Des photographies critiques ? Arrêts sur image chez Guillaume Herbaut, Sebastião Salgado et Allan Sekula
1Poser que la photographie peut exercer une fonction critique, c’est peut-être affirmer qu’elle peut couper court aux récits consensuels, interrompre les discours idéologiques, se glisser dans les interstices des représentations ordinaires pour en débrayer les enchaînements automatiques, non, comme on continue parfois à le croire, en exposant la vérité dans son évidence, mais en proposant une autre articulation des images et des paroles. En effet, il n’existe pas d’image qui ne soit précédée, accompagnée, entourée ou suivie de discours, que ces discours lui soient explicitement dédiés, comme une légende ou un commentaire, ou qu’ils partagent seulement avec elle un contexte ou un sujet et viennent nommer ou qualifier ses personnages ou ses motifs. Ainsi la photographie s’articule-t-elle toujours à un ou à des énoncés et son interprétation en est-elle inséparable. « Les photographies […] ne peuvent rien expliquer par elles-mêmes » écrit Susan Sontag1. Si elles font sens, c’est grâce aux paroles qui leur sont attachées.
2C’est pourquoi, pour porter un regard critique sur le monde, pour devenir critiques, elles doivent sans doute proposer davantage une articulation particulière aux discours qu’une articulation à des discours particuliers. Les œuvres d’art possèdent des effets politiques dans la mesure où elles « contribuent à dessiner un paysage nouveau du visible, du dicible et du faisable [ou] forgent contre le consensus d’autres formes de “sens commun”, des formes d’un sens commun polémique2 ». La façon spécifique dont une photographie peut introduire du dissensus dans les représentations est peut-être de favoriser un rapport aux discours qui ne repose pas sur une narration préalable, c’est-à-dire qui rompe avec le sens commun de l’illustration, pour lui substituer une autre articulation. Les exemples, très différents les uns des autres, des œuvres de Herbaut, Salgado et Sekula peuvent en donner trois versions. Allan Sekula affirme l’impuissance de la photographie à représenter les réalités économiques et sociales et compose avec Fish Story une œuvre où l’image affiche ses propres limites ; Sebastião Salgado au contraire magnifie les hommes au travail dans La Main de l’homme en tenant les légendes à l’écart comme pour signifier la puissance des images, tandis que Guillaume Herbaut, tout en réintroduisant le récit dans la pratique d’exposition, présente comme des reportages des compositions qui relèvent au moins autant de la photographie plasticienne et ruine ainsi, avec l’opposition du documentaire et de la fiction, l’économie générale du discours sur les images3.
Salgado et la sacralité des corps
3C’est dans la seconde moitié des années 1980 que Sebastião Salgado entreprend de photographier le travail des paysans et des ouvriers sur quatre continents. Il s’agit alors de célébrer un monde en voie de disparition. L’édition française de La Main de l’homme s’ouvre sur un texte programmatique : « Ce livre est un hommage aux travailleurs, l’adieu à tout un monde qui est en train de disparaître lentement, un tribut à ces hommes et à ces femmes qui travaillent encore avec leurs mains, comme ils l’ont fait pendant des siècles ». Suivent près de 400 pages de photographies, prises sur près de six ans et composant une encyclopédie du travail manuel à travers le monde. Entre la déclaration d’intention humaniste et les images qui la concrétisent, quelques pages d’introduction présentent les chapitres du livre – pour chacun, quelques lignes de commentaire, empreintes d’un certain sentimentalisme, sur le pays et la situation de travail particulière à laquelle Salgado s’est intéressé. Ce dispositif est complété par un cahier encarté de 24 pages où sont regroupées les légendes. Or, celles-ci sont, au contraire de la présentation initiale, dénotatives et didactiques. Un rapide exposé sur l’économie de la région précède les légendes proprement dites qui, en deux à dix lignes, expliquent le travail représenté par chaque photo. La plupart s’en tiennent à désigner l’opération effectuée sans laisser intervenir la subjectivité du photographe. Ainsi, dans les chantiers navals, « Début de construction d’un bateau […] », « Le montage d’un céréalier […] », « Nettoyage par sablage à haute pression4 […] », etc.
