Colloques en ligne

Emmanuel Bouju

Mal d’archive, bien du roman

Arkhè, rappelons-nous, nomme à la fois le commencement et le commandement. (Derrida, Mal d’archive)

1Je voudrais évoquer ici la place et le rôle de l’archive – ou de ce qui joue comme archive – dans le roman contemporain (français et européen), en particulier dans la fiction de l’histoire : la place et le rôle de l’archive comme « constitution d’une instance et d’un lieu d’autorité » (comme disait Derrida dans le « Prière d’insérer » de Mal d’archive [1]) – instance et lieu qui servent étroitement la légitimité, ou le crédit du roman face à l’histoire.

2Pour point de départ, je rappellerai – comme je l’ai déjà souvent fait – l’utile remarque de Michel de Certeau sur la structure feuilletée de l'écriture de l'histoire (du discours historiographique) :

Se pose comme historiographique le discours qui « comprend » son autre – la chronique, l'archive, le document – c'est-à-dire celui qui s'organise en texte feuilleté dont une moitié, continue, s'appuie sur l'autre, disséminée, et se donne ainsi le pouvoir de dire ce que l'autre signifie sans le savoir. Par les « citations », par les références, par les notes et par tout l'appareil de renvois permanents à un langage premier (que Michelet nommait la « chronique »), il s'établit en savoir de l'autre. Il se construit selon une problématique de procès, ou de citation, à la fois capable de « faire venir » un langage référentiel qui joue là comme réalité, et de la juger au titre d'un savoir. [...] Sous ce biais, la structure dédoublée du discours fonctionne à la manière d'une machinerie qui tire de la citation une vraisemblance du récit et une validation du savoir. Elle produit de la fiabilité [2].

3Ce « texte feuilleté », cette « structure dédoublée », qui articule la chronique et le récit, désigne donc la « machinerie » de l’écriture de l’histoire : machinerie qui tire du fonds documentaire et archivistique, par le moyen de la citation (et du montage), sa fiabilité, voire sa légitimité. Or le roman détourne à son profit ce modèle feuilleté de l'historiographie, en misant à sa manière sur le « procès de citation » de la chronique archivistique et sur la façon dont « elle joue comme réalité ».

4C’est du moins ce que j’ai tenté de montrer naguère dans La transcription de l’histoire [3], en avançant l’idée que la force (la fiabilité) du roman était liée à l'exercice alter-historiographique, si l'on veut, de ce feuilletage : convocation d'une chronique lacunaire ou quête d'une chronique idéale, récit d’enquête sur le texte virtuel du passé, exercice des mémoires possibles (et pas seulement plausibles), fiction du témoignage et de l'archive (produite dans le texte ou produite par le texte).

5Plus que le partage pragmatique habituel entre pacte référentiel et pacte fictionnel [4], c'était précisément, selon moi, la différence du rapport à l'archive (ou plus généralement au document) qui écartait le plus le roman (ou le récit littéraire) de l'historiographie proprement dite, et qui permettait de souligner les potentiels conflits de légitimité entre eux – en particulier quand le romancier, ou l’historien, prétend confondre les deux, comme récemment Ivan Jablonka ou Javier Cercas.

6Pour reprendre aujourd’hui, en d’autres termes, cette question, je dirais que si, comme Derrida le rappelait, l’archive est à la fois, en tant qu’arkhè, commencement et commandement, origine et autorité (archivium, autorité d’archonte), la littérature contemporaine tire des signes de son absence le prétexte et le moyen d’une écriture de l’histoire comme réinvention rêvée d’une autorité-fantôme.

7Je distinguerais pour cela trois cas-types de cette « machination » de l'archive (ou de son “immachination” comme dirait Pynchon, prolongeant Deleuze [5]) :

8L’insertion de l'archive, pour un détournement (au profit du roman) de ses fonctions : non pas tant fonction d’attestation que de contestation, non pas progression vers la preuve mais régression vers la trace comme simple empreinte, non pas reconnaissance mais réplique (ou bien simple bénéfice illusionniste...). Ce que j’appellerai l'inarchivation.

9Un cas plus particulier, plus ambigu mais tout aussi intéressant : le doublage de l'archive (son commentaire et réécriture, sa contra-diction) comme pratique littéraire de destitution des modalités d'interprétation de l'histoire héritées de la tradition (historiographie classique, récit national, mythologie coloniale, etc.). Ce que j’appellerai la contrarchivation.

