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René Démoris

La Hiérarchie des genres en peinture de Félibien aux Lumières

Source : “La Hiérarchie des genres en peinture de Félibien aux Lumières”, [in :] Georges Roques (éd.), Majeur ou mineur ? Les hiérarchies en art, Jacqueline Chambon 2000, pp. 53-66.

1On aurait pu en 1663, l’année où Félibien publia le Portrait du roi et Les Reines de Perse, textes tous deux consacrés à des tableaux de Le Brun, poser une question impertinente : laquelle des deux œuvres occuperait la plus haute place dans une éventuelle hiérarchie ? La réponse eût été délicate. Le peintre est-il plus grand lorsqu’il parvient à saisir l’incroyable merveille de la physionomie royale, même s’il l’orne d’allégories qui pèsent peu en regard de cette incarnation de la royauté, ou lorsqu’il compose cette histoire de la clémence d’Alexandre, où le jeu des passions est si délicatement exprimé, et qui au mieux ne désigne le monarque que par allégorie ? Ce portrait, malgré l’infériorité du genre, ne vaut-il pas mieux que l’histoire ? Le diptyque initial de Félibien, en ce début du règne personnel de Louis XIV, indique assez clairement le double projet de la peinture : célébrer le roi et d’autre part élaborer une grande peinture digne de son règne.

2L’effet en quelque sorte nivelant de la personne royale, telle que l’envisagent les textes de l’époque, n’est pas à négliger. Cette personne excède en quelque sorte la distinction des genres, de la même manière qu’elle abolit, dans son rapport à elle, la distinction des conditions : de chacun des individus au soleil, la distance est telle qu’on peut tenir la différence pour négligeable. Pour Perrault, en 1667, dans son poème de La Peinture, l’énumération des genres correspondant à ceux que désignent les Muses, n’est qu’entrée en matière pour conseiller à Le Brun de ne plus profaner son pinceau à d’autres sujets que le roi1. Expression heureuse ou malheureuse ?

3Elle indique nettement un empiétement sur le domaine du sacré, auquel n’ont pas manqué d’être sensibles, en particulier, les jansénistes.

4Or la question de la crédibilité des hiérarchies se pose à l’époque. On est au temps du Deus absconditus, autrement dit d’un écart majeur entre l’ordre divin et celui du monde. Les moralistes célèbrent à plaisir les défaillances de la raison et de la volonté humaines. Les “grandeurs d’établissement” sont leurs cibles préférées et la nouvelle historique dévoile les dessous peu reluisants d’une histoire politique, dont Saint-Réal clame l’inutilité et la facticité dans son Discours de l’usage de l’Histoire en 1671, un an après les pensées. La défaite enfin déclarée de la société féodale face à la monarchie s’accompagne d’une mise en question féroce des valeurs qui la caractérisaient. Le nouvel ordre qu’incarne un monarque qui revendique la royauté en son corps, le dispense-t-il de relever de l’infirmité humaine ? Son pouvoir absolu n’est-il pas la négation de toute hiérarchie ?

5Il convient de tenir compte de cette situation pour apprécier le texte fondateur sur la hiérarchie des genres que l’on trouve dans la Préface des Conférences de l’Académie de 1667, sous la plume de Félibien. Je voudrais l’envisager avec le souci d’en dégager la spécificité, notamment par rapport aux versions ultérieures qui en seront données au XVIIIe siècle.

