Colloques en ligne

René Démoris

Chardin et la nature morte : pouvoirs illégitimes ?

Source : « Chardin et la nature morte : pouvoirs illégitimes ? », [in :] Pouvoirs de l’Image, Topique, n° 53, Dunod, 1994. Direction de la publication : J. Lissarague. Rédaction : S. de Mijolla-Mellor, J.-P. Valabrega, N. Zaltzman.

1“Nature morte” : un mot malheureux, selon Charles Sterling, qui évoque la Still-leven hol­landaise, et sa traduction française de “vie coye”, vie tran­quille, au re­pos, en somme la “nature re­posée” de l’abbé Le Blanc en 1747. Nature morte ne daterait, semble-t-il, que de 1756. Sterling conclut cependant à ne pas aban­donner le terme : “Les mots ne valent que par les associations qui en rayonnent, et il y a sans doute assez peu de gens aujourd’hui,, pour qui le mot de nature morte évoque le contraire de la vie.”1

2J’appartiens, hélas!, malgré toutes sortes d’efforts, à cette malheureuse minorité. Qui pis est, l’énoncé de l’historien de l’art, dont j’admire profondément le travail (j’aimerais qu’on ne s’y trompe pas), me paraît la forme extrême d’une injonction à ne pas entendre, à ne pas prendre en compte les “associations” (puisque le mot est prononcé ici) qui ne se laisseraient pas ranger faci­lement dans les cadres habituels. Car ce n’est pas l’hyperinterprétation que vise ici Sterling, mais bien l’usage le plus trivial du lexique. Par la procédure du constat, le spectateur se trouve sommé de ne pas penser cette association-là. Je suppose que c’est à cette condition qu’on est un “bon” amateur de peinture, et qu’on laisse la trivialité à ce que le XVIIIe siècle appelait le “gros du pu­blic” ou la “lie du peuple”.

3J’avoue qu’ici d’ailleurs la caution de l’histoire ne me paraît pas décisive : depuis les niches de Taddeo Gaddi, représentant des objets de culte, jusqu’aux Vanités, à Cézanne et à Picasso, et même s’il faut attendre 1756 pour que le terme “nature morte” s’impose (mais on par­lait déjà bien avant de nature morte et inanimée, ou encore sans mouvement), l’histoire du genre est parsemée d’assez de références aux fins dernières, pour que soit légitime la surprise devant l’énoncé en somme autoritaire de Sterling.

4Si je m’y fixe, c’est pour avoir, dans un livre consacré à Chardin, tenté d’analyser ce qui de censure pouvait se deviner dans la difficulté à parler et à écrire de ce peintre et de la nature morte en général2. Pour faire bref, dans la difficulté à énoncer ces associations que fait naître le titre même de l’oeuvre dans le cas de La Raie (dite aussi ouverte ou dépouillée), pour n’importe quel usager du langage. Exemple anormalement — faut-il dire pathologiquement ? — clair, induisant à rechercher en d’autres toiles ce qui se trame de plus obscur, de mieux défendu, et qui n’en fait pas moins effet sur le spectateur, qui n’en exerce pas moins sur lui un pouvoir. L’analyser suppose que l’on tienne compte du sujet qui s’y donne à énoncer, de l’objet singulier qui s’y présente, à l’inverse d’une certaine tradition critique qui tiendrait volontiers ces objets pour le seul prétexte à un déploiement d’une pure picturalité. Quitte à ce qu’il se découvre que le texte critique ou théo­rique porte lui aussi la marque de ces associations interdites de séjour et reconduites, le cas échéant, à la frontière de la folie et de la déraison. Je n’entends pas reprendre avec variation des analyses déjà publiées, (reprise qu’autorise l’expression orale, qui serait ici effet de sommaire), plutôt y ajouter des notes en marge ou en dévier le propos vers cette question des “pouvoirs” de l’image, objet du colloque, dont je ne prétends certes pas avoir fait le tour, dans le domaine limité qui est le mien.