10L’invention de l'archive, enfin, plus radicalement. Que j’appellerai archifiction.

L'inarchivation : insertion et détournement

11J’entends par là l’usage explicite des archives réelles (vérifiables) par citation (références, extraits), selon les modèles du récit historiographique, du montage moderniste ou du collage postmoderniste (méta-historiographique à la Linda Hutcheon) ; usage explicite mais intégration dans une perspective narrative ouvertement distincte de celle de l'historiographie.

12En France, l’un des exemples-types serait le fameux Dora Bruder de Modiano, qui repose sur un simple extrait de journal de la fugue de Dora et sur quelques archives de la déportation liées à la famille Bruder : archives par moment citées, comme dans le cas des lettres au Préfet de Paris – c’est-à-dire citées pour être lues, afin de permettre de recouvrer la voix absente des destinateurs en même temps que de reproduire dans le blanc de la page le scandale du silence des destinataires. Le recueil des archives, dans ce cas, sert surtout à mieux cerner l’obscurité qui demeure malgré lui, et ainsi à préserver, à conserver intact le secret de la fugue de Dora (cette tentative secrète de passer par le chas de l’aiguille, de sortir de l’Histoire).

13On compte de très nombreux exemples contemporains de ce feuilletage d’archives, à la double lumière de la mémoire (empêchée, trouée, absente, disparue) et de l’imagination (qu’elle soit mise en images ou carrément fiction) – selon la double postulation ouverte par Perec avec W ou le souvenir d’enfance, et dans la lignée du « paradigme indiciaire » de Carlo Ginzburg.

14Soit il s’agit de récits mémoriels (ou a-mémoriels si l’on veut, dans le cas d’une mémoire absente qu’il s’agit de recouvrer), type Les disparus de Daniel Mendelsohn ou Une histoire familiale de la peur d’Agata Tuszynska [6] : feuilletage des strates archivées (ou non-archivées) de la mémoire, éclairage des « secrets de famille », écriture de l’absence comme effacement des traces, etc.

15Soit il s’agit plutôt de fictions d’enquête historique (que j’appelle « romans de l’historien ») type The Lazarus Project d’Aleksandar Hemon [7] : très beau roman de la confrontation d’une figure autofictionnelle de l’auteur, Vladimir Brik, au monde qui l’entoure et à l’histoire qui sous-tend ce monde – à travers le portrait romanesque d’un alter ego, un portrait en miroir ou en « repoussoir » : celui de Lazarus Averbuch, émigrant Juif assassiné en 1908 par la réaction antisémite et anti-anarchiste de la police de Chicago. Un roman où la strate archivistique sert de support à un récit imaginaire second, un récit au présent de la hantise du passé, avec « résolutions » paradoxales ou radicales.

16Soit, enfin, il s’agit, entre les deux, de la veine « néo-journalistique » et/ou micro-historienne qui a tendance à se réinventer en France aujourd’hui sous le nom de « littérature du réel » – comme si du réel le reste de la littérature ne se souciait pas – et qui produit l’archive au bénéfice plus ou moins clair et utile de l’ethos, souvent démonstratif, du narrateur (comme dans Laetitia d’Ivan Jablonka).

La contrarchivation : doublage et contradiction

17De ce premier courant, l’on peut rapprocher et distinguer le traitement plus singulier et plus massif de l’insertion des archives par dédoublement du texte en copie (citation) et commentaire, aux fins d’une réécriture palimpseste (ou d’une réinterprétation) du substrat archivistique.

18L’exemple-modèle à mes yeux est celui de L'Affaire Moro [Il Caso Moro] de Leonardo Sciascia [8], un texte fondamental pour le contemporain, pourtant en partie oublié. C’est le commentaire des archives de l’affaire (ou du moins des lettres adressées par Moro pendant sa captivité) comme seule compréhension possible de ce qui est arrivé. L'élucidation du réel coïncide ainsi parfaitement avec une double expertise : le diagnostic sur le mésusage politique de la langue et du langage, et l'interprétation des lettres de Moro, lesquelles disent, à qui sait les lire (ce à quoi s’emploie l’auteur), toute la vérité d'une mise à mort scandaleusement consensuelle (le pouvoir en place validant pour des raisons de tactique politicienne la logique mortifère des terroristes). L’affaire Moro est un texte fondamental car il montre en pratique que savoir déchiffrer le texte enfoui sous les archives, c'est pouvoir élucider la violence du réel (éclairer au grand jour « la parodie obscure, ténébreuse, cachée de l’assassinat légal [9] »). L’Affaire Moro est ainsi, comme son titre l’indique, un palimpseste des archives de « l’affaire Moro » : c’est le palimpseste de la raison contre la fiction archivée du terrorisme, contre la complicité de ce que Moro appelle les « deux stalinismes » (Brigades rouges & DC) ; il rétablit une vérité que le pouvoir a voulu à tout prix effacer.

