rupture hypercritique avec un memory business dominant. Il s’agit là en réalité de la reformulation littérale d’un argumentaire qui est emprunté à l’essai polémique de Norman G. Finkelstein, The Holocaust industry, publié en 2000. Dans L’Imposteur, Javier Cercas, en tant que narrateur autofictionnel, se référait directement à cet essai, qui avait suscité une polémique mondiale et qu’Annette Wieviorka avait elle-même critiqué publiquement en 2001 [53]. Il nous faut alors remarquer le paradoxe suivant : c’est en France une historienne très reconnue et spécialisée dans le champ des questions mémorielles et testimoniales qui sont au cœur de L’Imposteur, qui contribue à légitimer pour la figure hybride du « romancier-historien » un type de positionnement qu’elle a par ailleurs méthodiquement réfuté d’un point de vue historiographique dans le domaine de l’essai. Annette Wieviorka avait en effet jugé en 2001 que l’ouvrage de Finkelstein et la notion même de « Shoah Business » était hors de la recherche historienne savante, en remarquant que « son livre est à peine un livre : c'est un gros article-pamphlet ». Elle avait clairement qualifié cette rhétorique de parente du négationnisme, en soulignant que Finkelstein « est très proche des discours que tient Roger Garaudy » [54]. Or, lorsque Javier Cercas adapte de manière tout à fait déclarée les thèses de la « Shoah Business » au supposé « memory business » des associations de déportés espagnols, la charge polémique et contre-historique semble se désactiver, y compris aux yeux d’une historienne aussi profondément consciente des enjeux politiques de la critique mémorielle que peut l’être Annette Wieviorka. Pourtant, les arguments, mais aussi la rhétorique qui identifie étroitement dans L’Imposteur la demande de mémoire historique des victimes du franquisme au kitsch, au marketing, mais aussi à la prostitution et à l’imposture généralisée relève bien d’une approche plus pamphlétaire qu’hypercritique du phénomène bien identifié des « abus de mémoire ».

48En effet, la charge portée par Javier Cercas dans son récit d’enquête consacré au faux déporté antifasciste Enric Marco est très explicitement polémique. L’écrivain espagnol revendique une nécessaire « critique de la mémoire », qui vise exclusivement la mémorialisation des victimes du franquisme depuis le retour de la démocratie et qu’il expliquait de manière volontairement provoquante à Annette Wieviorka en ces termes : « une demande massive et vaguement gauchiste de venimeux fourrage sentimental assaisonné d'une bonne conscience historique » [55].

49Les polémiques surgies en Espagne à la publication de L’Imposteur en 2014 concernent ce point précis : la posture hypercritique du roman documentaire permettrait à Javier Cercas de recycler un positionnement révisionniste à l’encontre du mouvement citoyen de mémorialisation des victimes du franquisme né dans les années 2000 [56]. Ce type de débats a également une histoire longue et qui est bien antérieure à l’enquête documentaire que Cercas a consacrée en 2014 au faux déporté Enric Marco. Les questions que soulève l’œuvre de Cercas s’intègrent également dans une dynamique internationale qui dépasse un conflit des mémoires simplement circonscrit au trauma national de la guerre civile espagnole. Le « révisionnisme » légitimement démocratique que défend Javier Cercas comme forme de révision nécessaire des discours mémoriels hégémoniques entretient des liens directs avec les grandes thèses d’un courant historiographique révisionniste européen qui a cherché à réinterpréter les origines du fascisme en Europe.

Révision littéraire et révisionnisme historiographique : l’attestation docu-fictionnelle de la thèse du « faux fascisme » chez Javier Cercas

