Colloques en ligne

Sophie Rabau

Comment saboter un texte ?

1S’il est des écrivain.es connu.es, il est aussi des lecteur.rices célèbres. Paul Moses est l’un d’entre elles1, depuis que Wayne Booth a raconté son (assez triste) histoire, dans son essai The Company we keep. C’est donc l’histoire de Paul Moses un jeune assistant professord’art à l’Université de Chicago et de la liste de lecture assignée aux étudiant.es de première année. Le roman de Mark Twain, Huckelberry Finn2 est au programme. Paul Moses, j’ai oublié de le dire, était afro américain et cette année-là il informa ses collègues qu’il refusait dorénavant d’enseigner ce roman : il s’y trouvait des portraits d’afro-américains caricaturaux voire injurieux ; Moses ne pouvait en aucun cas approuver la représentation du rapport entre blancs et esclaves récemment libéré.es. En un mot, Paul Moses ne voulait ni analyser ni faire lire ce roman.

2L’histoire de Paul Moses est l’histoire d’une double exclusion : l’exclusion évidemment d’une minorité et de son point de vue dans une université en grande majorité blanche (faut-il préciser que Paul Moses ne fut nullement soutenu ?), mais aussi l’exclusion d’une manière de lire. Car ni Paul Moses ni ses collègues ne firent l’hypothèse que l’on pouvait bien lire le roman de Twain sans être d’accord avec son propos, comme s’il n’y avait qu’une manière de lire, en accord avec le texte. Une lecture en désaccord, voilà qui n’était pas possible et d’ailleurs pas même envisagé ni par le héros de cette histoire ni par ceux.elles qui la rapportent.

3Paul Moses aurait pu faire cours sur ce roman (et quelques autres encore plus nauséabonds). Encore aurait-il fallu qu’il pratiquât la lecture divergente et sa précieuse science auxiliaire : l’art difficile de saboter les textes.  Les textes ? Pas exactement. Pas seulement. Certes Paul Moses pouvait répondre au texte de Twain, laisser entendre sa réaction singulière et minoritaire d’afro-américain. Mais plus qu’au texte, il pouvait s’en prendre à une manière de lire, celle qu’il pratiquait lui-même, celle que nous pratiquons encore bien souvent dans et hors l’université : une lecture d’admiration, de respect, qui entend servir le texte à partir d’une unique hypothèse englobante, qui exclut donc l’idée de divergence ou d’exception.  

4Or le point de vue minoritaire et la manière de lire sont inextricablement liés. Si des minorités, sont exclues de l’institution c’est non pas seulement en tant que minorités mais parce que notre manière habituelle de lire dans sa forme même exclut le minoritaire. Par quoi une lectrice ne peut affronter et combattre le fond d’un propos politique tel qu’il le trouve dans un texte donné sans changer en même temps sa manière de lire. Le sabotage littéraire s’attaque donc à un genre de lecture qui exclut l’exception. Plus que le texte, c’est la lecture, une forme de lecture, qu’il permet de mettre en panne.

Paradoxe de la lecture globalisante

5Quand on lit le texte à partir d’une hypothèse globalisante, on produit la possibilité d’une lecture minoritaire tout en y faisant paradoxalement obstacle. Cette affirmation se soutient d’une autre thèse : il n’y a pas dans un texte quelque chose qui serait en soi de l’ordre du dominant, du majoritaire, de l’important et quelque chose qui relèverait du minoritaire, du moins important, de l’inessentiel. Il n’y a donc pas de programme qui se grippe ou qui se met en panne et le texte ne contient pas la possibilité de son propre sabotage pas plus d’ailleurs qu’il ne contient la possibilité de son propre fonctionnement. En revanche, on peut le lire pour le faire fonctionner ou pour le faire capoter. Cette position n’allant pas de soi, et un saboteur devant toujours bien connaître sa cible, commençons par expliquer ce que l’on peut entendre par lecture globalisante.  On posera que dans le cadre universitaire et au-delà on lit généralement (majoritairement, donc) à partir d’une hypothèse dont nous décidons qu’elle est valable pour le texte dans son ensemble et pour chacune de ses parties. La chose peut se réaliser sous différents aspects. Du côté de l’auteur, on a classiquement et anciennement l’idée d’une homogénéité du texte en fonction d’une intention constante et stable qui se retrouve en tous les points du texte. Du côté du message, si l’on en pince pour des lectures fleurant bon le vingtième siècle post-structuraliste, on appellera à la rescousse les idées d’isotopie et de récurrence d’un phénomène ou encore de programme narratif initial, expression où l’emploi du singulier laisse entendre qu’il n’y a ou ne devrait y avoir qu’un seul programme. Du côté du référent, on soutient, parfois même sans s’en apercevoir tant la chose semble évidente, que le texte appartient à un seul contexte auquel il est susceptible de faire allusion. Dans le même esprit, nous classons le texte dans une seule catégorie qui détermine l’ensemble des observations que l’on peut faire : c’est une épopée, c’est un texte polémique, le registre est comique… Du côté de la réception enfin, on suppose, dans la pratique courante de l’explication de texte, que le texte s’adresse à un seul destinataire. La chose ne va pas de soi tant les études de réception nous donnent parfois l’illusion que nous connaissons la diversité des lectorats possibles d’une œuvre. Mais quand j’écris, par exemple, que telle scène est pathétique, je suppose qu’elle tirera des larmes à quiconque et ne m’embarrasse pas de précision : on lit rarement sous la plume des critiques que le texte est pathétique pour « le lecteur sensible et névrosée, née entre 1960 et 1968. » 