19Je vois le prolongement contemporain de cette entreprise dans la formule d’une écriture-commentaire en marge de la récollection des témoignages – comme dans Wiera Gran, l’accusée [10], un extraordinaire contrepoint dialogique, au risque du scandale, à la mythographie romanesque et cinématographique qui a entouré l’histoire du « pianiste » Wladyslaw Szpilmann ; et dans l’exercice d’une pleine autorité du montage (exercice de la dispositio), comme chez Svetlana Alexievitch, à l’exemple des Cercueils de zinc sur les guerres soviétiques en Afghanistan, ou de l’impressionnant Fin de l’homme rouge [11]. Chez Alexievitch, tout repose sur une recomposition rhapsodique des voix personnelles susceptible de faire entendre la voix collective : l’archive est ainsi produite autant (ou plus) qu’elle n’est reproduite, par la simple autorité du montage et d’un léger surpiquage d’interprétation.

20Il faudrait aussi évoquer l’exemple à la fois très singulier et paradigmatique de Revu et corrigé [12] du regretté Péter Esterházy, qui avait entrepris, à la découverte du dossier d'emploi de son père dans les archives de la police politique hongroise, de redéfinir non seulement son histoire familiale mais aussi sa propre pratique littéraire (celle accomplie dans l’immense Harmonia Cæelestis) : en faisant de l'écriture du roman la publicisation du scandale archivistique en même temps que le lieu d'une révolution de sa propre énonciation littéraire, Péter Esterházy éclairait les uns par les autres les faux-semblants de l'histoire et les illusions de la littérature.

21Donc pour résumer ce second point : la contrarchivation est à la fois réemploi et déconstruction des modalités antérieures d'énonciation, à partir du commentaire de l'archive. Structure feuilletée visible dans le texte (souvent de façon très simple comme chez Alexievitch), où l'archive ne sert plus seulement à produire de la fiabilité pour le récit : elle sert aussi et surtout à récuser les faux-semblants de l'énonciation, à mettre en question la possibilité d’une légitimité du récit traditionnel, à accentuer la crise du crédit qui touche la parole publique, en obligeant le discours littéraire à réinstituer sa propre autorité sur les ruines de la rhétorique qui était la sienne auparavant.

L'archifiction : fiction de l'archive

22C’est la réinterprétation contemporaine du manuscrit trouvé : archive imaginaire, fleuron secret, pièce manquante de l’historiographie.

23Il en existe un très bel exemple récent avec Guerre & guerre de László Krasznahorkai [13] et son personnage d’archiviste, Korim, qui tente de sauver pour l’éternité, en le copiant sur internet depuis New York, le manuscrit génial qu’il a trouvé dans les archives de Budapest, sous le numéro de dossier IV.3/10/1941-42 :