50Le paradigme docu-fictionnel d’une « quête de vérité » hypercritique légitimé par une partie des historiens français depuis les années 2010 engage en réalité des usages politiques de l’histoire qui n’ont rien de la neutralité idéologique qu’ils affichent. L’engagement démocratique de Javier Cercas s’articule directement la révision docu-fictionnelle de l’histoire à des arguments qui ont été élaborés par une historiographie conservatrice européenne, pour mener à bien une profonde redéfinition des imaginaires mémoriels et démocratiques hérités de l’après-guerre, dans le contexte de la Guerre froide. Au début des années 2000, Giovanni Levi a étudié de manière précise, à la fois en Italie et en Espagne, l’instrumentalisation profondément politique de ces nouvelles rhétoriques de la révision de l’histoire, lisibles sur la scène – alors encore émergente – du roman documentaire [57]. Levi a pu ainsi montrer que l’imaginaire critique de ce type de récit fonctionnait comme un procédé de normalisation politique du passé fasciste en Europe, et tout particulièrement en Europe du Sud. À la fin des années 1990, sous les gouvernements néo-libéraux d’Aznar et de Berlusconi, l’histoire de la guerre civile espagnole a servi en Italie de levier à la contestation d’une version officielle de l’histoire nationale taxée de « résistancialiste », c’est-à-dire accusée d’être produite par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et marquée idéologiquement par la résistance antifasciste [58]. Cette révision du roman national par le roman documentaire visait concrètement à invalider tout jugement politique sur le franquisme et, par extension, sur l’expérience fasciste de Mussolini. Le révisionnisme ne passait pas par une minoration des crimes commis ou de la violence perpétrée, mais par l’affirmation d’une aporie indépassable du sens politique du fascisme. Giovanni Levi décrivait en ces termes ce dispositif romanesque d’atténuation méthodique :

Aucune position n’est ouvertement positive (Franco était cruel), les républicains sont sanguinaires et dominés par le communisme (et qu’y a-t-il eu de pire que le communisme au XXe siècle ?) ; les deux parties sont réunies sous le même jour blafard, fait de scepticisme et d’incertitude, qui paralyse tout choix et toute prise de position. [59]

51Ce jour blafard de l’incertitude est devenu pour Giovanni Levi le biais par lequel s’est formulé en Europe un nouveau réseau de rhétoriques révisionnistes qu’il a défini de la façon suivante :

Les révisionnismes d’aujourd’hui, au contraire – pour montrer que les temps et les modes de l’usage politique de l’histoire ont changé – […] n’ont pas pour objectif de réévaluer des mouvements, des personnages ou des périodes, mais de dévaluer le passé. Le thème commun a été de rendre égales, et toutes deux négatives, les parties en conflits. Dans une guerre juste mais équivoque contre les lectures manichéennes de l’histoire, on a démontré tout ce qu’il y avait également de négatif dans ce qui était apparu novateur. […] L’image du passé qui en sort n’est pas celle d’une interprétation renversée, mais d’un nivellement des positions, toutes vues comme négatives. Le passé est chargé de laideurs. [60]

52Chez Javier Cercas, exactement à la même période, la révision de l’histoire menée dans Soldats de Salamine mobilise des argumentaires et des processus interprétatifs qui sont directement liés au courant d’une historiographie savante dite révisionniste qui a revendiqué un dépassement des lectures manichéennes de l’histoire, par ailleurs tout à fait légitime d’un point de vue scientifique. Ce révisionnisme historiographique s’est caractérisé, dès son surgissement au tournant des années 1990, par une inflation hypercritique et ses résultats ont été largement invalidés du point de vue du débat historiographique. Bruno Groppo a pu montrer que les positions des principaux historiens révisionnistes tels que Ernst Nolte en Allemagne ou Renzo de Felice [61] en Italie ont consisté à formuler une révision critique de l’interprétation des fascismes européens, mais en produisant des résultats qui ne répondent pas aux exigences de la méthode historienne. De ce fait, le révisionnisme revendiqué par certains historiens italiens a pu être qualifié par Giovanni de Luna [62] comme une « anti-histoire », puisque sous des apparences savantes, cette révision historienne censément critique a produit, in fine, une réécriture idéologique des événements et un discours d’orientation conservatrice, libérale et obsessionnellement anti-communiste.

