Colloques en ligne

Émilie Pézard

Enjeux éthiques d’un modèle paradoxal : les admirables scélérats du romantisme

1Cet article est consacré à l’étude de la conjonction de deux phénomènes propres à l’époque romantique : d’une part le fait qu’« il y ait eu pendant la période romantique […], modélisation des conduites sociales par la littérature »1 ; d’autre part, dans l’histoire de la fiction, le développement, durant cette même période, d’un personnage inédit, que nous appelons « admirable scélérat ». Nous proposerons une description de ce personnage avant de voir comment il a pu servir de « modèle à vivre » au lecteur, et d’étudier enfin quels sont les enjeux de cette modélisation.

Les admirables scélérats

2« Les admirables scélérats » : nous désignons par cette expression des personnages, de drame ou de roman, définis par une double polarisation axiologique contradictoire, c’est-à-dire qui présentent à la fois des caractères négatifs et des caractères positifs du point de vue moral. Le portrait de Dom Pèdre, dans le roman Inès de Castro de Madame de Genlis, est exemplaire de ce personnage énantiosémique : « On peut à la fois citer de lui un nombre égal d’actions magnanimes et d’actions pleines de férocité. »2 Les parts respectives du bien et du mal dans le portrait axiologique du personnage peuvent varier d’une œuvre à l’autre et, selon les proportions, le personnage pourra apparaître plutôt comme un héros inquiétant (par exemple, le comte de Monte-Cristo) ou comme un scélérat doué de quelques qualités (ainsi le personnage éponyme de Victor Hugo, Han d’Islande), à moins que, comme pour Dom Pèdre, l’équilibre des qualités et des défauts rende impossible le classement du personnage dans les catégories du héros ou du scélérat.

3La nature morale paradoxale des admirables scélérats est encore accrue quand ils se font les représentants de valeurs ambivalentes, dont chacune peut être jugée favorablement ou défavorablement. Des caractéristiques morales en soi admirables sont la source de crimes : la supériorité du personnage, fondée sur son énergie et son intelligence, motive une condamnation misanthropique de l’humanité. Une telle subversion des valeurs morales apparaît par exemple dans la Comédie humaine de Balzac, avec Vautrin ou le « capitaine parisien » dans La Femme de trente ans, ainsi que dans Le Comte de Monte-Cristo.

4Dans tous les cas, la dualité morale du personnage présente un défi pour l’interprétation axiologique menée par le lecteur. Cette double caractérisation contradictoire suscite en effet des émotions paradoxales de la part du lecteur, qui est amené à éprouver de la terreur et de la sympathie, et elle provoque un jugement moral complexe où interviennent à la fois la réprobation et l’admiration.

5L’admirable scélérat représente une évolution par rapport aux personnages des mélodrames et des romans noirs de la fin du XVIIIe siècle. Ces œuvres présentent des univers fictionnels fortement axiologisés : leurs histoires se déroulent dans un monde où le bien et le mal constituent des repères nettement différenciés permettant d’apprécier l’action des personnages et le sens de l’intrigue. Dans ces fictions, les personnages ne peuvent se situer qu’à l’un des deux pôles de l’échelle qui va du bien au mal : les héroïnes sont parfaitement vertueuses, les scélérats, totalement odieux.

6Les mélodrames et les romans noirs de la fin du XVIIIe siècle constituent par là des exemples de fictions romanesques, au sens thématique du terme. Ils se caractérisent en effet, selon la définition de Jean-Marie Schaeffer, par « la représentation des typologies actantielles, physiques et morales par leurs extrêmes, du côté du pôle positif comme du côté du pôle négatif » : « Le monde romanesque […] est le lieu de tous les excès : […] les êtres sont soit des modèles de vertu soit des incarnations du mal absolu… »3

7Les œuvres romantiques où l’on trouve les admirables scélérats relèvent de ce régime de représentation romanesque : les polarisations axiologiques sont extrêmes. Ces personnages présentent cependant une originalité majeure par rapport au personnel romanesque des romans noirs et des mélodrames, car ils empruntent à la fois aux deux pôles, en présentant des vertus extraordinaires et des vices extraordinaires. Le portrait de Dom Pèdre, personnage déjà mentionné d’Inès de Castro de Madame de Genlis, est explicite sur ce point : « en lui tout est extrême ; sa magnificence va jusqu’à la prodigalité ; il est impérieux, et d’une violence qu’il porte souvent jusqu’à la fureur. »4

