Colloques en ligne

René Démoris

Les statues vivent aussi : peinture et belles antiques dans la première moitié du XVIII° siècle

Source : XVIIIe Siècle, n° 27, 1995, pp.129-142

1En 1710, L’art de plumer la poule sans crier, recueil anonyme de 21 courtes histoires comiques, rapporte, sous le titre La Neuvaine de Cythère, une curieuse anecdote qui touche de façon inattendue à la question de l’antique dans les arts plastiques. L’aventure se passe à Versailles et est introduite par un éloge en forme du « miracle » qu’y a réalisé le monarque qui en est à la fois, est-il dit, l’architecte et l’ouvrieri. Elle touche au roi d’une autre manière puisqu’il s’agit d’une « extravagance » à laquelle se livrent deux de ses jeunes Mousquetaires, « enfants de famille, mais sans noblesse », fils de marchands enrichis sous Louvois (donc dans les fourni­tures aux armées), que rend inséparables une amitié qui tourne à la « passion démesurée ». Or les deux jeunes gens tombent amoureux d’une statue de Vénus située dans l’allée centrale des jardinsii. Ils en viennent, non sans mal, à s’avouer leur rivalité à l’endroit de cette « cette belle pièce immobile » et les manoeuvres auxquelles ils se sont déjà livrés sur la sta­tue, qui leur ont déjà fourni des satisfactions d’ordre quasi hallucinatoire, ce qui leur donne l’espoir fou de la rendre sensibleiii. Et c’est dans cette idée (à laquelle ils croient sans y croire) qu’ils décident de lui faire ensemble une « neuvaine », c’est à dire de se livrer sur elle à un cer­taine nombre de cérémonies dont la première consiste, l’un prêtant son dos à l’autre, à lui baiser les fesses (à l’un la droite, à l’autre la gauche, non sans litige). L’histoire ne se réduit pas à un intermède comique — les deux personnages sont cultivés, sortent du collège des Jésuites et di­sent eux-mêmes le « ridicule » de leur passion (« une passion dont les fins me paraissent ridi­cules », avoue l’un d’eux, qui se demande pourtant si cette statue n’est pas Vénus elle-même, « par quelque miracle particulier »iv)— et l’auteur est sensible au tour fantastique qu’elle pourrait prendre, puisqu’il parle d’une « aventure qui dans son espace a quelque chose de surnaturel » (elle illustre bien la tendance de la fiction vers 1700 à aborder les situations psychopatholo­giques à travers un merveilleux auquel on ne croit plus) : Pygmalion n’est pas loin, et pour nous, à l’horizon, La Vénus d’Ille, avec tout ce qu’a de troublant le passage de l’inanimé à l’animé, évoqué notamment par Freud dans L’inquiétante étrangeté. Rien n’est indifférent dans cette histoire qui prend pour objet une oeuvre d’art, entendue comme telle, ni l’appartenance de la statue et des acteurs au roi, ni le fait qu’il s’agisse d’une Vénus, dont l’un des jeunes gens rappellent qu’étant « déesse » elle peut bien faire un « miracle », (terme qui qualifie aussi l’entreprise royale), ni bien sûr la dimension sacrilège de la neuvaine, accomplie en un lieu que l’auteur n’hésite pas à placer immédiatement au-dessous du « paradis du grand Dieu tout-puis­sant »v. Or c’est précisément le mode problématique de cette croyance qui me semble en rapport étroit avec le caractère artistique de l’oeuvre. On a affaire ici à un rapport déviant ou pervers à l’oeuvre d’art, qui me semble dire à sa manière ce qui serait le refoulé du dicours théorique et critique sur l’art à l’époque, à propos à la fois du nu et de l’antique, mettant en jeu une référence culturelle (il s’agit d’une Vénus), mais aussi une oeuvre d’art antique dans sa matérialité (il s’agit d’une copie supposée fidèle). D’où la tentation d’élucider à travers ce mauvais usage de l’oeuvre d’art quelques soubassements inconscients de ce rapport à l’antique qui s’inscrit dans les oeuvres supposées régir son bon usage.

