Colloques en ligne

René Démoris

Peinture et science au siècle des Lumières : l’invention d’un clivage

(Source : XVIIIe Siècle, n° 31, décembre 1999, p. 46-60)

1En 1662, dans son Idée de la perfection de la peinture, Fréart de Chambray souligne l'importance de la 5e partie de la peinture, qu'il appelle « la Collocation ou Position régulière des Figures », selon lui « Base de tout l'Édifice de la Peinture », et ajoute : « Voyons donc en quoi consiste cette partie si importante, et par manière de dire si totale, qui achève non seulement de former un peintre, mais qui comprend tout ce que la Peinture a de scientifique, et qui la tire d'entre les Arts mécaniques pour lui donner rang parmi les Sciences1 » (mes italiques). Appuyée sur des principes fondamentaux « d'une très sublime Contemplation, principalement la perspective et la géométrie », la peinture fait « une double démonstration de ce qu'elle représente », soumise non « aux yeux du corps », mais à ceux de « l'entendement », au moyen de cet « Art si nécessaire, que les savants ont nommé l'Optique, et que les Peintres, et tous les Dessinateurs appellent communément la Perspective ». Dans cette rencontre du scientifi­que et du sublime, on reconnaîtra sans peine l'idéologie qui préside à la fondation de l'Académie de peinture, en 1648, ou l'écho des propos de Poussin sur le « prospect »2, suite d'une tradition qui fait de l'art cosa mentale et voie d'accès au logos divin, par le biais du modèle mathématique.

2C'est bien la chute de ce modèle, devenu principe d'exclusion, que constate Watelet dans le Dictionnaire des arts : « Les Arts, dont il est question dans ce Dictionnaire, ne seraient pas ce qu'on appelle libéraux, si toutes leurs parties constitutives étaient soumises à des démonstrations rigoureuses. C'est par les parties qui ne peuvent se démontrer, mais qui se conçoivent et se sentent, qu'elles appartiennent au génie et au sentiment. C'est par ces parties que tout homme ne peut être Architecte, comme tout homme pourrait parvenir à être Maçon »3. Retournement specta­culaire : au maçon revient désormais l'exercice d'une raison démonstrative, déchue de sa sublimité et de sa libéralité.

3De fait, en 1662, le ver est déjà dans le fruit. À la fin de L’Idée, Chambray considère que l'Invention et l'Expression (dont le Costume est « comme un lien ou un composé ») sont « les deux plus nobles de nos cinq Principes, où consiste tout ce qu'il y a d'ingénieux et de sublime dans la peinture » et que les trois autres (« la Proportion, le Coloris et la délinéation perspective ») regardent plutôt « le méchanique de l'art que le spirituel », n'étant guère que « les Instruments de la Science de la Peinture » (ouvr. cité, p. 118). La proportion, longtemps tenue pour pierre de touche de la beauté, bascule avec coloris et perspective dans les enfers de la pratique.

4La relégation de la perspective linéaire est mise en évidence par l'affaire de l'éviction d'Abraham Bosse : était-ce maladresse ou humour de la part de ce dernier, pour en vanter la facilité, de donner aux « savants peintres » de l'Académie l'exemple des « charpentiers, menuisiers et maçons »4 ? Pas un mot dans les Conférences de 1667 (sauf pour la perspective « aérée » par Le Brun). Félibien, dans les Entretiens, est sensible à la trivialisation du critère perspectif dont l'usage sommaire permet aux gens du monde, à bon compte, de passer pour connaisseurs 5. Il juge la perspective « linéale » souvent inapplicable (notamment pour le corps humain et les ouvrages de grande dimension), et n'hésite pas à conclure, avec Michel-Ange et Du Fresnoy que la « propor­tion doit être dans les yeux des Peintres, afin qu'ils sachent par eux-mêmes juger de ce qu'ils voient »6, non sans menacer la suprématie de la raison : « Nonobstant cela l'œil ne laisse pas d'avoir la meilleure part aux choses que nous faisons ; c'est lui qui le premier les approuve, ou qui les condamne ; et nous croyons souvent qu'il remporte sur la raison, quand les choses ont le bonheur de lui plaire » (ibid., p. 395). Grégoire Huret dans son Optique de portraiture et de peinture de 1670 l'accuse d'engendrer des « figures dépravées » et plaide pour l'usage du clair-obscur et de la couleur : « Les seules mathématiques ne suffisent pas pour faire une bonne perspective : elles ne donnent que le moyen de trouver certains points, de tracer les lignes nécessaires ; mais ce n'est pas assez : c'est le clair-obscur qui fait le principal, ce sont les couleurs qui font juger de l'éloigne-Bient des choses, de leur disposition, de leur situation »7. « Règle de bienséance », disait Roger de Piles dès 1668 dans ses remar­ques au poèmes de Du Fresnoy8. Que ce soit au nom du clair-obscur, de la perspective « aérée », ou de l'harmonie du tout-ifensemble, rubénistes et poussinistes sont d'accord pour laisser à la perspective linéaire une place modeste9.

