Colloques en ligne

Christian Jouhaud et Judith Lyon-Caen

De quoi les traces regardées comme des objets sont-elles l’archive ?

1Les historiens et quelques autres, les littéraires, par exemple, ont l’habitude de scruter les traces que portent des archives quand ils fréquentent ces lieux qu’on appelle « les archives » : traces sélectionnées et classées d’actions accomplies, d’opinions, de convictions, etc., et aussi traces de l’action d’archiver. Nous voudrions adopter ici une démarche à rebours de celle-ci en nous demandant ce que gardent les traces comme archive de leur production. Ces traces sont pour nous, dans notre travail d’historien, des écrits, déposés dans des dépôts d’archives ou non. Si l’on regarde ces traces non comme des réservoirs d’informations, mais comme des objets à part entière produits d’une histoire, il faut admettre que ces écrits sont le fruit d’une écriture. Pas seulement d’une activité graphique, mais d’un travail de la langue, tout particulièrement dans une société où la littérature peut servir de norme et d’inspiration ; d’horizon et de ressource. La question devient alors : l’écriture peut-elle être considérée comme un geste de conservation historiquement situé susceptible d’être étudié comme tel ? Peut-on en faire l’ethnographie ? Pour le dire autrement : peut-on étudier un écrit du passé comme archive de son écriture ?

2Nous avons souhaité explorer, dans cette perspective, quelques écrits des XVIIe et XIXe siècles, des écrits conservés, certains comme archives de l’État, d’autres comme œuvres – pour les premiers, donc, des écrits considérés ordinairement comme des documents du passé, qui deviennent par le travail de l’historien « documents sur le passé » ; pour les seconds des écrits du passé susceptibles d’être conservés pour être arrachés à ce seul passé, et donc traverser le temps pour la valeur que l’on prête à l’art avec lequel ils ont été composés ; et, bien sûr, à l’intérêt que l’on peut aujourd’hui encore trouver à leur contenu.

3Le 2 avril 1974, France Culture proposait un entretien entre Pierre Barbéris, spécialiste de Balzac, et l’historien Georges Duby sur le thème « Littérature et société ». Les deux universitaires échangeaient sur la « valeur documentaire » du texte littéraire. Duby affirmait que bien des textes littéraires ont une valeur historique pour l’historien qui y puise des informations et qu’il peut regarder comme des documents. Barbéris acquiesçait, tout en soulignant que « ceci pose un problème important » :

Le document littéraire est bien sûr un document historique, et peut être lu en tant que tel. Ceci dit, il a son langage propre, et il dit des choses que ne dit pas le document historique. Que le document littéraire ait valeur historique, c’est incontestable, et on pourrait en donner de nombreux exemples. Il n’en demeure pas moins qu’à partir du moment où on fait la lecture historique du document littéraire, le document littéraire ne cesse pas pour autant d’être intéressant en tant que littéraire, c’est-à-dire que la lecture de sa signification historique fait qu’il y a, malgré tout, un reste. C’est précisément sur la signification historique de ce reste que j’aimerais m’interroger. (…) Quelle est la valeur historique de ce « reste » du littéraire, après le passage de la lecture historique ? [1]

4Entendons bien. Pierre Barbéris ne parle ici ni d’écrit, ni d’archive, il s’interroge sur ce qui reste dans un texte littéraire au-delà de sa valeur documentaire positive. Il s’interroge sur la valeur historique de ce reste qui est précisément « littéraire » valeur qu’il situe dans le « langage propre » du texte littéraire, dans sa capacité à « dire des choses que ne dit pas le document historique ». Si l’on pense aux archives telles que les travaillent les historiens, on pourrait considérer comme un reste de l’écrit, une fois effectuée la lecture documentaire et positive, ce que nous avons appelé la « trace en tant qu’objet ». Ce reste est ce qui est déposé de l’activité d’écriture dans l’écrit, c’est l’épaisseur de l’écriture dans l’archive, c’est l’historicité propre de l’écrit en tant tel. Ce reste relève donc d’une histoire de l’écrit. Dans les sociétés avec littérature sur lesquelles nous travaillons, la littérature est bien l’un des aspects de l’épaisseur de l’écriture, parce qu’elle est, pour les individus qui écrivent, une ressource possible, un horizon, une dimension de l’écriture. Du moins, c’est bien ce lien entre littéraire et écriture que nous allons essayer d’interroger en nous confrontant à ce reste dans quelques écrits du passé, ce reste qui étonne, qui dérange, qu’on peut choisir de laisser de côté, ou au contraire de regarder pour ce qu’il est : ce quelque chose qui excède la lecture documentaire et que nous commentons parfois d’un « c’est bien écrit ».