2 »Les Antiques sont belles parce qu'elles ressemblent à la belle nature», déclarait, en 1668, Roger de Piles dans son commentaire au poème de Dufresnoyvi. En 1699, il développe à ce propos, dans l’Idée du peintre parfait, une théorie qui tente de fonder, sur un mode anthro­pologique, la fonction normative déjà reconnue aux statues antiques. Distinguant entre les ac­tions de la Nature « ou lorsqu’elle agit elle-même de son bon gré, ou lorsqu’elle agit par habi­tude au gré des autres », il précise « Les actions purement de la Nature, sont celles que les hommes feraient, si dès leur enfance on les laissait agir selon leur propre mouvement; et les ac­tions d’habitude et d’éducation, sont celles que les hommes font en conséquence des instruc­tions et des exemples qu’ils ont reçus »vii. Une opposition nature/culture se dessine donc, l’une apparaissant comme le vêtement de l’autre. Pour de Piles, si le peintre ne doit pas ignorer « les actions différentes dont les principales Nations ont revêtu la nature », il doit savoir aussi que cette différence tient à une « affectation, qui est un voile qui déguise la vérité », et faire son étude « de débrouiller et de connaître en quoi consiste le vrai, le beau et le simple de cette même Nature… ». Non sans avouer aussitôt que la différence est bien difficile à connaître. Cette ana­lyse se complète d’une autre au chapitre IV, qui repose cette fois sur une distinction entre parti­culier et général : « La Nature est ordinairement défectueuse dans les objets particuliers, dans la formation desquels elle est, comme nous venons de dire, détournée par quelques accidents contre son intention, qui est toujours de faire un Ouvrage parfait. Mais si on la considère en elle-même dans son intention & dans le général de ses productions, on la trouvera parfaite »viii. Dieu n’est pas nommé, mais sa bonté fondamentale est présente dans ce schéma qui adapte la théorie aristotélicienne des types. « C’est dans ce général que les anciens Sculpteurs ont puisé la perfection de leurs Ouvrages, et Polyclète a tiré les belles proportions de la Statue qu’il fit pour la postérité et qu’on appela la Règle ». Ce qui revient à faire jouir les anciens d’un privilège quasi miraculeux. Une hésitation est évidente ici entre une vision idéaliste et une autre, histo­rique, de la place de la référence antique, cette dernière intégrant en quelque sorte, sous une forme voilée, l’hypothèse théologique d’une Chute. C’est dans ce sens que va le Cours de Peinture de 1708, où une lettre de Rubens, citée in extenso appuie la supériorité des statues an­tiques sur une série d’arguments hétérogènes : idée d’une décadence généralisée, d’une « vieillesse du monde », d’une plus grande perfection des corps anciens due tant à une proximité de l’origine qu’à la dégradation entraînée chez les modernes par la paresse et l’absence d’exercice et d’hygiène alimentaire, ce qui constitue la face moralisante de ce discoursix. La doctrine des pseudo-types (selon l’expression de R.K. Lee) a donc quelque peine à trouver sa cohérence. Ce qui s’y lit sans difficulté est le fantasme d’une antiquité édénique, âge d’innocence où peut-être la belle nature se laissait voir, où il était du moins plus facile d’y accé­der, un paradis terrestre et perdu. Dans le texte de Piles, la nudité des statues antiques se met à fonctionner comme métaphore d’une « belle nature épurée », s’opposant au vêtement situé du côté du voile, du masque et donc de la corruption, cette métaphore traversant et travaillant le discours sans que l’auteur la prenne explicitement en charge. Ce qui se trouve occulté est l’explication en quelque sorte technique que Félibien et Le Brun donnaient de la supériorité des anciens dans le dessin : le fait que l’étude du corps humain y était facilitée par la nudité des es­claves et l’usage des gymnasesx. L’argument, tout à fait historique, donne évidemment beau­coup moins à rêver que l’âge d’or suggérée par de Piles, chez lequel il est refoulé, sans pour autant cesser de travailler son discours. Effet analogue de cette occultation, semble-t-il, chez Antoine Coypel (lui-même assez critique des modèles antiques et enclin à rappeler leurs limites) qui fait entendre un rapport mélancolique dans ce rapport à l’antiquité : « Que les anciens peintres étaient heureux ! la nature s'offrait toujours à leurs yeux avec ses plus naïves beautés; ils n'avaient qu'à la voir et l'imiter. Nous ne pouvons pas la suivre fidèlement, parce que nous ne la voyons que contrefaite et masquée. Cependant notre objet est de l'imiter. Cela est triste. » L’expression est curieusement ambiguë : que faut-il entendre par cette naïveté et par cette con­trefaçon? S’agit-il des artifices de la vie moderne, à commencer par ses vêtements? Ou bien de la dégénérescence que déplorait de Piles ? Quelqu’application qu’on en fasse, demeure l’image d’une pureté et d’une vérité originelles, dont l’avantage ne touchait peut-être pas que les peintres.

