Colloques en ligne

Bernard Vouilloux, Sorbonne Université, CELLF

Trouble dans la narration :Jerk de Dennis Cooper et Gisèle Vienne

1La notion de storytelling fait référence à deux types de phénomènes qui, bien que distincts, n’en entretiennent pas moins des rapports étroits. Dans son acception forte et spécifique, celle qu’a étudiée Christian Salmon1, elle vise la forme narrative assignée à des contenus idéologiques et à des valeurs normatives, aux fins de promouvoir des « produits », quels qu’ils soient – marques commerciales, objets de consommation, hommes et partis politiques, figures d’écrivains, d’artistes, etc. En tant qu’il construit des identités narratives, le storytelling met en œuvre une stratégie de persuasion indirecte, et donc beaucoup plus subtile que la publicité de naguère ou la réclame de jadis. Une telle stratégie s’avère particulièrement appropriée aux conditions de diffusion et de réception induites par la réticulation des moyens de communication de masse à l’âge d’Internet : à la prescription directe qui diffuse de haut en bas à travers des canaux hiérarchisés et contrôlés se substitue une narration qui infuse de partout et que chacun peut s’approprier ; le coup de sifflet injonctif qui sert d’appeau à la captation (voire à la capture) du public cède la place au filet dérivant de la séduction narrative. Là où les slogans et les « éléments de langage » se dupliquent ne varietur tout au long de la chaîne qui les transmet, le storytelling est la forme marchande et démocratique de l’exemplum médiéval, des légendes dorées, des histoires exemplaires, des contes moraux. D’un autre côté, pris dans son acception faible et extensive, le storytelling renvoie à une certaine façon de raconter les histoires : celle de n’importe quel best-seller ou blockbuster international par rapport à l’Ulysse de Joyce ou à L’Année dernière à Marienbad, pour ne citer que deux grands exemples de la modernité narrative sous son versant moderniste. Fixé sur le mètre-étalon du page turner, le storytelling rejoint ce que l’on appelle la culture mainstream2 et s’inscrit dans le prolongement des industries du divertissement qui sont apparues au xixe siècle : de la « littérature industrielle » condamnée par Sainte-Beuve en 1839 à la Kulturindustrie analysée en 1947 par Adorno et Horkheimer, c’est bien une certaine forme de consommation culturelle qui s’est trouvée liée à l’entrée dans l’âge industriel. Le storytelling aura trouvé un ressort des plus puissants dans la concentration des activités éditoriales, audiovisuelles et communicationnelles au sein de grands groupes multinationaux : le « bon » pitch est celui qui est susceptible d’être « décliné » successivement en différents produits – roman, film ou série, novellisation, et autres produits dérivés –, dont les agences de communication et de presse dépendant du groupe encadreront opportunément la réception au moment de leur diffusion dans plusieurs pays3. Dans son premier sens, le storytelling caractérise une économie de la communication finalisée par un acte d’adhésion. Dans son second sens, il définit un type de fonctionnement symbolique qui, répondant à des attentes conditionnées par la culture de la communication, justifie après-coup l’acte initial (d’achat, en l’occurrence) : le lecteur de Da Vinci Code ou de Merci pour ce moment en aura eu pour son argent.

2Si la notion même de « pratiques contre-narratives » semble exclure a priori ces deux états du storytelling, elle véhicule cependant un certain nombre de présupposés, dont le moindre n’est pas le poids qu’il convient de consentir à sa portée adversative, à l’affichage militant de sa dimension de « résistance » – si largement revendiquée aujourd’hui, celle-ci, qu’elle en devient éminemment suspecte : qu’est-ce qu’une résistance « pour tous » ? On peut légitimement se demander si ceux qui refusent aujourd’hui les facilités du storytelling, quels que soient leurs motifs, n’auraient pas d’autre solution que de renoncer à la puissance narrative. Avant même l’émergence du storytelling, bien des romanciers, à commencer par les plus grands, tel Henry James, ont pu produire un « art du roman », genre particulièrement prisé dans une sphère anglo-saxonne qui, notoirement exposée à la marchandisation de la culture, a su néanmoins préserver des espaces alternatifs. Ladite « puissance narrative » est même présente au centuple dans des fictions souvent qualifiées de « postmodernes » comme celles de John Barth ou de Thomas Pynchon. On ne voit d’ailleurs pas comment il serait possible de se priver d’une ressource symbolique structurante, attestée dans toutes les cultures. Faire état de « pratiques contre-narratives », au sens de pratiques narratives dirigées contre le storytelling, n’est-ce pas supposer que les œuvres qui mettent la narration en question ou qui ne se conforment pas à ses modalités dominantes se construisent par réaction et que le marché leur fixe, comme on dit, son agenda ? Peut-être est-ce le cas de celles qui prennent pour cibles par différents moyens – l’ironie, la parodie, le détournement, etc. – l’une ou l’autre des deux versions du storytelling. Mais ne courent-elles pas alors le risque, inhérent à toute pratique ciblée, donc réactive, et en cela militante, de ne prendre sens qu’à partir de ce à quoi elles s’opposent ?