Les restes scripturaires d’une crise démographique d’Ancien Régime

5Regarder les écrits comme des objets suppose d’abord de tenir à distance les classifications de ces objets établies dans l’évidence de ce qu’ils furent dans l’action qui les a suscités et de ce qu’ils sont devenus comme source (un rapport, un acte de gouvernement ou d’administration, un discours, une fiche policière, etc.). Cette mise à distance accomplie, de quoi le reste devient-il l’archive ? Toute réponse à cette question passe par l’étude d’écrits situés dans le temps de leur production et de leurs usages, sans ignorer pour autant leur éventuelle puissance de représentation qui a traversé le temps. En bref, cette réponse passe par des études de cas. Nous allons d’abord nous arrêter sur une constellation d’écrits du temps de la monarchie absolue, à l’époque de Louis XIV.

6De l’été 1661 à l’été 1662, la France a connu une très grave crise de subsistances qui a affecté sa démographie pendant plusieurs années [2]. On estime que cette crise, qui touche en gros la moitié nord du pays à l’exception de la Bretagne, a provoqué une surmortalité d’environ un million de personnes en trois ans. Cet événement tragique a suscité beaucoup d’écrits à l’époque.  Ces écrits contemporains les uns des autres ont été classés dans des catégories très différentes par les historiens de la société d’un côté et par les spécialistes d’histoire littéraire de l’autre, dans des registres qui ne sauraient communiquer. Notre question : « de quoi ces écrits regardés comme des objets et pas seulement comme des sources sont-ils l’archive ? » est d’abord un outil pour abattre de tels murs historiographiques.

7Bien des correspondances privées de l’époque évoquent ces malheurs du temps, mais aux yeux des historiens la valeur de lettres d’administrateurs, comme les intendants, leur sont d’une valeur documentaire de « source » très supérieure. Les intendants écrivaient très régulièrement aux ministres pour rendre compte de la situation dans leur circonscription appelée « généralité ». Cette correspondance d’agents de l’État dans le cadre de leur mission est bien une source classique de l’histoire sociale et politique du XVIIe siècle. Elle permet d’abord d’établir des faits et sert, éventuellement, de témoignage autorisé sur l’ampleur de la misère dans les campagnes. Parmi elles, arrêtons-nous sur la lettre à Colbert, alors principal ministre du conseil du roi, le 13 mars 1662, écrite par François Dugué de Bagnols, intendant de la généralité de Caen.

8La lettre commence par le soulignement de sa fonction de source d’information du ministère, comme s’il était nécessaire qu’un agent du gouvernement insiste sur le fait qu’il transmet bien à celui-ci des renseignements exacts sur la situation dans la circonscription qu’il a la charge d’administrer. Dès cette ouverture, on s’aperçoit alors que la lettre de Dugué est très écrite, avec des métaphores filées et un style fleuri, auxquels on ne prête guère attention en général dans les rapports d’intendants. Ce travail de l’écriture produit les signes d’une description habitée par un grand souci d’exactitude, mais, derrière les signes, les faits précis ne sont guère décrits dans leurs détails, leur concrétude. La présence de la misère et de la souffrance engendrées par la disette est évoquée, mais la mort, le désespoir, la détresse physique apparaissent beaucoup moins que dans d’autres écrits, comme, par exemple, les certificats des curés qui réclament des réductions d’impôts pour leur paroisse. La rhétorique de l’intendant montre plutôt à l’œuvre la fatalité des phénomènes naturels, la puissance incoercible de leurs effets, contre lesquels l’action des hommes semble vouée à l’échec. Les métaphores foisonnent ; ainsi l’évocation de l’épidémie qui fait des ravages dans « les villes, les bourgs et les villages » glisse dans une quasi-coquetterie poétique (« cette cruelle maladie, que les médecins avaient condamnée à mourir sous les glaces de l’hiver ») qui débouche sur une longue métaphore guerrière : [la maladie] « recommence ses attaques ; Coutances en est assiégée de toutes parts ; s’étant rendue maîtresse de la campagne, elle surprendra bientôt les villes ». En réalité, dans, ou derrière, cette emphase, l’intendant transmet indirectement une information capitale : celle des conséquences très graves de la catastrophe. Il ne le fait pas dans ce qu’il décrit, même si la misère y apparaît bien comme un malheur public, mais en notant sobrement, sans s’y attarder, que la crise a produit le chaos dans les villes et une complète désorganisation de l’activité agricole. Il annonce, en effet, de très mauvaises nouvelles au ministre : l’ordre public et l’organisation récemment réformée de l’assistance n’ont pas résisté à l’épreuve à Caen (« la ville a été contrainte d’ouvrir les portes du grand hôpital, n’ayant plus de quoi fournir à la subsistance de ceux qui y étaient enfermés »), et, pire pour son destinataire, il faut s’attendre à un effondrement des rentrées fiscales pour l’année suivante.

