Représentation de l’artiste au siècle des Lumières : le peintre pris au piège ?
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2Le héros de Pickup, roman de Charles Willeford, peintre manqué, lisant un journal qui mentionne son échec, commente : « Mon vieux professeur avait tort, bien sûr. Je n'avais pas renoncé à peindre pour des raisons économiques. Aucun véritable artiste ne le fait. Van Gogh, Gauguin, Modigliani et mille autres fournissent la réponse. » On s’amusera de trouver deux siècles plus tôt, dans les Réflexions critiques de l’abbé du Bos un acte de foi analogue dans les pouvoirs du génie : « …les hommes nés pour être de grands peintres ou de grands Poètes, ne sont point de ceux, s'il est permis de parler ainsi, qui ne sauraient se produire que sous le bon plaisir de la fortune. Elle ne saurait les priver des secours nécessaires pour manifester leurs talents », et plus loin :
« Un Élève qui a du génie apprend à bien faire en voyant son Maître faire mal... tout devient palettes et pinceaux entre les mains d'un enfant doué du génie de la Peinture. Il se fait connaître aux autres pour ce qu'il est, quand lui-même il ne le sait pas encore....Supposé qu'un père soit assez dénué de toute protection, pour être hors d'état de procurer l'éducation convenable à son enfant, qui témoigne d'une inclination plus noble que celle de ses pareils, un autre en prend soin. Cet enfant là cherche de lui-même avec tant d'ardeur, qu'enfin le hasard la lui fournit »1.
3Optimisme réjouissant. La preuve de tels propos n’est pas aisée à administrer. Elle est sans doute supposée se trouver dans l’histoire, qui ne retiendrait que le nom des « véritables artistes ». Sans lui attribuer de telles vertus, Roger de Piles avait en 1699 consacré au génie le premier chapitre de son Idée du Peintre parfait, exigeant pour le Peintre ce préalable d’« un présent que la Nature fait aux hommes dans le moment de leur naissance » 2. Il ne fallait sans doute rien moins que cet appel à mère Nature, à la providence ou à Dieu pour justifier l’extraordinaire formation d’idéal que suscite la figure du peintre au XVIIe et au XVIIIe siècles. On tentera d’évaluer les effets en retour de ce phénomène sur la pratique des peintres existants et la manière dont on les perçoit.
4Le texte de du Bos montre que la figure du peintre est le lieu d’affleurement d’un fantasme narcissique d’omnipotence (refusé à d’autres génies, celui de l’architecte ou de l’homme d’État qui, eux, dépendent des circonstances). Ce topos de l’irrésistible vocation célèbre le triomphe du mérite personnel. Félibien en 1685 avait dédaigné de donner à Poussin, dans sa biographie du VIII° entretien, une noblesse postiche, arguant qu’il avait été lui-même la source de sa propre noblesse, qu’il devait paradoxalement à ses « enfants », c’est à dire à ses oeuvres. Fils de ses oeuvres, Poussin accède à une noblesse plus vraie que celle de naissance. Qu’il parvienne en outre, se faisant maître des images, à se faire aussi « maître de soi-même », et ceci dans une indépendance effective à l’égard des puissants, le fait hériter en outre d’une capacité d’autarcie par quoi se caractérisait la figure royale3.
5Est-il besoin de dire que cette promotion imaginaire représente le rêve de ces gens non « nés » qui occupent un espace de plus en plus important dans la société d’Ancien Régime ? Promotion d’autant plus fascinante que le peintre opère non par les voies basses du commerce, mais à l’écart de l’argent, dans une large mesure, et transforme en oeuvre précieuse une matière première — toile, couleurs — supposée de faible valeur, bref qu’il procède à une transformation quasi magique de l’objet qui lui vaut, plus encore que la fortune, l’intérêt des grands de ce monde et, de plus, l’immortalité métaphorique de l’inscription dans l’Histoire. L’art, c’est aussi une forme idéale, purifiée, de cette manufacture qui va si bien polariser les intérêts du siècle des Lumières.
6Tout ceci au prix d’un travail — l’idéologie de l’art aura beaucoup fait pour réhabiliter cette notion marquée de roture et si essentielle à l’éthique de la civilisation industrielle. Mais ce travail n’est-il pas aussi un plaisir ? C’est un autre topos de la biographie de peintre que de montrer qu’il a la passion de son art, bref que selon un mot attribué à Annibal Carrache, il fait de la peinture « sa maîtresse » 4. Voici indiquée la voie de la sublimation. Avant de trouver le profit ou la gloire, le peintre aura connu d’autres satisfactions d’ordre libidinal, mais élevées, et issues directement de son activité propre. Or il se trouve de plus que le peintre — en particulier le peintre d’histoire — doit par nécessité professionnelle entrer dans le secret des corps : son privilège est de contempler une nudité habituellement soustraite aux regards. Source possible d’immoralité. Roger de Piles le disait fort clairement dans son commentaire à Du Fresnoy : « Si le mariage est un remède contre la concupiscence, il l'est doublement à l'égard des peintres, qui sont plus souvent dans l'occasion du péché que les autres, à cause du besoin qu'ils ont de voir le Naturel »5. Il ne fait aucun doute que ce risque contribue à faire de la place de l’artiste un lieu enviable.