5Rude chute pour un savoir qui, chez Alberti et les théoriciens de la Renaissance, incarnait l'accession de l'homme à un ordre divin et pouvait trouver un relais dans la révolution cartésienne. On reviendra aux magistrales analyses d'Annie Becq sur l’évolu­tion de la notion de raison, qui conduit aux valeurs modernes de goût et de jugement, évolution contemporaine du renoncement de Pascal aux mathématiques, au profit d'un esprit de finesse, qui ne relève pas du modèle mathématique10.

6Au XVIIIe siècle, si Pemety expose les principes de la perspective dans son Dictionnaire portatif en 1757 (en précisant que les peintres l'ont abandonnée « dans toute sa rigueur »), la question est absente de celui de Lacombe (1752) et du Traité de Dandré-Bardon (1765). Dans l’Encyclopédie, Jaucourt en vient à faire relever la perspective d'une « espèce d'instinct », mais se consa­cre, surtout, à combattre l'hérésie de Perrault, qui avait osé supposer que les peintres anciens l'ignoraient. La mention faite par Diderot dans ses Essais sur la peinture relève de la poudre aux yeux : lorsqu'après une allusion savante (mais hors de propos) aux indivisibles de Cavalieri, Diderot invite le lecteur à imaginer la toile coupée « par une infinité de plans infiniment petits », et expliquant au peintre que le corps d'un problème, barbe et drape­rie comprises, obéit aux mêmes lois que le polyèdre, il finit par déclarer : « à la longue, l'un ne vous embarrassera pas plus que l'autre. Plus vous multiplierez le nombre idéal de vos plans, plus vous serez corrects et vrais ; et ne craignez pas d'être froids par une condition de plus ou de moins ajoutée à votre technique » — il semble ignorer que cette divisibilité infinie avait constitué l'obstacle à une pratique rigoureuse de la perspective 11. Le conseil final est donc parfaitement creux. L'abandon du point de vue scientifique conduit tout droit au propos de Levesque dans son Dictionnaire, qui conclut ainsi les deux pages consacrées à la perspective linéaire : « Ce n'est pas ici le lieu de donner les règles de la perspective ; elles doivent être réservées pour le dictionnaire de pratique »12.

7La chute du critère perspectif au XVIIIe siècle, liée à la déchéance du modèle mathématique, prolonge la critique de la raison raison­nante propre à l'âge classique et ce désinvestissement, comme le suggère Philippe Hamou, s'aggrave de la généralisation du point de vue sensualiste qui récuse un savoir inné de la géométrie et place à l'origine de toute connaissance un sujet percevant aux prises avec ses sensations (voir Ph. Hamou, ouvr. cité, introduc­tion). La peinture peut-elle avoir affaire à d'autres savoirs que développe le siècle des Lumières ?