9Cette écriture assure la compatibilité de manières divergentes de dire la crise si grave de 1662 : elle permet, par son recours à la métaphore filée et à l’évocation des forces obscures et imprévisibles de la nature, de la puissance mauvaise des éléments, des fièvres, du dénuement, la convertibilité d’observations de terrain en une rhétorique décontextualisante. L’écriture presque ampoulée de ce rapport d’un commissaire en mission, davantage pénétrée de virtuosité rhétorique que celle des textes destinés en principe à une plus large diffusion, et voués à la persuasion, nous fait entrevoir que ses destinataires, le ministre au travail et le conseil du roi, pouvaient être considérés par leur correspondant comme un public à convaincre, certes très restreint et très particulier, mais susceptible d’être visé par des effets d’écriture comme des lecteurs moins exceptionnels. Mais l’essentiel tient à la proximité de cette écriture avec des manières de présenter la crise, et l’action du roi pour y faire face, élaborées dans l’entourage royal. On peut même dire que l’intendant anticipe des productions scripturaires ou iconographiques qui seront élaborées dans les mois et mêmes les années suivantes et qui reposent sur les mêmes procédés d’allégorisation [3].

10Cette lettre trouve dans sa sophistication les ressources rhétoriques nécessaires pour, en même temps, alerter avec exactitude le ministre sur la gravité de la situation, et édulcorer cette alerte par un procédé d’écriture euphémisant. La réussite de l’intendant dans cette expression contrainte tient peut-être, pour partie, à ses compétences de fin lettré impliqué dans les activités de l’académie savante de Caen.

11Au même moment circulent à Paris des livrets de quatre pages imprimées qui appellent à la charité en décrivant l’extrême misère des campagnes environnantes. Avis important, puis Suite de l’avis important, de l’état déplorable des pauvres du Blaisois, et de quelques autres provinces [4]. Ces livrets sont le fruit d’un militantisme catholique organisé d’abord au temps de la Fronde à l’initiative de cercles dévots (peut-être la Compagnie du Saint-Sacrement). Les « avis charitables » avaient été pris alors dans le flot des mazarinades. Ils réapparaissent comme appels aux dons charitables diffusés à la porte des églises. Ils dressent un abominable tableau de misères actuelles et sont pourtant le fruit d’un réemploi d’écrits conçus dans l’emportement polémique du temps de la Fronde des princes à Paris.

12En 1662, Pâques tombe le 9 avril. À la cour, un jeune prédicateur est choisi pour prêcher le carême : il s’appelle Jacques-Bénigne Bossuet. Il compose pour l’occasion, et prononce, semble-t-il, dix-huit sermons, dont douze ont été conservés. Dans le sermon du 5 mars, dit « du mauvais riche », le rapprochement paraît éclatant avec le texte des Avis [5]. De fait, Bossuet, membre de la Compagnie du Saint-Sacrement, entretenait vraisemblablement des relations avec les cercles dévots qui ont rédigé, publié et diffusé ces Avis, maisen moralisant leurs descriptions il en déplace le sens. Il appelle lui aussi dans ce sermon à la charité et il dénonce l’égoïsme du « mauvais riche » en proie à ses passions désordonnées. La mise en image du désordre moral le fait glisser vers l’idée de subversion et donc de désordre social et politique qui devient le patron à partir duquel se pense et se figure le désordre moral. Cette vision du désordre porte avec elle l’appel à un principe supérieur d’ordre, apte dans sa grandeur à contenir la révolte des passions, ou, pour le moins, ses effets publics.