6“La représentation qui se fait d'un corps en traçant simplement des lignes, ou en mêlant des couleurs est considérée comme un travail mécanique ; C'est pourquoi comme dans cet Art il y a différents Ouvriers qui s'appliquent à dif­férents sujets ; il est constant qu'à mesure qu'ils s'occupent aux choses les plus difficiles et les plus nobles, ils sortent de ce qu'il y a de plus bas et de plus commun, et s'anoblissent par un travail plus illustre. Ainsi celui qui fait parfaitement des paysages est au-dessus d'un autre qui ne fait que des fruits, des fleurs ou des coquilles. Celui qui peint des animaux vivants est plus estimable que ceux qui ne représentent que des choses mortes et sans mouvement ; Et comme la figure de l'homme est le plus parfait ouvrage de Dieu sur la terre, il est certain aussi que celui qui se rend l'imitateur de Dieu en peignant des figures humaines, est beaucoup plus excellent que tous les autres. Cependant quoi que ce ne soit pas peu de chose de faire paraître comme vivante la figure d'un homme, et de donner l'apparence du mouvement à ce qui n'en a point ; Néanmoins un Peintre qui ne fait que des portraits, n'a pas encore atteint cette haute perfection de l'Art, et ne peut prétendre à l'honneur que reçoivent les plus savants. Il faut pour cela passer d'une seule figure à la repré­sentation de plusieurs ensemble ; il faut représenter de grandes actions comme les Historiens, ou des sujets agréables comme les Poètes ; Et montant encore plus haut, il faut par des compositions allégoriques, savoir couvrir sous le voile de la fable les vertus des grands hommes, et les mystères les plus relevés. L'on appelle un grand Peintre celui qui s'acquitte bien de semblables entreprises. C'est en quoi consiste la force, la noblesse et la grandeur de cet Art. Et c'est particulièrement ce que l'on doit apprendre de bonne heure, et dont il faut donner des enseignements aux Élèves2.”

7Les lignes qui précèdent ce passage ont été consacrées à exalter, dans la ligne des principes de l’Académie de 1648, la “connaissance toute spirituelle” dont est susceptible la peinture, qui suppose “un Art tout particulier qui est détaché de la matière et de la main de l'Artisan, par lequel il doit d'abord former ses Tableaux dans son esprit,” Au bas de l’échelle, un travail “mécanique” qui semble devoir s’adapter aux objets les plus simples. L’artiste s’élève en s’appliquant aux “choses les plus difficiles et les plus nobles” : l’imprécision du terme de choses entretient une confusion entre œuvres et objets représentés. On a donc affaire à une hiérarchie des capacités de l’artiste, évaluée par un rapport entre pratique et théorie, et en même temps à une hiérarchie des objets, supposée naturelle, qui met l’animé au dessus de la pierre, et l’homme au dessus de l’animal, comme “le plus parfait ouvrage de Dieu sur la terre”. En revanche dans l’étape suivante, le critère est celui de la complexité des actions représentées et non la noblesse intrinsèque du sujet (plusieurs hommes ne sont pas plus “nobles” qu’un seul). On est alors au niveau de l’historia, avec ses deux volets, l’Histoire et la fable : en clair, c’est le rapport intersubjectif qui est visé, non plus seulement une âme, mais des âmes en rapport. Ici se placera l’expression des passions, encore qu’elle ne soit pas explicitement mentionnée. Dans cette ascension, (“montant encore plus haut”) il y a l’étage supérieur de l’allégorie, en rapport avec les vertus païennes et les mystères chrétiens. On est encore dans le registre de l’historia albertienne, qui n’implique pas nécessairement l’expression des passions, mais une capacité intellectuelle d’interprétation qui renvoie au savoir du peintre. La noblesse de l’entreprise est alors indépendante des objets concrets qu’elle envisage.

8Cette hiérarchie conduit moins à mettre la peinture d’histoire (terme que n’emploie pas Félibien) en position de supériorité que d’englobement, ce qui le conduit à écrire “qu'il vaut mieux parler en général de la composition d'un Tableau où l'on veut représenter quelque fable, quelque histoire, ou quelque allégorie, qui sont les sujets les plus sublimes, et qui comme les plus excellents comprennent tous les autres.3

9Le passage sur la hiérarchie proprement dite est suivi d’un autre, important, parce qu’y apparaît le terme de “créateur” :

10“L'on fera donc voir que non seulement le Peintre est un Artisan incomparable, en ce qu'il imite les corps natu­rels et les actions des hommes, mais encore qu'il est un Auteur ingénieux et savant, en ce qu'il invente et produit des pensées qu'il n'emprunte de personne. De sorte qu'il a cet avantage de pouvoir représenter tout ce qui est dans la nature, et ce qui s'est passé dans le monde, et encore d'exposer des choses toutes nouvelles dont il est comme le créateur.”4

