Colloques en ligne

Maxime Laurent

 Orphée – Loti – Roland B.

1. Un euphémisme et tout un programme

1Roland Barthes « aimait assez » Aziyadé1. C’est un euphémisme. En effet, la préface qu’il a rédigée pour une traduction italienne du roman parle moins « sur » celui-ci qu’« ‛en’ lui, à sa manière » – comme si Barthes cherchait à « [atteindre un texte de jouissance] par un autre texte de jouissance »2. Comme nous le verrons, cette affection pour Aziyadé implique une appropriation de l’œuvre et de son auteur, laquelle favorise toute une série de distorsions des faits attenants à l’ouvrage. Bien que je m’estime philologue, mon propos n’est pas de dénoncer ces diverses opérations. En les détaillant, j’aimerais montrer que certaines redoublent, sans forcément les décrire, celles mises en œuvre par Loti lui-même dans la transformation de son journal en premier roman. En l’espèce, le commentaire mimétique de Barthes me paraît participer du même mode orphique3 de production littéraire que le roman de Loti. L’un et l’autre texte témoignent d’une tentative d’insérer leur auteur dans un « tableau plein de mouvement et de lumière »4 – tout en laissant « un objet aimé »5 parmi les ombres. Les différences qui apparaîtront sont moins de nature que de degrés. Le parcours que je propose devrait faciliter l’examen du lien entretenu par certaines opérations barthésiennes – notamment à partir du Plaisir du texte – avec la mauvaise conscience.

2. Liste des opérations

2A. Invitation. Barthes imagine Loti dans sa maison d’Hendaye6, au milieu de « vieilleries marocaines et japonaises »7. Si Loti est bien mort à Hendaye, où il possédait une maison, ses bibelots s’entassaient à Rochefort. C’est là qu’il a fait prendre des clichés de lui en vêtements exotiques. La confusion arrangeait Barthes qui avait régulièrement séjourné à Hendaye dans la maison de sa grand-mère maternelle8. Barthes imagine Loti dans sa maison d’Hendaye.

3B. Sélection. Des divers objets exotiques ramenés par Loti, Barthes ne retient que ceux provenant des pays où lui-même a récemment voyagé (deux semaines au Japon, en 1966) ou séjourné (au Maroc, notamment pour enseigner en 1969-1970). Barthes imagine Loti entouré de ses souvenirs.

4C. Co-mémoration. Ces souvenirs, il les appelle des « vieilleries ». De même, Aziyadé est un texte apparemment « démodé ». Or, l’obsolescence qui dévalue les bibelots de l’auteur ne frappe pas son œuvre : celle-ci énonce en effet « très souvent » du « pur signifiant » (179), lequel « n’est jamais démodé » (179). Énigme de cet apophtegme final. S’y déclare au moins une strate ou une apparence du propos de Barthes, qui serait, assez classiquement, de démontrer l’actualité de l’ouvrage et l’intérêt de sa republication ou, en l’occurrence, de sa traduction. Toutefois, une telle actualité ne serait que très superficiellement démontrée par des affinités très générales avec « le mouvement hippy » (176). En réalité, le temps auquel Barthes rattache Aziyadé, de manière aussi cohérente que voilée, c’est celui de son séjour marocain. Ces hippies sont ceux qu’il a croisés à Tanger9.

5D. Con-sonnation. Explicitant les guillemets du titre de l’essai, le premier paragraphe détaille les résonances du nom d’Aziyadé, du seul point de vue du « je » : « je lis et j’entends ceci » (164). « Je » aurait pu ajouter : je redis. Car, si les deux points du titre (Pierre Loti : « Aziyadé ») référaient la profération du nom à son auteur, les premières lignes du paragraphe s’emploient aussi à la concurrencer, sur le plan la sensualité des sons : la liste des phonèmes composant « Aziyadé » se conclut sur de riches allitérations : « tout ce train sonore, glissant et s’étalant, subtil et plantureux » (164), lequel semble même fournir l’idée suivante : « constellation » (164). Je note qu’aucune des consonnes répétées par Barthes ne provient du nom qu’il décrit ; mais qu’à la sifflante exception du /s/, ces sons composent Pierre Loti. Un certain Saussure nous encouragerait peut-être à conclure qu’en parlant du nom d’Aziyadé Barthes honorait davantage celui de l’auteur10. Il tente en tout cas de reproduire en son commentaire le geste de Loti. Les « projections » que nous avons jusque-là cru diagnostiquer relèvent ainsi tout autant d’une stratégie de répétition et d’imitation : non seulement Barthes lit Loti à la lumière de ses souvenirs ; écrire à son propos revient aussi à éclairer ceux-ci. Barthes projette des éclats de sa propre vie sous les feux qu’il discerne dans l’œuvre.

