Colloques en ligne

Roger Chartier

Les archives littéraires et l’invention de la littérature

1Je voudrais présenter cette communication en pensant à un écrivain, qui était aussi un ami, décédé à la fin de la dernière semaine, Ricardo Piglia. Le Monde a rendu compte de son œuvre dans son numéro du 11 janvier 2017. Il y a deux raisons pour penser à lui aujourd’hui. La première est que le travail de Ricardo Piglia a toujours noué étroitement l’écriture de fiction – c’est l’un des plus importants romanciers du monde latino-américain et, en particulier, avec son premier roman, Respiration artificielle, publié en 1980, durant les années de la dictature – avec une approche critique portant sur les technologies de l’écriture ou les modalités de la lecture. Un de ses livres d’essais (traduit en français), El último lector, est exemplaire de ce travail. On peut aussi faire une référence aux quatre conférences magnifiques qu’il a consacrées à Jorge Luis Borges. Elles sont accessibles sur YouTube. Une deuxième raison, plus importante encore, pour penser à Ricardo Piglia, c’est parce qu’il a donné l’un des témoignages les plus extrêmes, en même temps les plus dramatiques, du rapport d’un écrivain avec ses propres archives. En l’occurrence, 327 cahiers rassemblés dans quarante boîtes dont il avait commencé la rédaction à l’âge de seize ans, lors du déménagement de sa famille de Buenos Aires à La Plata, où il a suivi des études d’histoire. Ces 327 cahiers étaient comme un mythe, car beaucoup croyaient qu’ils n’existaient pas. Ils ont donné la matière d’un film du cinéaste argentin, Andrés Di Tella, présenté à Madrid et au Festival de San Sebastián en 2016 [1]. Et, de ce fait, Piglia a été amené à la lecture, ou à la relecture et à la révision de cet immense matériau biographique et autobiographique. Il l’a été dans un moment particulièrement dramatique puisque frappé par une maladie effroyable, inexorable, la sclérose latérale, connue comme maladie de Charcot, il se trouvait dans une totale immobilité. C’est pendant cet enfermement dans la maladie que, faisant retour sur ces 327 cuadernos, il a établi le texte qui a été publié dans les trois volumes des Diarios de Emilio Renzi – qui est le nom du double littéraire apparu dès ses premières œuvres et avec lequel il entretint un rapport de distance et d’identité. Dès Respiration artificielle, Renzi apparaît comme un protagoniste et, en fait, une projection de Piglia lui-même. Les cahiers de Ricardo Piglia constituent une expérience extrême de la relation nouée entre l’archive personnelle, constituée dans l’horizon de l’écriture dès l’adolescence, l’écriture de la fiction elle-même, dont la difficulté est l’objet principal des cahiers, et l’enfermement. Le cinéaste Di Tella se souvient que Piglia faisait souvent mention d’un texte de Kafka, une lettre à Felice Bauer, dans laquelle il imaginait que la meilleure forme de vie pour un écrivain serait d’être enfermé au plus profond d’une grotte avec une lampe et tout ce qu’il faut pour écrire. Avec une ironie tragique Piglia commentait : « soyez prudent avec vos désirs ».

2L’objet de cette communication n’est pas la présence des archives dans les textes que l’on peut désigner comme littéraires ; elle n’est pas non plus une analyse de la dimension « littéraire » des archives, qu’elles soient judiciaires, policières ou administratives. Plus précisément – et c’était un point de départ d’Annick Louis – elle porte sur les archives de la littérature elle-même. C’est-à-dire les archives de la création esthétique et leurs effets sur la définition ou la compréhension de ce que nous désignons comme littérature. Le constat initial, comme elle l’a rappelé, est lié à la multiplication dans ces vingt ou trente dernières années, des archives littéraires. Un grand modèle était disponible : la Deutsches Literaturarchiv de Marbach, fondée dès 1955 comme une amplification des archives et du musée Schiller. Dans les documents de Marbach, il est indiqué que le but est de constituer les archives de la littérature allemande « depuis les Lumières, l’Aufklärung, jusqu’au présent ». C’est dans cette référence à Marbach, explicite ou implicite, que l’on peut situer les autres entreprises archivistiques. Ainsi, les « Special Collections » de l’Université de Reading dans lesquelles se trouvent à la fois des archives d’auteurs, les Records of British Publishing and Printing, donc des archives éditoriales, et le fonds Beckett. Ainsi, la fondation de l’IMEC en 1988 et le transfert des collections à l’Abbaye d’Ardenne en 2004, qui comprennent quatre classes d’archives : des auteurs, des éditeurs et des métiers du livre, des institutions et associations, et des revues. Ainsi, plus récemment, en 2002, dans le cadre de l’université de Milan, la fondation APICE – les archives de la parole, de l’image et de la communication éditoriale – portée par la volonté de rassembler les archives de personnalités de la culture littéraire et de l’édition contemporaine.