11Félibien a pris soin de préciser que lors même que le peintre créait des monstres, il ne pouvait s’agir de “purs effets de l’imagination”. Bref, il n’est rien qui ne soit dans la nature. Or la proposition sur l’auteur ingénieux et savant tend bien à faire de l’artiste autre chose qu’un imitateur de Dieu, même si un ”comme” prudent modalise le terme-clé. Félibien pensait-il seulement à l’allégorie, dont l’éloge vient d’être fait, donc à l’usage du voile ? Si l’on tient compte de la priorité donnée à l’imagination sur le raisonnement dès le début de la préface, avec la bénédiction de Colbert, on peut penser que cette capacité “créatrice”, malgré le vague, encore une fois, du terme de “choses”, et sachant que les pensées ne désignent pas chez Félibien que des “idées”, s’étend au-delà de ce domaine précis, et peut toucher ordonnance, disposition des personnages, composition, et surtout invention.

12Cela est cohérent en tous cas avec la hiérarchie proposée des parties de la peinture : la pratique (dessin et couleur) reste moins noble que la théorie (par laquelle Félibien renvoie à tout ce qui serait dans la peinture cosa mentale. Les œuvres les plus proches de ce degré zéro de l’art que serait la copie “mécanique” comportent aussi un moindre engagement théorique. On ne saurait se dissimuler qu’ici l’accent mis par l’Académie de 1648 sur le savoir et l’activité proprement intellectuelle s’est déplacé vers l’imagination déjà supposée “créatrice”5.

13À envisager le destin de cette hiérarchie au siècle suivant, telle qu’elle apparaît chez du Bos et chez Diderot entre autres, on est amené à apprécier l’écart qui s’est creusé entre la période classique et les théoriciens néoclassiques. En premier lieu, on assiste de fait à une suppression de l’allégorie, où dans une esthétique du sentiment (on reviendra sur ce terme), l’effort de déchiffrement apparaîtra comme nuisible à l’émotion. Au mieux acceptera-t-on les allégories transparentes, alors que pour Félibien, l’effort pour percer le “voile” est partie intégrante du plaisir esthétique. Énigme et logogriphe : ce sont les reproches que l’on fera en particulier aux Rubens du Luxembourg. L’édifice se voit privé de son couronnement. Cette élimination de l’allégorie est à mettre en rapport avec la virulente critique des mythes et des fables, caractéristique de l’âge de Fontenelle, qui se développe à partir de 1680 et tourne en dérision les procédures interprétatives dont textes et tableaux avaient fait l’objet depuis des siècles. De fait, dès l’époque classique, l’interprétation symbolique est passée au second plan, même si Félibien fait œuvre d’allégoriste à propos des Quatre saisons et des Quatre Éléments6. Le Brun accusé plus tard par de Piles de montrer un penchant pour les allégories obscures (avec l’intention peut-être de créer une symbolique originale propre au grand roi) n’en indique pas moins que cet aspect de l’art, qu’il analyse avec brio dans le Saint Paul de Poussin, n’est qu’un supplément non nécessaire à la peinture7. On ne peut qu’être frappé de la manière dont les Entretiens comme les Conférences de 1667 se dispensent d’analyser des significations symboliques qu’il nous semble parfois difficile d’ignorer8.

14La suppression de l’allégorie fait donc de la peinture à “histoire” le sommet de la hiérarchie. La dimension narrative devient prédominante, réduisant ainsi la signification de l’historia d’Alberti, la part du lion y étant faite à l’expression des passions, “l’âme de la peinture”, selon Félibien. Formule commode, mais non dépourvue d’ambiguïté : elle renvoie au fait que les personnages sont doués d’âme et en même temps que le peintre y va de son âme et pas seulement de sa main… Une chose est sûre : dès 1668, l’expression des passions est un point sur lequel les Académiciens sont d’accord et qui ne prête pas à querelle. On a souvent dans les Conférences le sentiment que la description détaillée des sentiments et des caractères des personnages vient prendre la place de l’analyse des significations cachées, Le Brun se chargeant en 1668 de donner une dimension scientifique à cette analyse de l’expression, avec sa conférence sur l’expression générale et particulière9. Cela signifie-t-il que toute peinture qui ne représente pas le sujet humain en état passionnel est dépourvue d’âme et ne fait pas appel à l’âme du spectateur ?