7Secret des corps, mais aussi secret des âmes. L’idéal du « savant peintre » exalté par l’Académie de 1663, soucieuse de conjurer l’image d’un artisanat, insiste sur la partie « spirituelle » de la peinture, que ce soit dans le registre de l’invention, qui fait de l’artiste « comme le créateur » de choses toutes nouvelles, selon les termes de Félibien, ou dans celui de l’expression des passions, qui en fait un connaisseur de l’âme humaine, rival éventuel de l’homme de lettres6.
8Dans ses remarques sur l’Art de peinture de Dufresnoy, de Piles plaçait parmi les qualités requises du peintre « De la beauté, parce que le peintre se peint toujours dans ses Tableaux, et que la nature aime à produire son semblable »7. Cette reprise d’un autre topos (Raphaël, à la fois modèle et maître de la grâce dans la biographie de Vasari) ne va pas peut-être ici sans quelque humour. L’énoncé « le peintre se peint lui-même » peut se prendre en divers sens. Mais c’est, aux siècles classiques, de plus en plus dans celui d’une projection, sur la toile, d’une individualité exceptionnelle qu’il s’entend. Sans mettre en question ouvertement la doctrine de l’imitation, les notions de belle nature, d’invention, les exigences d’une expression qui puise ses ressources dans la psyché de l’artiste, le souci de minimiser la part du « technique », tendent à privilégier le représentant aux dépens du représenté. C’est jusque dans ce « technique » qu’on cherche la personne : Caylus écrit à propos de de Troy : « Il était né robuste et ne fut presque jamais malade. Si l’on y fait attention, on trouve presque toujours que les ouvrages se ressentent du tempérament de leur auteur. la vigueur du terrain se communique aux plantes ; les bons ressorts donnent la force même aux productions de l’esprit. Par une conséquence de ce principe, Jean François de Troy peignait franc.8 » On ne s’attardera pas sur la valeur de cette « conséquence », mais sur ce qu’elle indique du rapport étroit qui s’institue ainsi entre l’homme et l’oeuvre, lourd de conséquences, puisque tout défaut de l’oeuvre renvoie potentiellement à un défaut de son producteur.
9Ce rapport, les biographies de peintres le donnent à lire. Les peintres ont en France, depuis les Entretiens de Félibien, — nous ne sommes plus ici dans le fantasme — une histoire, privilège exorbitant, si l’on y songe, pour des travailleurs manuels, appelés à partager l’immortalité des grands de ce monde et non plus seulement à les fréquenter. Que cette histoire signe une promotion, sans doute. Qu’elle ait pu être aussi le véhicule d’une idéalisation provoquant chez les artistes quelque difficulté d’être est à prendre en considération.
10Que l’on pense au phénomène des Conférences de 1667 : on a enjoint à des peintres — plus ou moins bien préparés à cet exercice — de produire des textes aussitôt enregistrés et publiés par les soins de Félibien, cette publication inscrivant l’événement dans l’histoire à venir. Que l’on ait fait appel ici à un historien (les deux premiers Entretiens ont été publiés en 1666) et non à un peintre (Henri Testelin aurait pu remplir sa charge de secrétaire) est symptomatique : l’âge de Louis XIV se caractérise par cette coïncidence volontaire de l’événement et de l’histoire. À peine vingt ans après, les principaux participants (Champaigne, Bourdon notamment) entrent eux aussi dans l’histoire, sous la plume du même Félibien qui consacre ses derniers Entretiens de 1688 aux artistes modernes, pourvu qu’ils aient disparu.
11Cette entrée quelque peu forcée dans l’histoire, qui trouve son complément dans les pratiques d’autocélébration de l’Académie de Peinture (on songera entre autres aux portraits parallèles de Le Brun et de Mignard), trouve sa justification dans la volonté royale et dans une politique de grandeur qui entend s’appuyer sur les arts. Lorsqu’en 1681, dans sa Réforme de la Peinture (1681), Jean Restout imagine l’accès au grand art comme ascension d’une montagne escarpée, le projet de réforme qui accompagne cette utopie picturale, s’appuie sur un ensemble de lois et règlements, pour la plupart très répressifs, qui supposent la collaboration de l’administration royale.
