Colloques en ligne

Arlette Farge

L’usage des archives dans le récit historique : une écriture de l’histoire investie par les intensités passées et présentes de la vie sociale et politique

1Je voudrais d’abord remercier Annick Louis. Elle a eu la gentillesse de m’inviter dans l’un de ses séminaires à l’Ecole où nous avons eu une séance vraiment passionnante. Depuis cette rencontre, effectivement, quelque chose s’est passé. Je la remercie de m’inviter ici d’autant qu’il faut dire que je ne suis pas littéraire et que je vais donc parler d’histoire « stricte » – enfin stricte, si l’on veut. J’ai intitulé cette intervention « l’usage – l’utilisation aurait peut-être été un meilleur mot – de l’archive judiciaire dans l’écriture de l’histoire ». C’est donc précis, peut-être limité mais si particulier qu’il peut être passionnant d’en discuter.

2J’aimerais souligner une première chose. Il peut y avoir quelque chose d’étonnant à avoir bâti tout son travail seulement sur deux assises : Paris au XVIIIe siècle d’une part ; d’autre part l’écoute et l’interprétation, au moyen des seules archives de police, de la vie et de la voix de ceux qui furent les plus méconnus, du moins dans leurs singularités et leurs attitudes collectives. J’essaye ici non pas de le justifier, mais de comprendre et de montrer comment il a pu se transformer au cours des années, des travaux, et surtout des rencontres interdisciplinaires qui ont pu avoir lieu. À partir de ces deux assises, Paris au XVIIIe, et l’utilisation presque uniquement (mais pas totalement) des archives de police, on peut évidemment redouter que surviennent une histoire par trop classique, ou une histoire anecdotique, soit une histoire en miettes, ou encore les trois à la fois, ce qui m’a quelquefois été dit. En 2017, je pense qu’il peut être intéressant de réfléchir à nouveau sur l’inscription de l’archive de l’histoire, en même temps que sur la manière d’écrire cette histoire à partir d’elle. En effet, le temps avançant, ce thème peut devenir un objet lui-même historiographique – on le sait – discuté autant par les milieux littéraires, artistiques, musicaux, utilisant les archives pour leurs écrits. Pour l’historienne, il s’agit aussi de réfléchir à une éventuelle invention d’une langue, d’un langage, qui saisisse à nouveau les voix, les voix tues, les voix silencieuses, et les écrits noyés, en les portant comme autant d’interlocuteurs de notre présent. Alors, tout au long de cette réflexion sur la place et l’utilisation de l’archive en histoire, il est arrivé que mes travaux aient un caractère un peu polymorphe, montrant qu’il n’y a pas qu’une seule forme pour écrire de l’histoire à partir des archives de police. Je donne un exemple : un livre écrit en me servant de photographies contemporaines pour finalement interpeller l’histoire et la travailler – La chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv aux éditions du Seuil (2000) – se distanciait des formes habituelles du travail historien. Il y avait peu de différences pour moi, pourtant. Je peux m’expliquer. Ces livres écrits ainsi, cela, de façon parfois polymorphe, répondent à la même pratique ; elle s’insinue tel un fil rouge tout au long de mes travaux. Il s’agit de la place de l’image au sens large du terme, de la place de l’image dans la recherche – je veux dire par là le moment où l’on découvre l’archive, qu’on élabore sa recherche et que se construit son récit. Faire l’histoire, c’est aussi composer une image. Bien entendu, les archives de police dans leur forme brutale, inachevée parfois, simultanément par moments très détaillée et très précise, faites des paroles dites ou murmurées dans les interrogatoires, ou de récits de courts évènements, de faits qui se sont produits, provoquent en fait à celui qui la découvre un effet véritable de visualisation, dont il ne peut s’empêcher d’être conscient et à partir duquel il peut travailler et réfléchir. Plus qu’à travers un récit documentaire de type traditionnel – c’est-à-dire plus qu’à travers des rapports des inspecteurs de police ou bien des sources policières administratives qui sont, elles, rédigées dans un style codifié – une chronique, ou un essai philosophique de l’époque, l’archive installe une situation. J’entends « situation » au sens d’un moment à la fois-là, présent mais mouvant, mobile et en devenir. Des situations très multiples, visuelles, – la description des gestes, les accents rapportés, les attitudes, les couleurs, la description d’objets ou de mouvements créaient déjà des événements au sens où Pierre Laborie entendait le mot événements. Un flot d’images vous assaille et se doit d’être interprété, visité avant d’être « écrit », et non simplement décrit. Entre décrire et écrire, il y a une grande différence, surtout lorsqu’il s’agit d’archives si vivantes, mortes et vivantes à la fois. En fait, sans même chercher l’image, elle s’impose à l’historien comme s’impose bien entendu dans les archives de police un contexte le plus souvent oralisé. Voici que survient un doublet : l’oral et l’image, l’oralité et l’image. Face à l’oralité se pose un problème plus complexe qu’on ne peut le croire ; il est nécessaire d’analyser les règles auxquelles cette oralité obéit, puisqu’on s’interroge sur « qui » a écrit – un greffier, des intermédiaires – et puis la voici immergée dans un univers enfoui depuis longtemps. Cette oralité peut être biaisée non seulement par sa transcription écrite mais aussi par notre regard du contemporain. Aussi y a-t-il pour l’historien ou l’historienne une double sollicitation qui est fabriquée et qui demande beaucoup de travail : c’est-à-dire une double question organisée par la parole et la visualisation d’évènements ou de petits faits singuliers. De là, jaillissent des images dont le sens ne peut aucunement être absent de l’univers social et politique qui l’entoure. Ces paroles ont été dites à un moment donné, qui n’est plus le nôtre. Michel de Certeau écrivait : « Que peut-on saisir du discours de l’absent ? » Cette interrogation est inquiète car il y avait de l’inquiétude chez Michel de Certeau, et elle est d’autant plus impétueuse lorsqu’il s’agit de paroles et de mots émis, énoncés surtout pour se défendre, ou pour accuser dans un contexte judiciaire, par un milieu social d’autrefois, qui raconte et se raconte ; parfois ment. Le mensonge de l’archive est une chose évidente dans l’archive de police. Que peut-on saisir des images qui sont provoquées par la lecture de l’archive, car les lires ne résout pas tout, surtout si l’on reste soucieux, ou même interrogé par le fait que ce sont nos yeux d’aujourd’hui qui voient quelque chose, que les contemporains ont forcément vu autrement ?