6E. Hiérarchisation. Le commentaire s’ouvre donc sur un défilé de rêveries à propos de ce nom d’Aziyadé : les alimentent d’abord, comme on l’a vu, 1) la sensualité des sons, voyelles puis consonnes, puis 2) une géographie fourmillante de destinations prometteuses, puis 3) une littérature française qui a su faire de cet espace la matière de belles œuvres11. Ainsi, avant de renvoyer 4) « à quelque vague personnage féminin », Aziyadé déploie ainsi un ailleurs où s’est exercé le talent des écrivains d’ici, parmi lesquels Loti « chantre de Stamboul ». Enfin, dernière étape, vient 5) « le préjugé d’avoir affaire à un roman vieillot, fade et rose ». Cette hiérarchisation se veut à la fois chronologique (« d’abord ») et axiologique : ce qui précède est plus beau, vaut plus que ce qui suit. Le premier et meilleur moment de cette émanation – à la fois néo- et anti-platonicienne – est ainsi l’expérience d’un signifiant aural (« j’entends », « les plus claires », « tout ce train sonore ») et oral (« l’ouverture… des lèvres », « le mouillement sensuel, grassouillet du yod ») dont le grain plaisant se trouve peu à peu recouvert, et potentiellement oublié, par des connaissances géographiques, historiques, littéraires – jusqu’aux idées de la critique, qui sont des « préjugé[s] » (« vieillot, fade et rose »). Dévaluant, ce recouvrement est aussi dévalade, puisque Barthes se proposera, dans cette préface, d’en remonter la pente – jusqu’au « pur signifiant », « jamais démodé » (179), jusqu’à « l’idée d’un texte » (165), qui n’aurait cette fois rien d’une doxa

img-1-small450.pngLe trajet du commentaire s’annonce donc par cette parodie de platonisme, où signifiants et plaisirs occupent le ciel au-delà des « étoiles » (164). On comprend qu’en lisant Aziyadé, Barthes veut aussi faire l’apologie d’une lecture qui lui soit à la fois plus consubstantielle à l’œuvre, et supérieure aux œuvres d’une critique où « plaisir » et « fantasme » n’ont pas droit de cité. Les préjugés dont souffre l’ouvrage seraient en effet ceux-là même qui dévaluent le plaisir pris au signifiant. Barthes imagine si bien Loti dans son plaisir du texte que « la plongée dans la substance intemporelle du démodé » en viendra ainsi à désigner « le projet éthique du livre » (166), et non seulement celui du commentaire. La Turquie lui semble être pour Loti ce que son roman est pour lui-même. Du point de vue qu’il propose, ce qu’il dit d’Aziyadé peut aussi bien se dire de son texte. La formulation de la conclusion encourage en tout cas cette identification : « du pur signifiant a été énoncé » (179) aussi bien ici que là, par Barthes que par Loti.

7F. Inversion. Je note pourtant une étrangeté dans la liste des régions évoquées. Si « l’Asie » peut être extraite du seul signifiant (Asie~Aziy-), la « Grèce » implique déjà une connaissance du roman, dont la première partie se déroule à Thessalonique ; quant à la « Géorgie », elle suppose qu’on se rappelle l’origine du personnage appelé Aziyadé, importée du Caucase12. La chute relatée par Barthes, des splendeurs du signifiant aux préjugés du signifié, trahit ici son toc phénoménologique : les associations évoquées en premier présupposent en réalités les déclarées viennent-ensuite. Le personnage féminin ne saurait donc être si « vague » qu’il le dit : son origine alimente en sous-main les splendeurs que Barthes tend à attribuer à sa seule relation rêveuse à un signifiant. La hiérarchie qu’il projette sur l’écriture de Loti se nourrit (de la vie) d’Aziyadé, sans le dire. Barthes efface, de son texte comme du texte de Loti, ce qui leur vient d’elle.