12Démétrius épargnant Syracuse pour ne pas détruire un tableau de Protogène, Alexandre donnant Campaspe à Apelle, Charles Quint ramassant le pinceau du Titien — la tradition est ancienne des hommages des souverains aux peintres, d’une grandeur à une autre. Ce qui se passe en France est d’une autre nature : par le biais de l’Académie, s’institue un lien entre les peintres (et non tel peintre exceptionnel) et le Roi, c’est à dire l’État. Non sans brutalité : en 1663, les artistes ont bel et bien été sommés de se joindre à l’entreprise académique cautionnée par Colbert, sous peine de ne plus pouvoir exercer. La très haute idée que l’on prend de la peinture s’appuie de la grandeur du règne. Du même coup, le fiat royal innocente une promotion qui transgresse les règles et coutumes du fonctionnement social. Dans la mesure où il est lié à la demande royale, le thème de la grandeur de la peinture devient moins obsédant dans la seconde moitié du règne, lorsque les goûts du souverain changent et qu’il s’intéresse aux productions de La Fosse, de Mignard ou d’Antoine Coypel, modèle du « savant peintre », mais que ses Discours montrent plus sensible aux plaisirs de la peinture qu’attentif à l’idéaliser. Le profil de Watteau, aux allures de bohème, à qui l’Académie reconnaît son territoire et qui n’hésite pas à faire de son chef d’oeuvre une enseigne, indique assez la distance prise avec le statut « historique » du peintre et l’ouverture qui se dessine vers une pratique « privée ». Cette pratique ne serait pas découragée par l’exemple du futur Régent, ne dédaignant pas de prendre le pinceau pour venir en aide à son maître Antoine Coypel, qui indique par là un rapport tout différent de celui de protection qui unit traditionnellement le souverain et les artistes9. Mais Régence et ouverture, on le sait, sans lendemain.
13D’affaire d’État, la peinture est alors en train de devenir celle du public.Au XVIIIème siècle, les interventions de l’administration royale auront certes des effets non négligeables. Mais elles se font au nom du public. Nul ne peut plus croire que la décision royale constitue la caution idéologique de la peinture. Le problème du siècle des Lumières est de trouver cette caution ailleurs que dans le vouloir royal, que ce soit dans les intérêts généraux de l’espèce humaine ou dans un objectif qui les transcende. Bref de définir une mission spécifique de l’art digne du statut qu’il s’est vu conférer.
14C’est à quoi s’emploie l’abbé du Bos dans ses réflexions critiques de 1719. L’expérience esthétique est le lieu où se manifeste le rapport fondamental d’identification entre les hommes, garant d’une sociabilité naturelle et le moyen de détourner sur des figures fictives, grâce aux « fantômes de passions » qu’elles suscitent, une périlleuse énergie libidinale. La théorie de la catharsis selon du Bos donne à l’art une fonction sociale et investit l’artiste d’une mission qui n’est pas encore, chez lui, didactique et moralisante, mais qui le deviendra en 1747, avec La Font de Saint-Yenne et plus encore Diderot, qui exigeront que l’oeuvre d’art devienne le vecteur des idéaux collectifs, civiques et familiaux. L’opération ne peut réussir qu’au prix de l’instauration d’un système binaire, où seules comptent les oeuvres susceptibles d’éveiller des passions intenses, de « toucher », d’« intéresser » (au sens fort du mot à l’époque) — autrement dit, dans l’optique de du Bos et de ses successeurs — la peinture d’histoire, le reste — nature morte, paysage, mais aussi peinture de genre en général, parce qu’elle met en scène une humanité peu « intéressante » — pouvant entraîner l’admiration pour le copiste, mais voué à demeurer dans le registre d’un artisanat supérieur10.
15La place du peintre est un lieu où une société résout imaginairement ses contradictions. Elle est, à toutes sortes d’égards éminemment enviable. Mais le peintre existant en est-il l’occupant légitime ? Commence ce qu’il faudrait appeler une ère du soupçon. Car les artistes réels ont affaire à une formation d’idéal telle qu’elle leur laisse peu de chances de se montrer et de se sentir à la hauteur de la demande qui leur est faite, particulièrement lorsque celle-ci présente des aspects contradictoires.
16De Piles, en 1668, ayant approuvé Dufresnoy d'exiger la beauté chez le peintre, s’empressait d'ajouter que l'art exige aussi la commodité des biens et l'intervention d'un protecteur11. L’abbé du Bos ne s’arrête plus à ces basses considérations et préfère croire aux pouvoirs magiques du génie. L’artiste qui ne réussit pas doit consentir à reconnaître son absence de génie, ou le fait qu’il l’a gâché, ce qui est aussi une manière de n’en pas avoir. L’échec provisoire n’indique pas seulement l’erreur, mais une défaillance fondamentale du moi.
17Le peintre est-il bien conscient lui-même de l’élévation de sa mission ? En 1754, La Font de Saint Yenne observe en face de l’autoportrait de Van Loo : « On a critiqué avec raison la fierté de son attitude, qui est plutôt d’un général d’armée que d’un peintre. Son grand et large cordon est mis en baudrier et dans toute son évidence, et sa veste très apparente de satin blanc a l’effet d’une cuirasse. On ne lui voit dans les mains ni pinceaux ni palette, et il a préféré d’y paraître en Chevalier, plutôt qu’avec les attributs de sa profession qui lui fait infiniment plus d’honneur. Les rois peuvent créer cent Chevaliers en une heure et sans aucun mérite, mais ils ne feront jamais un excellent peintre. leur pouvoir ne s’étend ni sur les talents, ni sur le génie. » 12 Van Loo n’était certes pas le premier à se représenter sans les attributs de son métier. Qu’il se voie soupçonné d’ambitionner indûment une gloire militaire (au nom de sa veste-cuirasse…) indique assez le malaise du critique, approuvant les récompenses données aux artistes, mais inquiet devant leurs conséquences et conduit à en déduire que l’artiste lui-même ignore la grandeur de son art.
