Colloques en ligne

René Démoris

Les enjeux du paysage dans le Salon de 1767 (Poussin, Vernet, Robert) : Diderot et les théoriciens classiques.

(Source : Extrait de Pratiques d’écriture, Klincksieck, 1996)

1Imaginer Fénelon et Diderot dans une salle de la National Gallery de Londres, face à la toile de Poussin qui s’y trouve exposée, le Paysage avec l’homme au serpent.

2Fénelon : « ce bocage a une fraîcheur délicieuse : on voudrait y être. »

3Diderot :  « Que faites-vous là ? Fuyez, mes amis. Fuyez. »

4On espère que Diderot s’est exprimé à voix basse. Il risque l’expulsion si le gardien ne comprend pas que c’est aux personnages du tableau qu’il s’adresse. Mais le jeu en vaut la chan­delle : il s’agit de transmettre ce que Diderot pense être le message classique de la grande peinture.

5Classique ? un rappel s’impose.

6Félibien (Principes, 1676) : “Paysages. les tableaux qui représentent la campagne, et où les figures ne sont que comme des accessoires, s'appellent paysages, et ceux qui s'appliquent parti­culièrement à ce travail s'appellent Paysagistes.” À rapprocher d’une autre définition : “ Histoire parmi les peintres. Il y en a qui s'occupent à représenter diverses choses. Comme des Paysages, des Animaux, des Bâtiments, et des figures humaines. La plus noble de toutes ces espèces est celle qui représente quelque Histoire par une composition de plusieurs Figures1. La chose paraît claire : le grand art est celui des figures expressives mises en action par une storia, faisant appel aux res­sources du savoir et de l’imagination, car c’est à ce prix que le peintre pourra être dit “auteur ingénieux et savant”, capable “d'exposer des choses toutes nouvelles dont il est comme le créa­teur”.2 Le paysage est genre mineur, d’autant qu’y excellent des Flamands dépourvus du sens de la grandeur et des Vénitiens auxquels on reproche volontiers de manquer à la fois au costume et à l'expression.

7Les choses ne sont pourtant pas si simples. Dans son Dictionnaire, Furetière notait : “ Les peintres d'histoires se mettent bien au dessus des paysagistes. ” Se mettent ? L'expression donne à rêver. Et plus encore la longue méditation sur le paysage à laquelle se livre Félibien dans son cin­quième Entretien, consacré à la fois au Titien et à la couleur, où il en vient à suggérer discrètement que l'humble copie de la création divine n'est pas le plus négligeable de la tâche du peintre. Et que les “charmes” de la peinture s’y manifestent mieux peut-être que dans l'orgueil des grandes com­positions susceptibles de flatter la vanité du peintre aussi bien que celle de son commanditaire ? Bref, est-ce que le paysage ne serait pas du côté du propre de la peinture, qui est de tromper l’oeil et le désir ? Poussin du reste a donné le mauvais exemple, avec ces grands paysages des années 1650 et contraint à se demander où commence l’accessoire mentionné dans la définition de Félibien : l’importance de Diogène est-elle proportionnelle à la surface qu’il occupe dans le tableau du même Poussin ?