3Il y a deux caractéristiques communes à toutes ces archives littéraires. La première est l’association entre littérature et édition. Elles sont à la fois des archives du processus de la création littéraire, rassemblant les matériaux classiques de la critique génétique (esquisses, brouillons, états de texte, épreuves corrigée) et des archives du processus de publication, qui impliquent correcteurs, imprimeurs et graphistes La deuxième caractéristique est l’accent mis sur le contemporain. Le mot « contemporain » est présent dans le nom même de l’IMEC – Institut Mémoire de l’édition contemporaine –, il l’est aussi explicitement dans celui de la Fondation APICE à Milan. Il s’agit donc d’archives du XXe et éventuellement du XIXe siècle ou, comme le disent les documents de Marbach, « depuis l’Aufklärung » ou « depuis 1750 ». Ce qui conduit à s’interroger sur cette focalisation chronologique sur le contemporain. Une première réponse pourrait être liée à la spécificité d’archives qui ne sont pas des archives nationales, mais le résultat de plusieurs moments d’archivage : par les auteurs eux-mêmes, par des collectionneurs, ou par des institutions, universitaires ou non, qui prennent en charge ces collections. Mais la présence d’archives littéraires dans les bibliothèques nationales amène à corriger cette première interprétation. Il en va ainsi des archives littéraires suisses, qui sont présentes depuis 1991 dans la bibliothèque nationale de Berne, des collections particulières de la Biblioteca Nacional à Buenos Aires, ou encore de la collection des manuscrits littéraires modernes de la Bibliothèque nationale de France, qui trouve son origine dans le legs de Victor Hugo en 1881 et qui s’est focalisé sur les écrivains des XIXe, XXe et XXIe siècles, y compris des écrivains encore vivants. On voit donc que le découpage chronologique est le même, quelle que soit l’institution qui reçoit ou qui constitue les archives littéraires. Ce qui amène évidemment à une autre question, : les archives littéraires seraient-elles possibles pour une période antérieure à 1750 ou 1800 ?

4Dans la description par la Bibliothèque nationale de France de sa collection des manuscrits littéraires modernes, il est indiqué que « sont rares ou absentes les archives de la création littéraires avant le XIXe siècle ». Il y a des exceptions, certes. Elles sont toutes du XVIIIe siècle, et ce sont elles qui avaient fourni une partie des matériaux d’une exposition en 2001, dont le catalogue fut publié sous le titre Brouillons d’écrivains. On y trouve des manuscrits autographes de Diderot, Choderlos de Laclos ou Rousseau. Se trouve ainsi posée la question de la relation des archives littéraires et de ce que j’appellerai l’invention de la littérature (ou réinvention ; si l’on pense au livre de Florence Dupont L’invention de la littérature. De l’ivresse grecque au livre latin) [2]. La constitution des archives littéraires, dont les matériaux les plus anciens datent du XVIIIe siècle, ne peut pas être séparée de plusieurs mutations fondamentales. J’en retiendrais six.

5La première mutation est lexicale et consiste dans la progressive identification de la « littérature » avec les belles-lettres. Il est facile de la dater en comparant trois éditions successives du dictionnaire de l’Académie. La première, en 1694, indique « Littérature. Érudition, doctrine » [3], ce qui était faire écho à la définition de peu antérieure du dictionnaire de Furetière : « Littérature. Doctrine, connaissance profonde des lettres, Scaliger, Lipse, et autres critiques modernes étaient des gens de grande littérature, d’une érudition surprenante » [4]. Dans l’édition de 1762 l’entrée n’est pas modifiée et demeure « Littérature. Érudition, doctrine », mais il est ajouté dans la définition que « Ce mot regarde proprement les Belles Lettres ». La définition des « Belles-lettres » que l’on rencontre dans l’article « Lettres » est « la grammaire, l’éloquence, la poésie ». En 1798, à la fin de l’évolution, « Littérature » est définie d’abord comme la « connaissance des ouvrages, des matières, des règles, des exemples littéraires » et le mot « érudition » a disparu [5]. Les déplacements de la définition détachent donc la littérature de l’érudition, de Scaliger et de Juste Lipse, et l’identifie aux belles-lettres. En espagnol, le dictionnaire de la Real Academia en Espagne est plus réticent, ou plus lent à accepter une telle identification, puisqu’en 1734 la définition de « Literatura » est toujours « el conocimiento y ciencia de las letras » tandis que « las letras » sont définies comme « les sciences, les arts et l’érudition ».