13On voit donc que l’intendant Dugué et le prédicateur Bossuet, dans des écrits à la finalité très différente et qui ne sont jamais mobilisés dans les mêmes historiographies, réalisent des opérations très comparables : publication de la réalité d’une crise tournée vers la célébration de la clairvoyance royale et étatique. La même observation s’impose à propos d’un mémoire de Colbert écrit en 1663, souvent cité comme « mémoire sur les finances », et généralement regardé comme un gros rapport administratif sur la situation des finances publiques qui est aussi un pamphlet contre Nicolas Fouquet, le surintendant des finances arrêté en 1661 [6]. Au chapitre 4, il est noté que dès septembre 1661 le roi « ayant appris que ses peuples pourraient souffrir à cause de la grande disette de bleds qu’il y avait dans son royaume » a commencé à faire acheter des grains « en quelque quantité, autant que la nécessité de ses affaires dans un commencement si fâcheux lui pourrait permettre ». Au chapitre suivant, les achats du roi pour lutter contre « la misère du peuple » sont mentionnés avec beaucoup plus d’éclat. Une conclusion en forme de louange semble alors s’imposer : « Et il faut demeurer d’accord que le Roy n’a eu personne à imiter auparavant lui en une action si pieuse, si charitable et qui a tant marqué sa bonté paternelle pour ses peuples ; et même il serait facile de se persuader qu’une action si extraordinaire ne sera point imitée après lui ».

14Dès 1663, un « patron » narratif pour de futures actions historiographiques est en place. Il résonne ensuite d’écho en écho, par exemple dans la poésie de Boileau ou les fameux Mémoires pour l’instruction du dauphin dont Louis XIV a probablement supervisé la préparation [7]. L’allégorisation de la « bonté paternelle » du roi se retrouvera sur des médailles ou, en 1679, seize ans plus tard, sur un autre type de support, la décoration du plafond de la galerie des glaces à Versailles, preuve de l’importance accordée à la commémoration de cet événement, susceptible de prendre place au milieu des « grandes choses que le roi a faites » (thème général de la galerie) [8].  Et encore dix ans plus tard, sur le socle d’une solennelle statue de Louis XIV par Coysevox installée devant l’Hôtel de ville de Paris. L’allégorie comme forme imagée qui met en scène une abstraction se prête particulièrement bien à cette déréalisation de l’histoire qu’elle rapporte, qu’elle détemporalise au moment même où elle l’inscrit dans le temps glorieux d’un règne.

15Le regard très rapide, trop rapide, porté sur une série d’écrits qui ont été produits et ont circulé au temps de la crise de 1661-1662, révèle deux choses : 1 – si l’on regarde ces écrits comme des objets et non de simples réservoirs d’information, on ne peut éviter de poser la question de leur contiguïté, 2 – chacun de ces objets archive l’acte de leur invention et de leur production. D’autre part, les actes discursifs de Dugué, de Bossuet ou de Colbert sont des actes politiques qui convertissent une saisie du réel en trame interprétative à vocation historiographique, en récupérant éventuellement d’autres formes disponibles d’écrits. Dans cette perspective, les effets d’écritures repérés dans les écrits-objets archivent dans des agencements de mots des manières de faire, de penser, de parler.  Il se trouve que Bossuet ou Boileau appartiennent très centralement au canon littéraire du XVIIe siècle français ; l’intendant Dugué ou le ministre Colbert ne sont jamais regardés de ce point de vue-là. Pourtant ils réalisent des opérations d’écriture très proches, opérations informées à la fois par un certain type de rapport à la langue et de posture à l’égard d’une pensée des effets de la langue et des écrits que l’on peut dire littéraires. Il faudrait justifier l’emploi de ce terme ; disons simplement que ces opérations d’écriture paraissent pouvoir être rapportées à un certain type de rapport aux disciplines et aux nomenclatures de savoir, existant au XVIIe siècle, et aux pratiques sociales de l’écrit qu’on peut rétrospectivement qualifier de littéraires.