3C’est une question semblable que posaient déjà certains aspects de la Figuration narrative, lorsque, dans les années 1960, des peintres réagirent aux différentes formes d’abstraction de la décennie précédente aussi bien qu’au pop art américain, accusé de faire des images de la société de consommation des icônes4 : le retour critique sur des formes populaires de narration figurée – celles de la bande dessinée, des magazines à sensation ou des images de propagande – plantait le fer dans les « récits autorisés » des médias, quitte à n’être plus compréhensible qu’à partir de ceux-ci. C’est pourquoi à la modalité du contre- ou de l’anti-, il serait sans doute préférable de substituer celle de l’alter- ou de l’allo- : comment raconter autrement ? Il s’agirait en somme de jouer le déplacement plutôt que le retournement, la parallaxe plutôt que l’opposition, la perversion plutôt que l’animadversion ; mieux encore, de perdre de vue le storytelling, de l’oublier au profit de ce qui seul importe : étendre le domaine de la narration plutôt que le transformer en camp fortifié hérissé de défenses, pour autant que l’élargissement de notre champ d’expérience, et donc l’ouverture à de nouvelles formes d’existence passent aussi par un travail sur les formes d’expression.

4Cette hypothèse de travail pourrait se réclamer de l’œuvre Jerk, mise au centre de la présente réflexion. De fait, ce n’est bien souvent qu’à la faveur d’un arrêt sur le détail qu’il est possible de faire apparaître les choix littéraires et artistiques autant qu’éthiques sur lesquels se décident les régimes allo-narratifs. Les écarts entre le mode doxal du récit mainstream et le mode allo-narratif de Jerk sont d’autant plus sensibles qu’ils en appellent à des thèmes et à des supports techniques communs – ce qui n’était pas vraiment le cas pour le théâtre de Brecht et les mythologies contemporaines sur lesquels Barthes travaillait presque simultanément : il n’y a rien de commun entre les photographies auratiques des studios Harcourt et la rigueur démythifiante du Berliner Ensemble. L’un des intérêts de Jerk est que cette œuvre, en jouant de la transmédialité comme de la plurimédialité, permet précisément de différencier les régimes médiatiques et non médiatiques du médium et de ne pas rabattre le médial sur le médiatique5.

Le show d’un serial killer

5Jerk est une pièce qui a été représentée pour la première fois en 2008 et qui est due à l’écrivain américain Dennis Cooper et à la plasticienne, scénographe et chorégraphe française Gisèle Vienne. Dennis Cooper6, né en 1953 à Pasadena, est l’auteur d’une œuvre poétique et romanesque importante, dont il date les débuts véritables de sa lecture de Rimbaud et de Sade à l’âge de quinze ans et qui compte plusieurs dizaines de titres, un certain nombre ayant été publiés en traduction aux éditions POL. Mis en contact avec le punk lors de son séjour en Angleterre en 1976, il est rattaché à la mouvance queercore et présenté comme un auteur trash, voire « trashissime7 ». Gisèle Vienne, née précisément en cette même année 1976 d’une mère autrichienne et d’un père français, s’est fait connaître en 2000 par sa mise en scène de Splendid’s, pièce posthume de Jean Genet publiée en 1993 et créée aux Théâtre des Amandiers par Stanislas Nordey deux ans plus tard. Jerk n’est pas sa première œuvre en collaboration avec Dennis Cooper (qui vit une partie de l’année à Paris): il y a eu auparavant I Apologize (2004), Une belle enfant blonde (2005), à laquelle a également collaboré Catherine Robbe-Grillet, puis Kindertotenlieder (2007), et par la suite This Is How You Will Disappear (2010), Last Spring : A Prequel (2011), The Pyre (2013), The Ventriloquist’s Convention (2015), et enfin Crowd (2017)8.