6D’un point de vue historique, on trouve souvent l’origine de cette manière de lire dans la méthode des parallèles pratiquée depuis les commentaires des savants de la bibliothèque d’Alexandrie : il faut expliquer Homère à partir d’Homère3. Autrement dit on juge un passage authentique si on peut le mettre en rapport avec d’autres passages. L’exception est réputée ne pas être d’Homère. Cette vision uniformisante du texte se retrouve dans  les adjectifs formés sur les noms d’auteur : c’est euripidéen, cornélien, shakespearien etc. En d’autres termes, un auteur se ressemble à lui-même. Partant son texte est uniforme.

7Une bonne lecture est donc une lecture qui réduit l’apparente diversité à une seule ligne de lecture, ce qui est logique puisque le texte est conçu comme uniforme. Voilà pourquoi un des critères de réussite d’une interprétation est son économie : une hypothèse économique montre qu’en fait tout se ramène à un seul fil, permet de tout (s)avoir du texte avec une seule idée. Bref, c’est une hypothèse qui homogénéise et englobe.

8Les choses deviennent intéressantes quand on s’avise que la chose ne fonctionne jamais tout à fait. Quiconque a pratiqué l’art du commentaire ou de l’explication de texte, sait bien que ce type de lecture produit des restes, des passages illisibles qui ne cadrent pas avec l’hypothèse englobante. Il suffit bien sûr de changer d’hypothèse pour produire d’autres restes, c’est-à-dire pour que d’autres passages résistent à leur tour au nouveau parti-pris. On s’en arrange, soit en oubliant ces passages, soit en tentant par divers artifices rhétoriques de les faire entrer plus ou moins de force dans le cadre de sa lecture (qui n’a jamais dit que les passages comiques concourent, en fait, au tragique ?). Mais Il se trouve que la philologie classique a inventé un être étrange pour rendre compte de ces restes : c’est l’interpolateur à qui on attribue les passages qui échappent à son hypothèse de lecture. Ce n’est pas euripidéen et c’est donc interpolé, inauthentique, ajouté par quelqu’un qui n’est pas l’auteur, mais l’interpolateur4. Dans cette perspective, l’interpolateur est celui à qui j’attribue ce qui diverge d’avec mon hypothèse de lecture : figure d’auteur, il est l’auteur du divergent, de ce que je n’arrive pas à lire à partir de mon hypothèse englobante. En ce sens, l’interpolateur est auteur du minoritaire.

9Or cet auteur est aussi conçu comme un lecteur qui, pour une raison inconnue (mais que l’on peut imaginer, les savants ne s’en privent pas), lirait contre ce qui est considéré comme la dominante du texte et qui au besoin amplifierait les fils réputés minoritaires qu’il lui plaît de suivre.

10Et voici que nous tenons une première figure de lecteur nettement minoritaire, un lecteur-saboteur qui empêche que cela fonctionne. Que fonctionne quoi ? Non pas le texte mais un certain type de lecture du texte. L’interpolateur est un lecteur qui vient gâcher la fête de la lecture englobante.  Face à un lecteur qui unifie et homogénéise le texte, le lecteur saboteur ajoute du mineur, du non conforme à cette lecture. Le texte est « un objet linguistique susceptible d’être pluralisé ou unifié 5». On ne peut donc concevoir ce saboteur que sur fond d’une lecture unifiante et inversement ce saboteur n’agit que s’il y a lecture unifiante.