3Quoi qu’il en soit, discours, textes, et images produits par l’archive fabriquent de l’altérité. Le récit de cette altérité est sans doute ce qui peut permettre au présent d’aujourd’hui d’exister, de se mémoriser et peut-être, espérons-le, de se renouveler. De toute façon, autour de l’archive de police, comme autour de bien d’autres archives, il existe essentiellement – et cela pourrait être une définition de l’archive – le manque, le vide, le silence. C’est sans nul doute l’une des composantes du travail de l’historien : travailler avec ce vide, avec ce manque, avec ce silence et avec cet aveuglement aussi : nos yeux, notre pensée, vont chercher, voler, quelque chose à ceux qui ont vécu autrefois. L’archive est un objet de rareté. Et l’histoire, est une immersion dans la rareté, dans ce que nous tentons d’appeler un monde rationnel, mais en fait toujours brisé, toujours interrompu et contredit par son envers, l’irrationalité.

4Les êtres parlants qui font évènements et images éveillent beaucoup le discernement et la volonté de savoir. À l’intérieur de ces récits minuscules, l’espace dit « romanesque » peut se trouver présent. Il est d’ailleurs présent. L’espace romanesque se loge à notre insu. Amour, défaite, souffrance, chagrin, bonheur, désillusion, tout cela pourrait faire de grands romans… Cette dimension romanesque ne dit pas tout de l’histoire. À mon avis, elle ne dit en fait pas grand-chose de l’histoire. À l’intérieur de ces vies et de ces faits enfouis au cœur d’un siècle de Lumières, qu’on ne peut prétendre malheureusement connaître exhaustivement, se loge en fait un réseau de relations spécifiques et inédites entre des personnages de classes différentes et un pouvoir qui définit les ordres et des injonctions appartenant au temps passé. De plus, il est des périodes où les gestes, les dires, et les évènements tracent de l’invisible là où l’histoire aimerait tout comprendre, tout transmettre. Oui, de l’invisible, parce que comme le disait Annick Louis, il y a aussi parfois quelque chose de l’ordre de l’impossible à voir ce qui ne se montrera jamais. On peut parfois séparer les paroles relevant de la stratégie – surtout dans les archives de police, ou si l’on est face à des interrogatoires et à des accusations de police et à des personnes qui ne veulent ni être accusées ni finir en prison et vont tenter de raconter des faits qui ne sont pas leur histoire. Si ces paroles relèvent de la stratégie elles expriment finalement non pas que du mensonge, ni de la stratégie, mais aussi des sentiments forts et marquants pour le futur. Tout, en fait, dessine un futur qui s’avère griffé d’avance. Dès lors, un hors-lieu fait tenir ensemble voix singulières et condition commune. Dans ce hors-lieu, souvent opaque, se glissent plusieurs identités : un nombre aussi important de renonciations que de désirs de changements, d’espoirs, et de défaites. Tandis que s’aperçoit aussi cet univers immense sur lequel il est rare que l’historien travaille, il s’agit du domaine de l’indifférence ; l’indifférence au sens large, l’indifférence des pouvoirs, l’indifférence des peuples, celle du pouvoir et de la population. Peut-être l’histoire doit-elle penser son écriture et sa transmission du passé comme étant celle qui se fabrique contre la mort, sans apaiser ni les guerres ni les maux, laissant les brisures être des ponctuations très fortes mais aussi des inventions de soi et de devenir. Certes, le récit devient fragmenté au grand scandale des historiens continuistes. Sont alors favorisés le disparate et l’éclaté, l’utopie, le désir d’ailleurs et la redoutable résignation.