4Alors que les photos mettent les ouvriers au premier plan, les légendes, tenues donc à l’écart, ne parlent pas des hommes. Elles restent techniques et focalisent l’attention tantôt sur le produit du travail (« Un navire est mis à l’eau latéralement et c’est la pression de l’eau qui le redresse […]. Dans quelques mois, lorsqu’on finira de l’armer, il sera le fruit du travail de milliers d’hommes5 »), tantôt sur son processus (« Préparation d’une partie de la coque6 […] »). C’est une logique opposée à celle des images qui jouent des différences d’échelle et de la profondeur de champ pour magnifier les corps au contact de bâtiments immenses ou de pièces mécaniques impressionnantes. Les photos de Salgado rendent l’industrie sublime et les hommes héroïques : les humbles corps des ouvriers contrastent avec la gloire des machines, le gigantisme des navires ou plus simplement la vastitude de l’atelier7. Le chantier et l’usine sont anoblis par un noir et blanc qui refuse l’anecdote et stylise la représentation, de sorte que les travailleurs sont toujours dignes et beaux. Une tonalité épique se dégage de ces scènes. Comme pour affirmer la pure puissance des images, les explications sont reléguées dans un cahier à part. Salgado semble dire que les images doivent parler seules, mais ne renonce pas à les expliquer. Ce faisant, il sépare les fonctions de l’image et de l’écrit : à la photo l’épopée, à la légende la description.
5Les images glorifient les travailleurs, les légendes documentent en situant géographiquement la scène et en expliquant la nature du travail représenté. L’agencement des chapitres, à la fois par secteur d’activité et par pays (par exemple « Automobiles, Ukraine, Russie, Inde et Chine » ou « Chantiers navals, Pologne et France »), compose une internationale des exploités, entreprise trois ans avant la chute du mur de Berlin, publiée deux ans après l’effondrement de l’URSS. La Main de l’homme oppose ainsi la photo au récit en deux sens différents et articulés l’un à l’autre. Sur un plan qu’on peut dire idéologique, contre le récit néolibéral triomphant des années reagano-thatchériennes, Salgado célèbre les travailleurs du monde entier. Sur un plan esthétique, contre le récit comme forme, il confie à la photographie la mission de signifier la grandeur des ouvriers et des paysans et la gloire de l’époque industrielle, et confine l’écrit à la certification documentaire, à la dénotation. C’est pourquoi ses photographies n’illustrent pas un discours humaniste ou anti-libéral, mais le précèdent ou, mieux, le suggèrent. Un tel discours n’est formulé nulle part. Aussi, s’il est clair que Salgado honore les ouvriers au moment même du démantèlement de la classe ouvrière et de ses institutions, il est également clair que son œuvre ne constitue pas un contre-discours au libéralisme. Ses photos arrêtent plutôt tout récit, immobilisent le regard et renvoient le spectateur à la sacralité du corps humain et à son silence – à travers, souvent, un pictorialisme assumé. Il est sans doute un des photographes dont on peut dire avec le plus de vérité que « [son] appareil photo atomise la réalité, permet de la manipuler et l’opacifie [selon] une conception du monde qui lui dénie l’interdépendance de ses éléments, la continuité, mais qui confère à chacun de ses moments le caractère d’un mystère8 ». Le choc produit par chaque photo défait les enchaînements automatiques du sens et les légendes ne suscitent pas de « clichés linguistiques chez celui qui […] regarde9 » car, purement référentielles, elles ne relaient pas la culture picturale véhiculée par les images. Les célèbres clichés de la mine d’or de Serra Pelada au Brésil peuvent dès lors faire des mineurs des Christ et de la mine un Golgotha sans imposer une lecture univoque – humanitaire et apitoyée ou dénonciatrice et militante – de ce qu’ils montrent10.