15Du Bos franchit ce pas dans ses Réflexions de 1719 : reconnaissant dans la pratique comme seule source d’émotion pour le spectateur l’identification avec les personnages représentés, réduisant les genres mineurs comme le paysage ou la nature morte à ne recueillir que son admiration “pour l’habileté de l’artisan”, il instaure de fait une hiérarchie binaire, où seule la peinture à personnages a le privilège de toucher. Encore n’est-ce pas toute peinture de ce type qui mérite d’être tenue pour “intéressante”, selon un mot favori de l’abbé. Le bal de village ou le corps de garde sont mis dans le même sac que le panier de fleurs, car pour du Bos l’intérêt du spectateur est proportionnel à l’intensité des passions représentées. A ce jeu rois et princes de la tragédie ont partie gagnée. Apparemment fidèle au schéma de Félibien, du Bos y apporte des modifications fondamentales : peu importe la grandeur intrinsèque des rois et des princes, leur seul intérêt est de se trouver dans une situation où ils peuvent donner libre cours à leurs passions, contrairement au commun des mortels. Il se trouve que par ce biais on rejoint la hiérarchie traditionnelle, mais que s’y ajoute de fait une dimension sociale absente chez Félibien.C’est alors de fait que peut s’installer la notion de “peinture de genre”, telle que l’entend le XVIIIe siècle. Au nom de l’âme, c’est bel et bien un clivage social qui s’impose.

16Ce clivage se reproduit chez les récepteurs de l’œuvre d’art. L’âge classique n’avait pas ignoré la question des destinataires. Félibien écrit que la peinture “instruit agréablement les ignorants, et satisfait les personnes les plus habiles.10” Le Brun, Perrault et les poussinistes avaient soutenu qu’elle devait satisfaire les doctes, tandis que les coloristes plaidaient la cause d’une destination générale11. Mais l’opposition se situait surtout entre connaisseurs et non-connaisseurs. La cause d’une réception universelle semble admise au XVIIIe siècle, mais encore une fois avec des aménagements qui en modifient la portée. Pour du Bos, le public a toujours raison, en dernière analyse ; mais il peut être égaré par les préjugés, et le verdict définitif risque d’être celui que proposent non des connaisseurs (du Bos exclut même les peintres, pour cause de routine), mais plutôt ce que nous appellerions des gens cultivés. On retrouvera la même attitude chez le premier salonnier, La Font de Saint-Yenne, qui prétendra rapporter l’avis de “connaisseurs judicieux éclairés par des principes, & encore plus par cette lumière naturelle que l’on appelle sentiment, parce qu’elle fait sentir au premier coup d'œil la dissonance ou l’harmonie d’un ouvrage, & c'est ce sentiment qui est la base du goût, j’entends de ce goût ferme & invariable du vrai beau, qui ne s’acquiert presque jamais, dès qu'il n’est pas le don d’une heureuse naissance12”. Que le jugement de goût puisse varier en fonction des personnes, du Bos en est d’accord : certains ont l’œil plus sensible que l’âme, et préféreront la couleur à l’expression. Qui ne voit que c’est le récepteur populaire qui se trouvera ainsi du côté de la matière et de l’exécution, en raison de sa malheureuse “naissance” ? En 1753, lorsque La Font opposera “l’amusement” procuré par le “genre” à l’élévation de l’âme induite par la grande peinture, dont il déplore la décadence, il reprend la hiérarchie binaire instituée par du Bos, en la renforçant d’une motivation morale, qui suppose la prise en charge par l’art des idéaux collectifs, en particulier patriotiques. Très clairement il s’agit pour lui de faire passer le consommateur vulgaire, uniquement séduit par l’imitation à une appréhension plus “élevée” de l’œuvre13. De quoi rendre le “genre” coupable de manquer à cette mission. C’est dire que le jugement sur la peinture est devenu un des éléments qui caractérisent l’identité sociale.