11Cette manière de voir les choses ne va pas tout à fait de soi. Je ne peux nier la force de l’intuition selon laquelle il existe des phénomènes objectivement textuels où on peut observer ce que l’auteur (et non le lecteur) présente comme dominante de son texte, ou comme son programme narratif, ou comme le sens du texte etc.  Ainsi considère-t-on généralement que l’ouverture d’un texte est un lieu stratégique pour observer ce qui va en être la dominante : Shakespeare commence Roméo et Juliette par un prologue mis dans la bouche du chœur qui annonce au spectateur que tout cela va inexorablement conduire à la mort des amants. Si Shakespeare a mis la chose à cet endroit, c’est qu’il voulait qu’on lise son texte en ce sens. Dans la même optique, on considère que la moralité d’une fable ou d’un conte est le lieu privilégié où est donné une clef de lecture sur le sens dominant à chercher dans le texte. Mais bien évidemment l’idée que ces lieux sont déterminants est une convention de lecture : nous lisons comme cela dans notre communauté de lecteurs, et nous ne nous apercevons pas qu’on peut lire autrement. Quand un auteur propose ainsi une « dominante » dans un lieu réputé stratégique, il s’adapte à cette manière de lire, il met en place ce que j’appellerai une lecture interne et renforce notre illusion que « c’est bien là objectivement dans le texte ». Un texte peut donc proposer des auto-commentaires globalisant. Ce qui ne veut pas dire que ces autocommentaires sont effectivement déterminants de toute éternité et en tous lieux. Il suffit de lire autrement, selon d’autres conventions, pour ébranler cette vision des choses. Il suffit de lire Romeo et Juliette en s’intéressant et en donnant priorité à toutes les possibilités offertes aux héros pour échapper à leur destin qui n’est peut-être pas d’ailleurs un destin. Alors rien n’est plus vraiment déterminé par les étoiles et le chœur semble exagérément pessimiste6. Ou encore il n’est que de postuler que les moralités portent toujours sur une autre fable que celle qu’elles accompagnent pour se rendre compte que ce nouveau parti-pris est tout à fait opérant, voire fructueux7.

12Lire en sabotant, ce n’est donc pas lire contre ce qui domine dans le texte ; c’est s’opposer à un mode de lecture globalisant qui produit des restes. Voilà pourquoi la théorie dite des « textes possibles » et l’idée même de dysfonctionnement est une théorie de la lecture et non pas une théorie du texte. Notons à cet égard que bien souvent les passages que l’on pourrait décrire comme des dysfonctionnements au sens de Michel Charles8 – disons, par exemple, une contradiction d’une page à l’autre, ou l’insertion d’une scène qui semble en contradiction avec le « programme » du texte –, sont exactement le même type de passage que les éditeurs textuels sont susceptibles de déclarer interpolés. Dans les deux cas, ce sont des lieux qui échappent à une lecture globalisante et qui sont donc produits par l’existence même de cette lecture globalisante. Il est frappant à cet égard que Charles, qui est d’abord, faut-il le rappeler, un théoricien de la lecture, explique parfois le dysfonctionnement par la rencontre entre deux cohérences : la coexistence entre ces deux cohérences n’est problématique que dans un régime de lecture visant à affirmer la cohérence et l’unité du texte ; par quoi le « dysfonctionnement » ne se produit que dans l’optique de cette lecture. Une lecture postulant la bipolarité du texte n’y verra en rien un signe de mauvais fonctionnement du texte (c’est-à-dire, on l’a compris à ce stade, de la lecture). C’est d’ailleurs toute l’ambigüité des lectures inspirées de la théorie des textes possibles qu’elles hésitent en fait entre deux régimes de lecture : tout en admettant qu’il existe plusieurs textes dans le texte, les critiques et théoriciens des textes possibles repèrent la présence de ces multiples textes depuis l’optique d’une lecture englobante posant l’unité et l’homogénéité du texte. Dans ces conditions, si nous appelons lecture minoritaire une lecture qui s’intéresse à ce qui semble moins important ou mineur dans le texte, en d’autres termes aux « restes » produits par la lecture globalisante, il s’ensuit que la lecture minoritaire a pour condition de possibilité une lecture globalisante qui, paradoxalement, va toujours tenter soit de réduire intellectuellement, soit de supprimer, ce qui pourrait relever de cette lecture minoritaire.

13Ces quelques considérations auraient pu être fort utiles à Paul Moses et même si pour lui elles arrivent un peu tard (qu’est donc devenu Paul Moses ?), on peut formuler l’espoir qu’elles seront utiles à l’avenir à d’autres lecteurs minoritaires. Que pouvait donc faire Paul Moses (et que peut-on faire si on se trouve à peu près dans sa situation) ? Moses enseigne un texte de littérature anglo-américaine dans une Université où l’on peut penser que l’étude de Huckleberry Finn repose, par exemple, sur cette idée que je trouve dans un ouvrage pédagogique élémentaire sur le roman : « Tout le roman doit être lu à travers l’opposition entre la liberté et la civilisation9. » Où glisser, dans cette vision du texte, l’idée que la position d’afro-américain a pu précisément consister à ne posséder ni la liberté ni l’inclusion dans ce qui était considéré comme la civilisation. Si Paul Moses avait tenté cette remarque devant ses collègues et même devant ses étudiant.es, il se serait sans doute vu répondre que cette manière de voir les choses n’est pas dans le programme du roman. On aurait donc condamné sa lecture subjective, mal à propos, à la limite de l’interpolation mentale. Bref Paul Moses devait se soumettre à l’hypothèse dominante ou démissionner, ce qu’il fit peut-être, bien que l’histoire ne le dise pas.Démissionner ou apprendre à saboter, c’est-à-dire enrayer la lecture globalisante, y inscrire un autre point de vue, lire autrement pour dire que l’on est autre, la méthode de la lecture et le fond du désaccord étant liés.