6Allan Sekula, photographe théoricien quand Salgado est un photographe épique, a construit un autre lien entre l’image et le texte. Dans Fish Story, livre et catalogue d’exposition rassemblant les textes et photographies que le photographe nord-américain a consacré à l’univers maritime au début des années 1990, le commentaire accompagne et même précède l’image. Chaque partie du livre commence par un texte, souvent long, d’ordre théorique, développant un discours sur la mer. C’est à l’intérieur de ce discours que les photographies de Sekula viennent s’inscrire. Comme lui-même l’écrivait à propos d’Alfred Stieglitz et de Lewis Hine, dans un essai bien antérieur, « […] la photographie considérée isolément présente simplement la possibilité du sens. Ce n’est que par l’insertion dans une situation de discours concrète que la photographie offre un aboutissement sémantique clair11 ». Dans Fish Story, on ne peut pas considérer isolément les images. Elles sont en effet insérées dans un discours lui-même inscrit dans un contexte : Allan Sekula déconstruit les discours sur la mer et les photos participent à cet effort de déconstruction.
7Les premières pages du livre opposent les sens à la pensée : « Par le passé, les habitants des ports, trompés par leurs sens, croyaient qu’une économie mondiale pouvait être perçue par la vue, l’ouïe et l’odorat12 ». Mais ce qu’on voit, entend ou sent dans un port n’est qu’une apparence : le chargement et le déchargement des marchandises ne dit rien des véritables flux économiques. Pour comprendre ceux-ci, il faut recourir à l’abstraction, ainsi que « Marx nous le dit, même si plus personne ne l’écoute13 ». Faut-il pour autant désespérer de l’image ? Avant ce texte, deux photographies placées en exergue de l’album mettent en garde le lecteur. La première montre, en plan rapproché, une longue-vue binoculaire installée sur le pont d’un navire de tourisme, permettant, on le suppose, de regarder la mer, les autres bateaux ou le rivage. Elle est placée devant une vitre sale et le paysage qu’on devine au-delà est flou et indistinct. Sur la deuxième image, au cadre un peu plus large, un petit garçon s’est approché de la longue-vue, mais il n’y colle pas ses yeux : il se retourne (vers sa mère, dit la légende, mais elle reste hors-champ). Les deux photos semblent proposer une dialectique : un dispositif de vision promet un spectacle, le rapprochement des objets, une meilleure vue et donc une meilleure compréhension de la réalité, mais il est placé devant une vitre qui handicape le regard. Le garçon qui veut voir se détourne de l’appareil, comme s’il était déçu, ou pour appeler à l’aide. L’appareil de vision promet de satisfaire nos désirs, mais nous restons frustrés : le regard interroge le hors-champ, saisi pour l’éternité dans l’attente d’une réponse.
8S’il ne faut pas croire à la promesse des photographies de nous faire voir le monde, à quoi bon prendre des photos ? Paradoxalement, la mondialisation de la fin du XXe siècle, en soustrayant les marchandises au regard, nous évite d’entretenir l’illusion que nos sens nous révèlent les circuits économiques. De nos jours, on ne voit plus que des containers qui peuvent contenir n’importe quoi. Les marchandises, devenues invisibles, ont acquis le caractère abstrait de l’argent, les ports s’embourgeoisent, ils en viennent à ressembler aux salles de marchés14. Ils ont perdu leur pittoresque. On ne peut plus les représenter comme autrefois. C’est au XVIIe siècle, poursuit Sekula, avec l’émergence de la peinture de marine aux Pays-Bas, que la mer a été enchantée – pendant que la compagnie hollandaise des Indes orientales s’arrogeait le droit de commercer partout au motif que les océans n’appartiennent à personne. On continue aujourd’hui à subir cet enchantement : les stations balnéaires s’inspirent encore de ce type de représentations15.