8G. Déception. Autre étrangeté. Le projet de « remont[ée] vers l’idée d’un texte » s’appelle également : « décevoir le nom d’Aziyadé de la bonne manière » (164). Appellation à double titre intrigante. On peut d’abord s’étonner que ce mot de « déception » nommant la dévalade convienne aussi bien au projet contraire, de « remontée ». Me frappe aussi qu’en principe l’objet de « décevoir » dénote un être animé (décevoir qqn), ne serait-ce que par métonymie (décevoir le rêve, les attentes – de qqn). Or, à ce point du texte, les seules instances à même d’être déçues sont le je, puis un nous qui inclut le destinataire de la préface. Instances qui, toutes deux, se trouvent déjà en position de sujet logique du verbe « décevoir » (« peut-être pouvons-nous aussi apprendre à décevoir le nom d’Aziyadé »). Dès lors, faut-il comprendre que « décevoir le nom d’Aziyadé » soit une action réfléchie, portant sur son sujet, où le lecteur apprendrait à transformer son rapport au(x attentes suscitées par les merveilles du) signifiant ? Au lieu de se précipiter – de dévaler – vers le signifié où du jugement est d’emblée prononcé, faudrait-il apprendre à rester un peu plus auprès du signifiant ? « [L]e nom d’Aziyadé » ne désignerait alors, par métonymie, qu’une expérience subjective de son lecteur – expérience dont la lecture permettrait la modulation ou la métamorphose. Plusieurs endroits de cette préface – et de l’œuvre de Barthes – suggèrent qu’une bonne lecture consiste à « décevoir » les attentes instillées en nous par toute une culture critique. Mais tout de même : qui a lu le roman ne peut-il y entendre un écho voilé de la déception éprouvée par la jeune circassienne, qui meurt peu après le départ de son lieutenant ? Qui connaît un peu les circonstances attenantes à sa composition ne peut-il y entendre aussi bien la déception de cette Hatidjé|Hatice que Julien Viaud ne fera, finalement, pas venir en France et qui, elle aussi, mourra avant qu’il ne puisse retourner en Turquie ? Ces questions m’inclinent à entendre, dans la formulation de Barthes, une sorte de lapsus : quels que soient ses efforts pour identifier Aziyadé à « une absence » et à « un fait de discours », et sa mort des amants à un « rien » (166), reconnaîtrait-il tout de même, par cet étonnant verbe « décevoir » et l’animation qu’il confère à son objet, le rôle d’un référent biographique que sa lecture tend pourtant à reléguer dans l’insignifiance ? En ce cas, remplacer Aziyadé par son seul nom ne revient-il pas, en un sens, à approfondir la déception de celle-ci ? À redoubler, dans l’écriture même du commentaire, l’abandon relaté dans l’ouvrage ? De fait, si « décevoir (le nom d’)Aziyadé » peut nommer la lecture tentée par Barthes, l’expression convient aussi bien à la rupture de Viaud d’avec sa maîtresse turque, qu’à celle de Loti avec Aziyadé. S’approfondit ainsi l’impression que nous donnait plus haut la concurrence sonore : en écrivant sur ce roman, Barthes se place en continuité imitative, non seulement avec les événements qui y sont narrés, mais aussi bien avec les circonstances de sa rédaction.

9H. Vaporisation. Si les moirures ambiguës de l’écriture barthésienne tendent pour une part à effacer l’abandon d’Aziyadé, son texte nomme tout de même une autre femme abandonnée : « Eurydice ». Barthes vient d’expliquer que l’intérêt de l’ouvrage ne doit rien à son histoire de rencontre et d’abandon fatal, mais tout à la notation éparse et légère des « incidents » (166). Étrangement, alors qu’il aurait pu cantonner ce motif d’abandon dans « la banale histoire », sa mention d’Eurydice le re-convoque, métaphoriquement, au moment d’expliciter le rapport que ces « mille notations ténues » (167) de ce « Journal de Loti » établissent entre corps et langage. Eurydice est assimilée au « rien » que l’ouvrage ne saurait écrire qu’indirectement. Comme Aziyadé. Et comme elle également, l’épousée mythologique semble l’objet de quelque déception : « tel Orphée qui perd Eurydice en se retournant vers elle, rien perd un peu de son sens chaque fois qu’on l’énonce (qu’on le dé-nonce). Il faut donc tricher. Le rien ne peut être pris par le discours que de biais, en écharpe, par une sorte d’allusion déceptive [je souligne ce dernier terme]. » (167) De l’Eurydice disparue, déçue, trompée se trouve ainsi inopinément vaporisée dans toute l’écriture d’Aziyadé.