Chez lui, dans son pays, fit Korim qui brisa enfin le silence, chez lui, il travaillait dans un centre d’archives, et un beau jour, aux alentours de seize heures trente, il avait découvert sur l’une des étagères du fond un dossier que personne n’avait dérangé depuis des décennies, et il s’était déplacé vers la lumière pour l’examiner, s’était arrêté sous le lampadaire qui éclairait la grande table centrale, et là, il avait ouvert le dossier, l’avait parcouru des yeux, feuilleté, avait examiné les différents documents avec l’intention, dit-il à l’interprète qui avait bien du mal à garder les yeux ouverts, d’y mettre de l’ordre si nécessaire, et pendant qu’il examinait les différents papiers, notes, lettres, actes de propriété, copies de testaments, et autres actes notariés et documents officiels concernant la famille Wlassich, bref, le genre de papiers habituels, il avait découvert une chemise portant la référence, il s’en souvenait très bien, n°IV.3/10/1941-42, qui ne correspondait pas, il l’avait aussitôt remarqué, à la catégorie des documents personnels, répertoriés aux archives sous le code IV, puisqu’il ne s’agissait ni de notes, ni de lettres, ni d’actes de propriété, ni de copies de testaments, ou d’autres actes notariés et documents officiels, mais de tout autre chose, il l’avait remarqué dès qu’il l’avait eu entre les mains et s’était mis à examiner l’ensemble, feuilletant au hasard quelques pages à la recherche d’un indice, une date, un nom de famille ou celui d’une institution, susceptible de l’éclairer sur la nature du document et de lui permettre ensuite de traiter le dossier en soumettant les rectifications appropriées, bref, il avait cherché un chiffre ou un nom afin de pouvoir identifier l’objet, en vain, le manuscrit dactylographié, qui devait, à vue d’œil, rassembler entre cent cinquante et cent soixante pages, non numérotées, ne contenait rien en dehors de lui-même, aucune date, aucune note à la fin de l’ouvrage indiquant qui l’avait écrit et où, rien du tout, ce qui l’avait intrigué, dit Korim, et il s’était alors mis à examiner le type et la qualité du papier, le type et la qualité de la frappe, et de la typographie, et en avait conclu que ce document ne correspondait pas aux autres papiers du fascicule, certes divers et variés mais qui offraient une certaine parenté, ce manuscrit, expliqua Korim à l’interprète qui piquait du nez, n’avait de toute évidence aucun rapport avec le reste, c’est pourquoi il avait décidé de reprendre le document et d’appliquer une autre méthode, consistant à lire le texte, et il s’était donc assis, et s’était plongé dans la lecture, les heures avaient défilé, mais il n’avait pas bougé avant d’arriver à la fin, après quoi il avait éteint les lumières, fermé la porte, était rentré chez lui, où il avait repris sa lecture, car il avait ressenti le besoin de relire ce que le hasard avait placé entre ses mains, le relire immédiatement, dit-il d’une voix appuyée, car les trois premières phrases avaient suffi pour le convaincre qu’il détenait là un ouvrage peu ordinaire, vraiment peu ordinaire, il pouvait même révéler à Monsieur Sárváry qu’il était en possession d’un ouvrage extraordinaire, absolument époustouflant, bouleversant, et de portée universelle [14].

24Korim comprend ainsi que l’auteur de ce manuscrit idéal « avait décidé d’inventer quatre hommes merveilleux, purs, probes, quatre anges, quatre être aériens, remarquables, infiniment délicats, dotés de magnifiques pensées, et, en parcourant le cours tracé de notre Histoire, y avait recherché un point à partir duquel les faire sortir de l’Histoire » :

Oui, dit Korim, et ses mains se mirent à trembler, ses yeux à brûler, il semblait être soudainement pris d’un accès de fièvre, une porte de sortie, voilà ce qu’avait cherché pour eux ce Wlassich ou quel que soit son nom, il avait cherché un moyen surnaturel de les faire sortir, mais n’avait pu le trouver, il avait envoyé les quatre hommes dans le monde réel, dans l’Histoire, c’est-à-dire dans l’état de guerre permanent, et tenté de les installer en divers endroits prometteurs de paix, une promesse jamais tenue, et c’est avec une force accrue, un réalisme de plus en plus démoniaque et une précision de plus en plus infernale qu’il s’était mis à dépeindre cette réalité en y insérant ses propres créatures, en vain, car la route les conduisait d’une guerre à une autre guerre [15] […]
« Ils n’avaient plus de Porte de Sortie, il n’y avait que la Guerre et la Guerre, partout, même en lui-même », dit alors Korim.

25Je me suis surtout intéressé pour ma part à l’archifiction comme pratique de la fiction de témoignage du personnage historique [16], en remontant à l’exemple magistral de Moi Franco de Manuel Vázquez Montalbán, qui produit l'archive « rêvée » du franquisme (l’autobiographie de Franco) pour mieux s'en débarrasser – en privant Franco de son dernier pouvoir : raconter sa mort. On a affaire là à un récit de fiction où le geste de l'invention de l'archive non seulement est affiché comme tel, mais même revêt un enjeu fondamental, qui n'est pas celui du risque révisionniste, mais au contraire celui de la réactivation d'une mémoire historique susceptible de s’estomper trop vite. Depuis, s’est affiné le modèle de ce que j’ai appelé le roman istorique, avec pour cas-exemple Jan Karski de Yannick Haenelet son coup de force d’une autorité auto-instituée, capable d’inventer la voix du personnage historique, à partir d’une position initiale de témoin de témoin [17] : un retour à l’autopsie et à l’acoustique pré-hérodotéennes, le narrateur campant un istor archaïque imaginaire, pour un conflit ouvert de légitimité qui considère la fiction comme risque et responsabilité.