9Au contraire, les photographies de Fish Story refusent toute idéalisation de la mer. Si elles ne peuvent pas montrer la circulation abstraite de l’argent, elles peuvent s’abstenir de participer à la falsification de la réalité. Les images de Sekula se tiennent éloignées du pittoresque et du sublime, comme de l’imagerie romantique de la mer. Elles ne recherchent jamais le beau, ni le sentiment. Elles présentent des piles de containers sur un porte-conteneurs (p. 21), des tuyauteurs au travail dans une salle des machines (p. 14-15), une clé posée sur un établi (p. 16), l’Exxon Mediterranean à quai (p. 18). Tout oppose ces clichés à ceux de Salgado : ici, aucune silhouette humaine n’est visible à côté du navire pour en donner l’échelle et faire sentir la fragilité des corps. La lumière égale ne hiérarchise pas les éléments de l’image, la couleur n’esthétise pas l’image. Les ouvriers, même quand ils sont saisis en contre-plongée, ne sont pas magnifiés. Ils ne sont ni héroïsés, ni embellis. Les visages sont peu visibles, souvent cachés par des masques ou des casques de protection, mais également comme s’ils étaient interchangeables ou sans intérêt individuel. Une image montrant deux ouvriers équipés d’épuisettes au bord d’un bassin portuaire a pour légende : « ouvriers ramassant des déchets chimiques après l’explosion d’une raffinerie16 ». Rien de la violence de l’événement n’est visible : on ne voit que des feuilles blanches flottant sur l’eau. L’image banalise ce que la légende, et elle seule, dramatise. Même chose pour le supertanker (p. 18) : la légende apprend au lecteur qui ne le saurait pas que l’Exxon Mediterranean est le nouveau nom de l’Exxon Valdez après son accident et son sauvetage. Ainsi fait-elle de l’image sans qualité d’un pétrolier banal le portrait du navire qui a causé la plus grave marée noire des États-Unis au XXe siècle.
10Les photographies d’Allan Sekula, insérées dans le livre entre un essai introductif qui déconstruit le pittoresque des marines et les légendes qui explicitent ce qu’elles montrent et, le cas échéant, le dramatisent, reconnaissent leurs limites : elles montrent à plat, sans effet, une réalité tangible qui doit être articulée à un discours abstrait pour faire sens. Elles n’imposent aucune signification mais participent à la déconstruction des discours idéologiques. Contre le grand récit de la mondialisation, elles refusent toute idéalisation de la marine et de la vie portuaire, elles refusent le sublime, le pittoresque et même le spectaculaire. En réduisant tout au banal, elles font deux choses : elles incitent à s’interroger sur les représentations ordinaires de la mer et du même coup à mettre en question notre façon de regarder des images, c’est-à-dire qu’elles dés-automatisent les rapports que nous construisons entre les discours (de Sekula et des autres) et elles.
Herbaut et la fiction documentaire
11C’est d’une troisième manière que Guillaume Herbaut réarticule photographie et discours. Herbaut revendique le métier de photoreporter alors que son travail déborde de toutes parts le journalisme. Exposé à Paris, dans des musées et galeries d’art contemporain, comme le Jeu de Paume ou la Maison Rouge, il laisse se développer un discours critique d’accompagnement qui relève le « contexte de mutations profondes du métier de photojournaliste et, plus globalement, de changement des usages et modes de circulation des images photographiques17 ». Le trouble que suscite Herbaut est lié au va-et-vient de son œuvre entre le « documentaire » et la « fiction » : en ménageant une incertitude permanente entre les deux, il trouble un des partages les mieux assurés de nos représentations.
Le regard apparemment distancié de Guillaume Herbaut dans certains clichés et les précisions statistiques des cartels, ressortissent clairement au photojournalisme […]. En revanche, le côté esthétisant, le jeu des couleurs et de la lumière apportent une dimension plastique qui tend à atténuer la tragédie du lieu, et l'aspect linéaire de la série confère une dimension narrative18.
12De fait, à la différence de photographes comme Salgado et Sekula, ses « essais » photographiques composent ou suggèrent des fictions, mais ses photographies conservent l’évidence documentaire du reportage.
13Entre 2002 et 2008, Guillaume Herbaut, parfois accompagné par le journaliste Bruno Masi, a effectué plusieurs reportages dans et autour de la zone interdite de Tchernobyl. Depuis, il expose les œuvres issues de ces voyages sous diverses formes19. Je n’en retiendrai ici que les photographies encore visibles sur le site du photographe20 : elles composent une vision de « la zone » qui échappe aux bons sentiments misérabilistes comme à la dénonciation militante. Le site – intégralement en anglais – présente les images de Tchernobyl sous la rubrique « photo essays ». L’écran d’accueil de Chernobyl offre neuf ensembles, chacun introduit par une vignette au format carré, un titre et quelques lignes informatives expliquant le contexte des prises de vue. Les titres indiquent tous un lieu, que ce soit un toponyme devenu célèbre depuis l’accident (Tchernobyl, Prypiat), un obscur (Poliske, Bazar) ou, plus largement et par métonymie, « la zone » elle-même. En outre, certains qualifient le lieu représenté (« Bazar, the far west of Chernobyl »), ou précisent le sujet du reportage (« Saturday evening in Chernobyl », « The black gold of Chernobyl »). Les photos sont donc d’abord classées, selon la logique du reportage, en fonction d’un projet documentaire. Pourtant, cette logique est immédiatement démentie par le contenu de certains de ces ensembles, qui affichent des préoccupations formalistes, jouant sur la série et la répétition (« Doors of Prypiat », « Nine floors in Prypiat ») ou narratives, misant sur la capacité d’un jeu de clichés à former un récit (« The Zone »). Malgré des titres qui renvoient pour la plupart à la pratique du journalisme, le site montre donc un autre emploi de la photographie, en écart ou en excès par rapport au documentaire. Un souci esthétique déplace le regard : il ne s’agit plus d’information, mais d’autre chose.
