Colloques en ligne

Agnieszka Karpowicz

L’archive de la voix. Une nouvelle dimension du texte littéraire de Miron Białoszewski

1Afin d’aborder l’archive de la voix de Miron Białoszewski (1922-1983), il faudrait d’abord caractériser le style littéraire de son auteur. Białoszewski fut l’un des principaux poètes, prosateurs et dramaturges polonais du XXe siècle. Depuis son entrée sur la scène littéraire polonaise, en 1956, le style de Białoszewski se caractérisait, aussi bien en poésie qu’en prose, par le recours fait aux marqueurs de la quotidienneté. Ainsi, l’on peut remarquer dans ses romans, poésies et les pièces de théâtre qu’il a créées, une forte présence d’objets de la vie quotidienne transformés en objets artistiques. Cette démarche correspond à la tentative de transgresser les frontièresséparant la vie de l’auteur et son art, sa vie privée et publique, enfin la littérature et son contexte. De cette manière, le « vécu » le plus intime de l’auteur nourrit sa création littéraire. Son écriture comporte beaucoup d’éléments autobiographiques, tout en étant dépourvue d’accents qu’on pourrait qualifier d’autofictionnels.

2Il s’agit d’un récit à la première personne, puisque l’auteur, le narrateur et le personnage principal sont la même personne, le point de vue est interne, et nous savons que l’auteur raconte sa propre histoire. Ses proses et ses poésies ont toujours une structure diaristique, elles comprennent notamment des notes datées, toutefois le lecteur sait qu’il est en présence d’une création littéraire relevant du domaine de l’art, car l’identité de l’œuvre se détache nettement des autres écrits de l’auteur, tels Le Journal secret paru en 2012, date avant laquelle il était interdit à la publication à cause d’une clause formulée par Białoszewski avant sa mort. Tout ce qui est raconté est présenté comme vrai, l’auteur se plie à l’exercice de la sincérité, cependant le contenu de son journal intime révèle qu’il avait tout de même procédé à une certaine sélection des faits. Néanmoins, nous observerons une vraie symbiose entre l’expérience vécue et son expression artistique. Plus généralement, quelle que soit la forme d’écriture adoptée, il y a toujours deux « moi » qui coexistent au sein de son œuvre ; d’un côté, celui du moment de l’événement raconté qui s’inscrit dans le passé, de l’autre, celui du moment de l’écriture qui épouse le présent.

3Son récit entretient un rapport complexe avec la réalité : l’auteur relate des faits qu’il a vécus, parfois avec un regard rétrospectif qui porte, entre autres, sur son l’enfance passée dans la capitale polonaise d’avant la Seconde Guerre mondiale, l’Insurrection de Varsovie (1944) à laquelle il a survécu en tant que civil, et dans un second temps, sa maladie, le déplacement du centre-ville vers les banlieues (1975), la séparation avec son partenaire, Leszek Soliński, qui est aussi l’un des personnages littéraires connus de ses œuvres.

4Tout ce qui est raconté est présenté comme vrai : les faits évoqués sont réels ainsi que les lieux et les personnes – on y reconnaît les amis de Białoszewski. De manière analogue, chaque appartement du poète représente aussi bien le centre du monde littéraire de l’auteur que le centre de son monde intime. Les romans, ainsi que les poésies, se présentent d’abord comme les produits d’une enquête portant sur la vie quotidienne, les textes ne penchent pas du côté de la fictionnalisation du vécu. C’est pourquoi l’œuvre de Białoszewski ne révèle pas d’un document impersonnel. On pourrait avancer qu’il s’agit d’une écriture axée davantage sur l’observation et l’interprétation de l’expérience telle qu’elle est vécue dans un moment précis et dans un contexte particulier, semblable en cela à la pratique auto-ethnographique que :

[...] plusieurs auteurs définissent [...] comme une « méthode de recherche et d’écriture, un genre autobiographique, qui met en lumière diverses couches de la conscience de l’expérience, ralliant le personnel au culturel ». Ces auteurs amènent aussi l’idée d’un va-et-vient entre l’expérience personnelle et toute la dimension culturelle et sociale de l’objet d’étude, en accordant ainsi une place prépondérante au soi [1].