3Que les statues antiques soient, en tant qu’oeuvres d’art, en quelque sorte les restes d’une nature perdue, voilà qui rendrait compte de la singulière gravité que prend pour nos deux mousquetaires (qui n’ont certes pas lu de Piles) la rencontre de la Vénus, et du fait que l’aventure n’appartient à un registre qui n’est ni gaulois ni grivois, encore qu’il mette bien en jeu les corps eux-mêmes. La « neuvaine » est parodique, mais désigne un rapport au sacré dans le désir fou de croire en Vénus. Ce que montre l’histoire, en raison même de son inconvenance, c’est la sourde recharge idéologique et fantasmatique dont font l’objet les personnages et les données de la Fable et le mode à la fois trouble et troublant sur lequel peut agir leur représenta­tion. Qu’à l’heure où l’on devient de plus en plus pointilleux sur le représentation des nudités (de Piles en offre un intéressant exemple dans son Idéexi), l’Antiquité soit moyen commode de l’autoriser, au nom de la tradition, sans doute. Mais il s’agit ici de tout autre chose que de voir « des tétons et des fesses », pour reprendre l’expression de Diderot.

4Que la statue vienne réveiller, dans la folle entreprise, une fort improbable « croyance » à Vénus (et en même temps une croyance archaïque et normalement refoulée à l’animation de l’inanimé), pourrait se dire ainsi : n’est-ce pas l’art et son discours qui viennent en somme prê­ter la main à une Fable dont on sait qu’à l’âge de Fontenelle, elle a perdu ses pouvoirs, notam­ment ceux de signifier indirectement une vérité cachée et de présenter des leçons morales ? Une longue tradition interprétative trouve sa fin dans l’orage critique des dernières années du XVIIe siècle. Cette fin a été à la fois retardée et provoquée par la réquisition massive de la Fable à l’usage personnel du monarque : cet usage a autorisé l’épanouissement d’une antiquité plastique en peinture comme en sculpture, nécessaire à célébrer la gloire du règne, mais aussi détourne et vide de leur sens les figurations traditionnelles, astreintes au rôle d’auxiliaires. Le cadre n’est donc pas indifférent : c’est grâce au roi que la Vénus antique parvient aux mousquetaires, objet digne de l’imitation des sculpteurs et des peintres, et qui mériterait lors même qu’on ne croirait plus à Vénus, ni au miracle royal, parce que si l’on en croit Roger de Piles, c’est là un morceau de « belle nature perdue ». Faut-il dire que cette trace de l’enfance du monde pourrait, chez le spectateur, rappeler quelque vert paradis plus personnel et expliquer le caractère éminemment régressif de l’histoire? Toujours est-il que dans cette Vénus, ce qui reste de plus vrai est peut-être son corps. À ce titre, l’extravagante entreprise des Mousquetaires qui semble prendre à la lettre la théorie de l’imitation, ne manque pas de sens.   