14Ainsi cette photo d’une femme de trois-quarts dos devant une fenêtre, dont la légende nous donne le nom, Natalia Touteyko, et nous apprend qu’elle est venue de Kiev avec son mari et leur fille s’installer dans « la zone » pour fuir la crise économique (photo 1). Contrairement aux usages du journalisme, elle ne montre pas son visage et n’ancre pas le sujet dans son contexte : la légende indique que la municipalité de Bazar, un village à la limite de la zone, a fourni un logement à cette famille, mais nous n’en voyons qu’une fenêtre et deux pans de mur nus. Ce qui retient l’attention n’a rien à voir avec une « information » : c’est la disproportion et le décalage du personnage. La grande taille de la fenêtre et la hauteur du plafond font paraître la jeune femme petite et fragile, et cela d’autant plus qu’elle se tient légèrement voûtée et la tête penchée en avant. Son corps est cadré en plan italien, mais il n’occupe que la moitié inférieure de l’image. On voit davantage la fenêtre, qui occupe tout le côté droit, mais on ne devine rien du paysage sur lequel elle donne : elle ne sert pas à voir l’extérieur mais à faire entrer la lumière. Si cette photo possède un « sujet », c’est, bien plus qu’une mère de famille ukrainienne, la lumière blanche, vive bien que tamisée par un voilage, qui descend sur cette femme et découpe son ombre sur le mur, comme une radiation qui ferait vibrer l’air et qu’il serait vain de prétendre arrêter. Le corps de la femme emblématise dès lors le tragique de la zone : le drame de Tchernobyl se tient dans l’invisibilité d’une menace omniprésente et inéluctable.
15Photo 1.
16Les autres portraits de la série ne laissent pas davantage place à l’anecdote. Les personnages sont saisis dans leur environnement, mais celui-ci est moins informatif que plastique. Pas de prise sur le vif, pas de photo volée : les sujets posent. Ils savent toujours qu’ils sont photographiés et regardent souvent l’objectif. Guillaume Herbaut travaille avec des pellicules 6x7 qui imposent un temps de préparation plus long que l’habituel 24x36, ce qui l’oblige à construire la prise avec ses personnages : le format suscite une manière de voir parce qu’il impose une façon de faire. Le photographe le revendique dans un entretien :
17Choisir un format qui m’impose des règles est […] un moyen pour moi de m’imposer une manière de me comporter sur le terrain, de regarder les gens, les choses, les paysages de manière différente21.
18Cette « manière différente » consiste à suspendre, avec l’anecdote, le pathos, en évidant le décor et, souvent, en ralentissant ou figeant le geste. La photo posée ne prétend pas à l’instant décisif : elle ne cueille pas l’éphémère – au contraire elle se rapproche de la peinture pour représenter l’immuable ou l’invisible. D’où une prédilection pour les personnages assis ou allongés, immobiles, conviant le photographe à les rejoindre dans leur méditation ou semblant le défier par leur fixité même. Hommes et femmes sont toujours vus de près, conscients de l’objectif : les gestes apparaissent clairement comme habituels, quotidiens, répétitifs. Il ne s’agit pas de saisir l’instant, mais d’approcher une dimension de l’existence qui échappe au temps, sort du temps ou relève du ressassement. Dans certaines photos, comme celle de cette vieille femme fumant, cela conduit à retrouver des motifs baroques : une flamme tremblante et vive éclaire seule un visage noyé dans l’obscurité, le décor ne laisse percevoir que quelques objets qui paraissent insignifiants devant la gravité du regard (photo 2). Le personnage semble absorbé dans la contemplation d’un autre monde, comme si le mystère de sa présence à celui-ci était impénétrable. C’est une vanité.