5En effet, Białoszewski déclarait à ce propos : « J’écrirai absolument tout » [2]. Il soulignait sa recherche du mot juste, celui qui ne passerait pas à côté dela vie, et permettrait ainsi d’intégrer à la littérature les moindres de ses événements. Son écriture vise à donner l’impression qu’une action est en train de se dérouler, elle participe alors d’un processus de médiation entre la réalité et les supports qui servent à enregistrer les actions, les conversations, ou encore les pensées. La spécificité de son œuvre s’explique donc par la nécessité de mettre en ordre les matériaux littéraires selon la logique narrative d’un récit de vie, et – ce qui paraît le plus important pour pouvoir appréhender les archives de la voix de Białoszewski – par le fait que le récit littéraire ressembleà une conversation, parfois même à une espèce de rumeur.

6De petits dialogues sténographiés, qui semblent avoir été « croqués sur le vif », se trouvent au cœur de ses récits ; de cette façon les textes dont il est l’auteur travaillent une forme de communication quotidienne, presque banale, et nous font penser aux propriétés de la parole vive, plus proche de la vie. Effectivement, cette forme narrative toute particulière, empruntée à un genre familier qui est le « potin », caractérisé par la présence d’une parole rapportée, est aussi l’un des principaux marqueurs de la quotidienneté dans l’œuvre de Białoszewski. De plus, ce type d’écriture autorise l’auteur à explorer le langage familier et courant avec plus de liberté que dans un roman traditionnel. Grâce aux procédés qu’il utilise, Białoszewski fait entendre une parole spontanée, il la fait résonner au sein même de ses textes.

7En effet, j’ai choisi de mettre en avant quelques éléments du style de Białoszewski qui me semblaient les plus significatifs dans le contexte des archives de sa voix. Les archives en question véhiculent une parole enregistrée sur des cassettes audio. L’auteur y lit ses proses, poésies et drames. Rappelons-nous que le recours à la langue parlée est aussi l’une des principales modalités de transcription de l’expérience communicationnelle dans l’œuvre de Białoszewski. Dans l’optique qui était celle de l’écrivain, l’art pouvait rendre compte du vécu, le décrire et le raconter. Cependant, même si la vérité essentielle de l’expérience et le contexte de la situation étaient,selon lui, transmissibles, il partageait tout de même certains doutes sur les pouvoirs de la littérature, exprimés ainsi par Jean-Jacques Wunenburger :

L'œuvre écrite [...] est destinée à conserver des fragments et traces de cette aventure sensible, ouvrant ainsi la voie à une rencontre qui n'est plus un spectacle mais une expérience quasi chamanique. Reste à savoir dans quelle mesure on peut s'émanciper totalement de la représentation pour accéder à une autoprésentation du cosmos dont l'artiste serait le médium [3].

  

Les caractéristiques des archives de Białoszewski

  

8Quelle serait donc la relation entre les œuvres écrites et les archives de la voix de Białoszewski ? Pourquoi méritent-elles d’être écoutées et étudiées de nos jours ? Afin de pouvoir répondreà ces questions, il est nécessaire de caractériser ces archives et le rôle qu’elles ont pu jouer dans la vie et le développement des pratiques artistiques de Białoszewski.

9Il est peu probable que le poète ait attaché une grande importance à la conservation de ses documents au tout début de son aventure avec le magnétophone à cassette. En vérité, il a commencé à dicter ses textes, car son amie et secrétaire Jadwiga, responsable de leur transcription, était aveugle. Il voulait ainsi lui faciliter la tâche. De manière générale, Białoszewski n’aimait pas la machine à écrire, il préférait écrire à la main, il avait donc besoin d’aide pour transcrire ses textes afin de les publier. Sa réflexion sur le médium semble par ailleurs très proche de celle de Marshall McLuhan, selon lequel la machine à écrire ne sert pas tant à exprimer une pensée, qu’à la transcrire [4]. Comme l’a remarqué l’un des spécialistes de Białoszewski, au début des années 1970 : « [L]a dictée a été inventée comme un procédé d’enregistrement, elle consiste à marquer la ponctuation avec la voix (ayant pour but la transcription). La technique d'enregistrement compte ici beaucoup plus que la valeur artistique » [5]. Ces premières séances avaient aussi un caractère expérimental. De là, on pourrait dire que la technique liée à l’usage du magnétophone jouait le rôle du laboratoire, permettant à l’artiste de vérifier le rythme et l’orchestration de ses textes. Białoszewski relisait ses textes à haute voix après les avoir écrits. Autrement dit, il s’agissait d’une méthodede travail ; c’est ainsi que l’auteur a écrit Mémoire de l'insurrection de Varsovie [6], de loin le plus célèbre de ses textes.