10I. Compression. Barthes envisagerait-il qu’Orphée soit fidèle à sa parole, et ramène Eurydice au jour ? En ce cas, sa vaporisation métaphorique dans l’écriture compenserait la disparition d’Hatidjé|Hatice ou d’Aziyadé. Quand le poète thrace ressurgit sous sa plume – comme il le fait régulièrement dès ses premiers textes rédigés au sanatorium, jusqu’à la Chambre claire, jusqu’à son essai inachevé sur Stendhal « On échoue toujours à parler de ce qu’on aime »13 – Barthes se borne, presque toujours, à évoquer l’interdit signifié par les puissances d’En-bas. Son Orphée apparaît donc en train de remonter vers le jour, avant d’avoir tourné son regard en arrière vers son aimée. De l’interdit stipulé par Hadès, Barthes fait ainsi une condition de la production littéraire14 ou photographique15, de l’organisation des séminaires16 ou de l’exécution musicale17 : ces entreprises ne sauraient réussir qu’à éviter de « se retourner sur ce qu’[on] aime ». De même, « toute parole juste ne peut être qu’une esquive profonde »18. Est-ce à dire que, selon Barthes, Eurydice puisse être sauvée, et que le récit d’Orphée puisse s’achever autrement que ne le narrent Ovide ou Virgile ? J’en doute. À chaque occurrence de l’image légendaire, la remontée vers le jour s’y trouve mise en suspens, sans que jamais Orphée puisse obtenir davantage que cette séparation indéfiniment prolongée d’avec l’objet aimé. Ce prolongement de l’épreuve vaut donc moins condition de succès que réussite en elle-même. Le « chant » d’Orphée, dira Barthes, est « fait » de l’interdiction prononcée par Hadès19. Cette transformation d’une séparation d’épreuve, à même de déboucher sur un échec ou une réussite différant du tout au tout, en condition constitutive du chant20, émousse la distinction entre Orphée patient et impatient : le premier, sans se retourner, demeure indéfiniment séparé d’Eurydice ; le second, qui n’a pu voir son aimée qu’aussitôt ravalée par les ombres, demeure à jamais séparé d’elle. Faisant du Thrace une figure de la séparation, Barthes place ainsi patience infinie et fatale impatience dans un rapport de continuité, voire de synonymie. Du point de vue qu’il choisit, Orphée ne retrouve donc jamais Eurydice – sans pour autant qu’il lui semble nécessaire de thématiser la disparition de celle-ci ou le regard du poète qui la provoque. Eurydice demeure à jamais invisible sans qu’on puisse s’interroger sur le rôle qu’y joue Orphée. Son chant est-il d’espoir ou de deuil ? d’attente confiante, de rage coupable ? On ne sait. L’image barthésienne comprime les données mythologiques en un instantané cryptique.

11J. Synchronisation. Idem des données biographiques. En opposant « Loti I » (héros du roman) d’abord à « Loti II » (« prénommé Pierre », « membre de l’Académie Française », 165, mais aussi « l’auteur du livre », 170) puis à Julien Viaud (« l’auteur », « petit monsieur » posant dans « la maison d’Hendaye », 165), il propose peut-être moins de « brillantes variations »21 qu’une assez sèche série de notes à une page de titre de l’ouvrage – ou du moins à l’illusion rétrospective qu’offrait celle-ci après 1881 (quand Julien Viaud, avec le Roman d’un Spahi, a décidé d’user de ce pseudonyme comme nom de plume ; avant cette date, Rarahu : idylle polynésienne, ainsi sa seconde édition intitulée Le Mariage de Loti, paraissent encore au seul nom de « l’auteur d’Aziyadé ») voire même après 1891, et l’élection de Viaud/Loti à ladite « Académie Française »22. L’édition de 1879 se présentait fort différemment : sans nom d’auteur, l’écriture consignée entre ses feuillets n’est attribuée qu’à « un lieutenant de la marine anglaise, entré au service de la Turquie le 10 mai 1876, tué sous les murs de Kars le 27 octobre 1877 ». Par ailleurs, la correspondance de Julien Viaud avec son éditeur montre qu’il souhaitait publier l’ouvrage sous son nom civil (« J. Viaud ») ; ce n’est qu’in extremis que l’officier de marine renoncera à demander l’autorisation à ses supérieurs, vouant ainsi à l’anonymat les premières éditions de l’ouvrage. Barthes parle ainsi moins de l’écriture d’Aziyadé que de l’éclairage rétrospectif où l’installe la carrière ultérieure de Loti. Cette indifférence à la genèse de l’ouvrage donne même lieu à une inversion significative : « ce second Loti, bien installé dans le commerce et les honneurs du livre, n’est pas encore l’auteur véritable, civil, d’Aziyadé : celui-là s’appelait Julien Viaud » (165, je souligne). En 1879, c’est surtout ce Julien Viaud qui n’est pas encore Loti, pas encore honoré et pas encore lu. Cette inversion me suggère que l’écriture barthésienne ne se borne pas à imposer son ordre d’exposition propre depuis des préoccupations qui n’auraient aucun rapport avec l’écriture d’Aziyadé, mais choisit d’établir avec elle une paradoxale continuité de refoulement : il s’agit d’évoquer le moment de production, et le matériau biographique à partir de quoi l’œuvre s’élabore, mais en le soustrayant à toute reconstruction narrative. Loti I, Loti II et Viaud forment autour d’Aziyadé, non un récit, mais un « réseau » (165) – peu importe qui vient en premier, en second, et dans quelle mesure l’écriture de l’ouvrage a contribué à le créer. Le seul moment où Barthes évoque cette constitution des rapports au sein de cette toile où « bée » « le propre du nom » (166) indique peut-être ce que cette synchronisation rétrospective vise à dissimuler : « … ce qu’a fait Viaud : il s’est donné à lui, auteur, le nom de son héros » (165, je souligne) enferme « le don du nom propre » (165) dans un cercle de soi à soi. Exit la scène d’ouverture de Rarahu ; exeunt les trois Tahitiennes qui donnèrent ce nom de fleur à « Harry Grant » aussi bien qu’à Julien Viaud. Aziyadé n’est pas la seule femme lointaine que Barthes semble vouloir évacuer de l’écriture lotienne. Comme les notations du « temps qu’il fait », écrire est ramené au contact de « mon corps et de son enveloppe » (168). Un homme et un espace.