Écrire et archiver la prostitution  

16Les archives de la préfecture de police de Paris conservent, sous la cote BB1, un « registre de la police des mœurs » composé dans les décennies 1860-1870, publié en 2007 par l’historienne Gabrielle Houbre sous un titre évocateur : Le livre des courtisanes, archives secrètes de la police des mœurs [9]. Il s’agit d’un registre relié constitué de 415 fiches de renseignements, parfois accompagnées de photographies, concernant des femmes soupçonnées de s’adonner clandestinement à la prostitution : des « courtisanes » non inscrites à la Préfecture de police, et qui échappent à la surveillance sanitaire et à la réglementation de la prostitution mise en place en France depuis le Consulat [10].  415 femmes parmi les quelque trente mille « insoumises », pour seulement trois à quatre milles femmes « enregistrées », selon l’estimation des services de la police parisienne à la fin du Second Empire [11]. Dans un système où la prostitution n’est pas un délit, l’organisation de la prostitution relève de l’autorité de la police, et c’est la prolifération de la prostitution clandestine qui constitue pour les autorités un problème de santé et d’ordre publics : il s’agit de contrôler une population flottante, de limiter la prolifération des femmes vénales sur la voie publique et surtout d’assujettir avec plus de certitude les prostituées au contrôle sanitaire hebdomadaire au dispensaire, qui est censé prévenir la diffusion de la syphilis. Il revient à la police des mœurs de repérer les clandestines et de réprimer leur activité, en les arrêtant au motif de « raccrochage » (racolage), d’incitation à la débauche, d’outrage aux bonnes mœurs, etc.  Dans les décennies 1860 et 1870, le bureau des mœurs de la préfecture de police de Paris prend une nouvelle ampleur : doté de 60 inspecteurs de police par le préfet Léon Renault en 1871, il est chargé de mener une « guerre soutenue contre les insoumises », selon les termes de l’Instruction générale rédigée cette année-là par Charles Lecour, secrétaire général adjoint de la préfecture [12]. Les craintes de désordre suscitées par la Commune renforcent la légitimité du contrôle.

17Les hommes de la police doivent apprendre à mieux repérer les insoumises, les « demi-mondaines », les « cocottes », les « courtisanes », les « filles légères », les « femmes galantes » (l’abondance du vocabulaire traduit la multiplicité des formes et l’incertitude des contours de la sexualité vénale), et à les discerner des femmes adultères ou simplement célibataires. Le registre participe de cette entreprise de saisie et de description, et s’intéresse à des cas très disparates, célébrités du demi-monde ou pauvres filles en garni. Comme le souligne Gabrielle Houbre, la mise en fiche a aussi d’autres applications évidentes, surtout après 1871 : en s’attaquant aux femmes du demi-monde, les policiers accumulent quantité de faits compromettants sur leurs clients, qui sont répertoriés aussi soigneusement que les filles. « À lire le détail des noms, on rencontre trop peu de républicains pour que ne transparaisse pas le dessin d’impliquer avant tout les élites des régimes passés », Second Empire ou monarchie constitutionnelle » [13]. Les noms et les identités des clients sont donc soigneusement relevés. Les « courtisanes », quant à elle, sont donc répertoriées, décrites et même illustrées au moyen des photos-cartes, alors très en vogue en particulier chez les comédiennes, dont l’activité prostitutionnelle régulière ou occasionnelle intéresse particulièrement les inspecteurs. Ceux-ci collectent tout ce qu’ils peuvent pour reconstituer les itinéraires biographiques des « filles », leurs conditions de vie (adresse, taille de leur appartement, nature du mobilier), leurs revenus, leurs amants, leurs pratiques qui sont décrites à partir de tout un système d’écoute (dans les cabinets particuliers des restaurants), d’indicateurs, de ragots de quartier.