53L’émergence du nazisme et des fascismes européens est en effet interprétée principalement comme une réaction au trauma de la révolution bolchévique et au péril d’un génocide de classe communiste [63]. En juillet 1986, Jürgen Habermas avait d’ailleurs dénoncé publiquement les positions de l’historien révisionniste Ernst Nolte, en montrant comment, sous couvert de débat hypercritique historien, cette liquidation des responsabilités du nazisme allemand était informée de partis-pris idéologiques. Le philosophe s’opposait ainsi à Ernst Nolte sur plusieurs points, notamment la non-singularité de la Shoah et l’explication du « meurtre de race » nazi comme une réaction au « meurtre de classe » communiste. Nolte était en effet allé jusqu’à déclarer à ce sujet que « la soi-disant extermination des juifs sous le Troisième Reich fut une réaction ou une copie déformée et pas l'acte premier ou un original. » [64].

54Ces débats, connus en Allemagne de l’Ouest sous le terme de « querelle des historiens », Historikersteit, ont rapidement trouvé audience auprès d’un vaste public européen, au point que l’on a pu parler en Italie (mais aussi dans le reste de l’Europe [65]) d’une offensive révisionniste générale qui visait à attribuer l’origine des expériences fascistes à une réaction de survie nécessaire face à la Terreur bolchevique. Pour l’Espagne, le déferlement de ce qui a été qualifié par les historiens de véritable « marée révisionniste » a eu lieu dans les années 2000, sous les gouvernements Aznar [66]. À côté d’une abondante littérature pamphlétaire à grands tirages très radicalement néo-franquiste, des romans d’enquête documentaire sont devenus un instrument de diffusion beaucoup plus mainstream et moins identifiable politiquement. En Italie, Fabrice Jesné et Simon Sarlin ont d’ailleurs étudié en détail le rôle du roman contemporain dans la diffusion de discours contre-historiques directement inspirés de l’historiographie savante révisionniste, sous couvert de « démocratisation » de l’histoire nationale [67].

55Quels liens directs l’œuvre de Javier Cercas entretient-elle avec les thèses élaborées par le révisionnisme historiographique des années 1990 ? En 2001, le succès international de Soldats de Salamine a ouvert un nouveau cycle de « retour à l’histoire » qui, en dépit de son succès public et international, a suscité des critiques à la fois du point de vue de l’attestation des faits historiques dans la fiction, de l’usage littéraire du témoignage, et d’une interprétation idéologique qualifiée d’équidistante. David Becerra Mayor a ainsi analysé dans le roman la construction littéraire d’une co-responsabilité partagée de la violence politique pendant la guerre civile :

La novela española actual, sin embargo, contribuye a reforzar la idea de que el Gobierno legítimo republicano sea considerado un bando, situándolo en una posición de simetría con respecto al bando – ahora sí es de rigor el uso del sustantivo – franquista. No es casualidad encontrar en las novelas afirmaciones encaminadas a apuntalar la idea de que en ambos lados y por igual se cometieron todo tipo de atrocidades [68].

56Cette construction narrative de Soldats de Salamine, qui rappelle la « teoría de los dos demonios » en Argentine et qui renvoie dos à dos deux violences politiques également qualifiées de monstrueuses, rend compte de l’élaboration narrative d’une symétrie abusive entre la figure des victimes et celle des bourreaux, mais elle ne permet pas de contextualiser à la fois historiquement et politiquement ce type de discours. En effet, les liens entre Soldats de Salamine et les positions des historiens révisionnistes n’ont cependant peut-être pas été assez soulignés, car la critique littéraire est peu sensible à ce type d’intertextualité entre la fiction et les débats historiogrpahiques. Or, la continuité argumentative est manifeste dans l’œuvre de Javier Cercas, et particulièrement lisible dans l’interprétation du « faux fascisme » du phalangiste Rafael Sánchez Mazas, qui est directement redevable aux théories révisionnistes de E. Nolte.

57Le narrateur-enquêteur reconstituait en effet l’engagement fasciste effectif de l’écrivain Rafael Sánchez Mazas et il soulignait le rôle déterminant de cet intellectuel de premier plan dans la guerre civile, le considérant aussi responsable que Franco [69]. Parallèlement, le récit organisait le dévoilement progressif d’une supposée vérité historique alternative, longtemps cachée depuis le retour à la démocratie : le fascisme serait né en Espagne en réaction à la « Terreur Rouge » du bolchevisme. Rafael Sánchez Mazas, co-fondateur du parti fasciste espagnol, grand admirateur de Mussolini, était donc défini au terme de l’enquête documentaire comme un « faux fasciste ».