8Ce n’est certes pas innocemment que Roger de Piles, en 1699, dans son Abrégé de la Vie des peintres, affecte spécifiquement au paysage le terme de création : “ Si la Peinture est une es­pèce de création, elle en donne des marques encore plus sensibles dans les Tableaux de paysages que dans les autres... Et comme ce genre de peinture contient en raccourci tous les autres, le Peintre qui l'exerce doit avoir une connaissance universelle des parties de son art. Si ce n'est dans un si grand détail que ceux qui peignent l'Histoire, du moins spéculativement en général”3. Jeu sur le mot création, sans doute, puisque ce n'est que d'avoir affaire aux objets mêmes que Dieu a créés (les objets supposés “ naturels ”) que le peintre doit d'être illusoirement assimilé au deus pictor de la tradition. Subrepticement se trouve suggérée une universalité du paysage qui contiendrait vir­tuellement tous les autres genres (de la même manière que la création divine contient tout) et com­penserait sa moindre qualité par l'extension de son champ. La hiérarchie des genres tiendrait-elle à une question de cadrage ? De Piles se garde d'en venir à de telles extrémités. En 1708, cependant, une des parties neuves de son Cours de Peinture est consacrée à un traité du Paysage où le même argument se trouve repris, mais avec une insistance marquée sur le plaisir que donne au peintre la possibilité de “ se contenter dans le choix de ses objets ”, puisqu'il dispose en maître de “ tout ce qui se voit sur la terre, sur les eaux et dans les airs” 4 : autre manière de faire résonner le thème du démiurge. Mais de Piles prend acte aussi du défaut du genre, puisqu'il conseille aux peintres de ne pas omettre de “ donner de l'âme ” au paysage au moyen de cinq choses “ essentielles ” : “ les fi­gures, les animaux, les eaux, les arbres agités du vent, et la légèreté du pinceau. On pourrait y ajou­ter les fumées, quand le peintre a occasion d'en faire paraître ” 5. Curieuse énumération en vérité6. Est-ce encore une fois jeu de mots ? On glisse de l'âme humaine à ce qui en donne l'idée par analo­gie, à ce qui anime non plus la figure, mais bien le tableau lui-même. L'âme ne serait-elle qu'un peu de vent ? Cet énoncé, dans sa bizarrerie, — mais le génie de de Piles tient souvent à cet ina­chèvement qui donne à rêver —, porte-t-il la trace (nostalgique) d'une idéologie de l'âme du monde où l'homme venait s'insérer dans l'ordre de la nature ? Il n’est pas question sans doute de modifier la hiérarchie des genres. Mais impossible aussi de négliger la place singulière faite par les deux grands théoriciens du classicisme à un genre qu’ils traitent, en somme, avec amour.

9Ce n’est donc pas un hasard si en 1689 Fénelon, dans ses Dialogues des morts élit deux “paysages”, le corps de Phocion emporté hors d’Athènes, et le Paysage avec l’homme au serpent, pour faire dialoguer Poussin, aux enfers, avec Parrhasius et Léonard de Vinci. Diptyque : tableau d’histoire pour le premier, paysage urbain, où le transport du cadavre du héros stoïcien par deux esclaves ne laisse guère de place à l’expression des passions, mais ouvre à une méditation sur le sort de la grandeur. Pour le second, toile remarquable en ce qu’elle présente une action (la décou­verte par un voyageur d’un corps enlacé par un serpent), sans recours à un récit historique ou my­thologique et constitue, selon l’expression de Poussin dans le texte de Fénelon, un “caprice”7. Scène dramatique dont Fénelon apprécie le contraste avec l’admirable paysage lacustre qui occupe tout l’arrière-plan. Ce diptyque est un programme : il disjoint, contre la doctrine de l’Académie, l’expression de l’histoire pour la faire passer du côté du paysage. Car Fénelon ne le cache pas : dans la seconde oeuvre, l'expression permet de se passer de la référence à l'histoire, sans le moindre regret. Invité à comparer les deux oeuvres, le Poussin de Fénelon répond à Léonard, son interlocuteur : “ Il y a moins de science d'architecture, il est vrai; d'ailleurs on n'y voit aucune con­naissance de l'antiquité : mais en revanche la science d'exprimer les passions y est assez grande : de plus tout ce paysage a des grâces et une tendresse que l'autre n'égale point. - Vous seriez donc, à tout prendre, pour ce dernier tableau ? — Sans hésiter, je le préfère…8” C'est évoquer un autre Poussin que celui dont Le Brun a fait le père symbolique de la peinture française et le maître de l'histoire et de l'expression des passions : un Poussin philosophe méditant sur les rapports de l'homme et de l'univers, apprenant moins des livres que de l'antiquité et de la nature, mais aussi un Poussin sensuel, spectateur de la vie quotidienne, et capable d'en faire une moderne Arcadie : “d'autres se promènent au delà de cette eau sur un gazon frais et tendre. En les voyant dans un si beau lieu, peu s'en faut qu'on n'envie leur bonheur”9. Des “grâces” et une “tendresse” : avec ou sans serpent, ce paysage ne manque pas d’âme…