18Que cette ère du soupçon coïncide avec le moment où s’invente la critique d’art, où les gens de lettres se donnent droit de juridiction sur la peinture, n’est certes pas un hasard. Du Bos avait amorcé le mouvement en faisant peser le doute sur le « jugement des gens de métier » 13 tout en exceptant les artistes doués de génie. De toute façon, le clivage indiqué plus haut entre histoire et genre donne la part du lion à une « composition poétique » et à une expression des passions, qui sont depuis longtemps le domaine des écrivains : triomphe de l’idée sur le faire, selon Diderot, qui confond complaisamment cette « idée » avec sa transcription verbale et peut à ce titre se faire donneur de sujets et de leçons.Décrétant la décadence de la peinture moderne (par rapport aux maîtres du XVIIe siècle et non aux Italiens), en 1747, La Font en voit l’origine dans l’inculture des peintres et ne manque pas de conseiller au peintre d’histoire de consacrer ses loisirs à la lecture des grands textes. À vrai dire, si les critiques rappellent au peintre les exigences du » costume » et de l’histoire (dont il est en somme naturel qu’ils soient mieux informés que lui), ils songent moins à le soutenir ( ou éventuellement l’écraser) de leur érudition (c’était là une fonction que, l’écrasement en moins, Félibien avait donné à l’homme de savoir), qu’à mettre en question sa capacité à se tenir à la hauteur de son sujet. Critique infiniment plus redoutable : ce n’est pas une ignorance réparable qui est visée, mais bien l’artiste en son génie, et en sa personne. Expression des passions, convenance, invention : tels seront donc les lieux d’intervention favoris des divers salonniers, c’est-à-dire un domaine supérieur à celui d’une technique méprisée.
19Faire beau, faire vrai, faire intéressant, faire moral, faire grand (la liste n’est pas limitative), le programme attribué au peintre a tout de la tâche impossible. Les portraitistes sont suspects, bien entendu, de courir la clientèle et de marchander la beauté que leur demande le modèle14. Mais Boucher aussi qui séduit par d’immorales nudités, et Pierre est sévèrement blâmé, parce qu’il s’est laissé aller à la bambochade : le travail du peintre d’histoire exige du sérieux15. Que Van Loo s’essaie à un nu non mythologique, et c’est l’attrait du vice qui corrompt l’élévation de l’art. Que Boucher idéalise : « Mais est-ce que les personnages de la mythologie ont d'autres pieds et d'autres mains que nous ? »16. Que l’on reconnaisse la présence d’un modèle, et voici Angélique traitée de « petite tripière »17. Non seulement faute de goût, mais trace de la faute morale : « Que voulez vous que cet artiste jette sur la toile ? Ce qu'il a dans l'imagination ; et que peut avoir dans l'imagination un homme qui passe sa vie avec les prostituées du plus bas étage ? »18. C’est ainsi que la dépravation des moeurs explique celle de la couleur. Exemple caractéristique d’un aller-retour de l’oeuvre à l’homme (en passant par le client : la Pompadour) induisant l’image durable d’un Boucher libertin, qui semble bien relever de la pure calomnie19. Simultanément Boucher se verra accuser de ne pas appeler le modèle, et d’être ainsi infidèle à la nature. Inversement, Baudoin, gendre de Boucher, connu pour ses oeuvres libertines, entreprend-il de traiter un sujet proposé par Diderot à Greuze — celui du « modèle honnête », (dont l’invention par l’écrivain indique assez en quoi le peintre, avec son privilège de voir le nu, le fascine) — et l’on peut être sûr que le respect des indications fournies ne lui épargnera pas de se voir traité de « minaudier » et « maniéré » 20. Quant à l’estime où le littérateur tient la capacité intellectuelle du peintre, on se référera au salon de 1767, où Diderot, après s’être modestement placé parmi les « hommes profonds qui pensent « — ceux qui savent que la belle nature n'est jamais visible — traite son interlocuteur — un peintre — de « grosse bête ». S’adressant à Loutherbourg en 1765 et développant le conseil donné par Du Fresnoy de vivre à la campagne, Diderot devient lyrique : « Ne quitte ton atelier que pour aller consulter la nature. Habite les champs avec elle. Va voir le soleil se lever et se coucher… Quitte ton lit de grand matin malgré la femme jeune et charmante près de laquelle tu reposes ». Image idéale d’une communion avec la nature, d’une complicité avec le Cosmos qui donne toute sa dimension au mythe de l’artiste. « Hâte toi de revenir. La tendresse conjugale t’appelle. Le spectacle de la nature animée t’attend. Prends le pinceau que tu viens de tremper dans la lumière, dans les eaux, dans les nuages ; les phénomènes divers dont ta tête est remplie ne demandent qu’à s’en échapper et à s’attacher à la toile »21. On appréciera comment l’activité attribuée aux phénomènes occulte singulièrement le travail du peintre, érotisé du reste par le voisinage de la femme charmante. C’est une fonction quasi religieuse qu’assume l’artiste, une célébration des noces avec le monde. Il n’empêche que quelques pages plus loin Loutherbourg se verra accuser de ne peindre que des pâtres et des animaux, — « et toujours des pâtres et des animaux » de rester faible du côté de l’idéal — à chercher bien entendu en direction de Poussin et de son paysage avec l’Homme au serpent, dont suit une mélodramatique interprétation22.