17Cette qualification en retour du spectateur par l’œuvre est étrangère à la formulation de Félibien qui, sans ignorer la différence entre le commun et le bas, et d’autre part le grand, s’abstient de reverser ces catégories du côté du public.

18Enfin il est un autre point où la hiérarchie au XVIIIe se différencie de celle proposée dans les Conférences : Félibien avait ouvert la porte à l’imaginaire, suggérant que le savant peintre était particulièrement porté à se faire “créateur”. Hormis le cas du roi régnant, il est évident que toute peinture d’histoire fait recours à l’imagination de l’artiste qui représente un original absent. Cet usage de l’imaginaire n’impliquait pas la grandeur de l’œuvre. Or il est clair que pour du Bos et aussi bien pour Diderot, le registre des grandes passions échappe à la vie réelle qui en offre peu de modèles, et que c’est là que l’imagination du peintre doit se donner carrière. Quant à l’expression, l’idéal pour du Bos est d’imiter la nature “sans la voir”14. Toute peinture d’histoire (y compris la religieuse) est traitée comme fiction (et à vrai dire, la chose s’annonçait, lorsqu’en 1667, on justifiait la composition de La Manne au nom des règles du théâtre). L’évolution traduit le sentiment aigu de facticité que peuvent donner les modèles réels de la supposée grandeur. On songera à la proposition de Diderot, suggérant, dans les Essais sur la peinture, de n’appliquer l’imitation exacte qu’aux sujets les plus bas et de réserver aux Dieux et au sauvage les proportions académiques — les héros, prêtres et magistrats ayant droit à un traitement intermédiaire…15

19Les aménagements que propose Diderot à la hiérarchie existante dans les Essais sur la peinture restent de portée limitée : à l’heure où le philosophe plaide pour la sensibilité de la matière, il tient que la séparation entre genre et histoire est dans la nature, proposant seulement de tenir pour histoire toute représentation d’êtres animés et passionnés. Les exemples cités viennent de Greuze et de Vernet, “qui m’offrent toutes sortes d’incidents et de scènes”16. L’intensité des passions chez l’un, la présence de personnages chez l’autre autorisent le déplacement vers l’histoire : le portrait , le paysage, en eux-mêmes n’en relèvent pas moins de la pure copie, et donc d’un art inférieur, même si Diderot s’efforce d’en vanter la vérité.

20On ne saurait dire que cette évolution s’amorce chez Félibien. Dès la préface de 1668, un long passage consacré au portrait peut apparaître presque comme un repentir par rapport à la théorie de la hiérarchie. La distinction fondatrice entre théorie et pratique est également modulée, en tête de ce fragment : “ parce que dans la peinture la main ne travaille jamais qu'elle ne soit conduite par l'imagination, sans laquelle elle ne peut presque faire un seul trait ni donner un coup de Pinceau qui réussisse.17” Point de pure mécanique dans la pratique elle-même. En 1676, dans les Principes, Félibien effacera sa moindre noblesse pour retenir à la couleur et au dessin le droit d’avoir leur théorie, tout comme la composition18.

21En 1666, Félibien écrivait : “L'ordonnance d'un beau tableau nous fera penser à ce bel ordre de l'univers. / Ces lumières et ces jours que l'art sait trouver par le moyen du mélange des couleurs, nous donneront quelque idée de cette lumière éternelle, par laquelle et dans laquelle nous devons voir un jour tout ce qu'il y a de beauté en Dieu et dans ses créatures”19. De ce point de vue, tout objet est susceptible de manifester la grandeur divine. Les jansénistes rappelaient avec insistance que l’âme d’un mendiant, pour Dieu, vaut celle d’un Prince. Perspective grosse d’une éventuelle subversion : transposée du côté de l’art, elle rappelle le caractère tout relatif des modèles reconnus de la grandeur humaine, qu’un Le Brun tend à tenir pour absolus.