10C’est bien avec cette âme et cette Arcadie que l’abbé du Bos entend en finir. La version moderne de la catharsis aristotélicienne fournie en 1719 dans les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture ne laisse aucun doute, dans son ambition de rendre compte de l’effet des arts d’imitation, et de celui de la peinture en général10.. : Si la mission de l'art est, par un processus d’identification, de toucher, sans personnages, point de salut. Au mieux le peintre de natures mortes ou le “ pur ” paysagiste obtiendront l'admiration du spectateur. Mais non son émotion. Il revient au siècle des Lumières — non sans paradoxe, s'il est vrai qu'on y situe l'émergence d'un amour de la nature promis à un riche avenir — d'avoir porté sur le paysage, en tant que tel, une con­damnation ouverte. Du Bos écrit : “ Le plus beau paysage, fût-il du Titien & du Carrache, ne nous intéresse pas plus que le ferait la vue d'un canton de pays affreux ou riant : il n'est rien dans un pa­reil tableau qui nous entretienne, pour ainsi dire, & comme il ne nous touche guère, il ne nous at­tache pas beaucoup”11. Ce constat, dans sa fidélité apparente au moins au principe de l'imitation, pose en fait une norme : à se contenter d'un art réduit aux “ seuls charmes de l'exécution ”, le spec­tateur trahit son absence d'âme et son incapacité à connaître les jouissances élevées et proprement esthétiques, qui font que la peinture n'est pas qu'artisanat. La voie est ainsi ouverte pour un La Font de Saint-Yenne qui, en 1747, dans ses Réflexions, puis en 1754, dans ses Sentiments, au moment d'une réaction en faveur de la grande peinture, opposera le plaisir “ mécanique ” donné par l'imitation aux jouissances d'âme que procure la peinture d'histoire, pourvue en outre d'une fonc­tion moralisatrice et civique à laquelle du Bos ne s'attardait guère encore12.

11Voie ouverte à Diderot, aussi bien. Ce qui frappe chez les uns et les autres, est la rigueur d'une condamnation qui porte après tout sur une représentation dont l'on avait pu autrefois, comme l'a rappelé Ersnt Gombrich, vanter l'innocence, et à laquelle on reproche moins du reste son immo­ralité que son absence de signification13. Tout se passe comme si le plaisir fourni par la représenta­tion de la nature, de n'être plus cautionné désormais par l'idéologie des merveilles de la création, engendrait un obscur sentiment de culpabilité et exigeait d'être justifié - excusé en quelque sorte - par une intégration dans le système purifiant de la catharsis. Exemplaire à cet égard est l’analyse par du Bos dans la section VI de ses réflexions des Bergers d’Arcadie de Poussin : détournée du paysage arcadien ((symbole de l'illusion du bonheur pastoral) et même d'une lecture directe de la célèbre inscription Et in Arcadia ego, (pourtant moralement profitable…), l’attention du spectateur est appelée vers le groupe des bergers en train de la déchiffrer, et c'est à travers leur émotion et les discours qu'on leur prête que le spectateur est censé s'intéresser au tableau : “ On s'imagine en­tendre les réflexions de ces jeunes personnes sur la mort qui n'épargne ni l'âge, ni la beauté, et contre laquelle les plus heureux climats n'ont point d'asile. On se figure ce qu'elles vont dire de touchant, lorsqu'elles seront revenues de la première surprise... ”14. Le sujet “ intéressant ” (pour user d'un terme clé que du Bos place au titre de la section ) est celui qui permet une identification avec un personnage souffrant - une “ bonne ” émotion, en quelque sorte. Ce bruit de paroles est-il destiné à dissimuler ce qui se cache dans le tableau de Poussin, si l'on en croit Erwin Panofski : ce tombeau est peut-être celui d'une bergère insensible dont le sort pourrait engager à ne pas se refu­ser les plaisirs de l'Arcadie15. Constatons seulement que ce corps enfoui, d'amusante façon, fait retour chez du Bos auquel son inconscient a peut-être joué un tour. Car, dit-il : “ Au milieu l'on voit le monument d'une jeune fille couchée sur le tombeau à la manière des Anciens. ” On cher­chera vainement trace de ce corps dans les deux versions connues des Bergers16

12Non moins inexact sera Diderot lorsqu'il évoquera, à propos de la même toile, en 1758 “ de jeunes bergères qui dansent au son du chalumeau”17. Mais fidèle au propos de du Bos, en estimant que ce qui fait le prix de l'oeuvre est la manière dont elle montre “ l'espace, le temps, la vie, la mort, ou quelque autre idée grande et mélancolique, jetée tout au travers des images de la gaieté.” Ce qui annonce déjà les prises de position ultérieures. Réduit à lui-même, le genre du paysage n'exige qu'un mérite inférieur : “ Monsieur le Bel ignore qu'un paysagiste est un peintre en portrait, qui n'a guère d'autre mérite que de faire très ressemblant. ” même s'il exige, comme Diderot le rap­pelle à propos de Teniers, les “ ressources extrêmes de l'art ”18. Cela n'empêche pas l'écrivain d'admirer Vernet (à propos duquel il développe à son tour — “ C'est comme le Créateur…” — le thème du démiurge) et d'évoquer lyriquement les promenades du jeune Loutherbourg dans la na­ture19. Mais c'est pour déclarer, à travers la comparaison entre Claude Lorrain et Vernet l'infinie supériorité du second qui ne se réduit pas à un genre : “ Le premier n'est qu'un grand paysagiste tout court ; l'autre est un peintre d'histoire, à mon sens ”20.

