Colloques en ligne

Marion Clanet

 Différer le temps pour consommer l’homme. Le clonage en littérature et ses enjeux éthiques

Introduction

1[L’homme] ne doit pas se considérer comme une origine ni comme un résultat, mais comme un transformateur assurant, par sa techno-science, ses arts, son développement économique, ses cultures, et la nouvelle mise en mémoire qu’elles comportent, un supplément de complexité dans l’univers1.

2Voici la leçon que tire Jean-François Lyotard de la condition posthumaine. A l’ère du posthumanisme, ce qui fait la spécificité de l’homme, c’est son aptitude à développer lui-même des outils pour mieux collecter et faire circuler des informations sur son environnement. Norbert Wiener, le père de la cybernétique, définit ainsi l’information :

Information est un nom pour désigner le contenu de ce qui est échangé avec le monde extérieur à mesure que nous nous y adaptons et que nous lui appliquons les résultats de notre adaptation. Le processus consistant à recevoir et à utiliser l’information est le processus que nous suivons pour nous adapter aux contingences du milieu ambiant et vivre efficacement dans ce milieu2.

3Ce processus d’échange exige « la mise en mémoire » des informations. Cette condition technique de l’homme repose donc sur une mise en réserve, un archivage, des données, qu’il s’agisse du musée ou de l’informatique, du passé personnel ou national ou de la finance. En ce sens, le sujet posthumain transforme son expérience du temps, substituant à l’expérience immédiate ou à l’instinct, le temps du différer3.Cette capitalisation de l’information, l’homme l’utilise pour se changer lui-même, pour s’améliorer : c’est là le programme des transhumains, qui vise à éliminer deux failles de l’existence humaine, la souffrance et la mort.

4La littérature explore ces modalités de transmissions de l’information, de codages et de décodages qui viennent manipuler, modifier l’humain, le faire entrer en mutation. De ce point de vue, le clone humain qu’imaginent les récits de science-fiction se distingue du double fantastique, car il est issu d’une maîtrise technique achevant l’aliénation du sujet désindividualisé, dont l’existence même est médiatisée par la technologie. La figure du double hante la littérature fantastique, des nouvelles gothiques de Edgar Allan Poe ou de Henry James, aux grands romans victoriens tels L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Robert Louis Stevenson, ou Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Le double est une figure du refoulé et de l’inquiétante étrangeté, manifestant une expérience identitaire à la fois familière et angoissante. À l’inverse, l’individu cloné est isolé de l’individu clonant et ce dernier peut, dès lors, l’instrumentaliser à ses fins. En termes de narration, la littérature de science-fiction rompt avec le fantastique puisqu’elle minimise l’hésitation quant à la fiabilité du personnage focalisateur et feint de reproduire le discours positiviste de contrôle scientifique. Autrement dit, ce que la science-fiction remet en cause n’est pas la maîtrise avérée du clonage comme technique (puisqu’il s’agit de son postulat narratif), mais l’emprise que cette technique donne à l’humain sur lui-même.

5Ne serait-ce pas, en fin de compte, le rapport au temps que cette maîtrise technique vise à modifier ? Les enjeux de cette question sont de plusieurs natures : éthique, puisqu’il s’agit de penser une communauté humaine ; économique, puisque cette nouvelle temporalité repose sur l’idée d’un capital humain ; métaphysique, puisque c’est l’expérience du temps qui est radicalement modifiée.

6Afin de répondre à cette question, je m’inspirerai de l’ouvrage de Lyotard L’Inhumain, causeries sur le temps pour analyser le motif du clone dans deux romans : Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et Auprès de moi toujours de Kazuo Ishiguro.