26Donc, pour conclure ce troisième point, je dirais que l’usage de l’archive est (re)devenu une tendance sensible du roman contemporain, avec de multiples inflexions : plus ou moins rapport mimétique aux modèles historiographiques, plus ou moins dissimulation ou ostentation du geste fictionnel, plus ou moins ironie et distance, plus ou moins réinvestissement des mots d'ordre du formalisme à des fins nouvelles, etc. Et surtout, l’on tend à glisser, me semble-t-il, du paradigme indiciaire au paradigme fiduciaire : à la quête indéfinie des empreintes du passé, se substitue le coup de force singulier de l’identité d’emprunt historique. Cela contribue-t-il efficacement à la « fiabilité », à la légitimité, au crédit du roman ? Il y a le risque de manipuler volontiers les morceaux d'archive comme des valeurs ajoutées a priori, où la référence historique sert souvent d'alibi au manque d'imagination. D’où des polémiques légitimes (bien que parfois un peu vaines). Et le questionnement est nécessaire aux cas limites, comme dans l’exemple de Jan Karski, de L’Imposteur (Javier Cercas) ou des Bienveillantes.

27J’insisterais donc volontiers sur le moment particulier de l'incertitude pragmatique liée au détournement de l’usage des archives à l’intérieur d’un cadre (fictionnel ou référentiel) en principe clair. C’est le cas par exemple dans Hammerstein ou l’intransigeance. Une histoire allemande de Hans Magnus Enzensberger [18], qui comprend des dialogues imaginaires de l’auteur avec la voix même du témoin (Hammerstein et d’autres). On remarquera que dans le passage du Bref été de l’anarchie. La vie et la mort de Buenaventura Durruti [19] (un texte pionnier, contemporain de la vogue des témoignages de micro-histoire en France [20] et annonciateur des pratiques ultérieures de transcription romanesque) à Hammerstein, Enzensberger a conservé sa pratique de la récollection des archives et témoignages en forme de « fiction collective », mais il l’a assortie d’une autorité d’un autre ordre : désormais, le texte ne se contente plus d’accompagner le montage des archives de scolies interprétatives (de « gloses » critiques) ; il associe à ce montage l’effet autoptique de photographies comme prises sur le vif et surtout l’invention acoustique de « dialogues posthumes ». Mais ces dialogues sont immédiatement reconnaissables comme fictifs, évidemment : selon le modèle antique et classique des entretiens avec les morts.

28Plus original encore, en ce sens, est l’exemple de La Petite Communiste qui ne souriait jamais de Lola Lafon, dont l’avant-propos précise bien :

La Petite Communiste qui ne souriait jamais ne prétend pas être une reconstitution historique de la vie de Nadia Comaneci. Si les dates, les lieux et les événements ont été respectés, pour le reste, j’ai choisi de remplir les silences de l’histoire et ceux de l’héroïne et de garder la trace des multiples hypothèses et versions d’un monde évanoui. L’échange entre la narratrice du roman et la gymnaste reste une fiction rêvée, une façon de redonner la voix à ce film presque muet qu’a été le parcours de Nadia C. entre 1969 et 1990 [21].

29De fait : il y a bien une inarchivation ostensible et une contrarchivation plus secrète, sur laquelle s’appuie l’archifiction de communication (confession) avec le personnage historique. Mais cette fiction de communication, placée sur le même plan que les archives, en devient tellement crédible qu’elle suscite spontanément un effet supérieur de réalité (qui vient contrarier dans les faits l’avertissement de l’avant-propos, en faisant oublier au lecteur que c’est une fiction) :