6Jerk est un objet à états multiples. C’est d’abord la nouvelle publiée par Cooper en 1993 aux États-Unis9 et reprise dans Ugly Man en 200910, dont la traduction (dans le recueil Un type immonde) a été publiée l’année suivante11. C’est ensuite l’adaptation radiophonique réalisée par l’auteur avec Gisèle Vienne et diffusée sur France Culture le 17 juin 2007 dans le cadre de l’Atelier radiophonique. C’est enfin la pièce créée le 5 mars 2008 dans le cadre du Festival Les Antipodes, au Quartz Scène nationale de Brest, présentée la même année au festival d’Avignon, reprise de très nombreuses fois depuis en France et à travers le monde et qui nous est accessible à travers une captation réalisée lors de la deuxième série de représentations, à Paris, à La Ménagerie de verre, en mars 200812.

7Conçu d’abord pour la lecture, Jerk est de toutes les pièces en collaboration de Gisèle Vienne et de Dennis Cooper celle dans laquelle le support verbal est le plus développé. L’histoire est fondée sur des faits et des personnages réels qui ont eu pour cadre le Texas du début des années 1970 : le serial killer Dean Corll, avec l’aide de ses deux complices, deux adolescents qui sont amants, David Brooks et Wayne Henley, a torturé à mort près de trente jeunes garçons (vingt-sept ou vingt-huit crimes ont été répertoriés). La pièce rapporte les meurtres de deux adolescents, Buddy Longshaw et Jimmy, puis après l’élimination de Dean par Wayne au cours de l’orgie qui entoure le second meurtre, l’assassinat par Wayne d’une troisième victime, Brad, et l’élimination consécutive de Wayne par David. Dans les meurtres précédents, Wayne joue toujours un rôle actif aux côtés de Dean, tandis que David se contente de filmer l’action. Lorsque les jeunes garçons se présentent chez Dean, le rituel est identique : les scènes de drague et le visionnage des snuff movies ont lieu dans le petit salon crasseux, les scènes de torture, de meurtre et d’orgie à la cave.

8Comme on le voit, le matériau diégétique et thématique que Dennis Cooper travaille est celui avec lequel nous ont familiarisés aussi bien les fictions romanesques et cinématographiques que les enquêtes autour des tueurs en série, un type de figure dont les méfaits, racontés avec force détails par la grande presse et les médias, ne cessent de fasciner le public depuis l’époque de Jack l’Éventreur. Ce qui, toutefois, singularise Jerk par rapport à ces productions est que la pièce ne fait pas entendre d’autres voix et n’installe pas d’autres points de vue que ceux des protagonistes : il n’y a ni voix narrative rectrice ni point de vue surplombant. Jerk nous immerge dans l’univers des personnages13. C’est celui auquel, du reste, sont habitués les lecteurs de Cooper : le langage, très cru (to jerk, c’est « se branler »), les vêtements (tee-shirts imprimés, jeans troués, bermudas) sont ceux de la subculture suburbaine ; l’homosexualité et la pédophilie s’y combinent avec des rapports sadomasochistes ici poussés à l’extrême, où le désir de tuer et le désir de mourir se confondent dans la recherche d’une jouissance maximale, tant chez les victimes (adolescents perdus dans la drogue et leurs fantasmes fusionnels) que chez les bourreaux – si tant est que cette distinction ait encore ici quelque pertinence.

9Sur le plan dramatique, Jerk se présente comme un long monologue, porté d’un bout à l’autre par un comédien exceptionnel, Jonathan Capdevielle (il est également ventriloque, danseur et metteur en scène), qui travaille avec Gisèle Vienne depuis les débuts de celle-ci et qui tenait déjà ce rôle dans la version radiophonique. David Brooks, en prison, donne un spectacle de marionnettes et raconte son histoire à une classe d’étudiants encadrés par leur professeur, Catherine Griffith14.Le début de la pièce à laquelle nous assistons coïncide exactement avec le début de cette représentation, au gré d’une mise en abîme : assistant à la représentation d’une représentation, nous sommes ainsi, à la faveur d’un saut métaleptique, les destinataires du show de David. À la fin de la pièce et de la représentation de David, on entendra en off la voix du professeur lisant la lettre qu’elle envoie à David pour introduire le compte rendu qu’un de ses étudiants, Peter Winterson, a fait de la pièce. Si cette seconde voix coupe court à la confusion entre l’espace fictionnel et l’espace représentationnel, elle n’est pas pour autant chargée de délivrer la « vérité » de ce qui a précédé, comme le suggère la délégation de parole, la voix du professeur se mettant au service de celle d’un étudiant d’un niveau tout à fait moyen, comme elle prend soin de le préciser.