5« Si un être animé malfaisant, un serpent, était peint aussi vrai, il effrayerait »3, écrit Diderot devant des Attributs de la musique de 1765. Serpent attiré par l’instrument de musique, peut-être, mais plus encore sans doute par l’Homme au serpent de Poussin, commenté plus tard par le même Diderot, et que je retrouve pour qualifier l’harmonie propre à Chardin qui “serpente imperceptiblement dans sa composition, toute sous chaque partie de l’étendue de sa toile; c’est, comme les théologiens disent de l’esprit, sensible dans le tout et secret dans chaque partie.”4 Serpent dont on sait d’autres fonctions : le temps, la faute originelle, sans compter la ligne serpen­tine, celle du corps féminin… Bref toute cette rhétorique n’est pas innocente. Mais prétend l’être. Si ce serpent m’intéresse ici, c’est en somme parce qu’illégitime. Alors qu’en revanche est légi­time et reconnu l’intérêt porté par le spectateur à l’harmonie de la couleur, à la vérité de la repré­sentation et donc le discours qu’il produit à ce propos. Que le pouvoir exercé par l’image sur les affects du regardant ne soit pas outre mesure clair, le recours de l’énonciateur à une représentation absente et, de plus, à un affect lui aussi absent le dit assez. Se trouve ainsi désignée la place où il ne devrait pas y avoir d’affect.

Et quel est le pouvoir, qu'au bout des doigts tu portes,

Qui sait faire à nos yeux vivre des choses mortes,

Et d'un peu de mélange et de bruns et de clairs,

Rendre esprit la couleur, et les pierres des chairs5.

6Si je retiens cette interrogation de Molière à Mignard, à propos de sa coupole du Val-de-Grâce, c’est parce qu’à interroger le pouvoir du peintre à “donner la vie” (non sans que d’ailleurs l’opération ait quelque chose d’inquiétant, à suggérer un “redonner la vie” par ces “choses mortes”), elle évoque aussi l’effet de l’image, telle qu’elle se légitime à l’époque : le simulacre est celui d’un corps humain, objet éventuel de désir ou d’identification.

7Énoncé qu’il convient de replacer bien entendu dans l’ensemble théorique de l’époque. Sans remonter à la décision d’un pape autorisant les images interdites par la lettre de l’ecriture, on sait que depuis le Concile de Trente, l’image de peinture est sous haute surveillance. Le cadre, on le connaît : la peinture dominante est la peinture d’histoire, la storia héritée d’Alberti, mais dont les théoriciens du XVIIe siècle offrent une version spécifique, où l’expression des passions tient une place centrale, où la souci de la grandeur devient une préoccupation obsédante et où l’imagination de l’artiste joue un rôle essentiel, lui assurant sa dignité de “créateur”. Cette légiti­mité de l’image de peinture s’assure en son centre, en France du moins, de l’ineffable grandeur de la personne royale, qui lui est caution, garantie, sujet. Autour de laquelle il s’agit de fabriquer une peinture — et en même temps — une histoire de la peinture qui soit digne de lui. Le peintre non plus artisan, mais savant, mais en outre pseudopode du roi. Il convient d’insister sur cette configu­ration où, à la limite, dans le réel visible, un seul corps, le royal, mérite représentation. Et de tenir compte des problèmes qu’elle pose par rapport au domaine du sacré, qui tend à être assimilé à la fiction.

8Il revient à l’abbé du Bos, au début du XVIIIe siècle, de donner à son tour une version plus articulée de cette légitimation, en laissant de côté une essence royale bien déchue6. La pièce es­sentielle en est la relation d’identification du spectateur avec les personnages émus (Horace et Quintilien venant en renfort), elle-même mise en rapport avec la sensibilité naturelle aux malheurs des autres, bref une sociabilité naturelle voulue par la Providence. Ainsi évite-t-on, par la con­sommation des arts et grâce aux “fantômes de passions” qu’ils suscitent, à la fois l’ennui et le péril des passions qui visent des objets réels (et coûteux). L’image se légitime d’émouvoir, de toucher. Mais de telle manière que le bien-fondé de cette émotion se puisse atteindre : puisque le corps re­présenté sur la toile est soumis à la grammaire des passions (voir bien entendu les figures de Le Brun), se laisse lire dans une appréhension évidemment analytique, où le spectateur s’abandonne à ce qu’il sait, puisqu’il est capable de cette lecture du corps et donc connaît les sentiments auxquels il est légitime de se laisser aller. Double jeu donc dans cette esthétique : le pouvoir affectif de l’image n’est tenu pour légitime qu’à cette condition de lisibilité. 7