6Deuxième mutation : esthétique. Il suffit ici de faire référence au livre classique de Roland Mortier, L’originalité. Une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières [6], pour constater que l’affirmation du primat d’une esthétique de l’originalité a un double effet. D’une part, elle rompt l’esthétique dominante préalable, qui était celle de l’invention dans l’imitation. D’autre part, du fait de l’individualisation de l’écriture, l’originalité rompt avec la pratique fréquente, ordinaire, de l’écriture en collaboration.

7La troisième rupture est juridique. Elle définit la propriété littéraire comme celle de l’auteur, et non plus celle du libraire ou de l’imprimeur éditeur. De cette propriété, les formulations sont multiples. Dans le cas anglais, ce sont celles proposées par les avocats de la Stationers’ Company qui, contre le statut de la Reine Anne de 1709 qui limitait à 14 ans la durée du copyright, construisent l’auteur comme propriétaire de son œuvre afin que son éditeur détienne une propriété semblable, imprescriptible et perpétuelle. Dans le cas allemand, les textes classiques de Fichte ou de Kant fondent cette propriété dans le contexte d’une lutte contre les reproductions considérées comme illégitimes de livres imprimés dans tel ou tel des états de l’Empire, qui pouvaient être justifiées légalement, puisqu’un privilège ne s’appliquait qu’au territoire de la souveraineté qui l’avait accordé, mais intellectuellement et esthétiquement, elles bafouaient la propriété littéraire. De là, l’affirmation répétée par les Aufklärer quant à la nécessité de reconnaître une propriété première, primordiale, personnelle sur l’œuvre : celle de l’auteur sur le discours qu’il adresse au public des lecteurs.

8Quatrième rupture, culturelle celle-ci. Ici c’est le livre de Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, qu’il faut citer [7]. Avec une nuance, toutefois, dans la mesure où, pour lui, ce qui est important était l’attribution aux écrivains, identifiés aux hommes de lettres, d’un pouvoir spirituel, d’un « sacerdoce laïque » comme il l’écrit dans le premier chapitre du livre. Ce « sacerdoce » découlait de la nouvelle fonction sociale de la littérature, mais d’une littérature considérée « principalement en tant que porteuse d’idées ». La distinction entre les œuvres littéraires comme créations esthétiques et d’autres formes discursives, par exemple philosophiques, se trouve ainsi effacée parce que les unes et les autres sont porteuses d’idées. Dans une perspective d’histoire culturelle, le « sacre de l’écrivain », résulte plutôt d’un ensemble de pratiques : ainsi, la multiplication des correspondances avec les écrivains (les exemples sont multiples et bien connus : Richardson, Bernardin de Saint-Pierre, Rousseau, Goethe), les visites aux écrivains, le désir de les rencontrer, ou encore, comme l’avait suggéré Daniel Fabre dans son enquête sur les maisons d’écrivains, la première forme d’un « tourisme littéraire » qui invite à se rendre sur les lieux où les écrivains ont vécu — par exemple, Ermenonville pour Rousseau.