8Pour Félibien dans la Préface des Conférences de 1667, l'art de peindre exige d'abord la connaissance de l'objet représenté. Le savoir du peintre devrait-il être universel ? Léonard avait incarné cette confusion du savant et de l'artiste en un temps d'indéfinition des champs scientifiques particuliers. Lorsqu'en 1680, Jean Restout professe, dans sa Réforme de la Peinture, pamphlet anticoloriste et antimaniériste, que la peinture n'est pas « à proprement parler une seule science, mais une union et un assemblage de toutes les belles sciences » (p. 70) et en fournit la liste, chacun sent l'absurdité du propos. Dans la pratique, la peinture d'histoire (la seule à bénéficier d'un discours théorique), i privilégie certains secteurs du savoir : anatomie, connaissance de l'Antiquité, littérature et histoire, expression des passions, opti­que. Or dès les conférences de 1667, on peut s'interroger sur l'usage de ces savoirs. Au cours des débats, trois infractions à leur endroit sont relevées : 1) le bras de Saint Michel de Raphaël présente des convexités symétriques (anatomie) ; 2) le sujet prin­cipal dans la Déposition du Titien est plongé dans l'ombre (lumière) ; 3) Poussin ne respecte pas le texte de la Bible en inodifiant les circonstances de la chute de la manne (histoire). Que décide l'Académie ? 1) que l'infinie variété de la nature rend possible le bras litigieux ; 2) que la tache d'ombre sur le Christ a une valeur symbolique ; 3) que le peintre a droit de changer les circonstances pour mieux faire entendre son sujet, une décision analogue sera prise peu après à propos de l'absence des chameaux dans Eliezer et Rébécca13. La notion de conve­nance soit interne (rapport entre les éléments représentés) soit externe (rapport du spectateur à ces mêmes éléments) permet de s'ouvrir largement aux licences respectant les intérêts supérieurs de la peinture. Le recours au savoir scientifique, présent chez Le Brun dans son analyse de la Manne, chez Félibien lorsqu'il traite d'optique (5e Entretien), chez Michel Anguier lorsqu'il parle d'anatomie, chez de Piles, fondant le besoin d'unité sur les propriétés de l'œil, peut toujours être neutralisé.

9On maintient le modèle du « savant peintre », mais avec une méfiance évidente à l'égard d'un savoir rationnel de modèle cartésien, dont on n'espère plus qu'il pénètre les voies de Dieu. Pascal est passé par là. Le terme de spirituel caractéristique de Félibien tend à recouvrir, outre la zone de la raison, celle d'une imagination dont Colbert affirme en 1667, la prééminence sur l'entendement en matière de peinture (voir Conférences, éd. cit., P. 46). Félibien tente d'unir les deux instances en faisant du peintre « un Auteur ingénieux et savant, en ce qu'il invente et produit des pensées qu'il n'emprunte de personne. De sorte qu'il a cet avantage de pouvoir représenter tout ce qui est dans la nature, et ce qui s'est passé dans le monde, et encore d'exposer des choses toutes nouvelles dont il est comme le créateur » (ibid., p. 51). Le dernier terme, même modulé par un comme est capital : l'invention devient quasi divine, et puise dans un savoir sans y être soumise. À cet endroit se placera sans peine la notion de génie. D'où la méfiance à l'égard des « règles », dont Félibien déclare la vanité dans une formulation très pascalienne d'inspira­tion (Entretiens, éd. 1987, p. 85-86). De Piles, qui les défend, insiste sur leur valeur pragmatique (et non cognitive) et sur le fait que l'artiste doit les fabriquer à son propre usage. Lorsqu'il s'agira d'instruire le connaisseur, de Piles recommandera le recours à l'opinion générale et à l'analyse des tableaux, marquant l'écart avec un savoir de type scientifique14.

10La notion de « belle nature » ébauchée par lui en 1699, théori­sée par Batteux en 1746, viendra légitimer cet écart, en fixant à l'art un objet radicalement différent de celui de la science 1515. Les impasses où mène la notion sont bien illustrées par la tautolo­gie qui ouvre les Essais sur la peinture de Diderot. « La nature ne fait rien d'incorrect ». Sans doute, puisque la définition de la correction est dans l'Encyclopédie la conformité avec la nature. Méditant sur la possibilité de retrouver la cohérence dernière de la nature comme fondement de la beauté, et sur l'exemple d'un bossu et d'une femme aveugle, Diderot bute sur l'impossibilité de la suivre dans l'infini de son détail et se trouve contraint d'admettre la relative fausseté de l'art (éd. cit., p. 11-13). Plaidant pour un retour au visible contre les conventions apprises, il ne parvient pas à échapper au parasitage d'une belle nature qu'il met en scène. Cet effort pour réconcilier une vision objective du monde avec la peinture conduira à l'étrange proposition du chapitre VII, qui revient à appliquer aux dieux et au sauvage les exigences académiques puisées dans l'antique, à réserver l'imitation fidèle aux sujets ordinaires, et à opérer un mélange pour les rois et les magistrats... (ibid., p. 74-75). Le vrai est-il ce qui m'émeut ou ce qui est conforme à une réalité extérieure et vérifiable ? Diderot oscille sans cesse entre les deux critères. Tout en critiquant le mauvais usage de la notion de « belle nature », le Salon de 1767 reste pris dans ce dilemme, mais écarte de façon de plus en plus nette le recours à une nature visible, et même au modèle des antiques (Hermann, 1995, p. 67-70). La vérité qu'il s'agit d'atteindre pourrait se trouver au bout d'un long « tâtonnement » de l'artiste. À l'heure où Diderot va proposer l'hypothèse d'une matière sensible, dans Le Rêve de D'Alembert, il n'hésite pas à énoncer dans les Essais que la séparation entre animé et inanimé en peinture (donc entre genre et histoire) est « dans la nature » (Essais..., p. 66-67). Le clivage entre la réflexion sur les sciences et les présupposés de la pensée sur l'art est manifeste.