58Le terme de « faux » n’était pas avancé par le narrateur de Soldats de Salamine pour indiquer que l’engagement fasciste de cet écrivain d’extrême droite aurait été un simulacre, mais pour établir que le fascisme espagnol, en tant qu’idéologie, n’aurait pas une signification politique autonome, indépendante, per se. Le narrateur affirmait ainsi que fascisme en soi n’existerait pas, car l’idéologie phalangiste ne pourrait être comprise historiquement et politiquement en Espagne que comme une réaction de défense à une menace de génocide de classe, qui est celle que la Terreur communiste faisait planer sur l’Europe depuis la révolution d’octobre 1918. En une seule longue phrase le narrateur autofictionnel Javier Cercas avançait une argumentation-fleuve qui postulait l’existence d’un « fascisme contraint » par la propagation du communisme :

Quizá Sánchez Mazas no fue nunca más que un falso falangista, o si se quiere un falangista que sólo lo fue porque se sintió obligado a serlo, si es que todos los falangistas no fueron falsos y obligados falangistas, porque en el fondo nunca acabaron de creer del todo que su ideario fuera otra cosa que un expediente de urgencia en tiempos de confusión, un instrumento destinado a conseguir que algo cambie para que no cambie nada; quiero decir que, de no haber sido porque, como muchos de sus camaradas, sintió que una amenaza real se cernía sobre el sueño de beatitud burguesa de los suyos, Sánchez Mazas nunca se hubiera rebajado a comprometerse en política. [70]

59Dans ce passage de Soldados de Salamina, le narrateur quittait provisoirement le genre du roman documentaire pour développer une interprétation des origines du fascisme. Javier Cercas généralisait au-delà de la personne de Sánchez Mazas un modèle global d’adhésion au fascisme applicable à « todos los falangistas », à tous les phalangistes. Le fascisme devenait alors compréhensible comme contre-coup d’une peur sociale, qui aurait produit une réaction politique de défense, voire de survie, face à la « menace réelle » qui s’avançait sur la bourgeoisie.

60Cet extrait nous permet de comprendre que le narrateur de Soldats de Salamine n’est pas négationniste au sens où il contesterait l’engagement fasciste effectif de Sánchez Mazas. Bien au contraire, le narrateur-enquêteur apporte de multiples documents qui prouvent le rôle déterminant de Sánchez Mazas dans la fascistisation de la jeunesse espagnole et il démontre sa responsabilité politique de premier plan. On peut cependant qualifier de révisionniste sa révision documentaire que propose Javier Cercas dans la mesure où l’expérience historique du fascisme est interprétée en termes exclusifs de réaction au communisme. De telles positions, qui se situent dans la continuité directe des thèses de E. Nolte avaient été largement contestées parce qu’elles oblitéraient tous les autres réseaux de causalité, d’ordre économique ou culturel, et tout particulièrement pour l’Espagne, religieux [71].

61On pourra cependant objecter que cette logique argumentative qui vise à établir l’existence d’un « faux fascisme », c’est-à-dire d’un fascisme contraint, est tenue, dans le cadre de la fiction documentaire, par un narrateur autofictionnel appelé Javier Cercas. Or, il faut bien observer que Javier Cercas en tant qu’auteur et intellectuel défend exactement de la même manière cette thèse du « fascisme contraint » dans le débat public, et donc cette fois-ci hors du cadre de la feintise romanesque. Dans un livre d’entretiens avec le réalisateur David Trueba, publié dès 2003, Javier Cercas affirmait en effet que le personnage de Sánchez Mazas était emblématique de l’engagement fasciste en Espagne : une fois le péril communiste écarté, et l’ordre social maintenu, le fascisme se serait en quelque sorte « évaporé » des têtes des idéologues de la Phalange :