9La cinquième rupture est biographique et tient à l’idée que les œuvres sont le résultat d’une relation étroite entre les expériences de l’existence et les fictions de l’écriture. Le paradigme peut en être donné en 1791 par la Vie de Samuel Johnson par Boswell, même si on peut en rencontrer des anticipations dans l’Angleterre du XVIIe siècle, comme l’a montré Line Cottegnies. La rupture est fondamentale avec les Vies d’écrivains, poètes ou dramaturges, conçues comme des recueils d’anecdotes, transmises par les traditions orales. Un exemple en est la Vie de Shakespeare dans l’édition de Rowe en 1709. Rupture, aussi, avec les vies rédigées dans la Renaissance italienne ou sont radicalement séparés le cursus honorum, qui rassemble les faits biographiques dignes d’être retenus, et l’inventaire des œuvres. Un exemple en est l’introduction à la fin du XVIe siècle dans Il libro del Cortegiano de Castiglione de « Vies de Castiglione », d’abord en 1573. Dans les deux cas, ces « Vies » juxtaposent le rappel des titres et dignités de l’auteur et la liste de ses œuvres, sans jamais lier les unes avec les autres.

10Cette économie de la biographie se modifie avec l’apparition de « biographies littéraires » dont le principe est de mettre en rapport expériences et écriture. Une des premières esquisses en est la Vie de Cervantès de Mayans y Siscar, qui ouvre l’édition de Don Quichotte à Londres (et en espagnol) publiée à Londres en 1737 par Tonson. Mayans y Siscar met en rapport des faits biographiques avec les œuvres elles-mêmes. Un événement important dans cette Vida de Cervantès est sa capture par les pirates barbaresques, suivie de sa captivité à Alger et de son rachat par les Trinitaires. Le biographe lie ces faits aux trois chapitres du récit du captif dans la première partie du Quichotte. L’opération consiste à interpénétrer la vie et l’œuvre, qui est, en fait, nourrie par les événements biographiques, certes décalés : Cervantès a été capturé sur les côtes catalanes en 1575, le captif du Don Quichotte l’a été à Lépante en 1571 ; tous les deux sont restés cinq ans prisonniers dans les baños (prisons) d’Alger, mais Cervantès a été racheté par les Trinitaires alors que le captif s’est évadé. Et on pourrait – je ne me souviens plus si Mayans y Siscar le fait – mettre en parallèle la vie de Cervantès avec celle de Ricaredo, le héros de la « Nouvelle exemplaire » L’Espagnole anglaise, puisque lui aussi a été capturé par les Barbaresques et, comme Cervantès, il a été racheté par les Trinitaires. S’esquisse ici la pratique d’une mise en rapport des expériences de l’existence avec l’écriture de la fiction. On peut aussi ajouter que Cervantès est l’un des premiers écrivains qui intériorise ce nouveau modèle du rapport entre la biographie et les œuvres et qui, à distance de l’invention dans l’imitation, mobilise des références autobiographiques. Il est l’un des premiers écrivains à déployer une sorte « d’autobiographisme masqué » – c’est une expression de Jean Canavaggio [8] – à l’intérieur de ses œuvres, ce qui fournit les matériaux dont Mayans y Siscar avaient besoin pour sa biographie.

11La dernière mutation est l’apparition dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle d’un marché des manuscrits littéraires – qu’ils soient autographes ou des copies –, en particulier en Angleterre, avec les ventes aux enchères, l’attention des collectionneurs, qui ne sont plus seulement bibliophiles, et l’augmentation des prix de ces manuscrits à la fin du siècle. Les écrivains deviennent archivistes de leur propre œuvre. C’est le cas de Goethe, c’est le cas de Rousseau qui, comme l’a montré Nathalie Ferrand, conservait pour La Nouvelle Héloïse, plusieurs états successifs de l’œuvre, quatre copies au propre de sa main et des exemplaires imprimés de trois éditions [9].