13D’où le commentaire sur l’Homme au serpent, qu’amène l’examen des tableaux de Loutherbourg, dans le salon de 1767. “ Des pâtres et des animaux; et toujours des pâtres et des animaux.”, gémit Diderot devant un Loutherbourg, auquel il donne en exemple Vernet, inférieur cependant “ du côté de l'idéal ” à Poussin, que Diderot approuve d’avoir su jeter, dans le Paysage à l'homme au serpent, dans une scène champêtre “ l'épouvante et l'effroi ”21. Lecture unifiante et dramatique, pour ne pas dire mélodramatique, où parcourant successivement les divers plans du tableau depuis le fond jusqu'au premier plan, Diderot finit par se mettre en scène lui-même : “ on est tenté à l'aspect de cette scène, de crier à cet homme qui se lève d'inquiétude : " Fuis " ; à cette femme qui lave son linge : " Fuyez " ; à ces voyageurs qui se reposent : " Que faites-vous là ? Fuyez, mes amis. Fuyez." 22” Point de description du paysage idyllique à laquelle, visiblement, se complaisait Fénelon. Ce qui importe à Diderot est la manière dont l'idée — en l'occurrence, le thème dramatique du serpent — ordonne le paysage : “ Le beau tout, le bel ensemble ! c'est une seule et unique idée qui a engendré le tableau […] Tous les incidents du paysage du Poussin sont liés par une idée commune, quoique isolés et séparés par de grands intervalles ”23. Et d'en déduire que pour atteindre cet esprit et cette poésie, il faut nécessairement être peintre d'histoire : “ c'est qu'il faudrait s'être exercé à la peinture historique qui conduit à tout ”. Recours à l'imagination donc qui obéit à l'impérialisme de l'expression : “ Depuis les voyageurs tranquilles du fond jusqu'à ce dernier spectacle de terreur, quelle étendue immense, et sur cette étendue, quelle suite de pas­sions différentes, jusqu'à vous qui êtes le dernier objet, le terme de la composition ! ” Ainsi se trouve substituée une gradation psychologique à l'organisation spatiale de la toile.

14Fénelon, en 1689, reconnaissait la cassure entre l'espace du fond et celui des premiers plans : “ Sur le devant du tableau, les figures sont toutes tragiques. Mais dans ce fond tout est paisible, doux et riant ”. Par ce clivage, il distinguait dans l'oeuvre deux pôles d'intérêt, dont l'un seulement est de nature psychologique, et doués d'une relative autonomie. Diderot, lui, au nom de l'unité d'action, asservit l'un à l'autre, au prix du reste d'une mésinterprétation. Là où Fénelon lisait un groupe de joueurs de mourre, au quatrième plan à gauche (en partant du devant du tableau), insou­cieux de tout drame et participant donc de l'atmosphère idyllique, Diderot voit “ un homme ac­croupi, mais il commence à se lever et à jeter des regards mêlés d'inquiétude et de curiosité vers la gauche et le devant de la scène 24”. Un détail, mais qui permet de soutenir une vision dramatique de la toile et de ne faire du paysage que le fond sur lequel se détache l'action.

15“ C'est à l'aide de ces fictions qu'une scène champêtre devient autant et plus intéressante qu'un fait historique ”, conclut le critique qui s'empresse de recopier l'abbé du Bos pour dire tout son mépris pour le spectacle banal de la campagne : “ Il s'agit bien de montrer ici un homme qui passe, là un pâtre qui conduit ses bestiaux, ailleurs un voyageur qui se repose, en un autre endroit, un pêcheur sa ligne à la main et les yeux attachés sur les eaux. Qu'est ce que cela signifie ! Quelle sensation cela peut-il exciter en moi ! ”25. À quoi l'on opposera l'aveu naïf de Fénelon : “ ce bo­cage a une fraîcheur délicieuse : on voudrait y être. ”