El fascismo surge como una especie de ideología de choque frente al temor de la Revolución. [...] Es un terror comprensible y el fascismo es el resultado de este terror. Ocurre, sin embargo, y eso es lo que hace fascinante el caso de Sánchez Mazas, que en el fondo muchos falangistas no eran realmente fascistas. Es decir : una vez que, con la guerra ganada, consideran restaurado el régimen tradicional, ese antiguo régimen del que sentían nostalgia, con los obreros quietos y los señoritos en su sitio, una vez eso ha ocurrido entienden que el fascismo ya no es necesario. Y tenían toda la razón. Eso explica, a mi juicio, las razones de la división de la Falange.
Le fascisme surgit comme une sorte d’idéologie de choc face à la peur de la Révolution. C’est une terreur compréhensible et le fascisme est le résultat de cette terreur. Ce qui se passe pourtant, et c’est ce qui rend fascinant le cas de Sánchez Mazas, c’est qu’au fond, beaucoup de phalangistes n’étaient pas des fascistes. Voilà pourquoi : une fois la guerre gagnée, lorsqu’ils considèrent que le régime traditionnel a été restauré, cet ancien régime pour lequel ils éprouvaient de la nostalgie, une fois que les ouvriers sont tranquilles et que les fils de familles ont retrouvé leur place, une fois que tout cela s’est produit : ils comprennent que le fascisme n’est plus nécessaire. Et ils avaient entièrement raison. Voilà ce qui explique, à mon sens, les raisons des divisions de la Phalange.

62Ces propos sont tenus au début des années 2000, et, à l’occasion de la publication récente du Monarque des ombres en 2017, Javier Cercas a reconduit à l’identique cette vision révisionniste du fascisme comme une idéologie née d’un instinct de survie face au péril du communisme [72]. L’enquête qu’il consacre à Manuel Mena, son grand-oncle phalangiste, mort à 19 ans pendant la bataille de l’Ebre, est en effet une investigation très fouillée qui cherche à reconstituer le processus de fascistisation d’un jeune adolescent, tout en mettant à jour les processus de la transmission intra-familiale de la mémoire du fascisme pendant trois générations.

Le Monarque des ombres : comment légitimer la « raison morale » du fascisme ?

63En s’engageant dans une enquête sur sa propre mémoire familiale, le narrateur autofictionnel Javier Cercas entreprend de lever un tabou à la fois personnel et collectif : le trauma de l’héritage de la mémoire fasciste en contexte démocratique [73]. Partant de ce qu’il définit comme une honte familiale et nationale, Javier Cercas travaille à rendre à son grand-oncle phalangiste sa stature morale héroïque, sans pour autant faire l’apologie politique du fascisme. Le genre hybride du roman sans fiction est alors l’outil puissant qui permet de construire un récit qui découple méthodiquement deux échelles différentes d’analyse, l’une strictement éthique et l’autre strictement politique. Deux voix narratives alternent alors avec la régularité d’un métronome dans le récit d’enquête et installent dans LeMonarque des ombres un clivage hermétique entre la « raison politique » qui condamne le fascisme du point de vue des valeurs démocratiques et l’héroïsation démocratiquement compatible de la « raison morale » de l’engagement fasciste de Manuel Mena. La première voix est celle d’un narrateur objectif, qui mime la diction historienne et entreprend de restituer les faits, rien que les faits et tous les faits relatifs à la fascistisation rapide de Manuel Mena. Javier Cercas en démontre tout d’abord à la fois l’erreur et la nécessité. Il la qualifie en effet d’erreur idéologique, puisque le seul régime politique légitime en 1936 est la démocratie et donc, malgré ses errements, la IIe République. Cette polyphonie du « roman vrai » permet d’attester, d’analyser, puis de condamner politiquement l’engagement fasciste par la voix de l’historien.