19Photo 2
20Le travail sur la série est une autre façon d’affirmer un souci formaliste. « Doors of Prypiat » et « Nine floors in Prypiat » présentent des séries de clichés formellement identiques : même cadre, même frontalité du point de vue, mêmes sujets – portes d’appartements pillés et étages dévastés d’immeubles à l’abandon. Au-delà d’une pratique qui inscrit sa photographie dans le champ de l’art, Herbaut installe par la reprise inlassable des mêmes motifs une évidence sensible : la répétition indéfinie de la destruction. Les portes donnent sur des appartements invisibles, les étages sont nus. Peintures écaillées, mousses et fougères sur le sol, traces de pillage disent l’entrée dans le temps de l’après-catastrophe : quand poursuivre le travail de la destruction devient le seul moyen de survivre. Ainsi, ce qui se tient derrière les portes fermées de Prypiat, ce n’est pas exactement l’autre monde, mais le délai accordé aux survivants.
21Les conditions de la survie sont précisément l’objet de « The Zone », l’ensemble le plus long et le plus travaillé de ses photos de Tchernobyl, qui a reçu le prix Niepce en 2012. Ici, les images s’articulent selon un récit à la subjectivité affirmée : sur le site, le commentaire est pour une fois à la première personne, et le texte de Bruno Masi publié dans la version imprimée relève clairement de la fiction. La série s’ouvre sur un chemin dans la forêt, puis une porte et des intérieurs : une table richement dressée, un décor de fête et une femme assise. Mais dès le cinquième cliché, le récit bascule : un jeune homme gît sur le bitume, une mare de sang autour de la tête. Les photos suivantes montrent une soirée : des jeunes hommes et des jeunes femmes qui dansent, boivent et fument dans un décor inquiétant, où un lustre décoré de bois de cerf jette une faible lumière sur deux arbres sectionnés servant de piliers au centre d’une pièce obscure – un petit singe perché sur une branche ajoute, s’il en était besoin, une touche d’étrangeté au tableau. Une violence à fleur de peau habite ces images : les regards, les sourires, les attitudes des personnages autant que la lumière jaunâtre semblent indiquer que la mort peut survenir à tout moment. Participe à cette atmosphère macabre le montage qui mêle à ces images de fête des portraits d’animaux : l’œil affolé d’un cerf en gros plan, une tête de loup empaillée, un chat écrasé sur une route, un renard mort couché sur un banc.
Il n’y a là aucun sentimentalisme, mais de la tension. Les effets de bougé et le manque de lumière créent un effet d’urgence ; la multiplication des regards produit, comme au cinéma, des champs-contrechamps, à la manière du montage-collage godardien. Mais le récit photographique est un récit à ellipses que l’imagination meuble comme elle peut. On ne peut jamais y rapporter le contrechamp à un champ préalable : les regards ne se rencontrent jamais. La tension ne se résout donc pas plus : le drame demeure hors l’image. La lourdeur d’un regard contient une menace (photo 3), mais on ne connaîtra ni sa cause ni son effet.
22Photo 3
23La série impose ce regard affolé à toutes les photos qui suivent, qui sont comme contaminées par l’instabilité véhiculée par les flous, les verticales obliques, les ombres. Comme pour conjurer la mort, le récit se fait transe. Il rend compte d’une expérience subjective que le photographe décrit ailleurs comme le choc provoqué par ses séjours à Tchernobyl, qui « à chaque fois [ont] changé [s]on regard22 ». D’où, dans « La Zone », le mélange de toutes les autres séries, de tous leurs « thèmes » et de toutes leurs « formes » : portes fermées de Prypiat, bâtiments de la centrale, matériels abandonnés, mais aussi estivants de Strakholessie, la station balnéaire, au bord de la zone interdite, fréquentée par les nouveaux riches ukrainiens… L’exaltation joyeuse des jeunes filles bien nées qui se roulent dans le sable répond à l’ivresse désespérée des garçons et des filles de la boîte de nuit. La zone apparaît alors non comme un champ de ruines, mais comme un territoire à la fois dangereux et habité, c’est-à-dire désolé mais qui dans sa désolation offre encore refuge aux plus miséreux – et présente des opportunités aux hommes d’affaires et aux mafias.