10Jerk n’est pas seulement un objet transmédial, c’est aussi et surtout un objet plurimédial, travaillé d’un bout à l’autre à la fois par la ramification indéfinie des médiums et par le décollement des identités.David occupe une double fonction : il est tantôt narrateur-régisseur, tantôt personnage ; mais aucune de ces fonctions n’est simple. Narrateur, il délègue une partie du récit et des dialogues au texte qu’il a écrit et dont le public est invité par deux fois à prendre connaissance en se reportant au fanzine qui a été distribué avant le début du spectacle15. Dans la captation, le texte défile à l’écran, alors que dans la version radiophonique, il est lu par une autre voix. Dans la version scénique, le fanzine, intitulé « Deux textes pour un spectacle de marionnettes de David Brooks », reproduit dans son apparence tous les codes cheap de la pop culture : couleur du papier, typographie, illustrations dues, comme les tatouages de David, à un autre membre du « réseau Vienne », le plasticien et performeur Jean-Luc Verna16.Régisseur du spectacle, David assure à la fois la mise en scène (par les marionnettes) et la bande-son. S’il garde sa voix en tant que personnage de l’histoire et se présente comme sa propre marionnette, il prête des voix différentes aux marionnettes qui représentent ses deux comparses. Il donne en revanche la même voix aux trois victimes successives, Buddy, Jimmy et Brad, une voix qui après leur mort devient « fantomatique » (comme il le précise dans la scène de la présentation des voix, suivie de la scène du massacre de Buddy).Le spectacle monté par David tourne parfois à la pantomime : l’action se réduit alors à des bruits et à des gestes. Ainsi, David et Wayne, après le meurtre de Buddy, se retirent « derrière », tandis que Dean se masturbe. Vers la fin de la pièce, à partir du moment où David-personnage assiste sans filmer à la torture et au meurtre de Brad par Wayne, David-régisseur ne parle plus que par ventriloquie.

11Si la représentation se dédouble, si la voix se démultiplie, le corps lui aussi se désindividualise : David est le seul personnage présent sur scène, mais il est à la fois lui-même, les autres et l’espace même de leur apparition. On pourrait parler d’un corps-castelet, car tout se passe comme si l’espace de jeu se confinait entre ses bras (qui manipulent les marionnettes), son buste (qui fait office de front de scène) et ses cuisses (en fonction de sol ou de table). La désindividualisation s’étend même aux marionnettes : celles des victimes se confondent avec les icônes de la culture populaire ; celles de Dean et Wayne sont pourvues de têtes d’animaux qui s’avèrent n’être que des postiches : Wayne perd son masque quand il fait l’amour avec David, et Dean perd le sien, lorsque Wayne le tue. Réduit à David et à ses marionnettes, le plateau est donc dépourvu de décor ; il n’y a que quelques accessoires : le sac duquel David extrait ses marionnettes et l’appareil à cassettes qu’il met en marche et arrête à volonté, pour faire entendre de la musique, celle de Peter Rehberg, collaborateur régulier de Gisèle Vienne17.

12La subculture dont sont imprégnés les personnages de Dennis Cooper se marque dans le matériau diégétique de Jerk à travers quelques noms, comme ceux de la chanteuse Janis Joplin (dont le portrait est imprimé sur le tee-shirt de Brad), du compositeur et guitariste rock Jimmy Page, de la musicienne Joni Mitchell (dont Wayne ne fait pas grand cas : il parle de sa « musique de pédé », qui devient dans la version scénique « musique de tarlouze », en original dans le texte, « David’s into faggot shit like Joni Mitchell18 »), à travers encore les allusions aux jeunes héros de feuilletons télévisés très populaires par lesquels Dean est attiré, tel Luke Halpin dans Flipper le Dauphin (Flipper), série diffusée entre 1964 et 1967 sur NBC. À cette strate de la culture populaire des sixties et des seventies s’en combine une autre, venue de bien plus loin, celle que véhiculent les marionnettes à gaine, auxquelles le spectacle de David confère une portée macabre et obscène, puisque leur animation, leur mise en mouvement, en appelle à des gestes aussi littéralement intrusifs que la pénétration anale, le fistfucking et l’éventration.