Apprendre à saboter

14Pour enrayer efficacement la lecture globalisante, il me semble que le plus efficace est de mener quelques opérations que je vais détailler et distinguer ici pour le saboteur débutant. Un saboteur plus aguerri peut mener de front ces différentes actions.

15On commencera par s’attaquer aux conceptions de l’auteur, du lecteur, du texte présupposées par la lecture globalisante. Contre l’idée d’une homogénéité du texte, il convient d’abord de remettre en question le refus de l’exception, la gêne devant l’atypique et de rechercher ce qui fait reste par rapport à une hypothèse homogénéisante. Je recommande à cet égard un exercice critique élémentaire à l’apprenti saboteur. Après avoir pris connaissance d’une lecture globalisante ou, au besoin, après avoir lui-même mené à bien cette lecture, l’étudiant.e en sabotage entreprendra de lire à partir des éléments rendus exceptionnels et atypiques par le biais de son hypothèse englobante.  Ille aura soin évidemment de ne pas se limiter à un seul élément réputé exceptionnel car ille courrait alors le risque de se livrer à une nouvelle lecture homogène. Soit par exemple une lecture de l’Iliade assez courante selon laquelle l’épopée narre l’histoire de la colère d’Achillle. Un saboteur va chercher les exceptions à cet énoncé et livrer une description, qu’il ne cherchera pas à unifier, selon laquelle l’Iliade est l’histoire de femmes en larmes, de la tristesse (et non de la colère) d’Achille, de l’amitié entre Achille et Patrocle, d’une femme nommée Hélène qui a un peu trahi les siens et ne sait pas où elle en est.  Il finira en proposant plusieurs titres pour l’épopée sans en choisir un en particulier. Le but de cet exercice élémentaire est de constituer le texte, non pas en un ensemble de phénomènes unifiés, mais en une collection d’hapax, d’exceptions, d’irrégularités.

16La future sabotrice apprendra ensuite à attaquer la nécessité du texte. Par l’expression « nécessité du texte », je désigne l’idée que tout le texte obéit à une cause (disons l’intention de l’auteur) qui ne pouvait produire d’autre effet que le texte et qui y conduit nécessairement. L’hypothèse englobante, notamment quand elle porte sur l’intention de l’auteur.e, est souvent présentée comme cette cause qui est réputée ne pouvoir entraîner qu’une seule conséquence : le texte tel que je le lis.  Est négligée l’idée que la même cause puisse avoir plusieurs effets contradictoires ou encore que le texte obéisse à un réseau de causes contradictoires entre elles. Il est donc suggéré que le texte ne peut être que ce je dis qu’il est quand je l’explique, c’est-à-dire quand je lui trouve une raison nécessaire. Cette manière de procéder est particulièrement spectaculaire quand elle s’exerce à propos des textes réputés appartenir au genre de la tragédie. Il est en effet fort tentant face à ce genre de texte d’établir un parallèle entre trois nécessités : la nécessité représentée dans la fiction (il n’y a pas d’alternative à ce que vivent les personnages, ils n’ont pas le choix) ; la nécessité du texte (le texte ne peut être que ce que je dis qu’il est) ; la nécessité de ma lecture (on peut le lire le texte autrement qu’à ma manière). De fait, n’importe quel.le étudiant.e de première année sait qu’il faut lire une tragédie à partir de l’idée de la fatalité, ce qui signifie qu’il n’y a de choix ni pour les personnages ni pour le lecteur qui doit lire selon cette idée. Un saboteur dénoncera cette vision des choses comme une illusion et proposera donc des alternatives. Prenons la pièce de Sophocle, Œdipe Roi, qui est généralement donnée comme l’exemple même d’une intrigue inexorable. Un.e bon.ne étudiant.e s’efforcera de montrer qu’Œdipe n’a pas d’autre choix que d’apprendre qui il est et ce qu’il a fait et donc de se crever les yeux, etc. Pourtant un personnage qui s’y connaît un peu en destin, Tirésias, dit d’emblée à Œdipe qu’il ferait mieux d’arrêter l’enquête et que d’autres possibilités s’offrent à lui. Et c’est ainsi qu’un lecteur fort respectable, mais peut-être moins respectueux que les autres, a remarqué récemment à propos de l’oracle d’Apollon ordonnant d’enquêter sur le meurtrier de Laios qu’« il ne serait pas impossible d’y échapper10 ». Ce à quoi s’oppose Jean-Louis Backès (c’est le nom du lecteur) ce n’est pas au texte, ou à l’essentiel du texte, ou à la colonne vertébrale du texte, mais à ce genre de lecture selon laquelle, dans Œdipe Roi, tout doit nécessairement conduire à l’issue que l’on sait. Ce type de lecture a quelques ramifications extralittéraires et le slogan « il n’y a pas d’alternative » continue d’avoir un certain poids dans le contexte économique et politique où nous devons vivre.