20Faut-il dire qu’on exige du peintre qu’il fasse subsister au moins dans la représentation une grandeur dont il est au moins douteux qu’elle se trouve dans l’univers réel ? Et que l’exigence s’accroît en proportion même de ce doute jusqu’à devenir bien plus rigoureuse que celle de l’âge classique ? Qu’en somme on attend de l’artiste qu’il vienne substituer la grandeur du représentant à celle, défaillante, du représenté ? Et que cette attente n’a aucune chance d’être comblée ?
21On sait le mauvais accueil réservé par les peintres à cette naissance de la critique d’art que marquent les réflexions de La Font et les textes de ses émules — phénomène dont Thomas Crow a fourni une remarquable analyse23. Ce mauvais accueil tient sans doute aussi au fait que la prétention des critiques, plus ou moins avouée, est d’anticiper le jugement de l’histoire. La Font prétend seulement refléter celui du public, mais reprend de fait le système élaboré par du Bos que l’on peut sommairement résumer ainsi : 1/ le public et la postérité ont toujours raison (car l’art a une vocation universelle) 2/ Mais certains (le public non averti) peuvent se tromper momentanément (exemple topique : la Phèdre de racine) 3/ En attendant que ce public soit détrompé, c’est aux Amateurs éclairés que l’on peut se fier pour deviner le bon jugement qui est celui de la postérité. Plus qu’aux critiques, c’est peut-être à cette pétrification anticipée dans l’écrit que les peintres se sont opposés. Et à la manière dont elle prétendait leur dicter les fins de leur peinture.
22Anne-Marie Lecoq a souligné, chez les peintres, leur capacité d’évoquer le « petit côté » de l’existence de l’artiste, et y a vu le propre d’un siècle soucieux de « dégonfler les faux prestiges »24. N’est-ce pas là aussi un moyen de tourner en dérision une idéalisation lourde à porter ? Au discours lyrique de Diderot sur Loutherbourg, on serait tenté d’opposer le tableau de Boucher baptisé le peintre dans son atelier : un espace réduit, confiné, éclairé d’un jour avare par une fenêtre que coupe le cadre du tableau et un entassement d’objets qui rapproche le peintre assis, presque accroupi, et la toile sur son chevalet, occupant une grande partie de l’espace disponible, donnant ainsi un curieux sentiment d’inconfort. Or la toile en chantier est un paysage, qu’apparemment le peintre copie dans un livre d’esquisses ou de gravures ouvert en bas à droite de la toile — paysage qui évoque un espace dégagé, vaste, en tel contraste avec la promiscuité pénible qui règne dans l’oeuvre qu’on peut difficilement n’y pas lire quelque ironie. C’est dans un registre voisin que se situe le grand discours de Chardin en 1765, rapporté par Diderot, où il évoque le « supplice » qu’est l’apprentissage du peintre, supplice que pourrait illustrer le dos courbé de son Jeune écolier qui dessine — et ceci sans un mot pour les exigences idéales de l’art telle que les formulaient ses auditeurs (il s’adresse en effet aux amateurs et aux critiques)25.
23Mais de cette idéologie, qui ne lui facilite pas la vie, le peintre est partie prenante. En tant que tel, l’artiste a affaire à son propre sentiment de culpabilité. Ce qui caractérise une bonne partie des peintres est la manière dont ils semblent avoir intériorisé ces exigences excessives que leur vaut l’obligation de vivre désormais sous l’oeil de l’Histoire.