13C’est ici que l’univers de Gisèle Vienne rejoint celui de Dennis Cooper. Les marionnettes et les « poupées », comme elle les appelle19, occupent une place très importante dans ses scénographies. Après des études de philosophie, elle a suivi une formation à l’École supérieure nationale des arts de la marionnette, à Charleville-Mézières, où du reste elle a fait la connaissance de l’acteur et marionnettiste Étienne Bideau-Rey20 et de Jonathan Capdevielle. Cet attrait peut s’expliquer en partie par certaines traditions anciennes avec lesquelles elle a été mise en contact dans son enfance autrichienne21 : ainsi de ces créatures fantastiques, les Perchten, qui sont liées à la fête des morts – dans Kindertotenlieder, ils sont joués par des comédiens costumés. Comme elle l’explique, Gisèle Vienne fabrique ses poupées et ses marionnettes avec l’aide de sa mère et de son frère. Les « poupées » en question ont en fait la taille de ces autres simulacres que l’on nomme « mannequins », puisqu’elles mesurent environ 1,50 m : elles ont toutes des visages d’enfants et sont habillées en taille 12 ans. En 2008, Gisèle Vienne leur a consacré un livre, 40 Portraits22: elle les a photographiées à peu près toutes dans des postures identiques, tête inclinée, yeux baissés ; les filles sont vêtues de manière classique, parfois désuète, comme des collégiennes sages ou des petites filles modèles ; les garçons sont beaucoup plus contemporains, avec leurs cheveux longs, leur capuche, leurs tee-shirts à motifs.

14C’est le moment d’évoquer un autre élément du réseau trans- et plurimédial de Jerk, le livre Jerk//À travers leurs larmes publié en 2011 pour accompagner le CD de la version radiophonique23: il se compose d’un ensemble de photographies réalisées par Gisèle Vienne montrant dans des décors naturels des « poupées » qui incarnent les personnages de Jerk. Le retour de certaines poupées au fil des pages24, l’alternance des portraits avec des scènes de groupe25, la ressemblance de tel visage avec tel autre du fanzine26, la présence visible de larmes sur les visages de la plupart des figures isolées, la photographie de l’inquiétante maison qui apparaît à peu près au milieu du livre27, puis, quelques pages plus loin, celle de la première poupée étendue sur le sol portant des traces de sang sur le visage28, tout cela suggère un fil narratif pour le moins « trouble »,  qui n’est pas sans rappeler le livre réalisé par Hans Bellmer29, mais qui est également assez proche de l’obsession du photoroman chez Robbe-Grillet, tel que l’a analysé Sjef Houppermans30. « Trouble » est le mot que Gisèle Vienne a elle-même employé dans un entretien : « Le théâtre permet de jouer sur le vrai et le faux en créant des troubles narratifs31. »

15En vérité, son attrait pour les marionnettes, les poupées, les mannequins est à mettre en relation avec tout son travail sur les états et les devenirs des corps, sur leurs avatars réifiés ou mécanisés ; manière d’interroger les limites du vivant, de l’organique, mais aussi la définition, quelque nom qu’on lui donne (« âme », « esprit », « conscience », « subjectivité »), de ce qu’il y aurait « dans » le corps : l’« intérieur » recèle-t-il quelque « intériorité » ? Que pouvons-nous savoir du dedans du dedans, de ce qu’il y a de « plus dedans » (intimus comme superlatif d’intus) ? Qu’en est-il de l’intériorité quand un corps se mécanise, quand un simulacre est animé ? L’empathie est-elle possible quand nous entrons en relation avec un simulacre, lorsque nous ne voyons pas ses yeux ou, si nous les voyons, ne percevons que le vide du regard ? Qu’en est-il même de la subjectivité (la nôtre, celle de l’artiste) lorsque se révèle l’étrange ressemblance entre le visage de telle poupée d’À travers leurs larmes et celui de Gisèle Vienne en personne, la même mèche plaquée leur barrant le font32?

16Toutes ces questions rejoignent un moment important de la pièce : Wayne remarque l’attirance de Dean pour des adolescents qui ressemblent aux héros de séries télévisées, comme celui de Flipper le Dauphin, et rapporte à David ce propos de Dean : « Les personnages qu’on voit à l’écran n’ont pas de vie intérieure, à la différence des vrais êtres humains qui sont tellement complexes et impossibles à comprendre, quels que soient vos efforts33. » En fait, ces adolescents que Dean invite à vivre quelques jours avec lui afin de mieux les connaître, il n’a de cesse de les réduire à l’état de marionnettes pour qu’enfin s’élève de leurs cadavres une voix fantomatique qui clamera pitoyablement leur identité de jeunes idoles télévisées. La manipulation des marionnettes et la manipulation psychique participent d’une même entreprise visant à fictionnaliser ces petites victimes que le langage sadien désigne si justement comme des « plastrons »… et qui ne demandent pas mieux que d’être traitées comme tels.