16L’énoncé de Fénelon, on le voit, engage le corps de l’énonciateur, dans sa présence actuelle devant le tableau, qui induit ici un schème moteur. Que la représentation cède la place au repré­senté, et l’archevêque de Cambrai se roulerait dans l’herbe. Au risque de perdre sa dignité dans cette expérience somme toute banale, qui n’appartient pas au registre de la fiction (mais, après tout, Fénelon était bien capable de prendre le risque de se perdre). Sans ergoter sur les chances qu’a eues Diderot de rencontrer un gros serpent, chacun sait que c’est dans son cas, un énonciateur fictif qui prend la parole et qu’il fait comme s’il avait peur. Aucun risque à s’aventurer dans l’univers périlleux du monstre et à y jouer son rôle, non sans avouer que si un plaisir se prend, c’est parce qu’il s’agit de fiction. Plaisir que ne peut qu'accroître sans doute le sentiment aigu de sa propre dignité qu’a le critique, maîtrisant de son savoir l’objet même de son émotion. On pourrait se demander si c’est devant le gros serpent ou devant le rapport fénelonien avec la nature — “on voudrait y être” — un rapport heureux — que l’auteur des Salons, en dernière analyse, prend la fuite…

17La difficulté de répondre tient sans doute à la richesse et à la complexité mêmes du Salon de 1767, et à son caractère parfois fumeux (Diderot lui-même évoque son “épuisement” et le droit de “fumer” avant de donner sa flamme…), l’auteur traversant alors une phase critique qui le mè­nera aux thèses du Rêve de d’Alembert et du Paradoxe, et suppose une interrogation nouvelle sur les rapports de l’homme et de la nature26. Sans prétendre épuiser le sujet, deux autres passages de ce Salon permettent au moins d’esquisser une réponse.

18Tout d’abord le long texte consacré à la série des tableaux de Vernet. Félibien, dans son Cinquième Entretien, décrivait un orage qui contraignait les deux interlocuteurs de son dialogue à se réfugier au château de Saint Cloud. Puis l'un d'eux remarquait : “ Ne croyez-vous pas que ce fut dans une pareille rencontre que M. Poussin fit le dessein de ce tableau que vous me montrâtes il y a quelque temps… ”27. Après coup, la description se révélait une ekphrasis de l’Orage de Poussin (actuellement au musée de Rouen). Sans prendre son lecteur au même piège (on est, et on le sait, dans une critique de Salon), Diderot, usant d'un artifice analogue, remplace la description d'une série de toiles par une promenade dans une série de sites, où le dialogue avec un abbé précepteur lui permet d'exprimer ses idées sur la peinture et quelques autres sujets. Or, dès le premier site, se trouve posée la question fondamentale de la beauté de la nature. A l'abbé qui défend la position traditionnelle de la merveille de la création divine (qui engage le peintre à s'en faire le copiste), Diderot oppose une tout autre théorie : l'admiration ne saurait venir que d'une comparaison entre un résultat et sa cause productrice. L'énergie de cette cause, s'il s'agit de Dieu, est infinie : nulle admiration possible. Il n'en est pas de même du peintre. La pyramide (et le tableau) sont donc plus admirables que la montagne. Que l'on suppose un moment Raphaël transformé en une machine à faire des tableaux, eux-mêmes devenus “ aussi communs que les feuilles de chêne ”, et Raphaël cesse d'être admirable. “ Faites naître les tableaux dans la nature, comme les plantes, les arbres et les fruits qui leur serviraient de modèle, et dites-moi ce que deviendrait votre admiration.28

19Passage capital où se reconnaît l'autonomie de la création artistique par rapport à la création divine. Et c'est à cet endroit sans doute que Diderot croise le plus profondément la route de Poussin et son idée d'un ordre du monde que transcrirait celui du tableau. Mais la croise pour s'en écarter ir­rémédiablement. Ce que traduit l'impression de beau n'a rien à voir avec l'ordre de l'univers, mais seulement avec l'agrément ou le désagrément que nous en éprouvons. “La nature est bonne et belle quand elle nous favorise. Elle est laide et méchante quand elle nous afflige. C'est à nos efforts même qu'elle doit souvent une partie de ses charmes29.”