10À cause du prix et de la rareté des cassettes audio, qui étaient un bien peu accessible en Pologne à l’époque communiste, l’auteur a commencé à enregistrer ses nouveaux textes sur la même cassette que Mémoire de l'insurrection de Varsovie. C’est pourquoi les traces des œuvres antérieures ont disparu. Pour la même raison, l’archive dont nous disposons aujourd’hui est incomplète. Seulement de petits fragments de Mémoire... en cours de préparation ont été préservés. À partir du milieu des années 1970, encouragé par son amie, Białoszewski a commencé à traiter ces quasi-archives et quasi-laboratoires, dans une pratique vraiment sérieuse et artistique. C’est elle qui lui a d’ailleurs conseillé de conserver ces cassettes et les a rangées. Selon ses propres mots :

Après un certain temps, Miron a commencé à se servir lui-même du magnétophone. Il a commencé à pratiquer cette nouvelle technique d’écriture et m’a persuadée d’accepter l’idée de la dictée. Dès le début il dictait avec des signes de ponctuation. Miron ne se ménageait pas, il était extrêmement persistant. Il était en mesure d'enregistrer deux, deux heures et demie, bien que sa santé soit faible et que l’enregistrement soit fatiguant pour son cœur [7].

11Après la mort de Białoszewski en 1983, Jadwiga Stańczakowa a légué toutes les archives de l’écrivain au Musée de la Littérature à Varsovie. Cette collection comporte quelques dizaines des cassettes enregistrées. Dès lors, de quelles manières pouvons-nous aborder ces archives en tant que chercheurs ? Leurs études ouvrent-elles de nouvelles perspectives interprétatives quant à l’analyse des textes littéraires de Białoszewski ?

Les nouvelles dimensions du texte littéraire de Miron Białoszewski

  

Le « Lecto-oral »

  

12Nous savons désormais que Białoszewski était fortement inspiré par la parole vive et l’oralité présente dans la culture. La manifestation la plus évidente de cette fascination se trouve dans son usage du magnétophone, en témoigne également sa pratique de déclamation, surtout des œuvres du grand poète romantique, Adam Mickiewicz, dont les poèmes se distinguent par une architecture sonore particulière, un rythme métrique et la présence des rimes, attestant des influences venant du chant traditionnel et du folklore polonais.

13Selon certains spécialistes de son œuvre, le texte écrit de Białoszewski est simplement « oralisé », il n’y a pas d’écart entre le texte en prose et celui en vers, ainsi son style serait une imitation du « dit » en forme écrite. De même, autant dans ses proses que dans ses poésies, on trouve de nombreuses marques littéraires de la voix, telles que l’usage du dialogue, des exclamations, des décrochements typographiques sous différentes formes, mais il s’agit avant tout de la structure même du récit ; tous ces éléments évoquent un discours ordinaire. On pourrait associer les récits de Białoszewski à une forme du bavardage. On y trouve la présence d’une voix silencieuse, et pourtant parfaitement audible pour le lecteur. Ainsi, la première piste de réflexion que je souhaite engager concernera les traces d’oralité présentes dans son œuvre.

14Cependant, en écoutant l’enregistrement de la voix de Białoszewski, nous remarquons sa différence avec la parole spontanée, contrairement à elle, la voix du poète porte les marques des structures écrites qui l’ont influencée. Białoszewski lisait à haute voix les textes qu’il avait écrits auparavant. Même s’il lui arrivait de modifier son texte selon les effets de lecture, et même s’il prenait la décision de le publier ou pas en fonction de ces mêmes effets, il y avait toujours, pendant une séanceavec le magnétophone, la possibilité de faire un « retour à un original immuable » [8], qui ne serait pas envisageable – selon l’anthropologue anglais Jack Goody – dans le cas d’une expression vraiment orale, quand il n’y a « qu’une version à partir de laquelle [on peut] travailler » [9]. Mais selon Goody – qui a examiné de près les relations entre l’oralité et l’écriture –, bien qu’il existe des différences entre les cultures de l’oralité et celles de l’écrit, qui affectent profondément la façon dont une personne communique et interagit avec son entourage et par-là la nature et la manière de construire un récit, et plus largement, les modes de communication, on ne retrouve pas ces modèles en étudiant les pratiques sociales. C’est cette association d’oralité et d’écriture qui est distincte d’une société à l’autre et différencie à son tour la communication. Ce même mélange apparaît également dans l’art de Białoszewski où il est mis en avant et acquiert une dimension artistique.