Le projet inhumain pour déjouer et contrôler le temps

7Pour mieux comprendre la pensée de Lyotard et la façon dont l’inhumain affecte notre rapport au temps, partons de ce qui, selon lui, en est le moteur. Le philosophe place l’origine de nos aspirations techniques et scientifiques dans notre prise de conscience de la mort à venir du soleil. Selon lui, nous sommes mus par un désir d’échapper à notre condition terrestre afin de survivre à la catastrophe solaire. Il interroge alors ce qui en nous est animé par cette angoisse stellaire :

Ce n’est pas le désir humain de connaître et de transformer la réalité qui meut la technoscience, mais une circonstance cosmique. Seulement voilà : la complexité de cette intelligence excède celle des systèmes logiques les plus sophistiqués, elle est d’une autre nature. Le corps humain, comme ensemble matériel, gêne la séparabilité de cette intelligence, son exil, et donc sa survie. Mais le corps, phénoménologique, mortel, percevant, est en même temps le seul analogon disponible pour penser une certaine complexité de la pensée4.

8Il ne faut pas croire que Lyotard adhère à un dualisme cartésien du corps et de l’esprit, puisqu’il insiste sur le fait que nous ne pouvons penser qu’à travers notre matérialité humaine. Ce qu’il affirme, c’est que la complexification de notre pensée appartient à un processus d’intelligence qui nous dépasse. Notre humanité est à la fois ce qui rend possible ce rêve transhumain d’échapper à la condition terrestre, et ce qui lui fait obstacle puisque nous sommes des êtres déterminés par nos corps, et toute transformation de notre matérialité met paradoxalement notre aptitude à penser en danger.

9Lyotard présente la technique humaine autant comme une intervention matérielle sur le monde alentour que comme un système régulateur, un langage symbolique arbitraire qui permet à l’homme de se penser soi-même et ainsi de se réguler par cette aptitude à la métacognition :

Est technique n’importe quel système matériel qui filtre l’information utile à sa survie, la mémorise et la traite, et qui induit, à partir de l’instance régulatrice, des conduits, c’est-à-dire des interventions sur son environnement, qui assurent au moins sa perpétuation5.

10La technique n’est donc pas proprement humaine. Elle cherche à préserver le langage et la pensée après la mort du corps humain, et par là-même à instrumentaliser l’humain, ou à abandonner ce qui en l’homme fait l’homme. S’il y a du dualisme chez Lyotard, il se situe dans l’esprit divisé. Nous sommes confrontés à une blessure narcissique car notre intelligence elle-même n’est pas purement humaine, et l’homme est réduit au statut de transformateur technique, il n’est que le vecteur d’un processus de complexification de la matière.

11La technique opère par filtrage, rétention et traitement de l’information, c’est-à-dire par archivage. Le temps est donc un facteur de complexité de détermination matérielle : plus une technique est apte à repousser la consommation d’une information afin d’en retirer un maximum de bénéfice à un instant t, plus elle est complexe. En l’homme, cet ajustement optimal à l’environnement par l’archivage est rendu possible par la mémoire. Les banques de données complexifient cette mémoire humaine puisque nous ne nous contentons plus d’agir en vue de la satisfaction de nos désirs, nous cherchons également à nous assurer une garantie d’existence dans le temps. Nous aspirons à la sécurité : celle de nos personnes, de notre espèce mais surtout de notre intelligence. La technique fait donc la synthèse du temps : anticiper l’avenir lui permet de se prémunir des événements inconnus. C’est le principe de l’échange, qui est soumis à une forme de garantie vis-à-vis de l’avenir. La mise en réserve des données permet d’optimiser les performances et de communiquer les informations retenues. Grâce à cette communicabilité et à cette performance accrues, elle accélère également le temps de l’innovation.

12Ce que Lyotard nomme l’inhumain agit donc par capitalisation du temps via la capitalisation de l’humain. Les fables mettant en scène des clones sont particulièrement à même d’explorer ce processus d’instrumentalisation et de remise en jeu du temps humain.