64La seconde voix est celle d’un Javier Cercas autofictionnel. Javier Cercas se met lui-même en scène, valeureusement attelé au work in progress de l’enquête historienne et de la levée du trauma familial, faisant retour en 2012 à son pays natal, accompagné de son ami cinéaste David Trueba. Dans cette « histoire d’une histoire » le narrateur va construire une pleine héroïsation actualisante du soldat fasciste en la rendant compatible avec les valeurs de la social-démocratie. Javier Cercas retourne aux origines d’une mythologie familiale : les récits transmis par sa propre mère, Blanca Mena Cercas, gardienne et relais de la légende grandiose du défunt Manuel Mena. Javier Cercas a été élevé dans une famille où le culte du mort a toujours été central, héritage de la propagande franquiste, mais aussi en lien avec la fidélité aux origines régionales d’une famille immigrée de l’intérieur. Javier Cercas a grandi en compagnie du spectre héroïque de Manuel Mena, une sorte d’Achille : « l’homme parfait que tout le monde admirait et qui était comme un soleil à la lumière de la vie, doit à présent être comme un monarque dans le royaume des ombres et ne pas regretter l’existence perdue ».

65Citant Hannah Arendt, Javier Cercas assume alors une responsabilité familiale du fascisme qui ne serait pas une culpabilité [74]. Ce découplage méthodique entre la « raison politique » et la « raison morale » du fascisme, articulé à l’inversion des rôles historiques des vainqueurs et des vaincus, est un invariant qui structure depuis toujours l’écriture de Cercas. Le Monarque des ombres est d’ailleurs présenté comme le livre jumeau et le véritable achèvement de Soldats de Salamine : il fixe également dans le roman sans fiction un positionnement interprétatif, défendu publiquement par Javier Cercas dès 2010. Dans une tribune publiée dans le quotidien El País, sous le titre « La puñetera verdad », Javier Cercas avait exposé ce qu’il nommait « la putain de vérité » du fascisme espagnol : absence complète de « raison politique » et validité totale de sa « raison morale » [75].

66Dans cette tribune de presse, sorte d’antichambre du roman, Javier Cercas affirmait déjà que la vie de son grand-oncle Manuel Mena offrait la preuve par l’exemple de la nécessité de faire coexister la reconnaissance de la valeur morale de l’engagement phalangiste et la condamnation idéologique du fascisme. En 2017, Javier Cercas a fait retour sur cette « putain de vérité » inaugurale, en utilisant le roman sans fiction pour la fonder en réalité historique. Et c’est précisément là que Le Monarque des ombres soulève le plus de difficultés : sur le terrain de l’histoire et de l’établissement véridique des faits, la « troisième vérité », qu’il a lui-même théorisée comme engagement démocratique.

67La polémique a surgi en Espagne dès la publication du Monarque des ombres en 2017. Francisco Espinosa, historien spécialiste de la répression de masse fasciste et engagé auprès des mouvements mémoriels des victimes du franquisme, a accusé dans la presse Javier Cercas de « blanchir à nouveau le fascisme » [76]. L’accusation est grave et récurrente [77]. Le livre de Cercas a dû être défendu par de nombreux autres critiques, notamment dans El País. L’influent José Carlos Mainer était préalablement intervenu et avait pesé de tout son prestige pour affirmer que Cercas n’était pas un néo-franquiste, mais bien l’héritier réel de l’esprit de réconciliation du dernier président de la IIe République, Manuel Azaña [78]. Francisco Espinosa démontre cependant avec rigueur comment Javier Cercas requalifie dans Le Monarque des ombres la répression franquiste contre les républicains de son village natal en simple « vengeance rurale » tout en reconnaissant de manière générale l’existence d’un holocauste espagnol. En effet, Manuel Mena n’est pas le seul mort de la guerre civile à Ibarhernando. Dans cette petite bourgade, douze personnes ont été exécutées par les franquistes dès le début du soulèvement contre la République, dont deux femmes. L’une d’elle était l’institutrice âgée de 22 ans, Sara García. Le narrateur-enquêteur Javier Cercas recueille le témoignage d’un villageois lui-même fils de l’une des victimes, qui attribue les exécutions sommaires à des motifs de vengeances personnelles et en minore les « raisons politiques » [79]. Le narrateur, pourtant par ailleurs hypercritique, ne commente pas la position de ce témoin qui explique l’assassinat de son propre père et de l’institutrice par une rivalité, alors que ce type d’exécutions a débordé largement le cadre des explosions de violences intra-villageoises, notamment dans le contexte de la répression systématique que le camp franquiste a organisée contre les instituteurs de la IIe République. Par ailleurs, comme dans Soldats de Salamine, le processus de fascistisation du jeune Manuel Mena est exclusivement analysé au prisme d’une réaction de classe à la terreur inspirée par le bolchevisme russe.