24On pensera bien entendu au suicide de Lemoine, modèle même du peintre ambitieux, parti de si bas (il était fils d’un postillon et d’une paysanne) que Caylus, dans sa biographie, préfère s’abstenir :« Je compte, Messieurs, que vous me dispenserez de rechercher quelle fut la condition de ses pères… » 26. Mais dont il marque aussi l’acharnement au travail : le peintre n’hésite pas à prendre un an de plus pour corriger la position d’un groupe du Salon d’Hercule, ce qui modifie toute la composition antérieure. Mais aussi travail destiné à donner l’illusion de cette facilité dont de Piles avait fait un attribut du génie. Caylus à propos de cette « facilité qu’il savait persuader » précise : « Je dis qu’il savait, car ses ouvrages lui ont toujours infiniment coûté ; il est vrai que personne n’a su mieux cacher sa peine, recouvrir, séduire enfin par les grâces du pinceau.27 » Et de conclure : « Il est sans doute que des fatigues pareilles ne peuvent se soutenir sans que la nature éprouve un extrême épuisement ». Efforts dus sans doute à une « impatience à être récompensé », mais qui trahissent de façon plus fondamentale le besoin inquiet d’une reconnaissance. On glisse ainsi vers la folie, au moment où Lemoine vient à bout de l’énorme entreprise du Salon d’Hercule, et d’une apothéose sous laquelle il demeure écrasé. « Enfin quelques mois avant sa mort, sa raison s’altéra, et malheureusement, cette altération se tourna du côté d’une fureur intérieure ; elle paraissait très peu au dehors. » Nonnotte précise : « À peine M. Lemoine fut-il nommé premier peintre qu’il donna des marques d’aliénation… »28. Le 4 juin 1737, Lemoine se perce de neuf coups de son épée. Remarquons la coïncidence de la suprême récompense (la place de premier peintre) et d’une autopunition accomplie par le suicide. Tout se passe comme si le fils de postillon se punissait d’une ascension exemplaire et trop bien réussie.
25La place de premier peintre serait-elle fatale ? Carle Van Loo, qui appartient à une dynastie, l’obtient en 1762, au sommet d’une carrière jalonnée de succès. Le premier tableau qui lui est commandé après cette promotion, les Grâces, lui donne l’occasion du commentaire suivant : « Cette dignité, qui est pour moi le nec plus ultra, bien loin de refroidir mon amour pour mon talent, ne fait que m’enflammer d’une nouvelle ardeur, car je sens qu’il faut que je m’en rende digne et que je fasse de nouveaux efforts pour justifier le choix que le Roi a bien voulu faire de moi pour une place de cette importance »29. Saluons au passage le non sum dignus, et en même temps la curieuse nécessité de justifier un choix royal, qui en quelque sorte ne suffirait pas… On sait la suite dramatique : le mauvais accueil réservé à ces Grâces pousse Van Loo, après le Salon de 1763, à déchirer la toile avec son couteau à couleur, sous les yeux effarés des assistants. On frise la crise de folie. L’artiste se remet à une seconde version, plus nettement marquée par le goût antique, où triomphe la ligne droite, donnant à Diderot la matière d’un cruel commentaire où il émet l’hypothèse que ces Grâces « ont accéléré sa fin ». Car le peintre est mort avant l’ouverture du Salon. Dandré Bardon semble être du même avis,et, évoquant le souci de perfection de Van Loo, ajoute : « mais cette sévérité, qu’il appelait un devoir d’état, n’était remplie que par des efforts d’imagination extraordinaires, qui prenaient sur sa santé. » La « fureur intérieure » dont est victime Lemoine, a-t-elle pris d’autres chemins pour se satisfaire. Elle suppose un retour de l’agressivité engendrée par l’échec sur la personne propre.
26Un terme capital intervient ici, celui de sévérité. Diderot l’avait employé pour caractériser en 1761 le « grand goût » qui refuse les facilités et le libertinage de Boucher, si bien appréciés par les gens du monde et « la foule de ceux qui sont étrangers au vrai goût, à la vérité, aux idées justes, à la sévérité de l’art »30. Inutile d’insister sur les connotations morales du terme : à se soumettre au régime de la ligne droite, les Grâces de Van Loo ont perdu une sensualité suspecte familière au rococo.
27Ce terme de sévérité, on le retrouve sous la plume de Cochin lorsqu’il évalue les conséquences de l’inculture originelle de Chardin et des moyens qu’il a employés pour y remédier : « Ces succès étaient le fruit de la profonde étude qu'il avait faite de la nature; mais il convenait aussi qu'elle lui avait refroidi le génie, et qu'il ne pouvait rien faire qui le satisfît, qu'elle ne fut présente. Ce peut n'être pas défaut de génie; mais une autre manière de l'appliquer, c'est à dire une sévérité cruelle à le châtier, suite naturelle de la manière de voir d'un homme instruit qui ne se permet aucune licence et ne se contente pas des à peu près »31. Un homme instruit, mais un homme aussi qui avait dû s’instruire. La remarque de Cochin montre en tous cas que ce n’est pas seulement à ceux qui tentent la haute aventure de l’histoire que s’impose une souffrance née du sentiment d’une indignité originelle. Elle est à compléter par celle de Mariette : « Aussi a-t-il toujours à la bouche que le travail lui coûte infiniment. Quand il voudrait le cacher, son ouvrage le décèlerait malgré lui.[mes italiques] »32 ou celle de Baillet sur « l’apparente facilité » du peintre — échos d’une singulière précision aux propos de Caylus sur Lemoine. Mais aussi par ceux de Chardin lui-même : « Je prends du temps parce que je me suis fait une habitude de ne quitter mes ouvrages que quand à mes yeux, je n'y vois plus rien à désirer... Et je me ferai sur ce point plus rigoureux que jamais »33.