Sélection accélérée et suspension de la souffrance dans Le Meilleur des mondes

13En 1932, l’eugénisme qu’on pouvait prôner au tournant du siècle devient en Angleterre l’apanage de l’idéologie fasciste qui menace de se propager : Le meilleur des mondes est donc publié dans un contexte prêt à accueillir une satire. Rappelons la double définition idéologique et pragmatique de l’eugénisme : c’est la théorie selon laquelle la position sociale des individus est confirmée ou déterminée par des prédispositions physiques et morales héritées ; c’est aussi le programme d’action sociale ayant pour vue d’assurer le soi-disant assainissement de la population. Ce culte de l’hygiène hante le roman d’Huxley à travers la répétition de slogans intériorisés par les personnages (« La Civilisation, c’est la Stérilisation6 »). Donald MacKenzie7 rappelle qu’en Grande-Bretagne, l’eugénisme discrimine davantage les individus en fonction de la notion de classe que de celle de race, ce qui correspond bien au Meilleur des mondes où chaque classe génétique répond à une certaine fonction sociale : les Alpha planifient, les Delta et les Epsilon accomplissent des tâches manuelles répétitives.

14L’eugénisme a bien sûr de fortes affinités avec le darwinisme social. Cependant, Herbert Spencer, théoricien du darwinisme social et auteur de l’expression de « survie du plus fort », invite au laissez-faire social car il considère que l’élimination des individus inadaptés est un phénomène naturel (ce qui, rappelons-le, n’est pas le propos de Darwin), tandis que Francis Galton, père de l’eugénisme britannique, considère qu’il faut recourir à l’interventionnisme pour accélérer la sélection. Autrement dit, la différence entre le darwinisme social et l’eugénisme est que l’eugénisme ne se satisfait pas d’un processus soi-disant naturel, évolutif, mais compte accélérer le temps de la sélection naturelle par l’entremise d’une sélection artificielle. Dans son article « Quand l’humanité diverge. La spéciation des posthumains »8, Elaine Després nous invite à distinguer la sélection naturelle, darwinienne, qui s’effectue sur le long terme et qui est provoquée par le hasard et par l’adaptation, de la sélection artificielle par l’outil, qui s’effectue sur le court terme et qui vise à imposer une certaine fonctionnalité, en purifiant l’espèce.

15Dans Le Meilleur des mondes, cette sélection artificielle visant à accélérer le temps de la spéciation commence au laboratoire du Centre d’Incubation et de Conditionnement où a lieu une véritable production à la chaîne de l’humanité. Cette production commence en effet par un prélèvement de gamètes parmi la population non stérilisée et classifiée selon la qualité du matériau génétique en différentes classes, d’Alpha à Epsilon. On apprend par exemple que Henry Forster, un employé du centre, « travaille sur un merveilleux ovaire de Delta-moins9 ». Les œufs fertilisés sont ensuite l’objet d’un Procédé Bokanovsky qui permet de les démultiplier pour produire jusqu’à « seize mille douze » individus clonés. Chaque individu sera donc génétiquement sélectionné afin d’accomplir la tâche sociale qui lui incombe, et il subira ensuite un traitement physique pendant sa croissance en tant que fœtus, tel que la privation d’oxygène pour les classes inférieures. De même, un conditionnement social dans l’enfance renforce la sélection génétique. L’ironie, c’est que l’homme est à la fois le responsable et la victime du processus de clonage et de sa production en série. En vue de satisfaire un idéal de cohésion sociale et un modèle conformiste, l’homme est prêt à exploiter ses pairs, à réduire en esclavage une partie de l’humanité vouée aux travaux manuels dégradants. Au niveau lexical même, on remarque l’antonomase bokanovskification : le nom propre de l’inventeur du procédé devient un nom commun transitif, la personne disparaît derrière la méthode et la technique l’emporte sur l’homme.

16Tout a été pensé pour optimiser les performances des hommes à travers leur sélection génétique et leur conditionnement, mais aussi leur croissance accélérée puisque comme l’explique Henry Forster, un employé du Centre, les autorités de cette société dystopique cherchent à réduire la durée de maturation humaine :

Pilkington, à Mombasa, avait produit des individus qui étaient sexuellement mûrs à quatre ans, et de taille adulte à six ans et demi. Triomphe scientifique. Mais socialement sans utilité. Des hommes et des femmes de six ans et demi étaient trop bêtes pour accomplir même le travail d’Epsilons [...]. On essayait encore de trouver le compromis idéal entre des adultes de vingt ans et des adultes de six ans10.