Conclusion

68Face à cette continuité formelle et argumentative de l’œuvre de Javier Cercas, il convient donc de s’interroger de manière critique sur la « valeur de justice » et la « valeur d’histoire » qu’engagent certains romans sans fiction. L’imaginaire d’une « démocratie narrative » relève d’un « système de vérité post-disciplinaire » qui doit être soumis à une analyse documentaire contextuelle pour pouvoir prendre la mesure de ses enjeux à la fois politiques et historiographiques. Analyser les régimes de véridicité conduit alors nécessairement à poser à la fiction, au-delà de la question du révisionnisme, celle de la falsification documentaire. Dès Soldats de Salamine, la triangulation entre vrai, faux et fictif posait en effet particulièrement problème puisque le narrateur-enquêteur, double autofictionnel de Javier Cercas, attribuait au fasciste Rafael Sánchez Mazas un rôle attesté de Juste, c’est-à-dire de sauveur de victimes de la répression des années 1940, qu’il n’a pas eu historiquement [80]. Peut-on alors dire que le romancier-historien commet une imposture historiographique ? Javier Cercas s’empare de cette question et y répond lui-même d’une manière particulièrement sophistiquée. Il joue dans L’imposteur d’une symétrie vertigineuse entre sa propre figure auctoriale et celle du faussaire bien réel du faux déporté Enric Marco et compose un dialogue imaginaire dans lequel le mystificateur adresse un réquisitoire sans appel contre un « Cercas-historien ».

69Lorsque cette figure de « Cercas-historien » est située dans des débats à la fois politiques et historiographiques dans lesquels elle cherche à intervenir, la critique peut également mieux situer les ambigüités idéologiques de l’imaginaire démocratique d’un régime de « troisième vérité » pour la non-fiction, en dépit de la position surplombante qu’elle revendique. En abordant ce type de littérature du réel précisément comme un récit à situer dans le réel, j’ai essayé de montrer que la fabrique de la « valeur d’histoire » de l’entreprise littéraire de Javier Cercas repose également sur un investissement collectif fort de la communauté historienne, qu’il convient également d’identifier et d’interroger historiquement.

70Comme l’a magistralement analysé Françoise Lavocat, dans Fait et Fiction. Pour une frontière (2017), l’avènement mainstream de la non-fiction des années 2000 ne doit pas susciter uniquement un consensus sur la fécondité herméneutique des « savoirs de la littérature ». Françoise Lavocat appelait en effet à une nécessaire et salutaire méfiance critique à l’égard des contenus de savoirs ainsi élaborés :

Le développement du docufiction ne m’enchante pas, car il revient justement à produire de la connaissance en s’exemptant de la contrainte du recoupement documentaire ; il arrive que cela serve à avancer des thèses historiques contestables, ou qui, du moins, ne sont pas proposées à la discussion, et ne sont pas censées susciter le doute ni le désir de vérification. [81]

71Le roman sans fiction, tel que le pratique Javier Cercas, mais aussi de nombreux autres auteurs contemporains, doit susciter un effort spécifique et des approches adaptées aux thèses que le récit prétend fonder en réalité documentaire. Le désir de vérité du roman sans fiction peut alors faire l’objet d’un désir de vérification. De la même manière, la vocation démocratique du roman sans fiction est elle aussi appelée à être interrogée, précisément du point de vue des faits et des valeurs de la démocratie que l’enquête documentaire cherche à y associer [82]. Cet examen est particulièrement urgent lorsqu’il s’agit de questions aussi centrales et aux enjeux politiques aussi actuels que l’interprétation historique des fascismes européens ou la place de la justice dans la démocratie.