5Parler de paganisme à propos de l’art apaisé, savant, méditatif et gracieux de La Fosse, d’Antoine Coypel, des Boulogne,(pour nous en tenir aux exacts contemporains de nos textes) est sans doute excessif. Mais ces toiles qui se tiennent à la distance de l’histoire qu’elles racon­tent ou se détournent même de toute histoire (que l’on pense à La nature et les quatre éléments de Bon Boullongne ou au Zéphyr et Flore de Jouvenet), qu’inscrivent-elles dans l’espace appa­remment absent de leurs significations perdues, sinon la célébration non pas même du bonheur d’exister, mais de l’exister tout court ? Même si parfois l’hommage à la nature se nuance de mé­lancolie (je pense à la Clytie de La Fosse, et à son soleil couchant). Non pas déchaînement de sensualité, mais exaltation d’une beauté des corps animés, qui n’ignore pas les valeurs nou­velles de la civilité, de la délicatesse, de la politesse, en train de se substituer à celles de l’univers héroïque, les valeurs mêmes dont se réclament les Modernes de la Querelle, à la suite de Fontenelle. Faut-il dire qu’à la fin de son règne, le roi retrouve, sous une forme innocente, ou supposée telle, le paganisme autrement actif de ses débuts ? Il encourage en tous cas, à cette époque, une peinture qui entend moins penser, que « donner à penser », selon la formule em­ployée plus tard par Caylus, et qui se tient dans un rapport à la fois respectueux et souriant à la fable dont elle traitexii. Katie Scott a remarquablement montré, notamment à propos d’Antoine Coypel et de la galerie d’Enée, comment le commanditaire (en l’occurrence Philippe d’Orléans, mais cela est vrai aussi du Roi) libère le terrain, s’absente désormais de l’oeuvre picturale. La célébration de la nature qui se dessine ici prend des formes plus évidentes chez les peintres de la période rococo, de Troy, Lemoyne, ou encore Noël-Nicolas Coypel, avec l’éblouissant hymne triomphal à l’amour que constitue son Enlèvement d’Europexiii.