20Diderot brûle ici ce qu'il a adoré — et en particulier les vertus de l'enthousiasme de l'homme sensible dans son rapport avec la nature. On est au plus près de la réflexion qui soutient à la fois le Paradoxe sur le comédien et le Rêve de d'Alembert, et affirme la nécessité de prendre en compte l'implacable déterminisme auquel est soumis l'être humain. Or s'il est vrai que la théorie de Diderot sert la grandeur de Vernet contre celle de Dieu, elle n'épargne pas plus l'artiste que son spectateur. Car dans la réalité dernière, Vernet et Raphaël sont-ils autre chose que des machines, auxquelles seulement leur rareté fait que nous attribuons illusoirement une volonté et une liberté ?

21“ On voudrait y être ”, écrivait Fénelon, déplaçant vers le gazon un mouvement désirant qui aurait pu viser un autre corps aussi bien que le Créateur, mais qui s'étayait en dernière analyse d'un rapport au divin (et en ce sens il n'est pas déplacé d'y voir la suite d'un néo-platonisme qui avait mis la découverte du divin au terme d'un mouvement de désir). Perspective dérisoire, dès le mo­ment où il se découvre que ce désir ne vise qu'une machine dont le sujet fait lui-même partie. On la reliera à cette idée, obsédante dans le Salon de 1767, de l'expansion d'une énergie anonyme, habi­tant aussi bien l'univers que l'individu, quitte à entraîner sa destruction.

22Dans ces conditions, que peut valoir cet attrait de la nature dont prétend jouer la peinture de paysage ? Le civilisé se plaît dans des forêts devenues artificielles à “ contrefaire un moment le rôle du sauvage ” et à “ jouer la pantomime de l'homme de la nature ”. Recours dérisoire à une re­présentation qui ne change rien au mode de vie : “ Dans l'impossibilité de nous livrer aux fonctions et aux amusements de la vie champêtre, d'errer dans une campagne, de suivre un troupeau, d'habiter une chaumière, nous invitons à prix d'or et d'argent le pinceau de Wouvermans, de Bergem et de Vernet, à nous retracer les moeurs et l'histoire de nos anciens aïeux…30

23“ Je soupai d'appétit, et j'eus la nuit la plus douce et la plus tranquille ”, dit le promeneur qui se livre à ces réflexions. Mais ce promeneur est fictif, on le saura ou on le sait déjà. Et cette fiction même dit à quel point il est irrémédiablement dénaturé. Le paysage en peinture est bien placé sous le signe de la perte et du renoncement. (Est-ce par hasard que Diderot affirme en tête de ce même Salon son renoncement au voyage d'Italie, et à ce qu'il aurait apporté à son amitié avec Grimm ? et qu'appliquant ses réflexions sur le langage à son dialogue avec l'abbé, il en déduit l'illusion de toute communication ? Le désenchantement ne touche certes pas que la peinture…31). Comme pour illustrer la fable d'un universel artifice, nous apprendrons in fine, non seulement que la promenade est imaginaire, mais que les toiles de Vernet ne doivent rien à la nature visible, et tout à l'imagination de l'artiste. Cette nature en somme n'était elle aussi qu'une pantomime de na­ture. Double artifice donc que l'invention du critique, qui dénonce, à n'en plus finir, en cette af­faire, l'absence de tout objet vraiment désirable.