8C’est par cette polarisation axiologique extrême que l’admirable scélérat se distingue des nombreux personnages qui, dans l’histoire littéraire, associent qualités positives et négatives : après le romantisme, Bel-Ami ou Thérèse Desqueyroux5 pourront susciter eux aussi à la fois la sympathie et la condamnation du lecteur. Mais la complexité axiologique de ces personnages accroît leur vraisemblance en les rendant profondément humains ; elle tend à réduire l’écart entre une nature humaine héroïque et une nature orientée vers le mal. Chez le personnage romantique qui nous intéresse ici, loin que le bien et le mal s’équilibrent l’un l’autre pour parvenir à un juste milieu, qui garantit la vraisemblance du portrait, le bien et le mal cohabitent en prenant des formes extrêmes, qui donnent à ce personnage un caractère extraordinaire. Tandis que Bel-Ami et Thérèse Desqueyroux paraissent simplement humains dans leurs vices ou dans leurs faiblesses — et c’est d’ailleurs dans cette justesse que réside l’attrait de ces personnages — l’admirable scélérat est, à la fois, surhumain et inhumain. Le héros éponyme du Solitaire de Victor d’Arlincourt, immense succès de librairie en 1821, est explicitement présenté dans le roman comme un « homme à la fois au-dessus et au-dessous de l’humanité »6 : ces formulations oxymoriques sont légion dans la littérature romantique.

9Les admirables scélérats partagent ainsi avec le personnel romanesque des romans noirs et des mélodrames une polarisation axiologique extrême, mais s’en distinguent par leur ambivalence ; ils trouvent en revanche leur spécificité, par rapport à d’autres personnages moralement ambivalents, dans leur caractère extraordinaire et excessif, propre au régime de représentation romanesque.

10Cette permanence de l’univers fortement axiologisé du roman noir du XVIIIe siècle et ce développement d’un personnage qui bouleverse toutes les oppositions axiologiques caractérisent en propre la fiction romantique. Si de tels personnages pouvaient apparaître sporadiquement avant le XIXe siècle, ils connaissent avec le romantisme un développement sans égal, tant par le nombre d’œuvres qui les mettent en scène, par la variété des figures qu’ils revêtent, que par l’immense succès qu’ils obtiennent auprès des lecteurs.

11Dans le premier tiers du XIXe siècle, alors que paraissent les œuvres le mettant en scène,  l’admirable scélérat est reconnu comme l’une des principales caractéristiques du mouvement romantique. On ne lui donne pas de nom spécifique, mais on parle constamment de lui : les critiques décrivent le romantisme en évoquant la « séduisante canaille »7, les « scélérats de boudoirs », « si séduisants par leurs passions »8, les « scélérats poétiques »9, le « forçat tour à tour vertueux et pervers, féroce et langoureux »10, « l’aristocratie du vice et du crime »11. On parle de lui, et on dresse sa généalogie. La lignée du personnage est soulignée dans des énumérations qui attestent son succès : en 1824, le roman Og de Vignon Rétif de la Bretonne est dédié « à Jean Sbogar, et à ses successeurs, le vampire, le solitaire, le camisard, Han d’Islande »12. De même, dans son compte rendu de La Salamandre, l’un des premiers romans d’Eugène Sue, Théophile Gautier note que Szaffie est « non moins féroce sous des airs doucereux que ses anthropophages devanciers » et qu’il « imite trop visiblement ses prédécesseurs de l’école satanique »13. Non seulement les admirables scélérats sont bien identifiés, mais ils déterminent l’une des principales caractéristiques du romantisme, qui lui fait mériter ce nouveau nom d’école satanique : la confusion morale. Par exemple, une diatribe condamne le romantisme parce que « La vie et le néant, le crime et la vertu, / Dans ses vastes tableaux il a tout confondu »14 ; un autre critique exprime ses regrets : « Nous vivons, mes amis, dans un temps tout nouveau / Où le bon n’est plus bon, où le beau n’est plus beau »15. Ce bouleversement des valeurs morales est directement lié à l’omniprésence, dans la fiction des années 1820 et 1830, des admirables scélérats.

Des modèles à singer

12Or ces personnages au caractère exemplaire très problématique ont pu servir de modèles à vivre aux romantiques — les écrivains comme les lecteurs. Un nom peut servir d’emblème à l’admirable scélérat aussi bien qu’à la propension de la littérature romantique à verser dans la réalité : Byron. Dans les années 1820 et 1830, on byronise à qui mieux mieux, et les admirables scélérats envahissent les salons à la mode. En 1825, Baour-Lormian imagine ainsi un dialogue satirique entre un classique et un romantique ; quand le premier déclare au second « Vous avez l’air malade ! », la réponse du romantique est claire :

Ah ! cet aveu m’enchante.
Je dois à mes travaux cette langueur touchante,
Et par tous les amis à qui je suis voué,
Si j’avais le teint frais, je serais bafoué.
Schiller, Byron portaient sur leur face amaigrie
Le cachet du malheur et de la rêverie.16