17La science se heurte donc à la résistance du matériau humain quant à l’accélération de son temps de maturation, c’est-à-dire que même dans la dystopie la technique ne peut pas complètement bouleverser notre expérience du temps, cette expérience que Lyotard définit comme « masse d’affects, de projets et de souvenirs qui doivent périr et naître pour qu’un sujet parvienne à l’expression de ce qu’il est11 ».

18Cependant la perception du temps est radicalement altérée, puisque la consommation de « soma » est censée transcender les limites de l’existence. Ainsi lorsque Linda, la mère de John, se met à ingérer des quantités excessives de cette drogue, John s’inquiète que cela raccourcisse sa vie. Le docteur Shaw lui répond : « Sans doute, le soma vous fait perdre quelques années dans le temps [...], mais songez aux durées énormes, immenses, qu’il est capable de vous donner hors du temps. Tout congé pris par le soma est un fragment de ce que nos ancêtres appelaient l’éternité12 ». La technique permet donc de s’émanciper de la douleur, de la pénibilité de la vie et de l’angoisse de la mort, mais consommer du soma, c’est aussi consommer des années de vie humaine pour une rêverie artificielle. D’ailleurs, on apprend qu’il est contre-indiqué lorsqu’il nuit à la performativité humaine : « Bien entendu, reprit le Docteur Shaw, on ne peut pas permettre aux gens de filer dans l’éternité s’ils ont un travail sérieux à faire. Mais comme elle n’a pas de travail sérieux, elle...13 ». Le docteur sous-entend ici que la valeur d’un homme est proportionnelle à la main d’œuvre qu’il représente. Les individus sont réifiés pour servir une collectivité posthumaine, leur temps de vie est préservé ou abrégé en fonction de leur utilité sociale. Sur son lit de mort, Linda perd son nom. Le narrateur partage la perspective de l’infirmière pour qui la mort de Linda n’est d’aucune conséquence puisqu’elle a été conditionnée pour être indifférente à la mort, et Linda est réifiée par métonymie en « lit n°2014 » tandis que John est dévasté par le deuil.

Parasitisme du temps humain dans Auprès de moi toujours

19Auprès de moi toujours15 repose sur un coup de théâtre. Le lecteur s’aperçoit, après un tiers du récit, que la narratrice, Kathy H, qui se remémorait son enfance au pensionnat de Hailsham, est en fait un clone, parmi d’autres copies qui ont pour vocation de grandir jusqu’à l’âge adulte puis de subir des opérations successives qui transféreront un à un leurs organes à des humains « normaux » et ce jusqu’à leur décès. La seconde partie du roman est consacrée au temps que Kathy et ses amis Tommy et Ruth passent au complexe résidentiel qui accueille les clones adolescents après le pensionnat, les Cottages, où ils goûtent un semblant de liberté avant de commencer à subir les opérations. Les jeunes gens sont alors confrontés à des doutes identitaires. Dans la dernière partie du roman, Kathy devient l’accompagnante de Ruth. Ruth, prise de culpabilité de s’être interposée dans leur relation, encourage Kathy à renouer avec Tommy. Kathy et Tommy laissent libre cours à leurs sentiments amoureux et, ayant entendu une rumeur à ce sujet, tentent d’obtenir un moratoire pour pouvoir vivre quelques années ensemble avant de mourir. Ils retrouvent la directrice de Hailsham qui leur révèle qu’il n’existe aucun moyen d’échapper à leur destinée ni même de la repousser. Tommy meurt des suites d’une opération et le lecteur laisse Kathy sur le point d’accomplir la fonction pour laquelle on l’a créée.