6Tourner ses regards vers les satyres de pierre aux regards lubriques et les statues de chair de Watteau, dont la nudité provocante semble rappeler aux assemblées galantes, à ces per­sonnages trop habillés, déguisés, la fin ultime de leur rencontre, c’est ne pas être très loin de la thématique de notre histoirexiv. À perdre ses prestiges culturels, l’Antiquité se prête à une fami­liarité qui permet une relecture parodique ou critique : c’est la période des romans « critiques » de Marivaux, et notamment d’un Télémaque travesti qui vise moins à attaquer Fénelon qu’à le lire d’une autre manière, celle aussi où les comédiens de la Foire multiplient les parodies ou mettent Arlequin aux prises avec les Dieuxxv. Que la reprise du sujet antique entraîne aussi le plaisir de la transgression, c’est peu douteux. Le plaisir du lecteur (pour ne pas parler de celui des héros) tient, dans la Neuvaine de Cythère, pour une large part, à l’usage inconvenant qui y est fait d’un objet qu’avaient magnifié non seulement sa place dans la tradition savante, mais aussi son appartenance au roi, au détournement, à des fins étroitement privées, d’une statue vouée à un usage public. L’usage fait de la fable par les peintres de la période rococo montre que cet effet de relecture fait partie du plaisir de leur spectateur : transgression douce, pourrait-on dire en pensant à la « surprise douce » de Fontenelle. Que l’on pense au thème d’Hercule et d’Omphale, bien représenté dans l’exposition de 1992, où chez Lemoyne, l’échange du regard amoureux fait facilement oublier le servage du héros, tandis que Charles-Antoine Coypel préfère fasciner son spectateur sur une figure d’éphèbe alangui, voluptueusement dénudé, dont le charme quasi féminin ferait méditer sur la différence des sexes plus que sur les dangers de l’amour, sous le regard d’une Omphale moins dominatrice qu’énigmatique. Boucher lui a choisi l’instant d’un fougueux baiser, où la puissance quasi animale du personnage (aggravée peut-être par le thème des jambes croisées, qui marque habituellement les amours de Mars et Vénus) tourne franche­ment en dérision l’interprétation traditionnellexvi. Avec raison, Stefen Z. Levine évoque la can­tate de Collé et Bodin de Boismortier qui, de l’histoire de Diane et Actéon (autre thème favori de l’époque) tire la moralité du « moment favorable », manqué, hélas, par le timide Actéon, qui pro­voque ainsi la colère de la déesse frustréexvii. Si de Troy ne va pas jusque là, montrant une Diane au milieu de ses nymphes plutôt surprise de ce cerf qui s’enfuit à l’extrême gauche, il est bien évident que l’intérêt de l’oeuvre tient aussi à ce traitement désinvolte et déviant de la tradition interprétativexviii. Que cet usage de la fable relève de tout autre chose que d’un « art d’assouvissement », pour rappeler la regrettable formule d’André Malraux, autrement dit que l’enjeu de ces toiles soit complexe, il n’est que de voir comment dans sa Léda et le cygne (occasion chez nombre de peintres des figurations les plus osées de l’accouplement), Boucher rassemble dans une étreinte très sensuelle deux femmes fixant avec une attention fascinée le bec d’un cygne détaché sur fond de chair : mise en scène d’une jouissance scopique (dont l’objet n’est certes pas indifférent), non sans connotation sapphique, comme l’a fait remarquer D. Posnerxix. Exemple typique d’une dérive du traitement traditionnel, décevant l’attente du specta­teur, pour lui montrer le plaisir de voir …un bec de cygne. On pensera aussi, du même Boucher, à cette Vénus demandant à Vulcain des armes pour Enée (Louvre), étonnamment structurée autour du regard qui descend de la déesse au mari cocu, aux proportions fort peu hé­roïques, que ne gratifie même pas un sourire — l’ensemble faisant à vrai dire passer au second plan l’histoire d’Enée, et mettant en évidence la singularité d’un rapport conjugal (osera-t-on évoquer La Nouvelle Héloise?).

7L’apport spécifique de Boucher — ce qui explique la violence des réactions dont il a été l’objet — est d’avoir manifesté, jusqu’à la provocation, le caractère fictif des scènes qu’il traite, et du coup la liberté du peintre à leur égard. Il s’en amuse parfois lui-même : le gros étau fort réaliste dont il affuble Vulcain dans sa Vénus dans la forge de Vulcain (Louvre) semble tout droit sorti de l’Encyclopédie, et sa modernité ne manque pas de surprendre dans cet espace où Vénus s’est confortablement assise sur des nuages… L’irritation des critiques devant de telles pratiques se lit dans la réaction de La Font de Saint-Yenne, soucieux de ramener à la vraisem­blance commune le royaume du fantasme, blâmant Pierre de la complaisance déplacée que montre sa Vénus pour un triton à la figure « barbaresque », ou Collin de Vermont d’avoir choisi le sujet du Festin des Dieux, nécessairement froid, puisque « la vraie joie se trouve rarement avec les grandeurs » et que les dieux ne mangent que « divinement et sans besoin » )xx. On son­gera aussi à la critique faite par le même La Font du Lever et du Coucher du Soleil, du même Boucher (Wallace Collection) : le foisonnement des nudités, bien entendu (qui a interdit à des ecclésiastiques l’accès du Salon…), mais aussi et surtout l’indifférence coupable que montrent Naïades et Tritons, et Thétis elle-même, au dieu du Soleil, qui devrait être l’objet essentiel de leur attentionxxi. L’inconvenance n’est peut-être si sensible que parce qu’il s’agit là d’un thème louisquatorzien, dont la composition éclatée de Boucher semble involontairement une trans­cription parodique. Exemple intéressant, me semble-t-il, chez un critique qu’obsédait L’Ombre du grand Colbert, d’un enjeu politique qui ne peut dire son nomxxii.