28 Cette facilité « apparente », occasion de déplaisir pour Mariette, n’est-elle pas pour Baillet ou pour Caylus le moyen de s’assurer que le peintre s’est assez donné dans son oeuvre, n’a-t-elle pas pour le spectateur — en ce qu’elle se trahit comme difficulté - une fonction de réassurance ? Roger de Piles faisait de la facilité un des attributs du génie : elle devient, sous la plume des critiques des Lumières, une qualité suspecte, tolérable à condition de montrer le travail, de se donner comme illusoire — exemple typique de ces injonctions contradictoires qui traversent le discours sur l’art de l’époque. Après tout, n’est-ce pas d’économies d’énergie déplacées que Diderot accuse Boucher, lorsqu’il dénonce sa réutilisation de figures anciennes, ou son supposé refus d’appeler le modèle ? Mais dans ces conditions, on comprend aussi que le peintre qui choisit d’exhiber sa facilité vraie ou fausse et d’y faire croire — que l’on pense à Boucher ou à Fragonard — fait aussi un choix dont la portée idéologique est probablement consciente, pour une large part. En l’occurrence, une résistance à cette sévérité dont Diderot fait tant de cas. Et s’il est une paresse à cet endroit, c’est peut-être celle du philosophe qui préfère écraser le peintre sous son moralisme esthétique, plutôt que de tenter de discerner quels sont ses enjeux…
29Vers 1750, Chardin abandonne le genre de la scène familière qu’il avait inventé (on le lui reconnaissait) et qui pouvait passer pour un substitut mineur de la peinture d’histoire. Ce renoncement paradoxal est peut-être un effet du tournant pris en 1747 vers la sévérité de la grande peinture., mais le moyen aussi d’échapper à une insupportable mise en écriture (qui fait écho aux reproches intérieurs), de se soustraire à l’Histoire, à celle que fabriquent les salonniers, et de leur couper la parole par la nature morte. Refus en somme, non sans rapports avec celui de Boucher, d’aller, au double sens du terme, dans le sens de l’histoire… Que l’on pense à la position de Falconet, dans son fameux débat épistolaire avec Diderot, le sculpteur entendant ne rien avoir à faire de cette immortalité métaphorique que lui promet l’écrivain et d’une postérité dont il se soucie peu. L’énergique rejet du fantasme de la postérité chez le sculpteur, se comprend mieux si on l’entend comme refus d’une inscription dans l’histoire et de cette procédure d’enregistrement qui s’épanouit des Conférences de l’Académie aux Salons.
30D’avoir effectué ce renoncement permet peut-être à Chardin de dire, en 1765, ce qu’est la souffrance du peintre, non pas dans une quête impossible de l’idéal, mais au plus quotidien de sa pratique, au sein d’institutions qui sont supposées le former et de fait lui interdisent l’accès à la nature qu’elles lui enjoignent de copier. Il y a de la révolte dans cette parole. Chardin conclut : « Celui qui n’a pas senti la difficulté de l’art ne fait rien qui vaille ; celui qui, comme mon fils, l’a sentie trop tôt, ne fait rien du tout; et croyez que la plupart des hautes conditions de la société seraient vides, si l’on y était admis qu’après un examen aussi sévère que celui que nous subissons »34. La première proposition est évidente. Mais c’est la seconde qui importe, si l’on songe au sort de Jean-Pierre Chardin, fils du peintre, destiné par son père à l’histoire, mais incapable, selon Cochin, d’achever ses tableaux, victime de sa faculté critique et de celle de son père.Il se serait suicidé à Venise en 1762.
31Cette pratique souffrante de caractère obsessionnel — mais d’une souffrance honteuse qui n’a rien à voir avec la grandeur de l’artiste maudit, certain, tout de même, de sa mission —en rapport avec les exigences d’un idéal du moi démesurément exalté par la société, dans quelle mesure caractérise-t-elle la modernité du XVIIIe siècle ?
32On pensera à un Tocqué conseillant : « Accoutumez-vous de bonne heure à vous rendre maîtres de votre touche pour opérer facilement, et ne balancez jamais à effacer sous prétexte que les choses vous ont coûté beaucoup »35. À un La Tour, qui s’épuise à l’impossible tâche de surprendre « le système de la nature et de ses incorrections » et finit dans la folie.