24Loin de la communion avec les victimes, loin de la déploration ou de la célébration du commun, la « zone » devient un territoire-limite, imprédicable, où l’irrationnel procède du choc des opposés. Riches et pauvres, mais aussi corps en sécurité et corps exposés, qui sont parfois les mêmes. Comme cette femme énorme qui pose nue deux fois : la première allongée sur un divan dans un salon, la seconde sur le sol dans la forêt. Aux distinctions entre les victimes et les profiteurs s’ajoute le hiatus à l’intérieur du corps même de ceux qui vivent dans la zone : corps vivant mais sachant que la mort invisible est partout. L’autre « manière de voir les choses » que revendique Herbaut, avec une formule qui rappelle la définition flaubertienne du style, interdit certes d’oublier les radiations. Mais surtout elle creuse les différences, lutte contre le sens commun selon lequel tout le monde en serait également victime, introduit du dissensus dans la représentation de la catastrophe.
25Dans un entretien, Herbaut estime qu’ « aujourd’hui, chacun est noyé dans un flux d’images permanent » et que « le vrai travail du photographe » serait en conséquence « d’arrêter ce flux23 ». C’est-à-dire non pas cesser de faire des photos, mais les faire autrement (un autre format, qui impose un autre travail avec ses personnages ou une autre attention au paysage) et les montrer autrement (dépasser l’opposition du documentaire et de la fiction). Sa politique de la photographie tient dans ce geste : témoigner de la violence politique, économique et mafieuse par la force d’un style. La politique n’est pas dans la dénonciation de la catastrophe nucléaire, ni dans le simple fait de montrer que des pauvres vivent dans la zone contaminée, mais dans le style, manière absolue de voir les choses, qui distingue du différent là où le regard dominant ne voit que du même. Politique veut dire critique, or « critique est l’art qui déplace les lignes de séparation dans le tissu consensuel du réel, et, pour cela même, brouille les lignes de séparation qui configurent le champ consensuel du donné24 ». Pour cette raison même il n’y a pas de « sujet », ni de forme, qui soit à tout coup politique, mais seulement un style, c’est-à-dire l’articulation de choix techniques, de manières de faire, de décisions formelles et surtout de types de visibilité. En choisissant de brouiller le partage fondamental qui sépare le documentaire de la fiction, Herbaut a défini un style qui désarme tout discours convenu sur les images et ce qu’elles montrent.
26 En 2003, Jacques Rancière identifiait une « tendance de l’art contemporain » dans le glissement, opéré par les arts de l’image – photographie, cinéma et arts plastiques –, de la révélation d’un écart entre les apparences de la vie quotidienne et les lois de la domination, à « l’inventaire unanimiste des traces de communauté ou à une nouvelle figuration symboliste des puissances de la parole et du visible ou des gestes archétypaux et des grands cycles de la vie humaine25 ». Dans cette « tendance néo-symboliste et néo-humaniste26 », le philosophe voyait un symptôme d’époque : le renoncement au choc du montage dialectique au profit d’une poétique du continu et l’adieu à l’exercice du dissensus au profit d’une célébration consensuelle du commun. Mais la politique de la photographie ne se tient pas fondamentalement dans les images seules, ni même dans les effets de montage que produit leur mise en relation. Elle a plutôt trait à l’articulation des images et des discours qui, toujours, les accompagnent. La politicité des photographies réside plus dans leur capacité à brouiller les articulations convenues, à dés-automatiser le commentaire. Salgado magnifie les travailleurs et sacralise leurs corps en affirmant le primat de l’image sur tout discours, Sekula interroge le sens commun et situe la limite de ses propres photographies, Herbaut défait les genres les mieux établis. Désarmer les interprétations univoques, déconstruire les discours sur les images, remettre en cause les frontières les plus fondamentales de la représentation : trois effets de style qui sont trois manières de résister à l’air du temps en photographie.