8Immorale, la peinture mythologique de l’époque l’est aussi par son mode d’action, en ce qu’elle se prête mal au modèle de catharsis élaboré par l’abbé du Bos dans ses Réflexions cri­tiques de 1719. Dépourvu de sympathie pour la Fable en tant que telle, du Bos la tolère comme appartenant à une tradition inséparable des Anciens auxquels il tient pour avoir saisi, mieux que les philosophes, les secrets de l’âme humaine. Son objectif dans les Réflexions est assez clair : il s’agit de substituer aux objets réels des passions des objets fictifs suscitant des fantômes de passions, grâce à l’identification du spectateur avec le personnage, de préférence souffrant, la pitié jouant un rôle central dans cette opération, et la représentation de la souffrance se consti­tuant en noyau de l’expérience esthétique. Par quoi se trouve justifiée une fonction sociale de l’art. Cette identification ne saurait produire la purgation des passions du spectateur qu’à la condition tout à la fois d’une intensité et d’une lisibilité des passions chez les personnages. L’aventure de nos deux mousquetaires pourrait passer pour une transcription burlesque de la dérivation de l’énergie libidinale à laquelle songe du Bos. Le fantôme de passion se produit bien, mais aussi une fixation sur l’objet de fiction, au point d’amener le rêve fou d’animer la pierre. L’expérience montre sinon les risques, du moins les limites du système des Réflexions, étroitement lié à l’idée d’histoire, et notamment dans le cas des arts plastiques. Or aussi bien que la Vénus de Versailles, dont l’action est quasi nulle, la peinture mythologique se détourne de l’histoire pour offrir le spectacle d’un instant quasi autonome, où l’action, réduite souvent à l’échange d’un regard, ne donne qu’une prise réduite à l’expression des passions, sous une forme minimale et assez souvent énigmatique, et peu d’occasions à la compassion du specta­teur.

9Diderot s’attaquera avec une rare violence à l’immoralité de Boucher, rappelant avec insistance les tétons et les fesses qui le renvoient, pour son déplaisir, à son propre voyeurisme, recourant, pour accabler l’artiste, à la nature de son public (mondain et aristocratique, donc su­perficiel et immoral) ou, de manière plus discutable, à des allusions à sa vie privée qui semblent parfois relever de la calomniexxiii. Il semble bien que son malaise propre ait tenu pour une large part à l’insuffisance narrative qu’il décelait chez le peintre, autant qu’à ce flottement des signifi­cations que permet la peinture mythologique. A travers les notions de tapage, de désordre, d’inconvenance, de folie, l’intention du philosophe est évidente qui tend à disqualifier morale­ment, à tout prix, une entreprise esthétique troublante, à prouver que la dégradation de l’art suit « la dépravation des moeurs » — ce qui revient à inscrire biographiquement l’insaisissable trans­gression de la peinture-spectacle. Non sans contradiction parfois, puisque le même Boucher qui est supposé ne plus appeler le modèle (péché d’artifice) devrait la bassesse de ses figures à ses mauvaises fréquentations (« des prostituées du plus bas étage » )xxiv.