9Le corollaire de cette approche de l’image de peinture est que se trouve exclu, sinon du but originel de l’art (du Bos reste prudent là dessus), mais de son meilleur usage dans les temps pré­sents, les genres dits mineurs, notamment le paysage et la nature morte, en ce qu’ils ne sont pas “intéressants”, selon le terme constamment employé par l’abbé du Bos, l’attention qu’ils suscitent étant justifiée par l’admiration vouée à l’habileté de l’artisan, qui a su si bien imiter la nature (il convient de dire que la position classique des théoriciens du XVIIe était infiniment moins systé­matique et se gardait de passer à une condamnation — bref à passer à ce clivage entre histoire et genre qui règne au siècle des Lumières). Inutile de dire que le spectateur qui se limite à ce type de plaisir se juge lui-même. On retiendra que s’absente de cette présentation de l’image de peinture l’argument ancien, mais encore présent au XVIIe, de la beauté de la création divine.

10À la date où il produit ses premières toiles, l’entreprise de Chardin consiste bien à aller à l’encontre de toutes les légitimations du pouvoir de l’image. Du dernier argument évoqué, celui de la création, il ne peut guère être question puisqu’il s’illustre dans les représentations d’objets sup­posés sortis tels quels de la main du Créateur, et que Chardin, s’il peint des fruits, recourt avec in­sistance au registre de l’objet fabriqué. Quant à la procédure d’identification, elle n’est pas appli­cable à la nature morte, (mais bien aux scènes de genre, encore que de manière limitée, puisque l’action y est souvent discrète ou inexistante, mais ce n’est pas ici notre objet).

11Même si la théorie de l’époque bannit la peinture-énigme, exile l’activité intellectuelle de la jouissance picturale, au profit de l’émotion, les supposant contradictoires, en somme si le playing (jeu de rôles) prend le dessus sur le game (la devinette), Chardin aurait pu jouer de la tra­dition allégorique. Or s’il est un trait frappant, c’est que jamais dans ses natures mortes, Chardin ne fait recours aux objets des Vanités (bougie qui s’éteint, fleurs fanées, crâne, etc), alors que sans intention nécessairement moralisante, d’autres peintres, comme Oudry par exemple, les rencon­trent sans gêne et que Chardin lui-même les emploiera dans ses scènes de genre8. Faut-il tenir cet évitement pour un symptôme ? Le symptôme de cette présence de la mort à laquelle Sterling sup­posait qu’il était inutile de penser.

12Je sais bien que l’époque de Louis XIV tend à rejeter la Vanité et les messages qu’elle vé­hicule (pas toujours clairs, d’ailleurs, dans leur orientation, le memento mori pouvant jouer dans le sens d’un Carpe diem…) et à la remplacer par un type de toiles où s’épanouit la richesse d’objets de luxe dans un décor souvent somptueux, et sans rappel d’aucune mortalité. Ailleurs, la trivialité de l’objet s’efface derrière l’élégance de la forme et la virtuosité de l’artiste. Faut-il parler de cache-misère ? Chacun ne peut manquer de savoir que ce qui donne sens à la représentation d’objets non intéressants, c’est un discours sur la mort. Discours qui s’absente pour un face à face sans excuse avec l’objet.

13Quel est l’effet de la suppression des points d’ancrage de ce discours dans la toile ? De con­fronter le sujet avec le regard qu’il porte sur un objet non intéressant, dont il ne saurait dire en quoi il lui importe. De le mettre en face de cette expérience de la vision où il s’absorbe dans l’objet sans pouvoir dire de quoi il est question.

14Faut-il parler d’un retournement pratique du thème de la Vanité ? Les gaufrettes et le verre de Baugin me pourvoient au moins d’un recours aux termes d’éclat et de fragilité, aux textes qui les contiennent, bref à une certaine manière de penser le monde et éventuellement au Christ. Cet arrière-monde est absent chez Chardin. Ce dont la toile me fait faire l’expérience est que je puis être requis par l’objet représenté le plus humble, m’y perdre sans raison avouable. La Vanité rap­pelait au sujet son étrangeté fondamentale par rapport aux systèmes de valeur définissant l’ordre humain, mais pour l’insérer dans un ordre de la surnature. La toile de Chardin actualise cette étrangeté pour le spectateur, sans recours. Faut-il dire qu’elle lui rappelle le caractère éminemment contingent de son rapport à l’objet, et du même coup à ce qu’a d’aveugle et de vertigineux la force de la pulsion ?