15En effet, l’écrivain avait pour habitude d’utiliser ses « capacités mnémoniques et des aide-mémoires, directement liés à l’écriture » [10], il n’apprenait pas par cœur, n’improvisait pas, c’est pourquoi il s’agissait plutôt d’une modalité du texte écrit et lu par son auteur : ses textes avaient pour vocation d’être performés. Notons au passage qu’au début de chaque enregistrement, soit Jadwiga, soit Białoszewski annonçait le numéro de la cassette. De même, l’auteur avait pour habitude de donner les titres de ses proses et poésies, ainsi que le nom du cycle dont le vers qui allait être déclamé faisait partie. De toute évidence, ces remarques s’adressent au lecteur-auditeur familier de son travail littéraire, ce qui confirmerait l’hypothèse d’une logique d’écriture inhérente à ses archives sonores.

16Souvenons-nous du fait que l’idée d’avoir recours à l’enregistrement lui soit venue de Jadwiga, qui a également rangé et archivé toutes les casettes. La cécité dont elle était atteinte a infléchi son rapport à l’œuvre de Białoszewski : pour elle sa voix enregistrée n’était pas une forme transitoire, au contraire, elle était finale et autosuffisante. Par ailleurs, la technique d’enregistrement des textes utilisée par l’écrivain ne correspond pas à la définition de la poésie orale considérée comme l’art de la voix [11]. En effet, la prononciation de Białoszewski était négligente, peu soignée, il faisait des erreurs, s’arrêtait et reprenait sa récitation de manière fortuite, même si une partie de ses enregistrements peuvent être considérés comme de la poésie sonore au plein sens du terme. Cependant, l’étude comparative à la fois des enregistrements et des textes publiés m’a amenée à penser que la forme orale du récit n’est pas tout à fait indépendante et qu’elle n’était pas non plus le but ultime de sa création. Bien que les versions publiées de ses œuvres soient d’habitude très proches des versions enregistrées, on remarque aussi des modifications intéressantes. L’aspect de ses textes que l’on pourrait assimiler à de « l’oralité » est hautement problématique et ne va nullement de soi. Comme le décrit Jack Goody dans « L’anthropologue et le magnétophone », l’enregistrement de la voix c’est aussi une sorte de « graphie » [12].

17De cette façon, on peut avancer que l’œuvre de Białoszewski est un cas d’« oralité mixte », en coexistence avec l’écriture et plus ou moins influencée par elle. Le terme d’« oralité médiatisée », défini par le médiéviste suisse Paul Zumthor comme « un type d’oralité mixte, fruit d’une culture de masse et de l’industrie dont les effets sont encore à découvrir» [13] paraît tout aussi pertinent. L’analyse des docu­ments sonores permet de défendre la thèse selon laquelle l’œuvre de Białoszewski pourrait être perçue comme médiatrice entre les deux formes de sociabilité présentes dans la culture ; d’un côté, celle de l’oral, et de l’autre, celle de l’écrit. Toujours d’après Jack Goody, le trait le plus intéressant serait lié au fait que l’apparition du texte écrit n’ait pas mené au déclin de l’oralité. En effet, on attend d’un orateur qu’il prononce un discours (avec des notes, si besoin) au lieu de le lire, car cette manière de faire nous semble plus « authentique ».