18L’archive, ici, retient par la richesse de son contenu informatif (« on apprend beaucoup, note Gabrielle Houbre, sur les modalités de la prostitution clandestine de haut vol » [14], mais aussi sur la « géographie vénale » parisienne, les tarifs de la prostitution…) et par sa nature même : le registre renseigne sur le fonctionnement d’un service de la police, sur les gestes quotidiens qu’effectuent des inspecteurs volontiers intrusifs (observer, suivre, écouter, récolter des informations auprès d’indicateurs, intercepter du courrier, mais aussi, parfois, découper un article de journal sur telle ou telle actrice) ainsi que sur le travail de collecte et de copie effectué par le secrétaire en charge du registre [15]. Autant de gestes de surveillance et d’écriture de la surveillance qui peuvent être rapprochés d’autres formes du contrôle policier, en matière politique notamment, à la même époque [16]. Une fois cette lecture documentaire effectuée, le registre n’en continue pas moins de retenir l’attention. Ce qui justifie sa publication par une maison d’édition généraliste en 2007 n’est en effet ni la seule richesse de son contenu informatif sur les prostituées parisiennes et leurs clients autour de 1870 ; ni l’objet « registre » lui-même dans une perspective d’histoire des formes et des techniques de la surveillance policière. Si le registre peut aussi être désigné et publié comme un « livre des courtisanes », c’est du fait d’une curieuse densité d’écriture dont on se sait si elle vient du travail de mise en forme effectué par le secrétaire en charge du registre ou des informations écrites transmises par des inspecteurs de police dont les compétences scripturaires étaient en principe minimales [17]. Cette qualité d’écriture peut être décrite comme « littéraire », si l’on désigne par-là la capacité d’un écrit à circuler auprès de lecteurs qui n’en sont pas les destinataires programmés et à produire des effets qui excèdent le programme « documentaire » qui préside à la constitution du registre comme à la lecture historienne ultérieure. Ces effets, l’historienne Gabrielle Houbre les réduit à ce que l’écriture charrie nécessairement de la « vision » des policiers, de leurs « représentations subjectives et stéréotypées » des femmes qu’ils surveillent. Sur l’ensemble du registre flotte en effet un parfum de grivoiserie et de voyeurisme que les policiers partagent avec les clients des prostituées et qui vient toucher le lecteur du Livre des courtisanes par-delà la distance temporelle, car rien ne traverse mieux le temps que le trouble érotique. Et si le lecteur ou la lectrice actuelle ne peut ni ne veut partager « les représentations subjectives et stéréotypées » de la police de 1871 sur ces femmes aux vies plus souvent sordides que flamboyantes (ou les deux), il est encore saisi par ce qui, dans l’écriture du registre, restitue de biographique, en évoquant des itinéraires de vies chaotiques, précaires, instables, les hauts et les bas de fortunes, la maladie, la violence, les voyages lointains… Tout ce qui, dans le registre, relève d’une notation idiographique (« la nommée Claire Dartigues, âgée d’environ vingt-trois ans, demeure depuis deux ans rue Drouot n°34, où elle a un loyer de trois mille deux cents francs. Quand elle est venue habiter à cette adresse, elle était entretenue par un des messieurs de Rothschild, mais ce dernier l’a abandonnée à cause de ses dépenses exagérées » [18]), peut se muer, pour le lecteur actuel du registre, en un « effet de réel » bien plus nébuleux, dans lequel le contenu informatif s’efface au profit d’un effet, métonymique, de XIXe siècle parisien, pourvu que l’imagination et les références littéraires extérieures se mettent de la partie. Claire Dartigues abandonnée par « un des messieurs de Rothschild » apparaît alors comme l’une des sœurs de Nana (le roman de Zola est publié en 1874), moins romanesque mais plus réelle qu’un personnage forgé lui aussi à partir d’une compulsion documentaire, celle du romancier naturaliste.

19Effet d’écriture ou effet de lecture ? Il faut ici se livrer à une courte expérience de lecture pour prendre la mesure de la question. Une dénommée Blanche Bertin occupe deux entrées du registre de la police des mœurs, l’une datée de 1872, l’autre de 1874 : « elle a débuté par être bonne d’enfant à seize ans », note le policier. « Elle logeait en garni et se donnait au premier venu. » À 30 ans, après avoir été la maîtresse d’Eram Bey, ex-intendant du vice-roi d’Egypte, « elle est aujourd’hui très répandue dans la vie galante », et on lui connaît pour amant un jeune homme de 22 ans, Roger de Yotte :

Il y a quelques jours, elle était avec son amant au Havre, elle le présenta à MM. Roy D’Arnans, Jansey. Ce dernier était avec sa maîtresse Laure Heymann. Ces messieurs plaisantèrent le jeune Roger et prétendirent lui enlever sa maîtresse.  Ils la conduisirent sur le bord de la mer, et sur le talus auraient eu des relations intimes avec elle à la grande stupéfaction d’un fonctionnaire qui se trouvait à peu de distance. Ensuite ils la reconduisirent au jeune Roger qui est toujours certain de sa fidélité. [19]

20En janvier 1872, Daiglepierre, de son vrai nom Betzy Weiss, est « une grande blonde âgée de vingt-huit ans qui a la figure fatiguée ». Elle a pour amant un ancien chef de bureau du ministère de l’Intérieur, indique la fiche, et se fait volontiers passer pour sa femme légitime vis-à-vis des autres hommes avec lesquels elle a des relations. Le 31 octobre 1871, la police a pu écouter sa « conversation » avec un « monsieur » dans « un cabinet au deuxième étage d’un restaurant les plus à la mode » dont les « cloisons étaient minces » :