15Aussi bien est-ce cette expérience de fascination que décrit Cochin, biographe de Chardin, lorsqu’il évoque les débuts du peintre, et ce “premier lapin” mythique, par lequel il renonce à la grande peinture et accède à la représentation du visible : “Cet objet paraît bien peu impor­tant; mais la manière dont il désirait le faire le rendait une étude sérieuse. il voulait le rendre avec la plus grande vérité à tous les égards et cependant avec goût, sans au­cune apparence de servitude qui eût pu le rendre sec et froid. Il n'avait point encore tenté de traiter le poil. Il sentait bien qu'il ne fallait pas penser à le compter ni à le rendre en détail. Voilà, se disait-il à lui-même, un objet qu'il est question de rendre. Pour n'être occupé que de le rendre vrai, il faut que j'oublie tout ce que j'ai vu et même la manière dont ces objets ont été traités par d'autres. Il faut que je le pose à une telle distance que je n'en voie plus les détails. Je dois m’occuper surtout d’en bien imiter et avec la plus grande vérité les masses géné­rales, ces tons de la couleur, la rondeur, les effets de la lumière et des ombres”. 9

16Monologue de créateur, mais bien sûr reconstitué après coup par l’ami graveur et specta­teur. Serait-il impertinent de faire basculer ce “il faut que j’oublie” du côté du spectateur lui-même ? Pour tenter de rendre compte du plaisir qu’il trouve à cette peinture-là.

17Il faut se souvenir à quel point le XVIIIe siècle est le lieu de la quête angoissée d’une iden­tité sociale menacée par des évolutions diverses, tenir compte de la place que tient dans cette quête un goût pour la peinture qui est en train devenir l’affaire du public, après avoir été celle du roi, et donc de l’État. L’analyse et la description de l’activité qu’on dira plus tard créatrice, mais celles aussi de la consommation de l’art sont couturées de “il faut” et “il ne faut pas”, bref d’une inces­sante production de normes parfois contradictoires. C’est aussi que la culture est devenu le lieu où les groupes dominants de la société se rencontrent et se reconnaissent. L’amateur de peinture a af­faire à toute une série d’injonctions implicites ou explicites, par rapport auxquelles il va se définir, aux yeux des autres et aux siens propres, comme homme de goût. La toile le renvoie à une image de soi et à tout ce qui le relie à l’ensemble social.

18C’est de tout cela, de cet ensemble d’inhibitions propres à la bonne consommation de la peinture, que le sujet spectateur, devant les natures mortes de Chardin, se trouve libéré. “Pour regarder les tableaux des autres, il semble que j'aie besoin de me faire des yeux ; pour voir ceux de Chardin, je n'ai qu'à garder ceux que la nature m'a donnés et m'en bien servir10.” écrit Diderot. A laisser de côté le thème ressassé de l’illusion et de la ressemblance où s’épuise Diderot, à entendre qu’il ne s’agit pas en l’occurrence que des “yeux”, c’est peut-être cela que désigne l’énoncé de Diderot : le fait que la toile se situe hors de l’ensemble des questions et des réponses qu’induit habituellement la peinture. J’ai tenté d’analyser ailleurs comment cet effet s’obtient par neutralisation de l’appartenance de l’objet à un lieu précis, par annulation des qualités que pourrait lui valoir l’appartenance à un ailleurs, par un refus systématique de masquer — par exemple par le détail — la pauvreté intrinsèque de l’objet envisagé. Comment il se doit aussi à l’emploi discret, clandestin, de procédés formels propres à la grande peinture. Autrement dit d’une série de processus qui in­terdisent de faire dériver l’oeuvre vers la catégorie du décoratif.

19“Il faut apprendre à l’œil à regarder la nature…”disait Chardin en 176511. Singulier ap­prentissage qui s’apparente à l’exercice spirituel, notamment par le dépouillement dont il est l’occasion. Mais dont la valeur subversive ne peut être niée, en ce que n’importe quel objet peut me requérir assez pour que provisoirement plus rien n’existe alentour. Expérience de l’enfant au toton ou au château de cartes.