Quand je relis mes notes, l’épisode me paraît clair : Nadia se rebiffe contre Béla et sa discipline, ils se disputent constamment. Ceausescu, lui, cherche une occasion d’amoindrir le pouvoir de Béla, qui, sous surveillance et sous écoute, n’a plus peur de rien, pas même de la Securitate. La décision est prise : elle s’entraînera à Bucarest. Béla, vexé, quitte Onesti et s’installe à Deva, au nord, afin de mettre en place une nouvelle école, une « fabrique de médailles ».
J’envoie à Nadia cette version. Non, répond-elle, c’est inexact. Elle n’avait pas réellement le désir de s’éloigner, c’est le régime roumain qui a pris cette décision sans la consulter, ils détestaient Béla.
Quelques jours après notre échange, un magazine roumain publie un article qui contredit sa version et infirme la mienne. Le document issu des archives de la Securitate évoque des courriers répétés qu’elle aurait adressés à l’époque aux autorités, les suppliant de la muter à Bucarest car elle est à bout. Et lorsque le Parti s’oppose à leur séparation, car ils craignent que sans lui elle ne commence à perdre, il est fait mention des menaces de suicide de Nadia si on ne la sort pas de là.
À l’autre bout du fil, elle se tait. Puis, sèchement :
« Vous allez lire quoi, après ? Des journaux à scandale ? Allez-vous finir par me faire confiance ? Les dossiers secrets de la Securitate sont vos sources, vraiment ?
Ces dossiers peuvent être consultés maintenant, avez-vous lu celui qui vous concerne ?
Non.
Vous le ferez un jour ?
Jamais. Jamais. Je n’ai pas envie d’apprendre ce que je ne veux pas savoir, d’ailleurs, ceux qui y sont allés ont été détruits par ce qu’ils ont lu.
Ah… Qu’ont-ils découvert ?
Bon. Tout le monde ou presque allait rapporter ce qu’il connaissait de ses voisins à la Securitate pour être tranquille. On n’avait pas trop le choix. Mais certains ont découvert récemment que leur mari ou leurs enfants les surveillaient pour le compte de la Securitate… Alors, qui croire ? Ces dossiers sont remplis des mensonges de tous ceux qui cherchaient à s’en tirer le moins mal possible ! »
Je raccroche avec la sensation qu’en terminant notre conversation là-dessus, elle cherche à me faire douter de toutes les versions que je lis, indépendamment de la sienne [22].

30Tout se passe donc comme si s’établissait progressivement une sorte de contrat de lecture qui modifiait le partage archive / fiction censé être clairement établi dans le pacte liminaire, pour progressivement renverser en crédit singulier le scepticisme généralisé de la reconstitution du passé et de la relativité de ses « versions ».

31Dans le cas du roman de Lola Lafon, cela sert, derrière le jeu de cache-cache avec la réalité historique, l’ambition de faire entendre une voix inaudible, de porter à la surface la profondeur d’un sous-texte caché sous les strates archivistiques disponibles (l’histoire « authentique » de la Roumanie communiste sous Ceausescu, dissimulée sous la légende dorée de la Petite Fée).

32C’est la réécriture de l’archive absente d’une dictature [23]. Et c’est aussi une lutte avec soi-même, par double spéculaire interposé :

Il était une fois une histoire, cette histoire-là dont j’envoie consciencieusement chacun des chapitres à celle qui en est l’actrice et la spectatrice. Elle note, juge, exige la révision de quelques passages ou applaudit. Elle tient ma main qui écrit son histoire, m’encourageant à croire et écrire ce qui est parfois inexact, elle le sait sûrement [24].

33Soit : l’écriture comme acrobatie et voltige, gymnastique, « performance » comme dans les lectures-concerts qui accompagnaient la sortie du livre. Soit aussi, pour reprendre mes catégories : inarchivation ostensible, contrarchivation plus secrète, et archifiction qui engage, de plusieurs façons, la voix personnelle de l’auteure, en risquant son crédit propre dans la hiérarchie de valeurs des discours historiques.

34Pour finir, j’évoquerai l’extraordinaire Goetz et Meyer du romancier serbe exilé au Canada, David Albahari [25] – peut-être l’un des tout meilleurs romans contemporains sur la hantise du passé : un roman où la strate archivistique, explicite (l’histoire du camp de la Foire de Belgrade) sert de support à un récit imaginaire second, un récit au présent de la hantise du passé, avec « résolutions » paradoxales ou radicales. Le narrateur, voulant percer le mystère de deux conducteurs de camion à gaz, Goetz et Meyer, bourreaux de presque toute sa famille, en vient à délaisser la quête indiciaire (les archives protégeant leur secret [26]) pour « plonger dans la vie des autres comme si c’était [sa] propre vie, ce qui était bien le cas » :

Mon intérêt pour eux date de l’époque où j’essayais de combler, autant que je le pouvais, les vides de mon arbre généalogique. J’avais dépassé la cinquantaine, je savais où la vie me menait, il ne me restait qu’à chercher d’où j’étais sorti. J’ai hanté les archives, visité les musées, emprunté des livres aux bibliothèques. C’est ainsi que Goetz et Meyer sont entrés dans ma vie [27].