10Le flagrant délit de réalisme où Diderot surprend Boucher mérite qu’on s’y arrête. Le désordre, c’est aussi cela : le risque de voir une figure populaire s’immiscer dans le monde élevé des dieux et des héros, pour lesquels Diderot préfère des modèles imaginaires étroitement asservis aux règles académiques et donc à une imitation de l’antique. Il semble bien qu’une telle conception du rapport de la nature et de l’antique n’ait pas été celle des peintres et des amateurs de la première moitié du siècle. Assurément la doctrine des « pseudo-types » est généralement adoptée. Mais déjà Roger de Piles l’avait soigneusement modulée de diverses manières : en rappelant que les règles se sont formées par une « expérience heureuse » des « effets avantageux de la Nature » (entendue cette fois comme nature visible, ce qui est une manière d’aménager la théorie classique du « beau choix », qui relativise l’exemplarité des antiques) ; en rappelant le risque couru par Poussin par une imitation trop attentive qui le conduit, en Peinture, à faire de « la pierre », et surtout le fait que l’art de peindre dispose d’autres moyens que la sculpture, d’où la nécessité de regarder l’Antique « comme un livre qu’on traduit dans une autre langue dans la­quelle il suffit de bien rapporter le sens & l’esprit, sans s’attacher servilement aux paroles »xxv. Et enfin en rappelant l’inépuisable variété de la nature (visible). Avertissements qui semblent avoir été entendus : les réserves d’Antoine Coypel, prompt à rappeler que les antiques furent autrefois des modernes, quant à la supériorité des Anciens, sont bien connues ; l’« anticomane » Caylus ne se prive pas de rappeler que les Grecs ont été des hommes, qu’il convient d’apporter « une sorte de sobriété » à l’étude des antiques, qui n’ont pas été à l’abri de la « manière » ; Cochin, partisan de la grande peinture, lui aussi évoque le risque de se maniérer, critique l’attention excessive portée au costume antique et suggère de retarder pour l’élève son étude, quitte à le faire travailler sur la bosse moulée sur naturexxvi. Bref pour cette période, les peintres ne semblent pas obsédés par l’opposition entre antique et nature (visible), mais plutôt soucieux d’élaborer leur accord et se montrent fort attentifs à l’étude du modèle vivant. Ce que Diderot perçoit comme inconvenance ou trivialité est aussi un résultat de cette familiarisation de la Fable où ils se sont engagés et qui implique un renouvellement de la typologie traditionnelle. Rien de scandaleux pour eux, semble-t-il, à ce qu’une actrice ou une courtisane devienne, en peinture, une déesse. Pour Diderot, en quête de figures dignes de l’antiquité littéraire qu’il connaît, cette métamorphose représente une menacexxvii.

11Est-ce cet espace de relative liberté et de tolérance propres peut-être à la peinture que les artistes sentent menacés par le premier Salon, les Réflexions de La Font de Saint Yenne, ce qui expliquerait la violence de leurs réactions? Le texte de 1747 se contente d’attaquer le portrait mythologique, mais ce sont bien en 1754, les « peintres de la Fable » qui sont la cible majeure des Sentiments, où se trouvent éloquemment développées l’absurdité, l’horreur et l’immoralité des histoires qu’elle propose, de ces « imbécillités poétiques », directement contraires à la « fin la plus noble de la peinture », une instruction capable de « corriger nos penchants vicieux », et « d’élever notre âme au-dessus des sens » — théorie appuyée sur une distinction radicale entre genre et histoire, le premier se contentant d’amuser nos regards, la seconde seule ayant le privi­lège d’émouvoir et d’instruirexxviii. La thématique amoureuse de la peinture rococo se trouve ainsi amalgamée à l’inceste et au cannibalisme des dieux grecs… Se trouve éliminée ainsi de la pein­ture d’histoire, au nom des progrès de la raison, toute la Grèce fabuleuse d’avant l’ère chré­tienne, aux dépens d’une histoire grecque, mais surtout romaine et même nationale, susceptible de fournir à foison des exemples d’héroïsme et de dévouement civique. La longue liste de sujets fournis par le critique fait une large part au sacrifice du désir individuel et à la représentation de la souffrance. Ce qui nous ramène à une catharsis chère à du Bos, mais augmentée d’un souci directement édifiant qui restait assez étranger à l’abbé.