22Se pose ainsi la question de l’objet laid. Dans la conférence sur Eliezer et Rébecca, Le Brun invoque la convenance pour approuver l’omission des chameaux par Poussin dans ce tableau, évitant d’introduire des animaux “difformes” et “bizarres” dans une scène “nuptiale”. Champaigne répond que les ombres sont nécessaires à la lumière — ce qui peut signifier aussi que le péché, tout comme la mort du Christ, entre inexplicablement dans l’harmonie divine, bref qu’il y a là occasion d’émerveillement. “Objets vils” , dit Le Brun pour qualifier ces chameaux aussi bien que l’âne et le bœuf de la Nativité. Or à défaut de l’âne et du bœuf, les chameaux figurent bien dans le texte sacré. L’expression “objets vils” (absente du lexique de Félibien) implique bien un interdit de représentation. Félibien soutiendrait plutôt leur droit à la transfiguration, tout comme le droit à exister des genres mineurs (qui vient s’exprimer notamment au début du neuvième entretien, juste après la biographie de Poussin). Dans les derniers entretiens, Félibien ne ménagera pas ses éloges à Girard d’Aw (Dou), qu’il tient à certains égards pour supérieur aux anciens, et n’hésite pas à rappeler la nécessité de recourir à l’objet laid : “J’avoue qu’on est touché d’une extrême joie quand on voit des objets parfaitement beaux : mais il faut chercher les choses belles parmi même ce qui est difforme, et faire comme les Abeilles qui recueillent du miel sur des plantes amères”20.

23Plus significative encore est la pensée du cinquième entretien, qui à propos de Titien et du paysage oppose un art qui met en valeur l’invention et le génie de son auteur à celui qui plus modestement trompe les yeux et “où l'art peut faire paraître davantage sa puissance & la force de ses charmes”21. Car c’est là que se trouverait le propre de la peinture. “peu de figures”, “un espace médiocre”, “une perspective bien peinte”, tout cela convient mieux aux genres mineurs, la critique portant au reste sur les batailles de Constantin. Ce n’est pas attaquer la grande peinture, mais c’est supposer que l’autre peinture n’est pas uniquement son reste. Dans le même sens Félibien rappelle qu’il n’est pas de peintre parfait et tend à concevoir l’univers de la peinture sur un modèle proche de celui de Lomazzo, chacun des artistes et des genres coopérant à une harmonie d’ensemble, les degrés de perfection étant irréductibles les uns aux autres. Félibien est conscient de la logique de sa position : “Car comme il n'y a rien dans la nature qui n'ait de la beauté, cette beauté est toujours digne d'être regardée, lorsque l'art a pris soin de la bien imiter. C'est pourquoi dans la Peinture, on loue avec justice, ceux qui ont parfaitement réussi à faire des paysages, des fleurs, des fruits et des animaux, quand leur génie n'a pas été capable de plus grands sujets...”22. On est très loin du point de vue adopté par la majeure partie des critiques au XVIIIe siècle, pour lesquels le peintre de genre est naturellement inférieur à celui d’histoire.

24On fait éprouver une distorsion à la pensée de Félibien si l’on rabat sa reconnaissance de la grandeur sur l’ensemble de la théorie : d’une part en raison d’une reconnaissance de plus en plus marquée de l’importance de la pratique, dont Pymandre demande à être informé au début du cinquième entretien : “Car pour ceux qui instruisent, & pour ceux qui veulent être instruits, il n'y a rien de trop bas, ni qui soit indigne d'être appris, principalement quand cela sert à la parfaite intelligence d'un Art dont on est bien aise de savoir toutes les circonstances”23. D’autre part en raison d’une conception “planétaire” de l’art de peindre, héritée sans doute de Lomazzo, qui interdit de reconnaître un “peintre parfait”, mais conçoit l’univers de la peinture comme un ensemble dont chaque partie concourt à l’harmonie de l’ensemble : on retrouve ici le modèle de la création divine. Nul assurément ne peut porter sur le monde le regard du démiurge, pour qui tout a sa beauté. Mais la possibilité de ce regard intrinsèquement vrai empêche que la hiérarchie humaine de l’objet puisse s’imposer de façon absolue. Au demeurant, à obéir à son génie, le peintre est fidèle à la destination que lui réserve la nature, c’est à dire le vouloir divin, comme l’explique Félibien dans le quatrième entretien. Développant le lieu commun du peintre qui doit son “feu caché” à une “grâce du Ciel”, Félibien ajoute : “d'où il arrive que chaque Peintre paraît encore davantage dans les choses qu'il aime”24. Installer un rapport d’amour entre l’artiste et son objet, c’est bien indiquer la légitimité de toute la peinture, y compris dans les genres inférieurs25.