5Deuxième point. Quand il s’agit d’archives judiciaires se trouve forcément rehaussée la part extrêmement sombre des faits et des situations. Néanmoins, c’est aussi un choix que de vouloir explorer le passé à partir de ses dysfonctionnements, sans le recouvrir du halo continu du soi-disant progrès. Il faut aller plus loin dans la pensée. On dit qu’à force de révéler la fin de l’histoire – je ne l’entends pas non plus au sens foucaldien du terme se construit une histoire victimaire. Histoire victimaire, sûrement. Accentuée par l’apparition il y a déjà un moment du devoir mémoriel et du devoir de mémoire, engloutissant notre présent dans des univers clos de chagrin. Or, porter son regard sur les damnés, parce que les sources nous les font découvrir dans leur inquiétante singularité, et faire surgir l’inexprimable détresse des moins favorisés est une démarche impérative. Pourquoi ? Pourquoi, en effet ? Parce qu’elle porte avec force et parfois fierté son envers, c’est-à-dire la recherche d’énergie inventive. Et c’est souvent ce qui éblouit le plus dans les archives de police. Ce n’est pas tant les malheurs du siècle que les énergies inventives qui sont là, présentes, les sursauts rebelles et neufs, les dérèglements fructueux pour plus tard. La détresse n’étouffe jamais tout ce qui fut organisé, fabriqué, pour qu’elle s’amenuise ou pour que des changements interviennent. Recenser cet envers du décor, du chagrin, lui qui oblige à résister, est aussi une autre utilisation de l’archive. Michel Foucault a su objectiver la multiplicité des pratiques et des intentions, utiliser l’archive en la plénitude de ses révélations : qu’il se soit agi de la douloureuse infamie, ou folie, ou des innombrables constellations de ruptures et fracas, d’utopies et d’émergences, de nouvelles vérités qui cassent le temps sans cesse de leurs éruptions. Une chose est devenue évidente.

6Il me semble qu’on ne peut plus utiliser l’archive comme on le faisait il y a encore vingt ans lorsqu’elle prenait petit à petit, doucement, place dans le récit historique. Pourquoi ? Parce que et l’historiographie et le présent se sont énormément transformés et que quelque chose des émancipations collectives d’autrefois – la Révolution, des émeutes, la Commune, etc. – a doucement disparu de notre présent. Aussi oublie-t-on de les regarder lorsqu’elles survinrent dans le passé. Il est important et peut être urgent à l’heure actuelle de porter un regard supplémentaire, autre, différent, sur les documents d’autrefois. Les vies ordinaires du XVIIIe siècle par exemple, fautives ou non, sont des réservoirs d’expériences et d’attentes ; finalement elles sont là pour que l’on puisse puiser en elles, en eux, comme dans une fontaine dont l’eau peut irriguer aujourd’hui. Le passé n’est jamais passé ; et ce, qu’il se soit bien ou mal passé. Vives, les archives sont là pour le rappeler et, en elles, frémissent encore des passions que l’on n’a jamais prises en compte, trop absorbés peut-être par le spectre des échecs et de la mélancolie. S’instruire des mots dits dans le passé, dans ce qu’ils ont de neuf par rapport à leur temps, malgré les souffrances, c’est mieux comprendre les maux et les mots du présent. Inscrire l’archive dans le récit de l’histoire, cela signifie lui donner sa résonance d’autrefois, son ton, sa sonorité, qui était nouvelle à l’époque et employée couramment par les contemporains, et faire de ces découvertes-là un champ dont le présent pourrait se souvenir et dont il pourrait utiliser certaines formes, afin d’écrire, non un roman incertain, mais le kaléidoscope infini des intensités positives et négatives de sociétés en perpétuel combat.