12Il faut donc s’interroger sur les effets produits par l’apparition au XVIIIe siècle des archives littéraires, que l’on ne peut séparer d’une nouvelle définition de la littérature, sur la compréhension et l’édition des œuvres des auteurs sans archives, c’est-à-dire des écrivains antérieurs au XVIIIe siècle. Trois effets sont à relever. Le premier a la forme d’un impossible défi : comment écrire des biographies littéraires en l’absence des archives qui les rendent possibles ? Le cas le plus symptomatique est celui de Shakespeare, puisque le nouveau paradigme apparu au XVIIIe siècle implique deux éléments. D’abord, une chronologie des œuvres, qui n’est pas un donné dans le cas de Shakespeare puisque la moitié de ses pièces réunies dans le Folio de 1623 n’ont jamais été publiées avant cette date et que, d’autre part, les dates de publication des textes n’indiquent pas celles de la composition des œuvres. Ensuite, est nécessaire la quête des documents qui peuvent documenter la vie et établir sur des données archivistiques solides les faits biographiques. Le premier éditeur qui entreprend cette double tâche est Edmond Malone à la toute fin du XVIIIe siècle. Il se confronte d’emblée avec la difficulté qui va habiter toute la critique shakespearienne : aucune archive ne peut documenter l’activité de Shakespeare comme poète ou dramaturge (lettres, journaux intimes, brouillons, mémoires) et les seules archives où il apparaît sont les archives paroissiales de Stratford, les documents notariés qui le montrent en acheteur de biens immobiliers et en prêteur sur gages, ou les archives des procès qu’il fait aux mauvais payeurs. Seule exception : son testament, dont on admet aujourd’hui qu’il n’est vraisemblablement pas holographe et, donc, qu’il fut dicté avec la médiation d’un clerc de notaire. Le contraste est donc fort entre les archives disponibles, qui sont toutes dans l’ordre de l’ordinaire des choses, sans rapport aucun avec une pratique d’écriture dramatique ou poétique, et, d’autre part, l’absence de toute trace de la création littéraire. Pour relever le défi, Malone a fait l’opération qui va être répétée par toutes les biographies de Shakespeare (et pas seulement de Shakespeare) : il lui faut retrouver la vie dans les œuvres pour replacer celles-ci dans les expériences de l’écrivain. Ce cercle vicieux se rencontre, avec une force remarquable de l’écriture, dans la biographie de Stephen Greenblatt, Will in the World [10]. Le genre biographique rend impossible de refuser l’application rétrospective d’un paradigme constitué seulement au XVIIIe siècle, même s’il impose des catégories anachroniques à des œuvres qui furent composées dans un régime de production et de circulation textuelle tout à fait différent, caractérisé par l’écriture en collaboration, le réemploi des histoires et des formules, ou encore la seule propriété éditoriale (et non pas littéraire).

13Il me semble que cette opération répétée par tous les biographes de Shakespeare a eu une forme magnifique et paroxystique dans certaines fictions. Je pense aux Vies imaginaires de Marcel Schwob, publiées dans Le journal en 1894, puis en livre en 1896. Ce livre a obsédé Borges. Il l’inclut dans sa Biblioteca personal en 1984, lorsqu’on lui a demandé de constituer une collection à partir de ses choix personnels. Il rappelle alors que Marcel Scwob a été l’un de ses inspirateurs pour L’Histoire universelle de l’infamie, cette série de portraits d’hommes infâmes – au sens non pas foucaldien mais dans celui de bandits ou d’aventuriers. Pourquoi ? Parce que, disait-il, il s’agit là d’une forme originale de biographie où « les protagonistes sont réels et les faits peuvent être fabuleux et le plus souvent fantastiques ». Les Vies imaginaires de Schwob, assumées comme une création littéraire puissante, sont une forme inversée de la biographie littéraire, qui entend construire une histoire fondée sur des faits biographiques avérés pour des auteurs existants. Marcel Schwob donne une forme poétique fulgurante à la formule qu’il invente. Pour l’illustrer, on peut penser à l’une de ces « vies imaginaires », celle d’un dramaturge élisabéthain, Cyril Tourneur, dont on sait très peu de choses et qui meurt en 1626. Dans le texte de Schwob, il acquiert une vie extraordinaire, nocturne, incestueuse, macabre, construite à partir des œuvres elles-mêmes. Borges les mentionne à la fin de son texte : il s’agit de deux tragédies, La tragédie de l’Athée et La Tragédie du Vengeur. La Tragédie de l’Athée lui fait construire Cyril Tourneur comme un athée héroïque, vindicatif, blasphématoire, habité par la haine des dieux ; La Tragédie du Vengeur comme un homme obsédé par la vengeance contre un noble, qui a empoisonné la femme qu’il aimait, une prostituée londonienne. De là, sa haine des grands et des rois. Schwob donne une forme ici sublime et violente à l’opération commune qui consiste à remplir les vides d’une biographie à partir d’éléments tirés des œuvres elles-mêmes. L’ironie qui fonde cette biographie imaginaire de Cyril Tourneur (sans doute assumée par Marcel Schwob) est que le véritable Tourneur était un moraliste chrétien et que l’athée de la tragédie n’a pas de haine pour les dieux étant adepte d’une philosophie naturelle qui ne recourt pas à l’hypothèse de la création divine. Une autre ironie, qui aurait peut-être enchanté Schwob, réside dans le fait qu’aujourd’hui on ne considère plus La Tragédie du Vengeur comme une œuvre de Cyril Tourneur, mais sans doute de Middleton.