20Resurgissement d’une expérience archaïque ? Le pouvoir de l’image chez Chardin tient à ce qu’il restitue une expérience antérieure où la qualité de l’objet importait moins que sa présence. À ce que la jouissance scopique s’épanouit dans l’indifférence à toute échelle des valeurs et donc de façon périlleuse pour une vision supposée adulte de l’univers.

21Regard du peintre que Condillac, à certains égards, assimilait à celui de l’homme primitif, capable seulement d’une analyse préverbale, échappant à cette chute dans le verbal qui remplace en somme la théologique. Regard délivré de l’opération analytique liée à l’accès à l’abstraction. À faire résonner avec cette horreur pour le corps morcelé des académies qu’exprime Chardin dans son discours de 176512. Ce regard qu’en somme le spectateur est invité à partager.

22Que la régression ainsi opérée soit à certains égards effrayante, cela me semble évident. S’impose ici l’interprétation de ce tournant que prend Chardin avec La Raie (ou plus exactement avec la Raie-morceau de réception à l’Académie, renvoyant au sujet l’image de celui qui n’est plus seulement le peintre de la Raie) : jeu sur l’horreur, retour d’un fantasme de dévoration, repré­sentation du regard même (médusé, médusant, celui mort de la raie, celui vivant du chat), mise en action d’une violence qui paraissait réservée à d’autres genres.

23Est-ce ce pseudo-visage, masque de carnaval, qui permet de dire le risque pris par ce re­gard se voulant dégagé du souci des significations ?

24Je ne reviendrai pas sur les analyses que j’ai proposées à l’endroit des toiles qui succèdent à la Raie , et le phénomène de fuite en avant, par quoi Chardin proclame en quelque sorte son in­tention de ne pas refaire la Raie, renonce à user d’éléments formels ou thématiques liés à cette toile, non sans préserver, au moyen de procédures complexes, ce qui s’y découvrait de jouissance.

25J’y ajouterai ce que m’a apporté la possibilité de voir, autrement qu’en reproduction, enfin, les deux toiles de la collection Thyssen, actuellement à Madrid, mettant en scène l’une une raie, des huîtres et un chat, l’autre un chat, des brêmes et une tranche de saumon13. La dimension des toiles (objets grandeur nature, si ce n’est au delà), le traitement des masses colorées par grandes oppositions (l’orangé du chat dans son rapport à la surface de la raie vue latéralement), l’autoritaire simplification de la mise en scène (qui ferait apparaître l’espace de la Raie du Louvre comme encombré), la tranquille audace du traitement de la raie elle même (de cette peau blanche approchant de l’humain), ou de ce cercle bleu qui rompt l’etendue du fond (et me ramène — af­faire personnelle — au bouclier du Testament d’Eudamidas de Poussin), tout cela suppose un pro­jet (je n’ose dire une intention) de transformer la violence en grandeur — à la pointe du pinceau, comme semble le dire cet ourlet sanguinolent qui entoure la forme de la raie, où le geste du peintre et le mouvement du pinceau se transcrivent de façon presque exhibitionniste et, en tous cas, sur­prenante. Cette perspective de grandeur ne serait pas contredite par les ambitions des Attributs des Arts du Musée de la Chasse, de dimension également tout à fait exceptionnelle (où le singe dessi­nateur représenterait la dimension de cruauté si présente dans les toiles de Madrid).

26Peut-être serait-on tenté de dire : quel besoin après cela, de peinture d’histoire, puisqu’en voici en exercice la plupart des traits, à l’écart de toute ignominie, de tout comique ? (mais bien sûr peinture d’histoire, telle qu’on ne la pratique pas à l’époque, telle qu’elle peut se rêver, plutôt). Non sans que réapparaisse le “masque” de la raie sous la forme de ces deux brêmes accolées, sus­pendues et vues de profil (car la dimension semble exclure les maquereaux habituellement évo­qués), dont les yeux concourent à suggérer un regard. Si la datation de ces toiles est exacte, Chardin emmenait la nature morte sur des voies au moins étranges pour l’époque, celle d’un grand style que traduirait aussi la Dame occupée à cacheter une lettre, à la robe rayée.