11Dans un livre fondamental, Shadows and Enlightenment, Michael Baxandall a étudié l’évolution au XVIIIe siècle de la réflexion sur le problème des ombres et ses rapports avec la peinture. Une de ses conclusions est que le développement de la réflexion scientifique qui suit la diffusion des idées nouvelles de Newton et de Locke, reste (à très peu d'exceptions près, dont Cochin) étrangère à l'univers de l'art et de l'esthétique, les spécialistes conseillant eux-mêmes aux artistes, vu la complexité des données, de se contenter des approximations des théories courantes (voir notamment p. 88 et sv., p. 99 et sv.).

12C'est aussi qu'à partir notamment du développement des Salons, en 1747, la référence à un savoir se transforme de fait en recours à une culture. La Font de Saint-Yenne, dans ses Réflexions, prétend rapporter « les jugements des connaisseurs judicieux éclairés par des principes, et encore plus par cette lumière naturelle que l'on appelle sentiment, parce qu'elle fait sentir au premier coup d'œil la dissonance ou l'harmonie d'un ouvrage, et c'est ce sentiment qui est la base du goût, j'entends de ce goût ferme et invariable du vrai beau, qui ne s'acquiert presque jamais, dès qu'il n'est pas le don d'une heureuse nais­sance » (Réflexions, 1747, p. 3-4). Périlleuse indéfinition : l'homme de goût peut à son gré relever une faute dans le costume, ou au contraire en condamner le respect, comme le fait La Font Pour la chaise historique que Van Loo a placée dans un de ses tableaux, car l'objet est vulgaire... Avec plus d'humour, l'auteur des Observations de 1748 constate à propos d'une toile de Véronèse : « On a ri de son anachronisme et on admire encore son tableau », rejoignant ainsi la position de Cochin16. L'inflation du discours moralisant, à partir de 1747, aggrave le caractère aléatoire des critères de savoir. Cette situation a des effets pervers sur les peintres eux-mêmes, aisément attaqués du haut d'une culture littéraire que souvent ils ne possèdent pas. C'est dans le sens d'une déscientification de la peinture que le XVIIIe siècle aura tiré parti des ambiguïtés de l'âge classique.

13L'expression des passions a déjà une place importante dans la théorie classique. Si Du Fresnoy laissait aux « rhéteurs » le soin de les décrire. Le Brun s'en charge dans la conférence de 1668 « sur l'expression générale et particulière », appuyée sur Sénault, Descartes et Cureau de la Chambre, où les explications physiologiques s'éclairent de dessins qui ébauchent une véritable sémiotique des passions17. Une autre série traite du rapport du visage humain aux têtes animales. Sommes-nous sur la voie d'une histoire naturelle de l'âme ? On voit aisément le risque d'hétérodoxie. Il y a quelque raison pour que le peintre, comme le suppose Jennifer Montagu, ne soit pas allé jusqu'au bout de la démarche18.

14Réservé quant à l'entreprise de Le Brun (mais en doutant de la validité d'une transmission verbale), conscient des difficultés de l'observation directe et des insuffisances du modèle profession­nel, Félibien propose une autre voie, celle de la connaissance interne des passions. Cette voie s'illustre de l'anecdote du Domi-niquin surpris par son maître Annibal Carrache (qui le croit d'abord fou) en train de mimer les passions des personnages qu'il représente (7e Entretien, 1685, p. 183-184). Se référant à Horace et à Quintilien, Roger de Piles conseille en outre au peintre de s'étudier au miroir.