24L’autre passage du salon de 1767 qui nous intéresse ici touche les tableaux de ruines pré­sentés par Hubert Robert. Belle occasion pour Diderot de donner au peintre une leçon de poétique des ruines et se lancer dans un sermon sur la mort autrefois propre à d'autres genres de peinture. Car ce ne sont pas seulement les ruines qui disent la mort : le rocher “ s'affaisse ”, le vallon “ se creuse ”, la forêt “ chancelle ” — écho en somme de la découverte que les formes “ naturelles ” sont elles aussi soumises à l'universelle mutation et ne portent, pas plus que les autres, l'empreinte de la main de Dieu. Tout porte témoignage de l'absurdité du désir de survivre, que ne vient même pas justifier sur un mode héraclitéen l'idée du cycle nécessaire de la vie et de la mort. Ce qui n'empêche pas la rêverie. Mais une rêverie au moins étrange. La nature est bien encore le lieu où se fantasme la rencontre des amants : “ Sous ces arcades obscures, la pudeur serait moins forte dans une femme honnête… ”32 — mais sous le signe de la faute : la femme honnête reviendra sur ces lieux pour y pleurer la trahison dont elle a été victime. Plus curieusement encore, en ce lieu qui devrait être — et avait été — le refuge d'Éros, ce que Diderot fantasme est la mort ou l'absence de la femme aimée : “ Si je te perdais jamais, idole de mon âme; si une mort inopinée, si un malheur imprévu te séparait de moi, c'est ici que je voudrais qu'on déposât ta cendre et que je viendrais converser avec ton ombre ”33. La suite n'est pas moins étrange, puisqu'elle nous fait assister, pour être clair, à une scène d'autoérotisme où Diderot vient quêter “ la même ivresse ” autrefois connue : “ mon coeur palpitera derechef, je rechercherai, je retrouverai l'égarement voluptueux. Tu y seras, jusqu'à ce que la douce langueur, la douce lassitude du plaisir soit passée ” Et ajoute pour que nul n'en ignore : “ O censeur qui résides au fond de mon coeur, tu m'a suivi jusqu'ici.” Pour conclure enfin : “ Le méchant fuit la solitude; l'homme juste la cherche. Il est si bien avec lui-même.” Curieuse manière de méditer sur les ruines et curieuse scène en vérité qui touche à la nécrophilie, non sans rapport d'ailleurs avec cette morte que du Bos faisait ressurgir de la terre sous la forme d'une statue. A tra­vers le fantasme d'une union avec la terre — avec la terre-mère —, fait retour en force la charge éro­tique qu'avait supporté le paysage tout au long d'une tradition. N'insistons pas sur le comique invo­lontaire du “ Il est si bien avec lui-même ”. Mais prenons au sérieux l'implication du dispositif éla­boré par Diderot : l'élimination du corps féminin au profit d'une satisfaction solitaire appuyée sur l'imaginaire et dispensant de la périlleuse et coupable rencontre avec l'autre. Manière en somme de transférer dans la vie réelle les avantages de la jouissance artistique et de la pulsion, comme le dit Freud, inhibée dans son but. Ainsi se joue, à moindres frais, la pantomime des passions.

25On comprend que pour échapper à cette vision en quelque sorte désolante de la nature et de sa représentation, Diderot en appelle à des mises en scène comme celle de l'Homme au serpent34. Ainsi se trouvent conjurés — paradoxalement — les tentations d'un paysage trop heureux, au moyen d'une histoire qui se situe “ hors nature ”. (C'est l'expression que Diderot employait pour qualifier les passions qu'avait su représenter Deshays en 1763 dans son Martyre de Saint André.) Dans le paysage aussi, l'idéal a partie liée avec la mort : “ Il faut ruiner un palais pour en faire un objet d'intérêt. tant il est vrai que, quel que soit le faire, point de vraies beautés sans l'idéal ”35.

26À l'heure où Diderot, en 1767, se lasse d'un recours à la violence et à la cruauté qu'il a pourtant assez exalté (sa comparaison entre les deux oeuvres parallèles de Vien et de Doyen pré­sentes à ce Salon montre cette lassitude), il est plus que jamais sensible aux orages, aux tempêtes, aux naufrages de Vernet : “ Tout ce qui étonne l'âme, tout ce qui imprime un sentiment de terreur conduit au sublime. Une vaste plaine n'étonne pas comme l'océan; ni l'océan tranquille comme l'océan agité ”36. Le sublime, ce n'est pas ici seulement ce qui élève l'âme, mais signifie au sujet spectateur son écrasement, son anéantissement devant le spectacle d'une force incommensurable à la sienne, renvoyant ainsi à un abhumain propre aussi bien à la nature-machine, mais ne lui laissant pas l'occasion d'un retour critique sur une jouissance coupable. Faut-il rappeler que, pour Diderot, le spectacle de l'océan déchaîné ne relève pas moins de l'imaginaire que le serpent de Poussin ?

27La machine véritable pourrait-elle réparer les dégâts entraînés par la découverte de la nature comme machine ? On en voit apparaître une à la fin de l'Essai sur la peinture de 1765 (un moulin, semble-t-il) qui fait rêver le philosophe qui se demande : “ tout ce spectacle d'utilité n'ajoute-t-il pas à mon plaisir ”37 ? Et d'évoquer ce qui, d'avenir, se dessine dans la forêt qu'il a sous les yeux, c'est-à-dire le mât du navire ? Que l'évocation se termine sur le sentiment de terreur provoqué par les flots d'un océan déchaîné n'est sans doute pas un hasard. Appliqué à se prouver à lui-même qu'il jouit plus que l'homme “ stupide ou froid ” ou encore “ ignorant ”, bref, à étayer narcissiquement sa supériorité de connaisseur (affirmée du reste haut et clair tout au long de ce salon comme dans celui de 1767, où l'écrivain rappelle sans cesse que son regard n'est pas celui du vulgaire), Diderot n'en conclut pas moins sur une méditation qui annonce le Paradoxe sur le comédien, et avoue que l'homme sensible — celui qui est écrasé — est le plus heureux.