18Ainsi, la littérature de Białoszewski vise à atteindre cet effet d’authenticité, notamment par l’usage d’éléments tirés de la vie intime, ainsi que par son aspect autobiographique et « oralisé ». Toutefois, la technique de travail utilisé, celle de l’enregistrement de la voix, peut paraître un peu artificielle ou même superflue : elle est loin d’être une simple réalisation d’un scénario préalablement écrit. Si on tentait de définir l’apport de l’analyse des archives sonores dans l’interprétation de la littérature qu’il a produite, on pourrait avancer que l’œuvre et la démarche de Białoszewski nous permettent de mieux comprendre le rapport dynamique qui se joue entre le dit et l’écrit. Effectivement, dans son projet artistique ces deux versants cohabitent et s’entrecroisent, sans pour autant se résoudre l’un dans l’autre. Ainsi, nous pouvons assister à une remédiation des phénomènes de l’oralité. L’auteur expérimente, il explore les possibilités de l’art, principalement littéraire, par le médium sonore. Il est à la recherche des traits d’union entre la parole et la voix, le fait d’entendre et de lire, enfin entre l’oreille et l’œil. De cette manière, il tente de remettre en cause les privilèges accordés à la littérature traditionnelle et institutionnalisée. Si la littérature de Białoszewski est devenue moins statique, immobile, elle le doit principalement à toutes ces expérimentations liées aux changements de format et de support : c’est en testant leurs nouvelles modalités offertes par le magnétophone à cassette que l’auteur a réussi à rapprocher ses textes de la vie quotidienne.

19Une première conclusion qui s’impose concerne l’importance de la dimension autobiographique dans la pratique d’écriture qui fut celle de Białoszewski : à l’aide de cette « oralité » mobilisée par de nombreux procédés que nous venons de décrire, la vie quotidienne et l’expérience vive du scripteur purent s’exprimer à travers un texte littéraire. Ainsi, comme l’entendait l’écrivain, il serait possible de transcrire une voix en littérature, et cette dernière en sera enrichie, mais surtout davantage aux prises avec la réalité de la vie quotidienne. De même, la littérature de Białoszewski pourrait aussi être considérée comme une sorte d’archive de la vie du poète et de sa voix sauvegardée sous forme écrite.

20Il me semble que l’archive de sa vraie voix, qui est aussi une archive littéraire, nous met devant un objet de recherche spécifique, à savoir une littérature-processus qui correspond à la tentative de créer une littérature « vive ». C’est pourquoi nous devons considérer l’ensemble de ce processus comme une œuvre d’art et le traiter comme telle. Cette forme de littérature ressemblerait plutôt à une performance, partiellement conservée dans un musée à Varsovie, ou alors à la « mouvance » de Paul Zumthor, terme qui désigne « l’instabilité radicale » du texte littéraire [14].

La voix, le contexte, la performance

21D’un point de vue scientifique, les archives sonores de Białoszewski présentent un double intérêt, car elles se prêtent aux recherches portant à la fois sur sa littérature et sur la biographie de l’écrivain. Elles regorgent de richesses, surtout en ce qui concerne le terrain des « contextes de la littérature ». Ce dernier représente sans conteste la partie la plus intéressante des archives évoquées. Il en est ainsi car lemagnétophone a enregistré les réponses et les réactions émotionnelles provoquées par la voix de Białoszewski. L’écrivain se rendait régulièrement chez son amie Jadwiga afin de procéder aux enregistrements, il le faisait quelques jours après avoir écrit de nouveaux fragments d’un texte. De plus, il avait pour habitude de convier ses amis à lui rendre visite chaque mardi. Ces fameux « mardis », à mi-chemin entre une rencontre amicale et une séance théâtrale, lui donnaient l’occasion de performer ses textes devant un public. Il allumait son magnétophone plus ou moins subrepticement, il pouvait tester de la sorte les réactions suscitées par sa manière de lire et de réciter ses œuvres en devenir.

22En écoutant ces archives, on peut identifier les différentes modalités de cette lecture performée ; le public est parfois nombreux, alors que sur d’autres cassettes on distingue seulement la voix de Stańczakowa, et on peut alors en venir à la conclusion que le handicap de son amie fournissait la seule raison pour effectuer cette forme de lecture à haute voix. Il serait par ailleurs important de noter que l’écrivain ne branchait jamais son microphone pour enregistrer des sons venants de l’extérieur.