12K. Fatalisation. Barthes n’envisage pas que Loti ait pu rester en Turquie avec Aziyadé. « Un homme aime une femme […] ; il doit la quitter ; ils en meurent tous les deux ». Or, là où Barthes pose une nécessité sans mystère, le texte laisse un blanc énigmatique. La première section du chapitre IV se conclut en effet sur un Loti dont « [la] décision [est] prise, irrévocable » (« : partir et l’abandonner me déchirait le cœur. Je me fis de nouveau introduire chez le pacha, pour lui donner le oui solennel qui devait me lier pour jamais à la Turquie, et le prier de faire, le soir même, présenter ma requête au sultan », 193) – et la seconde cite sa réponse négative (« Quand je fus devant le pacha, je me sentis trembler, et un nuage passa devant mes yeux : – Je vous remercie, Excellence, dis-je ; je n’accepte pas. Veuillez seulement vous souvenir de moi : quand je serai en Angleterre, peut-être vous écrirai-je…», 193), sans que soit donnée la moindre explication de ce revirement. Le livre restera muet sur ce point. Dix ans plus tard, Fantôme d’Orient n’en dira rien de plus, ni, à ma connaissance, aucun des volumes du cycle turc. « Il doit la quitter » : Barthes étouffe ce silence sous la banalité de circonstances indéterminées. Du moins à ce point de son commentaire. La section 11 y revient de manière rapide, mais éclairante – sinon sur l’épisode, du moins sur le genre de nécessité que Barthes souhaite y lire : « Lorsque Loti se trouve contraint d’opter (comme on dit en langage administratif), il lui faut passer du niveau imaginaire au niveau réel, d’une éthique à un statut, d’un mode de vie à une responsabilité politique, céder devant la contrainte d’une praxis : le sens cesse, le livre s’arrête car il n’y a plus de signifiant, le signifié reprend sa tyrannie » (174-175). La nécessité qui pèse sur « Loti » est pour Barthes celle d’opter – quel qu’ait été son choix, partir avec son navire ou devenir Turc, il aurait quitté cette « expérience résidentielle » que Barthes sait « intenable » (176). Dans la mesure où, dans l’opposition morale de l’Orient à l’Occident, « Aziyadé » n’est pour lui que le « terme zéro de ce grand paradigme » (172), et qu’il faut tôt ou tard « opter » pour l’un ou l’autre, Loti ne pouvait que « la quitter » – et ce, même s’il restait avec Hatidjé|Hatice. Les identifications accumulées d’Aziyadé avec « le rien », un terme « neutre » ou « zéro » émoussent ainsi un peu plus le tranchant de l’alternative qui pourtant, dans le récit, la concerne. Cette neutralisation et cette soustraction au récit opèrent à son égard comme la métaphorisation théorique du récit d’Orphée à l’égard d’Eurydice. Qu’Orphée se retourne ou non, que Loti parte ou reste, la séparation est inévitable, toujours déjà-là.

13L. Résurrection. Cela ne veut pas dire que l’expérience « résidentielle » cesse absolument pour celui qui l’a vécue. Elle ne le laisse pas inchangé : « …le lieutenant Loti se trouve revêtu de l’aura magique et poétique des êtres en rupture de société, de raison, de sentiment, d’humanité : il devient l’être paradoxal qui ne peut être classé » (176). « Le lieutenant » indique que Barthes tient à n’évoquer que le personnage ; mais il lui donne des qualités qui vont faire le succès de son histoire ; et ce sont aussi les traits que Viaud s’adjoindra en prenant pour nom de plume celui que son personnage aura porté – jusqu’aux murs de Kars où il trouva la mort.