14Le second effet de l’application rétrospective du paradigme produit par l’existence d’archives littéraires est l’effacement de l’écriture en collaboration. Alors qu’elle était un mode normal de production des textes, comme par exemple dans le cas du théâtre élisabéthain, l’application du paradigme de l’archive littéraire oblige à mobiliser les techniques qui permettent l’attribution singulière, individuelle, à chacun des collaborateurs des parties de l’œuvre dont il est l’auteur. La critique littéraire sépare ainsi ce que la collaboration associait sans qu’il fût nécessaire de préciser ou indiquer la part de chacun. Les « attribution studies » effacent ainsi l’une des caractéristiques majeures de la « littérature » d’avant la littérature. On peut le constater à partir du journal tenu par un entrepreneur de théâtre anglais, Philip Henslowe, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe : les deux tiers des pièces pour lesquelles il paye des auteurs ont été écrites par deux, trois, quatre ou cinq auteurs, avec différentes formes de collaboration (la division du travail entre l’intrigue et les vers, la répartition des scènes, la révision d’une œuvre déjà là). L’identification des collaborations de Shakespeare est une autre preuve de la pratique. Aux œuvres déjà connues comme ayant été écrites en collaboration (par exemple avec Fletcher) s’ajoutent aujourd’hui d’autres cas de collaboration. C’est ainsi que la dernière édition des œuvres de Middleton, de Gary Taylor, inclut Pericles, Macbeth et Mesure pour mesure. Plus récemment encore, une partie des trois Henri VI a été attribuée à Marlowe. Pourquoi ce paradoxe qui reconnaît la collaboration comme une pratique ordinaire d’écriture et, dans le même temps, mobilise les critères graphiques, lexicaux ou stylistiques qui doivent identifier chacun des auteurs ? Il est sans doute la conséquence de l’introduction dans le régime moderne de la fonction auteur, du nom propre, du créateur singulier, pour des textes qui circulaient sans qu’existât le besoin de les distribuer entre les différents collaborateurs.   

15La normalité de la collaboration qui reste collaboration et qui ne se dévoile pas comme telle, ni sur les pages de titre des éditions, ni dans la réception des œuvres, ne satisfait pas le paradigme né avec le sacre de l’écrivain. Celui-ci suppose que l’on puisse pouvoir détecter des habitudes propres à chaque auteur, par exemple dans la préférence pour telle ou telle graphie, telle ou telle manières de ponctuer. Ce sont là les techniques employées par les « attribution studies » pour identifier les différentes mains présentes dans un même texte. Ce qui est oublier que ces préférences d’auteur ne sont accessibles que sur des pages imprimées qui sont elles-mêmes le résultat de multiples interventions sur le texte : celles du copiste qui produit la copie au propre du texte, celles du copy editor qui, dans l’atelier de typographie, établit la copie pour l’impression, celles des correcteurs des épreuves, celles des typographes eux-mêmes. Le rapport entre la main de l’écrivain et la page imprimée est donc médiatisé par ces multiples interventions, ce qui rend fort problématique les attributions à partir des indications graphiques et typographiques.

16Une deuxième contradiction entre les « attribution studies » et la pratique de la collaboration sans attribution provient de l’emploi par tous les auteurs du répertoire disponible des mêmes formes rhétoriques, des mêmes formules stylistiques, des mêmes associations lexicales. La critique s’efforce de repérer à partir de parallèles verbaux ou d’associations lexicales inhabituelles les différentes mains. C’est comme cela que Marlowe est devenu un co-auteur de Henri VI. Mais n’est-ce pas oublier que le modèle dominant de l’invention dans l’imitation justifiait l’usage par différents auteurs des mêmes formules, des mêmes procédés, des mêmes « lieux communs », qui sont à la disposition de tous ? Finalement, comme l’a souligné Jeffrey Masten, c’est l’idée même de la collaboration, pratiquée en pleine indivision par des écrivains souvent liés par une existence commune, que trahit l’individualisation de la contribution de chacun des collaborateurs [11].