De temps à autre cette conversation fut interrompue par le monsieur qui lui disait : “Comme tu es bien chaussée… ” Puis après une pause et un certain bruit qui ne laissait aucun doute sur la nature de l’action à laquelle le couple se livrait, on entendit Betzy dire : “ Mon bon Roger, tu ne peux pas… mais comme tu sens bon la violette ! ”.
Depuis on a su que le partenaire de Betzy était M. Roger de Beauffremont, le coureur de femmes bien connu, avec lequel celle-ci avait de temps en temps des relations intimes. [20]

21« La grande stupéfaction » de l’agent qui a pris le groupe d’amis en filature jusqu’au bord de la mer ; le cri étouffé de Betzy – « comme tu sens bon la violette ! » – nous font sourire. Ces notations n’intéressent pas l’historien, qui ne peut ici que noter combien la surveillance policière est rapprochée ; ou plutôt, l’historien ne peut rien « documenter » à partir de ces notations au-delà de la pratique de la surveillance, et, pourtant, c’est l’ironie possible de ces remarques qui retient notre lecture. Nous voici bien sur l’incertain territoire du reste. Qu’archive-t-il donc ? La proximité chronologique de ce fichier et du grand roman de la prostitution parisienne qu’est Nana, et, au-delà de Nana, des nombreux « romans de la prostitution » au cours des années 1870-1880, pourrait conduire à intégrer le fichier dans le cadre d’une histoire culturelle de la prostitution, attentive aux « représentations » collectives, quoique majoritairement masculines, d’un phénomène prostitutionnel qui obsède les contemporains. Mais un tel geste historiographique ne rendrait toujours pas compte du reste qui nous fait sourire en imaginant la silhouette d’un agent de police dissimulé derrière un talus sur la côte normande, ni de l’effet charmant et désuet du parfum de violette, qui évoque des modes olfactives révolues. Il faut donc s’attacher de plus près à cette matière écrite.

22Certaines des fiches du registre sont complétées, on l’a dit, par des articles découpés dans la « petite presse » littéraire et satirique, faite d’échos, de ragots et de rumeurs sur de nombreuses personnalités du monde et du demi-monde parisien, en particulier les actrices et les cocottes célèbres. Cette présence de l’article de journal au cœur même du registre de police se justifie par le contenu informatif des journaux, mais elle fait apparaître des contiguïtés entre pratiques de surveillance et d’écriture. Les policiers ne font-ils la même chose que les échotiers ou chroniqueurs des petits journaux, dont ils sont aussi les lecteurs. L’apparition incongrue du fonctionnaire « à peu de distance » du groupe formé par Blanche Bertin et les trois messieurs Roy, D’Arnans et Jansey, le dispositif voyeuriste, l’ironie de la chute (« … au jeune Roger qui est toujours certain de sa fidélité »), tout rapproche ce court passage du registre de police de cette manière propre à la petite presse du XIXe siècle que Marie-Eve Thérenty appelle « esprit-Paris », où domine le micro-événement et l’incongru [21]. L’écriture littérarisée de la petite presse, toujours sur le fil de la fiction, produite par des journalistes qui ont souvent des ambitions littéraires, constitue un horizon et une ressource pour les policiers, qui non seulement s’informent en lisant les commérages des journaux mais coulent leur écriture dans l’écriture de l’écho. Il se peut bien qu’il y ait d’un support à l’autre des effets de reprise, impossibles à repérer dans la masse des journaux comme Le Gaulois ou l’Echo de Paris ; il se peut aussi qu’il y ait circulation monnayée d’informations entre policiers et chroniqueurs ; que tel inspecteur ait collaboré sans le dire à tel ou tel petit journal. Si ces circulations demeurent conjecturales, le rapprochement de deux formes de saisie par l’écrit des marges de la vie parisienne permet de contextualiser le reste de l’écriture du registre, qui ne peut être réduit par la lecture documentaire, qu’elle vise la description de la prostitution parisienne autour de 1870 ou l’analyse de son imaginaire. Le rapprochement entre une écriture policière et une écriture journalistique conduit à s’interroger sur les ressources cognitives et scripturaires disponibles pour des fonctionnaires sommés de produire, de saisir et de mettre en fiche le monde divers de la prostitution parisienne.