12Même s’il partage cette volonté moralisatrice, Diderot, qui confesse volontiers son goût de l’horrible, est plus soucieux de préserver les ressources offertes par la fable du côté du pa­thétique. S’il aboutit à une condamnation analogue, c’est à partir de prémisses inverses et sur­tout en se souciant de la fonder esthétiquement, à l’aide notamment de la notion de grandeur. L’Antiquité qu’il présente dans la digression des Essais sur la peinture, où il traite du rapport de l’artiste et du poète, cristallise, avec des prétentions historiques, le fantasme qui parcourt l’art rococo, et semble sortir de l’imagination de Boucher, la grivoiserie en plus dont le « peintre des grâces » savait se tenir à distance : temps d’une religion d’Éros et de la nature, dont nous ne conserverions plus que quelques traces à rechercher du côté du Palais Royalxxix. Les horreurs liées à « l’abominable christianisme » ayant gagné, selon Diderot, le pouvoir exclusif de nous émouvoir et donc de fournir des sujets à l’art, l’antiquité apparaît comme le lieu définitivement perdu d’une jouissance non coupable. Ce qui revient à énoncer, sous une forme caricaturale et appauvrie, l’idéologie latente qui habite au long de ce demi-siècle la peinture mythologique. S’explique peut-être ici la violence de Diderot à l’égard de Boucher qui, en peinture du moins, avait pu donner corps et chair à cet objet perdu, et en quelque sorte le retrouver : mais quoi de plus haïssable que l’ennemi intérieur ?

13Reste à rappeler alors les peintres au « goût antique », caractérisé par son opposition aux petitesses supposées des modernes, par son accord symbolique avec les exigences surmoïques, autour du terme de sévérité, bien commode puisqu’il rime avec vérité, et permet grâce à son double sens, moral et technique, de passer du registre de l’esthétique à celui de la moralitéxxx. Le néo-classicisme passe par cette exigence de faire figurer aux formes mêmes les principes de cette moralité. On songera à cette affichage de la norme que constituent, dans les Planches de l’Encyclopédie, les figures gravées des belles antiques, emberlificotées dans un réseau de pointillés et de chiffres, comme s’il s’agissait de maîtriser symboliquement des corps suscep­tibles de donner à rêver.  

14Cette fin pédagogique, Diderot lui-même la met en question en ce moment de crise que marque le Salon de 1767. À l’heure où il proclame que la « belle nature » ne se trouve que dans la tête des artistes, loin de mettre en doute la perfection des antiques, il y voit un exemple décou­rageant pour l’artiste moderne, condamné à y chercher des règles ou des exemples qui, à leur tour, font écran à ce qui serait rapport direct avec la naturexxxi. Les anciens auraient eu la chance, eux, de ne pas avoir d’anciens. Ressurgit ici, sous une forme désespérante, la nostalgie expri­mée par la formule ambiguë de Coypel, le rêve heureux de l’origine, avec cette nuance, chez Diderot, que la corruption, le masque, la contrefaçon y seraient dues à la représentation artis­tique elle-même. Encore une fois s’impose l’image d’une nature perdue, dont la trace même se trouve curieusement délétère.

15Le rapport avec l’antique est bien placé chez Diderot sous le signe de l’ambivalence. Il peut engendrer une inattendue violence. Promettant une rapide destruction aux ouvrages mal­honnêtes, Diderot écrit dans les Pensées détachées : « Quoi! vous seriez assez barbare pour bri­ser la Vénus aux belles fesses? — Si je surprenais mon fils se polluant aux pieds de cette statue, je n’y manquerais pas. » J’ai vu une fois une clef de montre imprimée sur les cuisses d’un plâtre voluptueux »xxxii. On a connu Diderot, ailleurs, plus indulgent à cette manière de soulager la na­ture. Il est vrai que c’est la statue qui est punie. De fait, avec la double scène ici proposée, nous voici presque de retour à nos mousquetaires et de la question qu’ils posent à la jouissance es­thétique. Faute de pouvoir animer la statue, la détruire, la tuer. Un crime passionnel en quelque sorte. Le vieux rêve d’animation n’est pas tout à fait mort. Il y a des croyances qui ont la vie dure…