7Une autre question pour terminer cet exposé : écrire. Ecrire, écrire un roman, avoir écrit, imprimer ce que l’on a écrit, exposer ce qui a été écrit. Sans doute, grâce à de nombreuses rencontres dont celles de Michel Foucault, de Roger Chartier, et d’autres, l’écriture à partir de l’archive, est devenue pour moi un souci majeur qui s’est compliqué au fur et à mesure du temps. Un moyen d’être au plus proche des objets étudiés, tout en gardant une certaine distance. Je n’écris pas l’histoire du XVIIIe siècle mais j’écris des instants et des moments d’histoire dont il ne fut pas habituel de se préoccuper. Même si l’archive de police tire vers des évènements plutôt difficiles ou douloureux, il ne faut jamais oublier que ce siècle est éminemment sensoriel et qu’il oblige justement l’écriture à un soin particulier dont on doit rendre compte. Il faut tenter par l’écriture de rendre libre le récit que l’on fait, même si l’on se sert par moments de métaphores ou d’un certain type de sensibilité chargé de restituer la sensualité de l’époque. Surgit alors un autre problème, celui de la citation. Citer. Quoi citer ? Que dire ? Quand ? Comment ? Souvent ? Pas du tout ? Faire une glose ? Faire un commentaire ? On est toujours tenté de citer abondamment parce que l’on est sous le charme d’un certain exotisme du passé tant les élocutions sont significatives, particulières, et surtout chargées d’une syntaxe populaire des hommes et des femmes du XVIIIe siècle qui nous font « voyager ». Il faut donc se méfier. Aucune citation ne peut prendre place si elle sert à répéter, même en style du XVIIIe siècle, ce qui vient d’être écrit dans le raisonnement de l’auteur. Elle n’est pas là non plus « pour faire joli », ou anecdotique. Mais elle est très tentante. Quelques fois même on n’a envie que de citer. Elle doit prendre place, soit pour lancer une nouvelle interprétation, partir ailleurs, s’en aller avec elle pour un nouveau type d’analyse d’un événement ou d’une situation, soit pour permettre d’aller plus loin dans la conceptualisation même des événements, dans les faits travaillés par l’historien. Il faudrait, je crois, pouvoir se dire pour l’employer qu’aucun autre mot que celui de la citation ne saurait aussi bien faire comprendre la problématique que l’on veut dessiner dans l’ouvrage.

8La citation permet de faire avancer la construction de l’ensemble ou au contraire la dérouter, se déprendre d’elle, mais jamais pour l’illustrer. Sa langue doit se mêler à celle de l’auteur pour que finalement cet ensemble fasse cause commune et séparée. Un seul exemple pour éclairer ce qui vient d’être dit : lors d’une arrestation, il a été demandé à un accusé, ses noms, ses prénoms, sa provenance, ce que l’on appelait à l’époque son état, c’est-à-dire sa profession. C’est le commissaire de police qui l’interroge. Il demande : « – Quel est ton état ? – Malheureux », répond l’homme. Cette citation, aussi courte que possible, va bien au-delà des explications historiennes. Elle plonge immédiatement dans une certaine vérité de l’époque. Pas besoin de glose, ni de commentaires. Elle peut être là, seule.

9De plus, en ce qui concerne l’écriture de l’histoire, la vie populaire, qui est à l’époque pleine de bruits, de sons, de rassemblements, possède un rythme, des rythmes, des tempos. Aussi écrire c’est non seulement analyser mais chercher à se nourrir de tous ces rythmes et sensations, et réfléchir à ce que le mouvement général de la phrase que l’on va écrire, qui sera publiée et transmise s’il y a un livre derrière, c’est chercher justement à réfléchir à un mouvement général de la phrase, à une cadence, à des suspens, des suspensions, qui correspondent justement à la fois au mouvement, au silence, au frémissement et au désordre qui se sont produits et à cette intense palette de circulation humaine si visible dans les archives de police. Il ne s’agit pas d’établir une écriture mimétique. Il s’agit de chercher une phraséologie qui n’appartienne pas au roman et tente de servir les intensités du passé, surtout de renseigner le présent de ce qui fut si mouvementé, si différent, si proche, mais souvent si joyeux en même temps que dramatique ; et savoir mêler les deux dans l’écriture de l’histoire me paraît un enjeu très important. En fait, chercher ces rythmes n’est pas abstrait. Quand on travaille, cela affecte nécessairement la ponctuation, le choix des mots c’est une évidence, l’emploi des métaphores, la scansion même du texte, l’utilisation des paragraphes, la séparation entre les paragraphes. De même, il me semble nécessaire d’être constamment capable – et ce n’est pas toujours évident – d’introduire du doute dans la forme du récit, car aucun historien ne détient la vérité ni même n’en est maître. Et même lorsqu’on est satisfait de sa thèse, de son livre, de son article, il me semble que le doute est une des parties les plus intéressantes de sa recherche ; si on l’entrevoit. Le doute est un véritable partage que l’historien peut faire avec ses contemporains – et je pense à aujourd’hui où souvent nous sommes dans le doute, bien que pendant ce temps-là nous écrivons avec sûreté que Louis XIV est né en telle année et mort en telle année. Peut-être qu’un des secrets de l’écriture de l’histoire tiendrait aussi à une des composantes de l’histoire, son intranquillité quotidienne.