17Ce fumet politico-économique se fait insistant quand on en vient au troisième présupposé que doit mettre à mal une bonne sabotrice : la question de l’économie et de la rentabilité. La lecture globalisante fait des hypothèses économiques et rentables puisqu’une seule hypothèse suffit à expliquer tout le texte et assez logiquement (pour ne pas dire avec une certaine cohérence) elle prête à l’auteur ces vertus. De là vient peut-être l’idée assez étrange selon laquelle un auteur digne de ce nom ne perd pas de temps, par exemple ne se répète pas inutilement (bien des répétitions chez Homère ont été mises au compte d’un interpolateur) et surtout ne fait rien gratuitement, sans raison : tout est motivable même ce qui semble ne servir à rien et sert finalement, comme on sait, à produire un effet de réel. Selon cette vision des choses, la rentabilité est une qualité, ce qui me semble, pour le moins, sujet à débat dans le domaine littéraire et même extralittéraire. Quiconque veut pratiquer le sabotage littéraire a tout intérêt à s’attaquer à ces lectures « économiques ». Ce champ est l’objet de prospection et on n’a pas encore repéré toutes les manières de lire en perdant du temps, voire de l’argent. Toutefois la jeune sabotrice ambitieuse ne manquera d’explorer deux pistes que je lui signale à titre d’encouragement dans la voie : on considérera avec une attention toute particulière les répétitions de scènes, motifs, mots etc. sans chercher à les justifier par de vulgaires problématiques réductrices et rentables (formule orale, isotopie etc ;) mais au contraire en notant que le texte dépense prodigalement le langage, pour rien en somme ; on forgera, en outre, des hypothèses non rentables eu égard à la lecture globalisante d’un texte : dans son remarquable ouvrage publié vers 1956 et intitulé l’art de commenter une tragédie François Germain, saboteur par anticipation, a ouvert la voie en proposant aux élèves quelques exercices assez peu rentables. Celui-ci n’est pas mal : « Cherchez tout ce qu’il y a d’invraisemblable dans telle ou telle tragédie », mais mon préféré reste l’assez bien trouvé : « Relevez dans le théâtre de Racine tout ce qui pourrait être comique », même si j’eusse préféré que l’auteur nous incitât à chercher « tout ce qui est comique » et non pas ce « qui pourrait l’être ». Quand on aime lire en sabotant, on ne regarde donc pas à la dépense ou à la rentabilité. Il se confirme que la manière de lire est aussi une manière de comportement qui n’a rien de neutre sur un plan politique. Ce lien apparaît plus directement si l’on en vient à interroger les présupposés de la lecture englobante quant au contexte.

18La lecture englobante pose généralement une unité et une homogénéité contextuelles. Le texte est réputé référer à un seul monde et être écrit également dans un seul monde. S’il peut référer au monde auquel il a été écrit c’est encore plus rentable, et donc éminemment préférable. Cette vision des choses a peut-être également à voir avec l’idée d’une d’hyperadaptabilité de l’individu à son milieu et dans ce lien si spontanément fait entre auteur, texte et contexte, j’ai bien envie de voir une forme adoucie de la nécessité d’adapter nos formations au bassin d’emploi où nous les dispensons. Peut-être une sabotrice audacieuse tentera-t-elle un jour d’approfondir cette piste. Quoi qu’il en soit, cette manière de voir les choses repose sur une survalorisation du même, sur une pensée du même au même qui est profondément excluante, et pour le texte exclu de tout autre contexte, et pour le lecteur exclu la plupart du temps du contexte désigné comme le seul valable. Elle a, en outre, le défaut de nous obliger à une pensée des liens « naturels » ― le texte est naturellement lié à son contexte d’origine ― ce qui est bien regrettable en un temps (qui n’est pas « naturellement » le nôtre) où la pensée queer nous a largement appris à regarder avec suspicion les identités et rapports de parentés prétendument naturels. Je propose donc au saboteur de considérer qu’un texte est réputé parler de plusieurs autres contextes que celui qu’on lui assigne. Il faut ici signaler que de brillants sabotages par anticipation ont déjà œuvré dans cette direction ― que l’on pense seulement aux classique « applications » des fables antiques au monde du lecteur et d’une manière plus générale aux lectures allégoriques : en l’espèce les lecteurs chrétiens furent d’excellents saboteurs ce qui ne nous étonnera guère. Il ne faut pas s’arrêter en si bon chemin : pour ma part j’ai commencé une pratique de la géographie arbitraire où j’appose le schéma du trajet d’Ulysse et de quelques autres sur différents lieux du monde, ce qui a pour effet d’une part de diversifier le texte, d’en faire un lieu d’hospitalité en quelque sorte et aussi ― ce n’est pas ici mon sujet mais la chose est séduisante ― de modifier le monde plus ou moins drastiquement11.  