23En effet, dans le cadre de son projet artistique, l’usage du magnétophone était strictement réservé aux voix humaines. En revanche, les réactions des auditeurs directs et les rumeurs qu’ils émettaient après une performance, aussi bien que les bruits de la rue, n’étaient enregistrés que par hasard. Ainsi, c’était sa propre voix comprise dans un espace d’intérieur, qui l’intéressait le plus, sa voix de performeur. On peut donc considérer que son archive sonore est, dans une certaine mesure, une archive de la performance, genre dont l’archivage est très difficile (voire quasiment impossible). Paul Zumthor considère la performance comme une forme orale qui fait aussi apparaître une forme élémentaire de théâtralité. Il met l’accent sur le corps et la valeur qualitative de la vocalité en tant que médium de la voix ainsi que sur l’indissociabilité de la parole et du geste [15]. De là, on pourrait traiter les documents sonores laissés par Białoszewski comme des traces d’une performance, des gestes, et du corps. Dans cette perspective, le magnétophone serait aussi un outil d’écriture.

24Nous pouvons désormais nous poser une autre question : quels genres de relations la voix écrite de l’auteur et sa voix réelle entretiendraient-elles ? La voix, dans ses rapports avec la forme et le contenu des textes littéraires, serait à mon sens un élément très actif, aussi bien sur le plan thématique que sur le plan formel. Tandis que nous pouvons apprendre à mieux connaître les personnes qui nous entourent à travers ce qu’elles disent ou racontent, la même assertion ne semble pas s’appliquer sans nuances aux écrivains. Selon Hélène Matte, « Un écrivain [...] est quelqu’un qui fait silence, au sens propre, puisqu’il fabrique du silencieux (l’écriture) avec du verbal, et puisque l’écriture (ou la lecture) ne peut avoir lieu sans un rapport privilégié au silence » [16].

25La voix de Białoszewski serait, à mon sens, associéeà la pratique de « singer ». En effet, l’écrivain imitait les voix de ses amis, à l’instar d’un humoriste-imitateur qui parodie la voix d’une personne, ou alors comme quelqu’un qui voudrait faire rire Jadwiga ou son groupe. Rappelons-nous que « Les verbes comme imiter ou singer comportent bien une dimension non seulement orale mais aussi gestuelle et corporelle, en plus d’une signification sociale » [17]. Or, vers 1982, Jadwiga et Białoszewski voulaient « créer ensemble et enregistrer une sériequi devait s’intituler Les Histoires aveugles » [18]. L’écoute des enregistrements de l’auteur confirme l’hypothèse selon laquelle la création littéraire avait pour lui une très forte dimension sociale ; elle était liée à l’amitié, au contact et à la communication directe. Plus encore, elle émanait de ses relations interpersonnelles, et véhiculait une forme de relation aux autres.

26Grâce aux cassettes archivées, nous pouvons déduire que, pour Białoszewski la littérature et l’écriture renvoyaient à une forme de communauté ; d’un côté, ses textes étaient performés devant un groupe, de l’autre, le texte écrit s’apparentait à une sorte de bien commun, « à partager et à échanger » [19]. Spécialiste de littérature, Mélodie Simard-Houle caractérise les relations entre la rumeur, l’oralité et la littérature en ces termes :

L'oralité est enfin associée à la mise en scène d'une sociabilité plus restreinte dont participe le conteur : c'est la petite société du récit-cadre qui discute et se raconte des histoires. Dans ce contexte, la rumeur joue un véritable rôle narratif : elle agit comme déclencheur et multiplicateur du récit [...] Ce jeu met à nouveau de l'avant le caractère douteux et semi-fictif de la rumeur, produit d'une circulation orale [...] [20].

27La forme définitive de l’œuvre dépendait aussi bien des réactions qu’elle a pu suscitées au stade de la performance, que de l’autocorrection faite par l’auteur lui-même en réponse à la réécoute de ces déclamations. Ainsi, sa littérature s’est dotée d’une structure ouverte, mouvante, etsujette aux déplacements. Zumthor associe la parole du poète au « souffle d’une gorge singulière » [21]. Ce genre de parole ne se transforme en œuvre poétique qu’au sein de la performance. Aussi bien les documents sonores d’archives que les textes seraient donc des traces d’une performance, de la parole, du geste et de la voix, formant ainsi un ensemble indissociable. Chez Paul Zumthor, « La performance apparaît comme une action orale-aurale complexe, par laquelle un message poétique est simultanément transmis et perçu, ici et maintenant. […]» [22]. Toujours selon lui, c’est « la coïncidence entre la communication et la réception » [23] qui définit au mieux une performance. Le chercheur trouve que la fonction primaire de la performance « est d’assembler une multitude autour de l’éminence d’un acte de parole. Le temps du performatif est un temps de rencontre, une rencontre spécifique. La présence englobe des présences, le temps de la performance est celui de la communauté, il est d’ordre social » [24]. Les rumeurs et bavardages intégrés à l’œuvre de Białoszewski ont joué, à mon sens, un rôle essentiel dans les formes de sociabilité qu’il associait volontairement à son travail, car ils assuraient une prisede contact avecles autres, et soudaient la petite communauté à laquelle il appartenait.