27Mais voie justement abandonnée puisque de cette dame , c’est aux scènes enfantines, fami­lières, maternelles que passe Chardin, pour presque vingt ans, donc vers la mise en scène de ce re­gard sur l’objet évoqué plus haut, dont le caractère vertigineux a pu un moment espérer se dis­soudre dans la tentation de la grandeur. Mais qui de fait va non pas s’oublier, mais se mettre à distance par sa propre représentation, jusqu’à mettre en évidence ce que j’appellerai son insocia­bilité fondamentale (servante distraite, enfant réprimandé, arrachement à la fascination pour l’activité productrice). Retour du sens dans ce jeu de miroir : objets et scènes de la vanité, même s’ils se donnent comme instruments taxinomiques, ils n’en sont pas moins là, et mini drames, dont la critique s’applique à développer les virtualités. Avant que s’opère le retour à la nature morte vers 1750.

28Si Chardin cède en somme à l’injonction de représenter le corps (et donc l’âme…), c’est fort peu dans le sens d’une appréhension analytique évoquée plus haut. Inutile devant ces corps comme devant les poêlons de vous y coller le nez : vous n’en saurez pas plus (si peut-être: le sou­rire de la petite fille du Benedicite). Des deux temps distingués par Roger de Piles dans l’approche de la toile, n’en reste qu’un. 14 Plus grand chose ne reste de cette transitivité par laquelle le ta­bleau d’histoire, sur celui de la forme ou de la signification, me révélait ses beautés et justifiait le plaisir d’abord pris. Et qui s’articulait sur une vision de près, une variation des distances dont Diderot a constaté que le style “heurté” de Chardin la rendait décevante : “Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît…”15. Ce n’est que de la peinture. De la Gouvernante et de son rapport à l’enfant réprimandé, en somme, le rapport entre la masse colossale (j’emploie le terme utilisé par Diderot pour la Pourvoyeuse) de la femme assise (que la courbe vaste de son dos pro­jette vers l’enfant) à celle réduite à une verticalité crispée de l’enfant, reliées (si l’on détache la “scène”humaine sur le fond de l’inanimé) par la brosse servant à nettoyer le tricorne, dit, en somme, tout. Ou dit que l’expérience échappe à l’énonciation. (Voir les variations dans la Mère laborieuse , dans le Benedicite ou la Serinette). Que quand j’aurai fait parler la Gouvernante (exercice auquel se livrent volontiers graveurs et critiques), je n’en serai pas plus avancé.

29Je songe à telle toile de Morandi, une des dernières, où dans un espace vide, deux vases se frôlent, par l’effet de leurs positions respectives, l’un légèrement derrière l’autre. Et en même temps aussi aux effets singuliers que produit dans le cas de ce peintre, l’éloignement du specta­teur.

30Je serais tenté d’ajouter à l’opposition désormais traditionnelle des deux visions : la bonne distance et le “trop près” qui détruit l’illusion, une troisième, que j’appellerai de “trop loin”, où j’ai le droit de ne pas savoir encore ce que je vois. Et de parler à propos des toiles de Chardin à la fois d’idéogramme et de pictogramme : d’idéogramme en raison de l’extrême lisibilité des formes (lisibilité obtenue grâce un système complexe de localisation des diverses couleurs), formes elles-mêmes élaborées non point à partir du contour, mais plutôt de lignes de forces autour desquelles la forme se construit, comme par expansion — penser à la courbe d’orientation verticale qui soutient la Récureuse, à la fonction d’engendrement du volume que remplit la verticale dans les poissons ou morceaux de viande suspendus. Pictogramme en raison de la simplicité de ce jeu de masses et de lignes, et des unités simples qu’il met en jeu. Mise en jeu, me semble-t-il, d’un système de signes à la fois fondamental et pauvre, renvoyant aux rapports les plus élementaires entre le sujet et les objets. Faisant appel à ce registre d’expériences où les objets ne sont pas encore réduits à leur fonction d’objets, mais où ils sont les tenant lieu des autres sujets dont il y a encore à faire la rencontre.

31Je n’entends pas parler d’animation. Dieu merci, les objets de Chardin n’ont pas d’âme. J’entends plutôt parler de ce moment où l’on a mal à l’objet qu’on a cassé.