19À l’uniformité faussement évidente de la relation entre le texte et « son » contexte fait écho l’uniformité du lecteur, ce à quoi un saboteur doit également savoir s’attaquer. Pour prendre un exemple frappant et assez bien connu de ce dernier phénomène, nous supposons la plupart du temps qu’un texte est lu par et écrit pour un lecteur hétérosexuel, ce qui entraîne trois réflexes de lecture : nous faisons confiance à l’affirmation que tel roman nous raconte uniquement un amour hétérosexuel ― Manon Lescaut raconte les amours de des Grieux et Manon ― et nous croyons à l’idée que le discours sur cet amour n’est en aucun cas clandestin mais direct et explicite ; nous supposons, en outre, une identité de vue entre le lecteur et le point de vue sur la femme aimée. Précisons que lorsque je dis « nous » ici, je ne cherche pas à uniformiser ma propre idée du lecteur ou de la lectrice (bien que l’on se réforme mal de ses mauvaises habitudes), mais confirme plutôt que décidément dans la pratique de lecture universitaire, les particularités individuelles ne sont généralement pas prises en compte. Une méthode de lecture s’adresse à tous et non pas à certains et même pas à tout.tes. Soit par exemple cet énoncé critique, imaginaire mais assez vraisemblable : « Cette hyperbole associée à la gradation dans l’éloge vise à persuader le lecteur de l’extrême beauté de Guenièvre etc. ». On lit moins souvent, et pour ma part je ne l’ai jamais lu, un énoncé tel que : « Cette hyperbole, associée à la gradation dans l’éloge, est tellement conventionnelle que le lecteur qui préfère les garçons peut ne pas la lire et continuer sa lecture tout axée sur les errances solitaires de Lancelot dans la forêt ». Si l’on revient, dans la même optique, à l’exemple de Manon Lescaut, il suffit de supposer le point de vue d’un lecteur (imaginaire) qui se définit comme gay pour que le texte change assez radicalement et devienne le récit des amours plus ou moins déçues de Tiberge follement épris de son ami (amant) des Grieux. On dira que c’est moins voyant, moins dominant dans le texte et un saboteur encore mal assuré fera remarquer que par exemple le titre nous parle de Manon et non de Tiberge. Mais depuis quand, saboteur de l’année, devons-nous obligatoirement lire en fonction de ce qui est réputé le plus voyant ? Une minorité plus ou moins clandestine et par là habituée à un langage indirect a au contraire toutes les chances de chercher ce qui est dissimulé, ce qui ne se voit pas ou moins ― Le célèbre film Celluloïd closet en porte témoignage qui rappelle comment fonctionnait au 20ème siècle le regard de la communauté gay et lesbienne sur les films hollywoodiens12. Dans ce dernier cas, le saboteur s’en prend une nouvelle fois non pas au texte de Prévost, mais à une manière de le lire qui repose sur une idée générale et homogénéisée du lecteur et en fait, sans que nous nous en apercevions, une loi générale et régulatrice pour aborder le texte. En fait l’expression « le lecteur » ou une expression dérivée comme « l’effet du texte » voire l’expression « horizon d’attente », est traversée par deux opérations étranges : d’un côté on pose un sujet uniformisé (le lecteur) qui serait l’interlocuteur d’un énonciateur unique autrement appelé l’auteur ; d’un autre côté en individualisant la catégorie, en disant « le lecteur » pour « tous les lecteurs »,  on passe à côté de chaque sujet, de chaque lecteur. La diversité des lecteurs et lectrices est effacée et non pas recueillie par la catégorie « le lecteur ». Voilà quelques années, j’ai proposé avec quelques autres apprentis saboteur.rices de lire « contre l’auteur13 » : il s’agissait alors de s’entraîner à lire contre l’autorité de l’auteur et sa fonction unificatrice dont use et parfois abuse la lecture englobante. Je me dis à présent qu’il faudrait peut-être lire, également, « contre le lecteur », contre ce « le lecteur » qui uniformise la diversité des lecteurs et bien souvent, d’ailleurs, correspond un peu trop bien à l’idée régulatrice que l’on se fait de l’auteur.