35Il endosse ainsi progressivement, par lui-même et en lui-même, le rôle et la voix, interchangeables, des deux Allemands, tirés du secret bien gardé de leur passé :

Voilà ce qui m’arrive : je m’imagine parler avec des personnes dont je ne connais même pas le visage. Cela devait arriver tôt ou tard. Je ne connaissais pas mieux, il est vrai, les visages de la plupart de mes parents, mais, dans leur cas, je pouvais au moins jeter un coup d’œil sur le reflet de mon visage dans le miroir pour y chercher leurs traits, alors que dans le cas de Goetz et de Meyer je n’avais aucun point de repère. Tout un chacun pouvait être Goetz. Et pourtant, seuls Goetz et Meyer étaient Goetz et Meyer, personne d’autre ne pouvait être à leur place. Rien d’étonnant alors à ce que je me sentisse tout le temps glisser, même en marchant sur un sol plat. Le vide constitutif de Goetz et de Meyer faisait un tel contraste avec le plein de mes parents – sinon celui de leurs personnalités réelles, au moins celui de leur mort – que chacune de mes tentatives d’accéder à ce plein m’imposait de passer d’abord par ce vide. Pour me faire une idée juste des personnes aussi réelles pour moi que mes parents, il fallait que je pusse concevoir tout d’abord des personnages aussi irréels que Goetz et Meyer l’étaient pour moi. Non pas les concevoir, mais les créer. Il m’a donc fallu, impérativement, être parfois Goetz, ou Meyer, pour savoir ce que Goetz, ou Meyer, pour savoir ce que Goetz, ou Meyer – moi, en fait –, pense de la question que Meyer, ou Goetz – encore moi –, a envie de lui poser. Goetz qui n’était pas Goetz parlait à Meyer qui n’était pas Meyer. En pensant à tout cela, mes mains tremblaient légèrement. Rien de plus facile que de se perdre dans la forêt inextricable de la conscience d’un autre [28].

36La quête concrète des archives sert ainsi de support à une rêverie dévastatrice et puissante, ironique et sincère à la fois : à une nouvelle boîte-miroir de la fiction, où la douleur fantôme d’une généalogie perdue cède la place au glissement hallucinatoire, à l’identification intérieure, déchirante et destructrice, aux bourreaux du camp de la Foire de Belgrade. Au risque de transformer – ironie sous-jacente d’un roman aussi drôle que désespéré, à la façon de Thomas Bernhard – la visite de classe qu’organise le narrateur-professeur, devant ses élèves terrifiés, en re-présentance et survivance du terrible passé :

Car aussi longtemps que se maintient la mémoire – c’est cela que j’ai en fait voulu leur dire – subsiste la possibilité, aussi infime qu’elle soit, que quelqu’un, un jour, quelque part, parvienne à voir les vrais visages de Goetz et de Meyer, ce à quoi je ne suis pas parvenu. Car aussi longtemps que ces visages ne seront que les reflets d’un vide, et pourront donc tenir lieu de n’importe quel visage, Goetz et Meyer ne cesseront de revenir et de renouveler l’absurdité de l’histoire, laquelle finit par rendre aussi nos vies absurdes. L’arbre généalogique se tait, il ne répond pas. Je me tais moi aussi. Quand certaines paroles ont été dites, ce n’est plus la peine de parler [29].

37C’est une épifiction [30], si l’on veut, de la disparition, incarnée dans l’autorité-de-papier du roman : un recommencement et un contre-commandement de l’histoire archivée, dans la fiction d’une voix qui est le seul lieu d’autorité encore possible, la seule arkhè dans laquelle retrouver tout à fait la famille perdue, le lien d’une généalogie irrémissiblement rompue par l’histoire.

38Ainsi dirais-je, pour conclure :

39Le mal d'archive, c'estle bien du roman.

40Et l'arkhè de l'histoire, c'est paradoxalement l'un des lieux les plus contemporains pour la littérature.