15Cette voie « interne » n'excluait pas pour Pélibien et de Piles, l'observation. Elle devient exclusive chez Du Bos, qui fait de l'expression la catégorie majeure de l'art. Au point d'en arriver à sa merveilleuse formule : « II faut, pour ainsi dire, savoir copier la nature sans la voir » 1919. Dandré-Bardon en 1765, au chapitre de l'expression, conseille « de sérieuses réflexions sur les belles têtes antiques » et « quelques observations sur les mouvements de la nature, telle qu'on la rencontre fortuitement dans la société » et continue : « Qu'il consulte sur tout son miroir ! Qu'il étudie d'après lui-même quels sont, dans telles et telles expressions, les muscles, les traits, les teintes et les accidents qui caractérisent la situation de l'âme ! Il est rare, ainsi que nous l'avons observé ailleurs, qu'un modèle qui n'est affecté d'aucun sentiment vrai présente celui que nous ressentons, avec autant d'énergie que nous pouvons l'exprimer, quand nous sommes notre propre modèle. [...] Enfin être touché soi-même, c'est le vrai moyen de toucher le spectateur » (Traité de peinture, p. 73-74). Formule magique et souvent répétée. On franchit un pas de plus avec Watelet dans les Réflexions qui suivent son Art de Peindre de 1769. Considérant (après Rousseau) que l'homme civilisé porte une identité factice et que ses passions sont nécessairement dissi­mulées, il en déduit que le peintre n'a plus de modèle dans la réalité20. Watelet pourra affirmer, dans son Dictionnaire (t. III, p. 192), « cette belle partie de l'art, l'expression, est presque toute idéale.

16Ce dispositif institue un rapport en miroir entre spectateur et artiste : le peintre éprouve la passion qu'il représente dans son personnage et qui se transmet au spectateur. Du Bos prétend s'appuyer sur une donnée anthropologique : une tendance désinté­ressée à l’identification pitoyable, donnée explicitement pour fon­dement de la sociabilité, opposée à l'amour-propre, qui tend à signer l'ensemble des désirs et des passions21. L'art découvre un ordre de l'autre, le sentiment de l'existence d'autres sujets, et donc d'un ordre où le sujet peut s'inscrire. Une assurance en quelque sorte contre le monde d'automates qu'élaborerait un savoir déterministe et qui hantait déjà l'imaginaire cartésien.

17Traitant des passions dans L’Art d'écrire, Condillac écrit :

18« C'est ainsi que notre corps tient malgré nous un langage qui manifeste jusqu'à nos pensées les plus secrètes. Or ce langage est l'étude du peintre : car ce serait peu de former des traits réguliers. En effet que m'importe de voir dans un tableau une figure muette : j'y veux une âme qui parle à mon âme »22.

19Le langage du corps fait de la peinture un exercice — faut-il dire un rituel ? — d'intersubjectivité où, sous le masque du personnage, c'est à l'artiste que le spectateur a affaire et s'assure du fondement du lien social. Condillac place cette fonction de l'art dans une histoire de l'origine du langage et des connaissances : la peinture fait remonter à une étape préverbale de l'humanité, celle du « langage d'action » (gestes et onomatopées), à un temps où le savoir humain, réduit aux « connaissances pratiques », excluait l'abstraction liée à l'apparition du langage23. Langage partielle­ment perdu (le progrès des sciences et de la philosophie est à ce prix), mais que la peinture peut retrouver (le peintre pouvant se passer, comme Dieu (!) d'idées générales (Grammaire, éd. cit., p. 430). Cette pensée prend la suite de la « finesse » pascalienne et du « sentiment » marivaudien. À double titre, comme langage d'action elle-même et comme représentant un langage d'action (qui est en partie objet perdu), la peinture ne saurait se soumettre à la rationalité du langage verbal, et donc aux exigences d'une science24. Lieu d'une régression, elle n'obéit pas au régime du progrès qui est celui des sciences, le principe y venant après l'expérience : « dans les arts au contraire, le goût seul a produit les effets ; on voulut ensuite chercher les principes, et on finit par où l'on avait commencé dans les autres. Les règles qu'on y donne sont plus destinées à rendre raison des effets qu'à appren­dre à les produire » (Traité des systèmes, éd. cit., p. 207). Ce retour aux origines semble bien une réponse à l'angoisse que peut susciter un univers quadrillé par le savoir rationnel, où l'homme ne s'inscrit plus comme finalité dernière de la Création.