32Les scènes de genre seraient mode réflexif d’envisager ce à quoi la nature morte a affaire (dans l’histoire de Chardin le miroir finissait-il par détruire l’objet ?). Désignant le moment où l’enfant découvre sa maîtrise sur un objet dont déjà il est re­connu qu’il lui appartient et découvre en même temps le caractère tout re­latif de cette maîtrise, le moment aussi où il accède aux objets sérieux des adultes, non sans douleur. Il semble bien que les natures mortes relèvent d’un stade antérieur, où les objets peuvent être supports d’amour ou de haine, où il n’est pas absurde de sup­poser leur souffrance ou leur bonheur. Où la mort du lapin peut être dé­couverte tragique. Mais où l’inaltérable chaudron a une fonc­tion rassurante. Ce qui produit la fascination est le refus de dis­traire le regard du spectateur de ces rapports là, lors même qu’ils lui sont devenus illisibles. Ce à quoi nous sommes amenés devant les natures mortes à ustensiles, en somme les plus secrètes, c’est à nous fixer sur des scènes — un théâtre d’objets — dont nous avons en somme perdu le lan­gage.

33Théâtre javanais de marionnettes, théâtre d’ombres. Le public regarde du côté des ombres, le curieux peut aller voir de l’autre côté de l’écran les marionnettes vêtues et coloriées. De là à dire que les bocaux, pots, tasses, etc. de Chardin sont la face d’ombres de l’espace d’une peinture d’histoire s’épuisant à célébrer une transparence idéale dans le bavardage des mains et des traits du visage, il y a un pas sans doute. Manière d’indiquer une direction et de suggérer, c’est vrai, que s’interroge dans ces scènes objectales, aussi le rapport entre des corps, d’une manière propre à l’image de peinture.

34Revenons à l’abbé du Bos, qui en somme nous rappelle qu’il est sévèrement dé­fendu d’être ému par des objets inanimés. On a le droit de passer longtemps de­vant des natures mortes, à con­dition de se livrer à l’intelligente occupation d’en admirer la facture et la perfection de l’imitation. L’enjeu est sérieux, en effet, si on se réfère aux hypothèses qui ont précédé. Certaine enfance était-elle donc si menaçante ? L’application que mettent les critiques à écarter du champ du bon amateur de peinture, paysage et nature morte ne peu manquer de frapper, alors que ces genres avaient pour eux au moins de ne pas risquer l’immoralité (argument invoqué au siècle précédent et rappelé par E. Gombrich : l’innocence du paysage). Tout se passe comme si le retrait du jeu inter­subjectif signifié, exhibé, par la bonne peinture, que comporte l’intérêt pour la toile de Chardin engageait des conséquences beaucoup lourdes que celles qu’on est capable d’énoncer.

35Que l’on songe encore à la grande peur de Rousseau, entre autres, dans l’Origine des Langues, devant ces plaisirs “mécaniques” que pourraient procurer les arrangements de couleurs, elles-mêmes spécifiquement tenues pour “parure des êtres inanimés”. De quoi y perdre son âme. Ce qui est au moins amusant si l’on songe que Rousseau justement fut celui qui explora ces zones mal nommées de la psyché et les exhiba en littérature. Prenant le risque d’être tenu pour fou et de le devenir.

36Que le plaisir éprouvé devant les toiles de Chardin, et le pouvoir qu’elles exercent soient liés à une transgression de toute une série d’injonctions implicites et explicites quant à l’oeuvre d’art, c’est ce que j’ai voulu désigner, et n’ai que bien imparfaitement démontré.

37On pourrait dire que le grand bouleversement intellectuel du XVIIIe amène à questionner un en deçà inquiétant de ce qui est tenu pour humain (du côté de l’enfance, de l’origine etc) et en même temps à refouler les représentations périlleuses pour l’ordre social et moral qui pourraient en être la conséquence, au nom d’une prétention à être adulte qui signale surtout la peur de ne pas l’être. L’art se trouve plus ou moins investi d’une fonction de maintenir debout un ensemble de ré­férences menacées, bref de les faire exister dans la représentation fictive, tout en assurant une fonction de dérivation de l’énergie pulsionnelle. Les toiles de Chardin se situeraient dans cette af­faire du côté d’une mise en question de cette prégnance de la machine artistique, du côté donc où le sujet, à régresser, est menacé de perte de son identité sociale. Du côté d’une certaine mort au monde ?