25Indéniablement le cinquième entretien se ressent de la lecture des coloristes et de Roger de Piles : la part faite par de Piles à la surprise, à l’effet d’appel produit par la toile, grâce à l’harmonie du tout ensemble, en un premier instant où le sujet de la toile n’est encore ni perçu, ni analysé, tout cela tendait à faire passer au second plan la question de la dignité générique. Plaider la cause des Vénitiens et des Flamands, c’était aussi nécessairement tenir pour relativement mineures leurs fautes reconnues contre le costume, l’histoire, et l’expression des passions, lieux d’un savoir réputé noble, en raison de sa nature intellectuelle. C’est bien à ce titre pour de Piles que ce savoir ne tient pas à l’essence de la peinture. Héraut des Vénitiens et des Flamands, donc d’une peinture supposée défaillante dans les catégories nobles de l’histoire et du costume, de Piles ne prend pas ouvertement la défense des genres mineurs. Mais on ne saurait négliger la part très importante qu’il fait dans son cours de 1708 au paysage et au portrait26. Aussi bien que sa proposition d’étendre à toute la peinture la catégorie noble de l’invention : “Car pour faire un tableau, ce n'est point' assez que le peintre ait ses couleurs et ses pinceaux tout prêts, il faut, comme nous l'avons dit, qu'avant de peindre, il ait résolu ce qu’il veut peindre, ne fut ce qu'une fleur, qu'un fruit, qu'une plante ou qu'une insecte”27. Antoine Coypel, en 1721, lui fera écho : “Le Kalf, dans les objets qu'ils a imités d'après nature, me paraît parler le langage de la Peinture aussi bien que le Giorgione et le Titien, avec la différence, qu'il ne sait pas dire d'aussi grandes choses que ces grands Maîtres de l'Art”28. Entre 1690 et 1730, on a le sentiment que les peintres et les théoriciens ont le souci d’infléchir, sans révolution, une esthétique de la grandeur qui n’était plus de saison. C’est ainsi que fut reconnu Watteau.

26Ces quelques réflexions n’épuisent certes pas les questions posées par la hiérarchie des genres en peinture aux siècles classiques. Il s’agissait seulement de montrer quels rapports la déclaration de cette hiérarchie a entretenu avec un phénomène qui est celui de la laïcisation de l’expérience esthétique, de l’effacement (du refoulement ?) d’une instance divine dans la manière dont se pense et se reçoit la peinture. Et aussi de mettre en question l’unité factice conférée souvent à cette théorie (et à la réflexion esthétique) au long des deux siècles classiques : on pourra trouver paradoxal que le siècle des Lumières soit bien plus obsédé par cette question de la hiérarchie que ne l’a été la génération des classiques, à laquelle appartiennent Félibien et de Piles. Comme s’il s’agissait alors de conjurer le fantasme d’un désordre que l’on se refuse à analyser, la fétichisation de la hiérarchie relevant en quelque sorte d’une opération magique. Devant la nature morte ou le paysage, il arrive au spectateur du XVIIIe d’avoir honte d’aimer cela, et même de le dire. Diderot peut bien exprimer sans nuances son admiration pour Chardin, il ne parvient pas à la théoriser. Ce qu’engage l’expérience picturale menacerait-il l’équilibre social ? En 1765, l’abbé Bridard de la Garde écrivait à propos de Chardin : “La perfection de l’art met tout genre au dessus de la distinction des rangs”29. Cela donne, tout de même, de quoi rêver.