17Le dernier effet du paradigme qui, grâce aux archives littéraires, associe étroitement expériences et écriture, est la nécessité d’une concordance entre vie et œuvre. Lorsqu’elles paraissent en désaccord, forte est la tentation de trouver une vie plus adéquate à la grandeur de l’œuvre. Toutes les propositions qui entendent découvrir derrière le nom de l’acteur Shakespeare l’identité réelle de l’écrivain qui écrivit les pièces qui lui furent (à tort) attribuées, reposent sur cette certitude. C’est à partir de la moitié du XIXe siècle, et pas auparavant, que commença cette quête du véritable « Shakespeare ». C’est une des descendantes de Bacon, Delia Bacon, qui fut la première à affirmer que les œuvres de l’auteur Shakespeare étaient celles de son ancêtre. Depuis, se sont multipliés les Shakespeare qui ne sont pas Shakespeare. Les plus sérieux candidats à être Shakespeare sont soit des érudits, ainsi Francis Bacon et plus récemment Florio, soit de grands aristocrates, comme le comte d’Oxford, Edouard de Vere, ou le comte de Derby, William Stanley. Dans tous les cas, il s’agit d’attribuer l’œuvre grandiose et puissante à un individu dont la vie est elle aussi grandiose et puissante. Avant le milieu du XIXe siècle, pourtant, aucun texte n’a supposé que l’acteur Shakespeare n’était pas l’auteur Shakespeare. Mais lorsque l’œuvre du poète et dramaturge devint canonique, légitime, académique, elle ne pouvait plus être attribuée à un fils de marchand de gants sans titre universitaire. Comme l’a montré Lawrence Levine pour les États-Unis, l’œuvre fut séparée de la culture publique partagée à laquelle elle appartenait et, de ce fait, réclamait un auteur plus digne d’elle. Levine écrit : « plus le statut de Shakespeare s’éleva, plus devint insoutenable qu’un homme de basse condition et d’éducation douteuse ait pu s’élever jusqu’aux hauteurs de ces pièces qui ne pouvaient être que les créations de quelqu’un de mieux formé, mieux né, noblement situé » [12]. Le nouveau statut des œuvres exigeait une vie qui leur soit conforme. La polémique récente, née lorsqu’a été proposé le nom de Florio, le traducteur de Montaigne, renvoie à ce paradigme dominant : la vie doit expliquer l’œuvre, l’œuvre s’inscrit dans la vie et si, entre les deux apparaît une discordance, il faut changer la vie.

18Cette opération se heurte à de nombreuses objections. D’abord, elle ne peut se fonder sur aucun texte du XVIIe siècle, lorsque personne ne faisait de différence entre les deux Shakespeare. L’idée que le secret sur cette double identité d’un Shakespeare acteur qui n’était pas le Shakespeare auteur ait pu être rigoureusement respecté est difficilement tenable dans un monde, celui du théâtre, où les relations étaient multiples et publiques. Ensuite, une autre difficulté est créée par la fréquence de l’écriture en collaboration : il faudrait que ce véritable Shakespeare ait eu la possibilité de collaborer avec Marlowe, Peele, Middleton et Fletcher. Finalement, l’hypothèse est aussi fondée sur une mauvaise interprétation des archives notariales. Un des arguments toujours avancés est le fait qu’aucun livre n’est mentionné dans le testament de Shakespeare. La conclusion est qu’il est impossible de lier l’œuvre immense avec un testament si pauvre. En fait, la contradiction peut être aisément résolue : les livres étaient énumérés dans des inventaires parallèles au testament, ce qui fait que presque aucun testament anglais des XVIe et XVIIe siècles ne mentionne des listes d’ouvrages. L’interprétation des archives est ainsi distordue par l’imposition du paradigme biographique.

19Je conclurais en disant que ces tentatives de « désattribution » et de réattribution ne convainquent que ceux qui sont déjà convaincus. Elles sont, avec d’autres phénomènes, la projection d’une figure d’auteur, d’une conception de la littérature et d’une définition de la biographie littéraire qui supposent d’intimes relations entre, d’une part, les souffrances, les bonheurs et les expériences des écrivains et, d’autre part, la création esthétique. C’est une telle projection anachronique qui fonde l’imposition rétrospective d’un paradigme qui a été, tout à la fois, producteur des archives littéraires et produit par elles.