33« Les artistes ont un petit coup de hache dans la tête », écrit Diderot à propos de Greuze en 176536. Mais cette « folie » est d’abord celle d’un artiste littéralement possédé par son art : « Lorsqu’il travaille il est tout à son ouvrage ; il s’affecte profondément ; il porte dans le monde le caractère du sujet qu’il traite dans son atelier, triste ou gai, folâtre ou sérieux, galant ou réservé, selon la chose qui a occupé le matin son pinceau et son imagination »37. Ce qui la rend acceptable, c’est la somme de travail sur lequel elle s’appuie — Diderot y revient sans cesse — autant que sur le moralisme voyant des sujets. Est-ce le sentiment d’avoir en somme bien répondu à la demande de ses contemporains qui pousse Greuze à en rechercher la récompense, c’est-à-dire à figurer dans l’histoire, encore une fois au double sens du terme : en 1769, Greuze, en plein succès, tente la malheureuse aventure, approuvée d’abord par Diderot, de ce Septime Sévère et Caracalla, qui lui vaut un blâme universel et l’humiliation d’être reçu à l’Académie comme peintre de genre (d’autres peintres pourtant comme Bachelier avaient réussi l’épreuve).
34Faut-il dire que Greuze est ici puni non seulement de quelque hybris, mais aussi d’avoir manqué à sa propre histoire, telle que la dessinaient les Salons et leur littérature ? Le projet du Septime Sévère, qui consiste à reprendre dans toute son austérité la syntaxe de la grande peinture, tout en refusant l’idéalisation des corps, pouvait ouvrir une voie au renouvellement de la peinture historique. Mais il est vrai que ce projet est à une distance immense de l’Accordée de Village et des scènes pathétiques qui ont suivi, autrement dit de l’identité que Greuze s’était donnée et que les divers écrits sur la peinture avaient en somme fixée, pour ne pas dire pétrifiée.
35C’est dans un autre direction que s’oriente avec David la peinture d’histoire, faisant du peintre, selon le voeu de La Font de Saint-Yenne, le chantre des idéaux collectifs et le conduisant aussi à devenir un acteur de la Grande Histoire, avec laquelle, idéalement, la sienne se confondrait. L’artiste est condamné à devenir un grand homme.
36Est-ce à dire que ne subsiste pas pour autant une nostalgie d’une peinture qui échapperait à l’histoire et à ses contraintes ? J’en trouve la trace chez un peintre — un paysagiste — Pierre Henri de Valenciennes.
37À la fin de son traité de peinture publié en 1804, principalement consacré au paysage, Valenciennes ajoute quelques conseils à un élève et ébauche une « conduite morale du peintre ». Conseils peu originaux où l‘on retrouve la figure idéalisée de l’artiste : sa tâche est difficile (« mais ne vous faites pas illusion ; la course est pénible : ce n’est pas sans peine qu’on acquiert de la gloire » ), il faut savoir conserver sa gaîté, recourir à la musique « qui a tant d’analogie avec la Peinture », pratiquer les exercices physiques (ah! les gymnases des Anciens…), rester sobre (car la satiété « détruit la fraîcheur des idées et émousse tous les traits de l’imagination ». Et bien entendu demeurer désintéressé: « N’est ce pas prostituer l’art que d’en faire l’objet d’une si vile spéculation ? On pourrait excuser cette conduite si elle était forcée par le besoin… »38. Au reste « pourquoi faire consister le bonheur dans la fortune. Cherchez dans la classe des artistes riches si vous en trouvez d’heureux : aucun, du moins il faut le croire… » Est-il si sûr qu’on le croie ? Est-ce la prégnance du modèle de la sagesse antique qui amène à déclarer que la peinture est « le talent le plus philosophique » ? Et comment accorder cette prétention avec cet autre énoncé, supposé supporter le premier : « C’est l’illusion qui fait le charme de la vie. » Notre paysagiste reflète ici une doxa déjà ancienne, il n’a rien d’un révolté et,se garde bien, malgré son genre propre, de mettre en question la prééminence du dramatique sur le pittoresque, suivant en cela les « bons auteurs » qui l’ont précédé.
38Néanmoins il pose une question. Il écrit en effet : « La pratique des vertus morales ne s’obtient que par un long exercice ; l’ambition de l’homme vertueux et de la femme honnête doit être de ne pas faire parler d’eux : il n’en est pas de même de l’Artiste ; il aspire à la gloire ; il ne l’acquiert que par la renommée »39. Serait-ce à dire que la course à la gloire entre en contradiction avec la vertu même ? Un peu plus loin — dans le dernier paragraphe de l’oeuvre — il ajoute : « Le véritable talent est sûr de la renommée, et la renommée conduit à l’immortalité. mais ce désir d’une gloire future doit-il faire négliger la pratique des vertus sociales ? La considération des contemporains n’est-elle pas préférable aux éloges de la postérité ? La réputation est l’ambition de l’esprit ; l’estime des concitoyens est la jouissance du coeur. Si elles étaient incompatibles, quel est l’homme vertueux et raisonnable qui voulut satisfaire l’une au mépris de l’autre ? »40.
39Discrète indication sans doute, mais où Valenciennes oppose non sans habileté le citoyen au futur grand homme. Sachant qu’à l’immortalité et à l’histoire, le peintre accède par la peinture d’histoire et par l’histoire de la peinture, ne pourrait-on pas dire que notre paysagiste rêve ici d’une peinture qui serait, à toutes sortes d’égards, au présent ?