20Faire subir à la pensée sur la peinture la révision radicale impliquée par le sensualisme, eût menacé la doxa sur laquelle s'appuie le discours des philosophes comme celui, moraliste et mondain, des salonniers.

21Pierre Estève a au moins ébauché cette démarche. Dans son Esprit des beaux arts, en 1753, il se réclame d'une « Science » qui permettrait d'en finir avec les «justifications ingénieuses» et les « subtilités sublimes » du discours dominant sur la peinture. Bon lecteur du premier Discours de Rousseau, Estève s'en prend à une intellectualisation nuisible aux arts, tenue pour progrès alors qu'elle est décadence. Mais son propos n'est pas celui de Rousseau, qui reproche plutôt à l'art contemporain son absence d'âme. Estève entend commencer par le commencement, c'est-à-dire par les « émotions des organes, ou plutôt par les sensa­tions ». Et de préciser avec un antispiritualisme provocant : « Qui pourrait ne point avouer que les mouvements matériels des sensa­tions sont le principe primitif des sentiments ?» (p. 5). En suppo­sant que le goût est fondé sur « le plaisir mécanique des sens » et est un « principe machinal », que la cause de la « vérité du sentiment » et celle de la « matérialité des sensations » est com­mune, en associant sans scrupule l'idée de pureté à celles de matière et de sensation, Estève est sans aucun doute conscient de la valeur subversive de ses énoncés qui réhabilitent des termes habituellement péjoratifs. Au reste, même s'il se présente comme défenseur de la vertu, il reste étranger à la restauration des idéaux collectifs chère à Rousseau, et son idéal est celui d'une Grèce païenne qui a su se laisser gouverner par « la pureté des émotions des organes », hélas inconnue aux trop féroces Romains. C'est en référence à cet idéal qu'il convient d'éliminer les « spécieuses et fausses perfections que l'esprit a introduites dans les arts ». Reconnaissant les progrès des Italiens, Estève constate que les modernes en sont encore à « n'exciter qu'une admiration réfléchie : caractère du gothique » (p. 15). Par ce dernier terme, dont il fait un emploi très personnel, Estève situe du côté d'une barbarie le réseau conceptuel qui fait obstacle à la jouissance pure de l'œuvre. Il plaide la cause d'une jouissance sensuelle, obnubilée tant par les catégories des théoriciens que par le système identificatoire de Du Bos. Dans ce sens, en 1752, il avait critiqué la définition du Beau par Diderot comme « perception de rap­ports ». Son projet scientifique, il le développera davantage du côté de la musique : Rousseau, comme l'a montré André Charrak, lui emprunte sa critique de Rameau et de Diderot pour le Diction­naire de musique25. Il est significatif que, dans un texte de 1756, redécouvert et commenté par Gilles Delpierre, les Dialogues sur les arts entre un artiste américain et un amateur français, Estève ait choisi pour son héros Chardin, dont il confie l'éloge à un peintre péruvien partisan de l'imitation de la nature visible26. Mais le programme « scientifique » ne va pas plus loin.

22On pourrait tenir pour réponse à Estève les chapitres que Rousseau consacre à la musique et à la peinture à la fin de l’Essai sur l'origine des langues (chap. XIII et XIV). Partant d'une analogie entre harmonie musicale et colorée, Rousseau juge que cette dernière n'est capable que de donner « un plaisir purement de sensation », effet mécanique que peut manipuler un coloriste philosophe. Si le point de vue peut sembler poussiniste, il diffère de celui d'un Le Brun, en ce qu'un savoir rationnel est placé du côté de la couleur, à l'encontre de toute une tradition qui s'accordait à reconnaître l'impossibilité de rationaliser la couleur (voir l'image du coloriste inspiré et haletant présenté par Diderot dans les Essais). Au contraire les sensations reçues « comme signes ou images » opèrent, selon les vœux de Du Bos, une représentation d'un sujet ému : la mélodie, par excellence vocale, reflète le cri de la nature et trouve son équivalent dans le dessin, seul capable d'éveiller « l'intérêt et le sentiment », tous deux échappant au savoir rationnel. Ce clivage, qui refuse la continuité de la sensation au sentiment proposée par Estève, ramène de fait à la partition binaire adoptée par Du Bos et La Font de Saint-Yenne entre une peinture qui se contente de divertir et une autre qui a charge d'âme. L'enjeu est clairement marqué : « Mais dans ce siècle où l'on s'efforce de matérialiser toutes les opérations de l'âme et d'ôter toute moralité aux sentiments humains, je suis trompé si la nouvelle philosophie ne devient aussi funeste au bon goût qu'à la vertu » (Essai sur l'origine des langues, éd. Folio, 1990, p. 128).