28Malaise, désenchantement, résistance : la réaction de Diderot traduit souvent devant la peinture de paysage un manque à jouir, par l’effet d’une jouissance devenue coupable, apparem­ment sans raison suffisante. Culpabilité dont on peut rendre compte cependant, si l'on admet que le rapport libidinal avec la nature cesse d’être cautionné — innocenté — par une idéologie des mer­veilles de la création. C’est avec la caution de l’amour divin que Félibien pouvait traiter du pay­sage à propos de Titien, peintre de la femme, et que le gazon pouvait être si impunément tendre chez Fénelon. Mais quel rapport avec le désir humain peut avoir une nature machine, désormais désertée par Dieu ?

29Paradoxalement c'est au moment où la perspective théologique s'efface et où la question du péché originel perd de son actualité que la jouissance innocente du paysage en peinture est affectée d'un coefficient négatif, comme relevant d'un art inférieur. La condamnation — ou la relégation — du paysage par du Bos et Diderot fait beaucoup plus que refléter une hiérarchie classique. Tout se passe comme si le spectateur demandait compte au tableau de cet effacement du divin et exigeait, en compensation, un surplus d'idéal. Il est significatif, me semble-t-il, qu'en face de Vernet et d'Hubert Robert, Diderot fasse ressurgir l'image d'un Créateur auquel il ne croit pas et célèbre éro­tiquement la mort de la femme aimée. Tout se passe comme si redevenait importunément présente la charge sexuelle dissimulée comme telle dans le rapport au paysage (ah! cette jeune fille absente du tableau dans les Bergers d’Arcadie, et que du Bos fait revenir du royaume des morts…), et comme si du même coup le sujet se trouvait affronté à la folie d'un désir qui ne prend plus place dans aucun ordre : l'étrangeté fondamentale d'un univers soumis à un déterminisme écrasant (et d'autant moins maîtrisable que le sujet y est lui-même soumis) répondant peut-être à cette autre in­quiétante étrangeté qui est celle de l'autre féminin.

30De cet autre dont Diderot ne peut guère se passer. Devant le quatrième site, dans la prome­nade Vernet, il évoque le plaisir donné par un paysage qui est l'oeuvre même : “ le plaisir d'être à moi, le plaisir de me reconnaître aussi bon que je suis, le plaisir de me voir et de me complaire, le plaisir encore plus doux de m'oublier. Où suis-je dans ce moment ? Qu'est-ce qui m'environne ? Je ne le sais, je l'ignore. Que me manque-t-il ? rien. Que désiré-je ? Rien. S'il est un Dieu, c'est ainsi qu'il est. Il jouit de lui-même38. ” Divinité passagère. Narcisse bientôt s'exclamera : “ Pourquoi suis-je seul ici ? Pourquoi personne ne partage-t-il avec moi le charme, la beauté de ce site ? Il me semble que si elle était là, dans son vêtement négligé…”

31Le Salon de 1767, échoue à théoriser le genre du paysage, mais en explore, fût-ce dans le désordre et l’incohérence, les enjeux fantasmatiques les plus profonds, mettant en lumière du même coup la singulière ambivalence de ses contemporains à l'égard d'un objet qui provoque à la fois plaisir et déplaisir, attirance et peur, ou angoisse devant une nature si fondamentalement étran­gère aux passions humaines, mettant en question l’ancien privilège de l'être humain, qu’il reste en somme à afficher, faute de mieux, dans la fiction de la peinture d’histoire.

32En 1773, Du Pont de Nemours écrivait : “ Il faut baisser d'un genre. mais est-ce baisser que d'arriver à Vernet ? Est-il vrai que le peintre des tempêtes, du calme, du matin, du soir du midi, de toutes les heures, de la nature enfin, soit au-dessous des peintres des passions ? En vérité, madame, je l'ignore et je ne voudrais pas le savoir ”39. Il s'agissait aussi, dans cette analyse, de questionner un peu un certain désir de n'en rien savoir.