14M. Absolution. Avec l’immobilisation du récit en réseau, s’évapore également toute faute que Loti eût pu commettre à l’égard d’Aziyadé23. C’est peut-être le point où le parcours de Loti diffère le plus de ce qu’en dit Barthes : pour lui, le lieutenant « Loti I » est « noblement expédié », et « Loti II » peut poursuivre ailleurs ses explorations « au Japon, en Perse, au Maroc » (172) ; or la biographie et l’écriture de Loti témoignent de nombreux retours sur les lieux d’Aziyadé. Fantôme d’Orient raconte son premier retour en Turquie, au moment où Loti, élu à l’Académie, commence à ressembler au « Loti II » décrit par Barthes. L’ouvrage témoigne, au moment du succès et des honneurs obtenus, d’un profond sentiment de culpabilité : après les usuelles rationalisations (« ça n’aurait jamais pu marcher entre nous »), ce nouveau parcours de Stamboul égrène des rencontres censées le rapprocher un peu plus de la tombe d’Aziyadé ; à chaque étape, Loti s’attend à ce qu’on l’accuse cruellement de sa mort ; il paraît même l’espérer ; ces accusations ne venant pas, il s’attache à les trouver dans des regards ou des silences ; ce n’est qu’au terme de ce pèlerinage un rien outré que « Loti II » déclare pouvoir dormir enfin sans cauchemar24. Dans le non-récit de Barthes, la mort est commune aux deux personnages (« ils en meurent tous les deux », 166) et le syntagme « la mort d’Aziyadé » n’y apparaît qu’en complément de manière de « Loti I semble mourir » (172). L’évocation d’une mort apparemment commune permet d’évoquer l’envol vers le succès sur un mode plus apaisé que ne le pouvait un Loti fraîchement élu au pinacle des Lettres françaises. Barthes ne laisse guère imaginer qu’on puisse être hanté du fantôme d’Aziyadé.

15N. Moisson. « Opter (comme on dit en langage administratif) » (174) : une rapide examen des dictionnaires et thésaurus montre qu’opter ne limite pas ses emplois à la sphère administrative. En soulignant cet aspect, Barthes renvoie en réalité à la déception qu’il a rencontrée en allant enseigner au Maroc : « affronté à des problèmes administratifs, [je ne pouvais, comme Stendhal,] récolter les effets brillants d’une civilisation dont [on]n’est pas responsable »25. En revanche, glisser ses impressions marocaines dans un commentaire de Loti permet aussi cette récolte d’ « effets brillants » : on a connu un pays lointain, évidemment avant que les touristes ne le défigurent : « il y a quelques années encore, pendant l’été, le quartier européen de la ville de Marrakech était complètement mort (depuis le tourisme l’a revigoré abusivement) » (177) ; on a connu un pays que Loti aurait choisi, et « le jeune professeur » (174) qu’on y était a connu les mêmes passions que son « lieutenant », si ce n’est « pour Aziyadé » (174) du moins pour ce qu’il appelait « la pâle débauche ».