20Si Huxley répondait à un contexte marqué par la peur du communisme et la montée du fascisme, Auprès de moi toujours, publié en 2005, réactive la question de la manipulation du biologique. Emily Horton16 considère que ce roman est une réponse éthique à la rhétorique travailliste de Blair et à l’accélération de la mondialisation. Il est effectivement indiqué en épigraphe que le récit à lieu dans « l’Angleterre à la fin des années quatre-vingt-dix ». Sara Wasson souligne dans son article « ‘A Butcher’s Shop where the Meat Still Moved’: Gothic Doubles, Organ Harvesting and Human Cloning17 » la réelle menace que représente le marché mondial des organes, qu’elle qualifie de « forme de cannibalisme contemporain18 » : plus de 15 000 reins sont vendus chaque année sur le marché noir. Elle rappelle que la relation de donneur à bénéficiaire est loin d’être équitable puisque ce sont les populations les plus défavorisées qui sont contraintes de vendre leurs organes, ce qui entretient une forme de néocolonialisme parasite. C’est ce thème du don d’organe qu’exploite Auprès de moi toujours, pour reposer la question de la condition humaine et du temps que nous avons à vivre. Cette obsession du temps se manifeste par un adverbe de temps aussi bien dans le titre original Never Let Me Go, qui signifie « Ne m’abandonne jamais », que dans le titre de la traduction française, Auprès de moi toujours. L’enjeu du roman est une forme d’investissement du temps à vivre : les clones sont instrumentalisés, leur vie raccourcie, afin d’allonger la durée de vie des humains dits « normaux ». Dans cette relation de colonialisme charnel, les clones sont aliénés à la cause posthumaine. On peut considérer que les clones représentent l’humanité - d’ailleurs Kathy s’adresse à son lecteur en sous-entendant qu’il est un clone, un soignant comme elle : « Je n’ai pas de grandes prétentions. Certains soignants en exercice sont tout aussi capables, mais ne bénéficient pas d’une telle reconnaissance. Si vous êtes l’un de ceux-là, je peux comprendre que vous m’enviiez19 ».

21Les clones sont une forme d’archive puisqu’ils sont élevés jusqu’à l’âge adulte en vue de la consommation future de leurs organes. Ils représentent pour le reste de l’humanité un investissement, une garantie sur l’avenir. Kathy et ses amis ont quinze ans quand Miss Lucy décide de « mettre les points sur les i20 » et leur révéler qu’ils n’ont aucun avenir propre possible :

Vos vies sont toutes tracées. Vous allez devenir des adultes, et avant de devenir vieux, avant même d’atteindre un âge moyen, vous allez commencer à donner vos organes vitaux. C’est pour cela que chacun de vous a été créé. Vous n’êtes pas comme les acteurs que vous regardez sur vos vidéos, vous n’êtes pas même comme moi. Vous avez été introduits dans ce monde dans un but précis, et votre avenir à tous, sans exception, a été déterminé à l’avance21.

22Ici, comme toujours dans le roman, les responsables du pillage des organes ne sont pas nommés. Miss Lucy recourt à une tournure passive (« vous avez été introduits »), et ne nomme jamais l’origine de cette situation. On peut proposer deux explications à cela. D’une part, il est important que nous nous identifiions à Kathy, puisqu’elle est la narratrice du roman. En tant que clone, elle incarne l’avenir humain : voilà pourquoi notre attention est détournée des scientifiques qui ont créé les clones, des individus qui ont donné leur matériel génétique ou des autorités qui ont institutionnalisé ce pillage organisé. D’autre part, cette tournure impersonnelle va dans le sens d’une intelligence techniciste instrumentalisant l’humain : ces scientifiques, ces personnes et ces autorités ont précisément perdu leur humanité, elles l’ont abandonnée, let go, pour reprendre le titre original du roman.