28Il ne faut pas oublier que l’écriture suppose une prise de distance, un éloignement qui, dès le début, conditionne la création littéraire. La lecture silencieuse renforce l’individualisme : « La théâtralité généralisée de la vie publique commence à s’estomper, et l’espace se privatise » [25] ; la parole vive est alors dévaluée et « La fixité du point de vue crée une scission du penser et du corps, le corps individuel comme le corps social » [26]. Cependant, cette scission n’a pas lieu d’être dans l’œuvre de Białoszewski. Notons également que sa pratique de l’enregistrement, accomplie aussi bien seul qu’en compagnie de Jadwiga, s’est faite encore plus régulière après le déménagement du centre-ville vers les banlieues et la séparation avec son partenaire. On comprend que cette situation lui était particulièrement difficile à vivre. Le geste consistant à parler au microphone pour enregistrer sa voix ressemblerait alors aussi bien à la pratique de la mémoire de soi – en atteste l’enregistrement du Journal Secret contemporain de cette période – qu’au fait de se parler à soi-même. Il serait à comprendre comme une expression du besoin de contact avec les autres (ou soi-même), et comme une méthode permettant de pratiquer son identité afin de mieux la cerner. Dans La lettre et la voix, Zumthor souligne que lors d’une performance orale, l’auteur, le récitant, le narrateur et le texte forment un ensemble et deviennent indistincts, alors que la lecture permet, au contraire, d’obtenir « un effet de distance » [27].

29En dernier lieu, je souhaite ajouter que l’analyse de la création littéraire de Białoszewski sous l’angle de ses archives sonores nous permet de mieux comprendre et ainsi de mettre en avant la politique de la vie privée et des aspects sociaux de la littérature créée par cet auteur. Jaeck Kopciński résume cette situation comme suit : « L’état de siège en Pologne [1981-83 – A.K.] a favorisé le développement de contacts familiaux privés, que Białoszewski [...] aimait depuis toujours, en leurs donnant un caractère unique, et en les portant à un niveau plus élevé, celui d’une œuvre d’art » [28].

30Toute cette histoire avait commencé avec un célèbre théâtre de chambre organisé par l’écrivain et ses amis quand le stalinisme tirait à sa fin. À l’époque, c’est-à-dire en 1955, les formes de vie culturelles étaient très restreintes par le pouvoir en place. Quant à la voix, elle possède cette propriété un peu intimiste qui résulte du fait qu’elle soit près du corps, de la vie quotidienne, et en mesure de recouvrir un espace vraiment réduit. En effet, « l’oralité » présente au sein de l’œuvre de Białoszewski et dont il était beaucoup question ici, faisait partie de tout un projet socio-artistique basé sur une communauté d’amis, un cercle privé, familial, centré autour de la volonté commune de créer ensemble, et en quelque sorte, en dehors de l’idéologie et des institutions officielles, ainsi que de l’histoire politique du XXe siècle. Elle se joua en grande partie dans une chambre d’appartement situé à Varsovie et c’est la parole partagée qui en fut le principal vecteur.

31Enfin, les archives de sa voix et les documents sonores archivés par Białoszewski seraient à la fois des éléments de son auto-ethnographie et des lieux de création artistique, à l’instar de certains textes qui peuvent être pensés comme des lieux de savoir. Ils forment de véritables objets d’art sonore, et nous laissent en héritage des exemples de la poésie sonore – cela est d’autant plus vrai aujourd’hui, quand une maison de disque appelée « Bôłt Records », vient de publier les réinterprétations musicales des textes en proses et poèmes enregistrés autrefois par Białoszewski [29].