16O. Sublimation. En faisant de la « pâle débauche » homosexuelle un référent central d’Aziyadé, Barthes répercute de loin une note d’Edmond de Goncourt : « … cet auteur dont l’amante est un monsieur »26, et que Gide avait contribué, sans davantage de preuve, à accréditer : « Tout le monde sait l’histoire d’Aziyadé […]. Les Calmann représentèrent à Loti [sic !] le scandale que ce serait s’il ne changeait pas son "héros" en héroïne »27. Gide déplorait que l’auteur n’ait pas assumé plus courageusement ses goûts. Si Barthes ne se place pas sur ce terrain du ragot biographique, la dimension autobiographique de son essai indique bien – si besoin est – que « la vie » n’est nullement pour lui un hors-texte insignifiant. Lisant Aziyadé, Barthes persiste à y chercher l’articulation d’une écriture à ce « flux ininterrompu du langage » qu’à défaut d’autre nom on peut appeler « la vie »28. L’outing que pour des raisons opposées tentaient aussi bien Goncourt que Gide se trouve chez Barthes remplacé par une subtile opération de déplacement : Aziyadé y est détachée des plaisirs et du désir pour être placée sur le terrain du seul discours. Elle n’en « vaut [pas moins] pour la sublimation de ces plaisirs [homoérotiques] » (171). Mobilisant cette notion de sublimation, Barthes implique que l’attachement à Aziyadé provient d’un réinvestissement pulsionnel, d’un investissement ultérieur ou secondaire. Mais la nature exacte de l’opération demeure mal déterminée : s’effectue-t-elle dans le corps de Viaud lors de son aventure turque ou seulement dans son texte, au moment de la rédaction ? D’un côté, « sublimation » conteste qu’il y ait simple « dissimulation », de l’autre, cette contestation reste partielle, dans la mesure où Aziyadé n’est désormais qu’un « fait de discours », susceptible de couvrir un réel hétérogène. Cette sublimation désigne-t-elle alors un réinvestissement de pulsions homosexuelles en un objet plus valorisé ou moins risqué ? Ou, comme le suggéraient Goncourt et Gide, s’agit-il uniquement d’un procédé d’écriture qui parlerait d’un amant comme d’une maîtresse ? L’ambiguïté de la formulation barthésienne invite, je crois, à envisager une troisième possibilité : la sublimation a lieu dans le corps du fait de son engagement dans la production littéraire. Le désir de Viaud anticiperait si bien la publication de ses aventures qu’il privilégierait d’emblée les objets qui la favorisent ; ou du moins évoluerait-il toujours à leur égard d’une manière à l’encourager. La sublimation dont il s’agit consisterait alors, non à réinvestir quelque attachement homosexuel sur un corps féminin, mais à trouver une articulation entre plaisir et écriture – une articulation qui, sans sacrifier le plaisir, permette d’alimenter l’œuvre. À une certaine distance un peu cynique, la genèse de l’auteur Loti semble d’ailleurs être due à des aventures successives avec des femmes lointaines – Tahiti, Turquie, Japon : terres riches d’incidents, d’impressions, de notations que l’abandon des amantes transforme soudain en décor d’un récit, et en matériau d’une écriture moirée de culpabilité (déni, regret, nostalgie). Quelles que soient ses « préférences », quels qu’aient été le nombre et la nature de ses plans culs avec vue sur les tombes, Loti offre ainsi à Barthes l’image d’une production littéraire qui refoule moins la pulsion qu’elle ne la module. Mais il voudrait qu’elle soit sans faute.

17P. Intoxication. Pour Barthes, « la volonté concrète de faire de l’écriture le sens même de la vie apparaît dès l’arrivée au Maroc où [il] entreprend de rédiger un journal […] C’est de ces notations plus ou moins détaillées ou plus ou moins longues que lui viennent les Incidents »29. Dans notre parcours, centré autour (du nom) d’Aziyadé, nous sommes partis du fait que « Barthes identifie Loti à sa propre poétique et non l’inverse »30 pour suggérer un peu plus : Loti permet aussi à Barthes d’envisager ce que sa propre tentative d’écriture peut encore comporter d’obscur ou de problématique. Quel lien établir entre « ce pays où quantité de jeunes gens sont offerts (contre de l’argent, bien sûr) »31 et ce désir soudain d’écrire un journal, des Incidents ? Dans sa préface, la réponse que Barthes esquisse touche, je crois, à l’isolement particulier du séjour : « il fait du pays résidentiel […] un élément dans lequel le sujet peut plonger : c’est-à-dire s’enfouir, se cacher, se glisser, s’intoxiquer, s’évanouir, disparaître, s’absenter, mourir à tout ce qui n’est pas son désir. » Les formulations évoquent des définitions barthésiennes de la jouissance32, mais n’en font que l’effet d’un espace, d’un lieu et de sa nouveauté. Comme Aziyadé, les garçons ont disparu. Plus de « pâle débauche » ici, mais une jouissance solitaire, un « plaisir asocial » – signe sans doute qu’il est mis au service de la naissance de cet « îlot » qu’est « le texte »33. C’est sans doute pourquoi, comme l’atteste ce Loti rêvé par Barthes, il est possible de ressortir de cet évanouissement entouré d’une « aura magique et poétique » (176). Vient ainsi le soupçon que si Barthes impersonnalise ainsi la figure d’Aziyadé, la métamorphosant en fonction de l’écriture, ce soit pour stabiliser son propre rapport au Maroc, aux plaisirs qu’il y trouve, au désir d’écriture qui lui naît en ce pays. D’Aziyadé, il me paraît attendre un précédent, qui l’autoriserait à entrer, avec ce pays et les divers plaisirs qu’il offre en abondance, dans une pure relation d’exploitation, d’extraction de matière subjective : n’est-il pas légitime, Monsieur Loti, quand on découvre un pays, d’en faire l’aliment de son désir, de détourner le cours de tous les liens qu’on y tisse vers la transformation de soi ?