23Confrontés à cette condition mortelle, Kathy et Tommy cherchent une issue. Ils cherchent à obtenir un moratoire ou « sursis » pour différer le moment de leur mort. Cette première rébellion n’est qu’une nouvelle forme de soumissions aux institutions puisqu’un éventuel délai ne pourrait être accordé que dans le cadre de ce système qui fait loi et ne le remettrait donc aucunement en cause. On apprend d’ailleurs que la rumeur selon laquelle un tel sursis pourrait être obtenu est apparue plusieurs fois dans le passé. Kathy et Tommy acceptent servilement ce jeu d’attribution du temps de la vie. Ils l’acceptent si bien qu’il se niche même dans la langue des jeunes gens, à travers des termes familiers rendus polysémiques tels que « terminer », qui signifie ici « mourir ». Le terme to complete dans la version originale exprime encore mieux cette idée que la mort du clone coïncide avec la réalisation de la tâche qui lui a été attribuée. La traduction, « terminer » contient la notion d’un terme, d’un horizon d’attente. Les clones ne peuvent envisager un autre avenir que celui qui leur a été assigné, ils ne peuvent échapper au scénario prescrit de leur propre aliénation, ils sont déterminés par leur condition.

Un nouveau temps : celui de la communauté

24Dans sa préface à la réédition du Meilleur des mondes de 1946, Huxley explique qu’il n’a pas voulu modifier son texte de crainte de le dénaturer. Mais il précise également que s’il avait dû réécrire son roman, il aurait proposé une troisième alternative plus optimiste entre la civilisation eugéniste londonienne et la réserve des sauvages superstitieux et pénitents :

Entre les solutions utopienne et primitive de son dilemme, il y aurait la possibilité d’une existence saine d’esprit - possibilité déjà actualisée, dans une certaine mesure, chez une communauté d’exilés et de réfugiés qui auraient quitté Le Meilleur des mondes et vivraient à l’intérieur des limites d’une Réserve. Dans cette communauté, l’économie serait décentraliste, à la Henry George, la politique serait kropotkinesque et coopérative, la science et la technologie seraient utilisées comme si, tel le Repos Dominical, elles avaient été faites pour l’homme, et non (comme il en est à présent, et comme il en sera encore davantage dans le meilleur des mondes) comme si l’homme devrait être adapté et asservi à elles22.

25 La riposte à l’hégémonie inhumaine de la technologie serait donc la communauté. Lyotard invoque la philosophie esthétique de Kant, selon qui le sentiment de beau découle d’une forme de communauté sentimentale pré-subjective. Ce sentiment du beau échappe à la techno-science car cette dernière œuvre par détermination (puisqu’elle anticipe sans cesse l’avenir), elle recourt sans cesse à la communication au sens de l’échange conceptuel : « Qu’en est-il d’une communication sans concept à l’heure où précisément les ‘produits’ des technologies appliquées à l’art ne peuvent pas se faire sans l’intervention massive et hégémonique du concept ?23 ». Pour Kant, le beau est sans objet (sans finalité, ni intérêt) et il est communicable quoiqu’il échappe à l’abstraction conceptuelle : il ne produit aucune connaissance, aucun message différé. Dans le livre d’Ishiguro, l’art encouragé à Hailsham n’est paradoxalement pas perçu par Madame et par Miss Emily comme de l’art, puisqu’elles estiment qu’il sert une fonction : « nous avons emporté vos œuvres car nous pensions que cela révélerait votre âme. Ou, pour l’exprimer plus subtilement, nous l’avons fait pour prouver que vous aviez une âme24 ». Cet art obéit donc aussi à une visée de prédation ou de consommation puisqu’il instrumentalise l’activité créatrice des clones pour servir une cause qu’ils ignorent (améliorer leurs conditions de vie avant de les mener à la mort). On peut également suspecter qu’occuper les enfants à des activités créatives est un moyen pour le personnel d’Hailsham de détourner leur attention de leur triste sort. Tommy se prête au jeu de cette instrumentalisation de l’art puisqu’il se met à dessiner en croyant que ses dessins lui permettront de prouver l’amour qu’il éprouve pour Kathy, regrettant le peu d’efforts qu’il avait investi dans l’expression créative dans son enfance. Il existe tout de même une forme d’art véritable, au sens d’art sans finalité, dans Auprès de moi toujours car Tommy continue à dessiner après leur visite à la Miss Emily, pour le plaisir de dessiner. Il investit cette fois librement son temps à une activité qui le fait entrer dans la communauté sentimentale du beau.