23On bute ici sur l'absence d'un discours de savoir sur la pratique du peintre. On se gardera de simplifier la théorie classique : si l'Académie de 1648 prône la noblesse de la théorie, Félibien et de Piles insistent plutôt sur leur étroite association27.

24Dans les Parallèles, vantant la supériorité des modernes, Per­rault s'émerveillait devant le métier à fabriquer des bas de soie.

25Quelque soixante ans plus tard, D'Alembert, dans le Discours préliminaire de V Encyclopédie, interroge la différence entre sciences et arts, et celle entre arts mécaniques et libéraux, non sans en montrer l'injustice. La réhabilitation des arts mécaniques, où s'engage l’Encyclopédie, ne s'appuie pas seulement sur l'argu-ment de l'utilité, mais sur la complexité des opérations qu'ils supposent. D'Alembert continue : « Enfin, à considérer en lui-même le principe de la distinction dont nous parlons, combien de savants prétendus dont la science n'est proprement qu'un art mécanique ? et quelle différence réelle y a-t-il entre une tête remplie de faits sans ordre, sans usage et sans liaison, et l'instinct d'un artisan réduit à l'exécution machinale ? (Gonthuis, 1965, p. 54). On est tout près ici de l'analyse des «jugements d'habi-tude » produite par Condillac, ce qui conduit D'Alembert à inver­ser quant aux Beaux-Arts, le rapport traditionnel entre théorie et pratique et à énoncer que « les règles qu'on a écrites sur ces arts n'en sont proprement que la partie mécanique » (p. 55). La proposition inviterait à questionner de plus près la pratique.

26Que le discours sur la pratique ne puisse être idéologiquement neutre, la conférence d'Oudry sur la Manière d'étudier la couleur en donne la preuve 28. Discours interne à l'Académie (avec d'in-sistantes formules d'adresse aux étudiants), la conférence com­porte un hommage marqué au maître-père Largillière, un portrai­tiste, se dispense de toute référence à la querelle du coloris, ignore superbement la spécificité de la peinture d'histoire (sinon pour conseiller aux étudiants de jouer leurs scènes historiques à la lumière réelle du soleil...) et laisse passer une discrète critique de l'imagination, le tout en invitant à une imitation de la nature visible. En 1749, alors que la vogue des Salons a commencé, un tel discours n'est certes pas neutre et, traitant de l'affaire que le peinture a avec le visible, milite de fait contre les « spécieuses perfections » dont se plaignait Estève. D'âme, il n'est en effet pas question.

27Un souci analogue se retrouve chez le comte de Caylus. Dans sa conférence de 1755 sur la « légèreté d'outil », il réfléchit à l'élaboration d'un langage critique sur la peinture, dans des termes qui rappellent étrangement le Marivaux des Pensées sur la clarté du discours et plaide, comme lui, pour le néologisme29. De la « légèreté d'outil », la signification va se déterminer par toute une série de métaphores, de comparaisons, de références littéraires et picturales, permettant l'approche d'un concept neuf, échappant à toute définition géométrique. Il s'agit bien d'élaborer un autre savoir que le scientifique dans la lignée de l'esprit de finesse, un outil d'évaluation et de description. Ni ornement, ni supplé­ment, la « légèreté d'outil » appartient au grand maître, échappe à l'imitation et à la recette, relève d'un rapport quasi amoureux (Le Moyne caressant son tableau) entre le peintre et sa toile. Caylus n'hésite pas à dire qu'on peut la « regarder comme une des parties qui concourent au sublime de l'Art ». Il en fournit ailleurs un autre exemple dans sa saisissante évocation, chez Titien, d'un accord de couleurs « qui jetaient dans l'épou­vante »30. Sans renoncer au primat de l'expression et à la peinture d'histoire, Caylus oriente le regard vers un savoir situé à mi-chemin de celui du connaisseur et du savant.