18Q. Régression. Lors de son séjour à Rabat, Barthes sera confronté à « des vastes révoltes de la jeunesse ». Elles l’empêchent parfois d’enseigner. « Il se trouve exactement placé dans la même situation qu’à Paris deux ans plus tôt »34. Les Incidents n’en portent aucune trace. Le commentaire à Aziyadé, peut-être. Ressuscité aujourd’hui, dans « quelque pays arabe, Égypte ou Maroc », le lieutenant devenu jeune professeur aurait « pris parti » – mais étonnamment peut-être, ce parti ne relève pas de la politique intérieure. Le professeur se positionne « contre Israël » comme Loti l’avait fait « contre les Russes ». L’un et l’autre ne peuvent s’identifier à leur séjour qu’en tant que lieu de fuite, qu’en tant que case indivisible d’un jeu – et s’abandonner fatalement à une « régression politique ». Dans le cas de Loti qui, en Turquie, s’attache à « une Turquie encore plus ancienne », Barthes ne veut-il pas trouver l’exemple d’une règle générale, laquelle expliquerait sa tolérance indifférente à l’égard de la monarchie d’Hassan II – puisqu’après tout, « portant sur le mode de vie, le désir est toujours féodal » (175) ? Je veux bien imaginer que cette tolérance le poignait un peu.

R. Incorporation. Nous devons le plus ancien récit de la catabase d’Orphée au poète Hermésianax (IIIème siècle av. notre ère), qui dresse un catalogue humoristique des amours des poètes35. Celle que la tradition ultérieure appellera Eurydice y porte le nom parlant d’Agriopé : voix rustique, voix rude, voix sauvage. Une lecture rapide pourrait laisser penser que l’ambassade d’Orphée la ramène vive des Enfers. C’est en effet ce que disent les deux premiers vers. Le dernier cependant ne propose qu’apparemment la même idée. La proposition grecque qui est l’objet d’ἀνέπεισεν|« il persuada » peut en effet se construire de deux manières : « qu’Agriopé retrouve le souffle de la vie tendre » (acc. cum infinitivo) y est homonyme de « de prendre Agriopé en souffle d’un mode de vie tendre » (double accusatif). De la vie de Voix-Sauvage, Orphée pourrait ainsi n’avoir repris qu’un souffle capable d’infléchir sa propre vie et sa propre voix vers la tendresse. En effet, comme ce sera aussi le cas un peu plus loin dans le poème, la position du mot μαλακοῦ, à la césure du pentamètre, peut prendre une valeur autoréférentielle et indiquer ce type de vers qu’Orphée inventerait alors au sortir de l’Hadès. Si ce catalogue en distique élégiaque commence par Orphée, c’est donc aussi qu’il y est présenté comme l’inventeur du genre. Quant aux connotations sexuelles de l’adjectif μαλακός – « efféminé, trop enclin au plaisir » – elles suggèrent à la fois qu’Orphée désormais désirera exclusivement des garçons, et qu’il s’est incorporé sa femme défunte. La mort de l’épouse fertilise ainsi la production littéraire tout en transformant le désir de l’artiste. img-2-small450.png

19S. Parution. Deux ans après le commentaire d’Aziyadé paraît un texte où Barthes lui-même voyait l’aube d’une nouvelle phase de sa production : Le Plaisir du texte. Éric Marty confirme : « l’opération amorcée par le Plaisir du texte et systématisé[e !] par le Roland Barthes par Roland Barthes [consiste en ce] que la doctrine abandonne l’espace théorique pour se transférer et se déployer sur la personne de Barthes devenu auteur de lui-même36 ». La liste de remarques déroulée jusqu’ici suggère que la formation de cet îlot du plaisir, et sa promotion en méthode de connaissance, connaît une préhistoire. Celle-ci invite à entendre a) un peu de déni dans le never complain, never explain de l’incipit ; et b) une allusion orphique dans sa citation masquée du Gai Savoir : « Je détournerai mon regard, ce sera désormais ma seule négation »37. Dans cette affirmation du plaisir me paraît sacrifiée, ensevelie dans les ombres et, si l’on veut, neutralisée, l’Eurydice pourtant féconde que fut la mauvaise conscience d’un Européen en (post-)colonie.

20T. Conclusion. Barthes fait de Loti un Orphée qu’il innocente. Barthes fait de Loti un Orphée qui l’innocente. La littérature pour Barthes, la Turquie pour Loti – un même Hadès où plonger son amour, comme une paille.

img-3-small450.pngimg-4.jpg