Les médiations de l’intime

17Le dédoublement du dispositif opéral entre le scénique et l’imprimé, le dédoublement de la représentation en représentation d’une représentation, le dédoublement de David en narrateur-montreur du récit et personnage de l’histoire, sa démultiplication dans les marionnettes qu’il anime et dans les voix qu’il leur attribue, tout cela nous entraîne très loin de l’immédiateté et de la transparence qui font l’efficace des messages à consommer. Que les médiations soient à la fois nombreuses et manifestes signifie-t-il qu’elles induisent une mise à distance, voire une distanciation, à l’égal du Verfremdung-Effekt de Brecht ? Non, car le matériau est celui du plus intime, c’est celui du fantasme, de sa mise en acte et de sa mise en récit, c’est celui d’une pulsion qui ne cesse de rebondir d’un médium à l’autre. Le trouble qui opacifie le récit renvoie aux détours, replis et retraits d’une narration impossible, comme prise de vertige à l’approche de cette question lancinante : qu’est-ce que c’est que vouloir la mort ? Cette question se présente sous deux points de vue. Dans le premier des deux textes du fanzine, Dean déclare à ses deux amis, à propos des jeunes garçons morts (ces Kindertoten qui hantaient déjà la pièce de 2007):

[…] je me suis rendu compte aujourd’hui qu’il y a une tonne de bordel qui se passe dans leurs têtes quand nous les tuons. Pendant tout ce temps je me dis seulement : ils sont mignons, un point c’est tout. Les tuer, c’est comme… la grande fin. Mais je me suis rendu compte aujourd’hui que nous ne les avons pas… connus du tout. Pas un seul. Alors c’est comme s’ils ne nous appartenaient pas, même pas morts. Ils nous ont échappé34.

18Du côté des victimes volontaires, c’est cette déclaration de Brad sur ses motivations:

Il y a trop de confusion dans la vie. Et la mort a l’air d’être un endroit génial. Le pire qui pourrait arriver est rien comme…, devenir rien, et ça me va. Mais à en croire certaines personnes, ça pourrait être trop bien là-bas. Tous ces putains de démons ! Châtier les vivants ! Je suis prêt35

19Jerk met pareillement « une tonne de bordel dans nos têtes ». Comment qualifier autrement ce qu’il advient ici de toutes les émotions qu’agite la mise au jour, l’exposition du matériau fantasmatique ? – ces émotions que lisse bien proprement le récit mainstream en levant haut autour d’elles la garde axiologico-normative. Dans Jerk, la facile mécanique des émotions est déjouée parce qu’elle est jouée et qu’elle l’est parfois même avec enjouement, comme en témoignent les rires des spectateurs à certains moments – des rires qui pourraient bien être régis par le principe de décharge mis au jour par Freud dans son travail sur le mot d’esprit36. Ne pas percevoir la structure labyrinthique du désir et de ses expressions, c’est dès lors exposer Jerk à deux sortes de malentendus. La réaction de premier degré devant l’horreur de ce qui est dit ou montré revient à neutraliser les médiations médiales, à les rendre transparentes. La réaction de second degré revient, elle, à rabattre le médium sur des catégories préétablies : la catégorie éthique des limites du représentable et la catégorie sociologique de la provocation comme stratégie d’autopromotion de toute une partie de l’art contemporain. Ces deux types de réactions manquent ce qui fait la spécificité de Jerk : en installant en nous le malaise, c’est sur les modalités de la représentation que la pièce nous invite à concentrer notre attention, à distance des récits mainstream informés par le storytelling comme des récits de faits divers rapportés par les médias. Le langage des personnages de Jerk et l’horizon culturel dans lequel ils évoluent peuvent bien être ceux de notre époque, les outils mis en œuvre ceux pour partie de la littérature et de l’art d’aujourd’hui, les questions sont celles que posent Sade et Bataille, et l’on percevra toujours comme scandaleuses les œuvres qui ne prétendent pas y apporter de réponse.