28Le terme de « faire », en rapport avec le « sublime de l'art » se retrouve sous la plume de Cochin, fort capable d'aborder sur un mode scientifique les questions d'optique (je renvoie à l'ou-vrage de M. Baxandall sur les ombres). Dans sa conférence sur L'Illusion dans la peinture, il s'attache à montrer que l'effet d'illusion (souvent rattaché par la tradition à la perfection techni­que) n'est ni la fin essentielle de la peinture ni un critère de sa qualité31. Et d'évoquer la grandeur des idées dans la composition, la beauté des têtes, l'art de la draperie. Or à cette liste attendue, s'ajoute pour les coloristes, un éloge du faire — « cette belle manière de peindre, ce faire large et facile, cette harmonie » — qui ne tend pas qu'à tromper l'œil, mais bien à le séduire et à l'enchanter, et justifie un écart par rapport à la vérité d'illusion. Cochin détache la cause des coloristes de celle de l'imitation simple : « L'une des plus grandes beautés de l'art, qui a encore moins de rapport avec l'illusion, puisqu'elle n'a pas même de fondement dans la nature, et qu'elle est uniquement l'effet du sentiment qui meut l'artiste en opérant ; [...] C'est ce faire (ainsi que le nomment les artistes) qui distingue l'original d'un grand maître d'avec la copie la mieux rendue [...] »32. Encore une fois, il s'agit de la surface de l'œuvre (en sculpture « l'épidémie » que risquent de détruire les nettoyages), d'un trait de pure exécu­tion, mais mis en relation avec la personne de l'artiste. « On ne prétend pas que le faire soit la seule partie essentielle, mais c'est elle qui couronne toutes les autres ; et l'on croit pouvoir avancer que, quant au plaisir qui en résulte pour les connaisseurs, rien ne le peut suppléer. Un artiste médiocre peut recevoir d'un grand maître la composition, et les principaux effets de la lumière dans la peinture, les formes générales et les principales masses dans la sculpture, sans qu'il en résulte une chose vraiment belle, par le défaut de ce sentiment et de ce savoir qui produisent seuls le beau faire» (Cochin, ouvr. cité, p. 70-71). Ces énoncés débouchent sur une comparaison entre Oudry et Chardin, au bénéfice du second, avec l'éloge de son faire, « magique, spirituel, plein de feu ». Un savoir, donc, mais si bien lié à la personne du peintre, à son apprentissage individuel, qu'on ne voit guère comment récriture en pourrait rendre compte.

29En 1763, Cochin a publié un cruel et amusant petit livre, Les Misotechnites aux Enfers, consacré à dégonfler la baudruche des belles phrases produites par les salonniers. Il y met en scène un Ardélion (La Font de Saint-Yenne), faisant passer un sévère examen à Phylakei (Bridard de la Garde) et attaquant aussi Eiso-dos (La Porte) — ennemis de Diderot qu'on retrouve dans le Neveu de Rameau. À Phylakei qui soutient que « Ce n'est point aux Artistes qu'il convient d'écrire sur les Arts », La Font répond : « ardel. Tu ne veux donc pas que M. Rameau écrive sur la Musique. Je vais plus loin : pour connaître tous les arts et tous les talents, il serait à souhaiter que les Artisans même écrivissent sur leurs métiers. Les reflexions d'un Praticien, quelque mal en ordre qu'elles pussent être, seraient toujours des Matériaux précieux, dont le Théoricien saurait tirer de grandes lumières. — PHYL. Il faudra donc s'attendre à lire des Traités de serrurerie par des Serruriers, des... — ardel. Cela n'en serait que mieux » (p. 64-65).

30Est clairement désigné l'objectif d'un savoir à base expérimen­tale, ouvrant éventuellement sur une science, avec l’évocation de Rameau. Cochin, à propos de « métier » fait dire à Ardélion : « Tantôt tu parais entendre ce qu'effectivement on regarde comme une sorte de mécanisme, mais qui cependant cesse de l'être lorsqu'il est animé par le génie ; tantôt c'est l'art même que tu qualifies de métier » et Phylakei de répondre : « Rien n'est plus simple. J'appelle métier tout ce que je ne sais pas » (p. 33).

31« Demandez à Chardin ou à Greuze... », dira Diderot. Les « compositions muettes », sans doute, « parlent éloquemment ». Mais ce discours ne sera pas transcrit. Conscient en ses meilleurs moments de sa défaite face aux toiles, Diderot choisit la voie de l'écrivain — celle où l'homme d'écriture entreprend de pein­dre, selon Condillac. Ce n'est pas celle du savoir. Du sentiment peut-être...