20Le point est d’importance car une sabotrice consciencieuse doit se garder de remplacer une catégorie uniformisante par une autre et on aura compris que je ne suggère pas de substituer « le lecteur » ou même « tel lecteur » à « l’auteur ». C’est dans ce travers que tombe Wayne Booth quelques trois-cents pages après avoir exhumé Paul Moses des cendres de l’uniformité universitaire, quand il tente une lecture féministe de Rabelais : s’il change de point de vue, il ne change pas de méthode de lecture et il se contente d’examiner la rentabilité d’une hypothèse féministe pour lire Rabelais14. Une sabotrice consciencieuse s’en prendra au fait de l’uniformisation et posera que s’il existe une individualité de l’auteur (la chose est bien sûr discutable), il y a aussi une individualité du lecteur et qu’elle est infiniment variable, et jamais parfaitement adéquate à l’auteur unifié et individualisé. Je ne propose donc en aucun cas de reprendre « son bien à l’ennemi » et d’inclure, par exemple, Manon Lescaut dans la bibliothèque des textes gays. Je propose de multiplier les hypothèses non de lecture, mais de lecteurs, de multiplier dans ma lecture des figures singulières de lecteur et par là de faire obstacle à une quelconque annexion du texte par quiconque. J’espère donc qu’un jour nous demanderons à nos étudiant.es non pas « quelle est votre hypothèse de lecture » mais « quelle est votre hypothèse de lecteur ? » Pour le dire encore autrement, le lecteur singulier dont je parle est forcément en porte à faux par rapport à une hypothèse dominante et englobante, non pas parce qu’il est singulier, mais parce qu’il refuse d’englober : ille suit un fil mais ne fait pas une pelote, pas même un nœud. Le saboteur ne prend pas le pouvoir sur le texte qu’il produit et il combat toute prise de pouvoir lectorale. Autant dire qu’il n’a pas la vérité et s’en porte très bien. Ille se comporte en sujet mais en sujet mineur, si l’on peut dire : ille entend être le grain de sable qui, tout en restant grain de sable, empêche la machine de fonctionner. En sus du verbe saboter, il faudrait inventer le verbe graindesabler, ce que je viens de faire. Si nous lisons d’ordinaire en allant du même au même, chaque partie renvoyant à l’autre et toutes les parties se retrouvant dans une même hypothèse englobante, saboter reviendrait donc à lire en restant autre, d’être un lecteur qui parle du texte en gardant son altérité, qui parle en tant qu’il est l’autre, qui altère, encore un verbe qui peut servir de synonyme au verbe « saboter ».

21Jusqu’à présent ce lecteur altérant et graindesablant, je l’ai imaginé.e en train de produire des énoncés à propos du texte. On peut peut-être aller un peu plus loin, se demander s’ille ne pourrait pas parler non pas du texte mais dans le texte, et s’ille ne serait pas plus efficace en procédant de la sorte. C’est ici que les philologues qui lisaient et lisent parfois encore Homère en allant du même au même pourraient nous être utiles. Eux ou la créature altérante qu’ils conçurent, l’interpolateur, à qui l’on attribue ce qui fait l’autre, altère l’hypothèse englobante. Les philologues condamnent les textes qu’ils attribuent à un interpolateur. On voit ce qu’il reste à faire pour altérer encore plus un texte : arrêter de condamner, approuver et se mettre au travail, se faire un lecteur-auteur de l’autre, bref apprendre à interpoler les textes. C’est là un vaste sujet dont je ne ferai qu’esquisser la manière pour compléter ce vade mecum à l’usage du saboteur. L’art de l’interpolation est très divers en ses moyens et ses manières, mais son intérêt pour le sabotage est évident. Car il permet de miner de l’intérieur tout en restant mineur et différent, cela en marquant un écart par rapport à une hypothèse globalisante et surtout en insérant dans le texte des énoncés qui font reste, qui échappent à cette lecture dominante. Quand le commentateur s’applique à démontrer (à produire intellectuellement) l’homogénéité du texte, quand l’éditeur textuel produit matériellement cette homogénéité en supprimant les vers inauthentiques (c’est-à-dire ceux qui ne cadrent pas avec l’hypothèse globalisante), l’interpolateur, au contraire, introduit de l’écart et de l’irréductible entre les lignes ou entre les mots. Illustrons ces principes par un exemple frappant à l’usage de la sabotrice débutante qui n’hésitera pas à parfaire sa pratique par quelques exercices de son cru qu’ille forgera selon ses goûts et ses préoccupations du moment. Pour moi, ne goûtant guère le gras quand il est poétique, j’ai entrepris d’alléger un verset du mal nommé Alexis Léger dit (cela lui va mieux) Saint John Perse. Voici le passage avant mon intervention :