26Au temps de la distraction et de l’hyperconsommation qu’est le différer, Lyotard oppose celui de la passibilité. La passibilité est la possibilité d’éprouver (au sens de pâtir, de pathos) quelque chose qui nous arrive et cela de façon fondamentalement dénuée de tout calcul. Elle est l’ouverture à l’inattendu, la résignation à ne pas préparer l’avenir mais à accueillir le temps présent. C’est l’ouverture à ce qui est autre, sous la forme d’une communauté sentimentale. C’est « être apte à accueillir ce que la pensée n’est pas préparée à penser25 ». Il me semble que cette aptitude à la maturation et au recueillement se manifeste dans Auprès de moi toujours à travers le récit de Kathy, qui sans cesse se rappelle des fragments d’existence. La forme confessionnelle du récit à la première personne permet de reconstituer des moments d’intimité détachés de toute fonction autre que la pure appréciation du souvenir. On peut le constater à ce moment du récit où Kathy raconte sa visite à Norfolk au cours de laquelle Kathy et ses amis « tuent le temps » (killing a bit of time26), avec ce glissement du temps du récit jusqu’alors traditionnel (prétérit en anglais, passé simple en français) au présent simple, qui réactualise le souvenir et les sensations qui lui sont associées :

Et aujourd’hui je revois clairement les images des dix, quinze minutes où nous attendîmes à cet endroit. Personne ne parle plus du ‘possible’.  Au lieu de cela nous faisons semblant de tuer un peu de temps devant un panorama, peut-être, pendant un voyage insouciant d’une journée. Rodney exécute une petite danse pour démontrer la bonne ambiance qui règne. Il monte sur le mur, s’avance en équilibre, puis se laisse tomber d’un geste délibéré. Tommy fait des plaisanteries sur des passants, et bien qu’elles ne soient pas très drôles, nous rions tous. Seule Ruth, au milieu, à califourchon sur le muret, reste silencieuse. Elle sourit toujours, mais bouge à peine. Une brise dérange sa coiffure, et le soleil vif d’hiver lui fait plisser les yeux, aussi on ne sait pas si elle sourit de nos singeries, ou grimace seulement à cause de la lumière. Ce sont les images que j’ai gardées de ces instants où nous avons attendu près du parking27.

Le posthumanisme est un humanisme

27Lyotard affirme dans son essai « Réécrire la modernité » que « le postmoderne est déjà impliqué dans le moderne du fait que la modernité, la temporalité moderne, comporte en soi une impulsion à s’excéder en un état autre qu’elle-même28 ». Le rêve posthumain est donc un héritage de l’humanisme. Le terme même de « post-humain » est symptomatique d’une pensée humaniste car « de la même façon que la modernité contient la promesse de son dépassement, elle est pareillement sommée de marquer, de dater, la fin d’une période et le début de la suivante29 ». C’est par souci anthropocentriste que l’homme rêve de l’homme de demain, espérant prolonger sa vie et continuer à étendre sa domination sur le monde grâce à un pacte faustien. Les pensées des transhumains sont selon Elaine Després et Hélène Machinal « un véritable retour à l’humanisme, replaçant l’homme au centre à travers sa volonté de survivre à tout prix en tant que sujet (en prolongeant la vie de son corps ou en se téléchargeant dans une machine)30 ». Lyotard invite à prendre ses distances vis-à-vis d’un horizon transhumain non pas parce qu’il se distingue du projet humaniste qui le précède, mais parce que ce souci de l’anticipation fait perdre de vue le rapport pré-langagier de l’homme au monde qu’est l’instant. C’est à travers l’expérience du moment présent que l’homme interrompt tout calcul. Cet état de passibilité, Lyotard le nomme également « inhumain » car il est la borne opposée au désir que nourrit l’homme de contrôler le monde par la technique. Le clone est la manifestation fictionnelle de la division de l’humanité qui exploite le temps à venir et de l’humanité privée d’avenir. Ces deux humanités sont bien sûr les deux faces de la même pièce. C’est à un humble rassemblement de nos deux humanités que nous invitent Lyotard et Ishiguro.