23La question de la place de la littérature dans la documentation des historiens de la prostitution est ancienne. Elle a conduit à plusieurs tactiques : la plupart du temps, le chercheur retient les œuvres littéraires comme des « témoignages », et distingue certains auteurs de littérature comme de bons connaisseurs des phénomènes qu’ils décrivent (ainsi Zola). La littérature informe aussi l’historien sur ce qui relève des mutations de l’opinion publique ou des représentations collectives. Dans ces gestes, la littérature est ramenée au registre de police, réduite selon les mêmes exigences documentaires – informations sur les faits, ou sur les représentations des faits. Ce qui n’est guère pensé, c’est que la prostitution – et en particulier la prostitution clandestine, dont la nature est incertaine, troublante, dangereuse – est un objet d’écriture pour tous ceux qui ont affaire à elle. La prostitution, pour les policiers comme pour les écrivains journalistes, est une affaire d’écriture : ils mobilisent des compétences et des ressources pour inscrire et pour décrire. Il s’agit bien de l’engagement de l’écriture dans la production d’un savoir sur le social, un savoir pour un objet qui échappe, qui est visible et invisible, inassignable. L’écriture est ici engagée pour produire un savoir spécifique sur les ombres du monde social, un savoir de l’inobjectivable, ou de la contiguïté de l’objectivable et de l’inobjectivable. Ne croise-t-on pas ainsi une pensée – un savoir – de ce qu’est la littérature depuis les années 1830, depuis que le roman, nourri et publié par la presse quotidienne, s’est mis à explorer et à figurer systématiquement la « vie réelle », la vie sociale, dans toutes ses dimensions, en particulier dans sa dimension urbaine et parisienne ? Une exploration et une figuration tantôt sérieuses tantôt légères, ici dénonçant les « plaies sociales » (comme la misère ou la prostitution, qu’on pense à Eugène Sue ou à Victor Hugo), là faisant du monde social un joyeux herbier de silhouettes typiques. La prostitution, hideuse et inquiétante ici, se peint là des vives couleurs de la « vie parisienne », et la « fille » devient « lorette » - Zola tisseraNanade tous ces fils contrastés.

24Crise de subsistance au XVIIe siècle, prostitution à Paris au XIXe, l’étude de ces deux ensembles de faits, si différents et si distants, nous a conduits des archives comme documents au reste littéraire inscrit dans les écrits, aussi bien ceux qui sont la trace discursive de ces ensembles de faits en leur temps, que ceux qui ont traversé le temps, comme littérature ou comme historiographie.

25En suspendant les classifications de ces objets écrits, classifications opérées selon l’évidence de ce qu’ils sont comme pièces d’archives ou sources documentaires, notre réflexion a fait apparaître – par contiguïté avec d’autres écrits non conservés comme archives – ce qu’au XVIIe comme au XIXe siècle on reconnaissait comme littérature. Plus précisément, elle a fait apparaître ce que nous pouvons aujourd’hui désigner comme des marques situées du littéraire : dans les années 1660, un certain usage du lyrisme et de l’allégorisation, une capacité à faire tenir ensemble dans l’écriture l’observation de terrain sur la misère et la célébration de la grandeur du monarque ; autour de 1870, une ironisation de la description sociale qui marque qu’il y a bien, chez les policiers, un travail d’écriture susceptible de prendre en charge par l’humour le réglage de la distance à ce qu’ils observent. Car que font-ils, sinon écouter aux portes, regarder par les trous de serrure, ou par-dessus les talus, pour un travail de « renseignement » qui ne débouche sur aucune activité répressive ?

26Il y a donc du « littéraire » dans ces archives. Dans l’épaisseur de leur écriture, dans ce reste qui résiste à l’épuisement documentaire, on reconnaît les marques d’un « littéraire » situé, de l’impact, peut-être, de la circulation de la littérature sur toutes les formes de prises en charge du monde par l’écrit dans une société donnée.  En portant ainsi le regard sur l'écriture en tant que telle comme fait historique, donne-t-on à voir sa capacité d’archiver autre chose que ce qu’elle transmet explicitement ? C’est bien ce « secretum » que nous avons cherché à rendre visible : archives de choix d’expression, de pratiques de représentation, de pensées de la persuasion, de gestes matériels et symboliques : autant de traces de prises sur le réel en un temps et en un lieu donné, de traces de la réalité passée présentes comme dans toute archive.