22Confronté à ce texte, un.e bon.ne étudiant.e pourrait produire une hypothèse de lecture englobante reposant sur ce qu’il nommerait l’isotopie du sensualisme : on a là, dirait-ille, une tentative de donner chair à des images désincarnées de l’éternel féminin. Ille aurait une bonne note. Je propose d’interpoler un autre point de vue dans cette lecture, une interrogation en contrechamp qui porte sur le corps du poète, grand absent de ce laïus où l’on goûte et renifle la femme. J’emprunte pour ce faire un syntagme à l’un de mes écrivains préférés et obtiens la version suivante :

23J’avoue que le poème de Perse me semble beaucoup plus lisible de la sorte et moins accablant à tous les sens du terme. Quand je dis qu’il me semble plus lisible, je veux dire qu’en interpolant je peux continuer de le lire tout en divergeant. En parlant de « continuer à lire » je retrouve Paul Moses à qui j’aurais volontiers dédié cet exercice d’interpolation. Car en interpolant, Paul Moses aurait pu continuer à lire et à faire lire le roman de Mark Twain qui lui posait tant problème. L’interpolation lui aurait permis de devenir le sujet de sa lecture sans pour autant dominer le texte comme le texte (et la lecture qu’il devait en faire) le dominait. Le dominait en tant qu’afro-américain ? Sans doute… mais tout autant en tant que lecteur. Car c’est le dernier et le plus pervers effet de la lecture totalisante qu’elle place la lectrice, chaque lectrice, chaque lecteur, en position de minorité plus ou moins volontaire. Aucun.e lectrice ne sera jamais du côté de la majorité, tant que l’on parlera du lecteur en une généralisation uniformisante. Chaque lecteur, en ce sens, fait écart et est prié de taire cet écart pour servir (la métaphore est aussi courante qu’inquiétante) le texte, ou plutôt l’hypothèse totalisante formulée à propos du texte. C’est sans doute un des plus grands paradoxes de la littérature romantique et post-romantique qu’elle a inventé l’irréductible singularité de l’auteur et du texte et, en même temps, un système de lecture où l’idée d’une individualité du lecteur ne fait pas sens, où tout lecteur est susceptible d’en remplacer un autre. Ce n’est pas tant que « n’importe qui parle », mais bien que n’importe qui lit… Si cette dernière hypothèse fait sens, la tâche du saboteur littéraire pourrait éclabousser le monde au-delà des rivages de la littérature. Car s’il n’est pas certain que la politique fasse modèle pour la lecture, il se pourrait que la lecture puisse faire modèle pour l’action politique, que le refus de se soumettre à un mode de lecture totalisant soit une assez bonne propédeutique à une insoumission plus générale. On a dit et redit que la lecture était émancipatrice, mais si elle l’était vraiment Paul Moses aurait pu lire et enseigner le roman de Mark Twain et tous ceux qui lui posaient problème. J’aurais voulu, je crois, que moi ou une autre sabotrice se trouve, ce jour-là, dans un coin de cette salle de réunion où Paul Moses affronta ses collègues : l’un.e d’entre nous se serait discrètement assise à côté de lui et lui aurait glissé dans l’oreille que certaines manières de lire sont plus émancipatrices que d’autres.

24On parle rarement de la mort des lecteurs célèbres. Je me suis demandé si Paul Moses vivait et lisait encore. Une archive du New York Times m’indique que le 25 mars 1966, comme j’allais avoir deux ans, un certain Paul B. Moses, 37 ans, assistant professor à l’université de Chicago a été tué par balle par un voleur de voiture dans un quartier résidentiel du Nord de Chicago, bien loin de son université qui se situe au sud de la ville. Est-ce le même Paul Moses ? Était-il donc resté en poste et s’était-il soumis à l’ordre lectoral jusqu’à cette mort prématurée ?  Est-il trop tard ? À quel texte ou à quelle œuvre pensait Paul Moses quand il ne vit pas l’homme armé qui braquait son arme sur lui ? Avait-il trouvé moyen de lire autrement ? Et s’il avait survécu, cette mésaventure aurait-elle changé sa manière de lire ? Puis-je lire selon Paul Moses tel que je l’imagine, le prendre comme hypothèse de lecteur, à défaut de pouvoir le ressusciter ? En attendant d’écrire la biographie de chaque lecteur et les déposer sur les rayons des bibliothèques à côté des biographies d’auteur, on peut déjà faire courir le bruit, dans les cercles où l’on se soucie de lire, qu’il est grand temps se de mettre au travail. Quand le livre te dégoûte, lectrice, ne le ferme pas : sabote…