13Il faut donc ressembler aux héros de Byron, c’est-à-dire à Byron, puisqu’on considère alors comme un fait acquis que Byron s’est peint lui-même dans tous ses poèmes. On serait naturellement tenté de considérer avec précaution une représentation du romantisme issue d’un texte satirique. Mais les documents réunis et analysés par Louis Maigron semblent attester que la critique de Baour-Lormian est bien fondée en réalité : les deux ouvrages Le Romantisme et les mœurs et Le Romantisme et la mode17 analysent de nombreuses lettres et journaux personnels rédigés, à l’époque romantique, par des aspirants Jeune-France ou par leurs contempteurs. Les admirables scélérats semblent bien constituer alors, pour un certain nombre de lecteurs, un « modèle à vivre ». Les vers d’un certain François Roussel, datés du 10 juin 1832, font du romantique de Baour-Lormian un homme modéré et raisonnable :

Ressembler à Manfred ! Oh ! la joie enivrante !
Avoir la bouche amère et le front soucieux,
Ignorer à jamais l’espérance riante,
Et se sentir maudit ! Et blasphémer les cieux !18

14Il est certes difficile de prendre au sérieux cette « singulière et un peu répugnante mixture »19, pour reprendre le jugement de Louis Maigron, entre romantisme et réalité. Les admirables scélérats sont des personnages trop romanesques pour pouvoir exister dans la réalité : de là le ridicule inhérent à leur imitation, et l’artificialité à laquelle celle-ci est condamnée. Ils constituent, plutôt qu’un modèle à vivre, un modèle à jouer, un ethos à arborer. Nombreux d’ailleurs seront ceux à analyser avec lucidité le caractère factice de cette personnalité en kit. Dumas raconte dans ses Mémoires comment il a été amené à donner à son tempérament naturellement gai une forme culturellement acceptable à l’époque romantique :

Alors, la seule gaîté permise était la gaîté satanique, la gaîté de Méphistophélès ou de Manfred. Goethe et Byron étaient les deux grands rieurs du siècle. J’avais, comme les autres, mis un masque sur mon visage. […] Ce masque, au reste, devait tomber peu à peu et laisser mon visage à découvert […]. Mais, je le répète, en 1832, je posais encore pour Manfred et Childe Harold.20

15L’imitation se réduit donc à une pose et à un masque. À défaut d’avoir l’âme et le passé des admirables scélérats byroniens, on en arbore les signes extérieurs : bouche amère et front soucieux pour François Roussel, rire sardonique pour Dumas, et pour tous, un teint pâle qu’il faudra se procurer par tous les moyens — moyens que rappelle le journal d’un contemporain anonyme, observateur ironique de la mode du jour :

Ils sont quelques-uns à se noyer ainsi l’estomac de vinaigre et de jus de citron. Et, c’est là le plaisant de la chose, parce que Byron a fait des poëmes qui ont eu quelque succès. O desseins impénétrables de la Providence ! O conséquences imprévues et mystérieuses des choses ! O ironie souveraine de la destinée ! La vogue du Giaour alimente le commerce des épiciers, et Manfred et Lara font vendre du vinaigre et des citrons ! O Byron, tu n’avais point prévu ce résultat : il eût été pour toi la suprême des douleurs !21

16On comprend ainsi que le pouvoir de la littérature à modeler la vie n’est pas forcément à l’honneur de celle-ci : si la littérature contamine la réalité, c’est au prix de sa réduction à quelques détails visibles, voués à devenir des clichés, et c’est aussi au prix de l’authenticité de la réalité. La vie modelée par le romantisme est devenue un jeu, dont les acteurs sont bien conscients, comme ce Jeune France anonyme cité par Maigron : « Moi, j’aime tant les héros romantiques que je voudrais leur ressembler en tout : je voudrais avoir leurs passions, leurs habitudes, leurs manies, leur physionomie même… »22

17La transformation des salons en théâtres romantiques correspond à un jeu dont la finalité est sociale. Il s’agit alors d’afficher une posture permettant de se valoriser au sein d’un cercle social — et se valoriser d’abord aux yeux des jeunes filles : l’attirail romantique de l’admirable scélérat est avant tout une stratégie de séduction. Dumas rapporte la réaction d’Eugène Sue quand ses romans firent l’objet d’une accusation d’immoralité :

[…] il fut au septième ciel.
— Maintenant, me disait-il à cette époque, je suis lancé, toutes les femmes vont vouloir de moi.23

18Eugène Sue n’a pas tort de réagir ainsi, comme le prouve la lettre, exhumée par Louis Maigron, qu’une vieille marquise en séjour dans une élégante ville d’eaux écrit en août 1835 :

Toutes les jeunes têtes sont à l’envers et tous les petits cœurs en émoi. Depuis une semaine, nous avons le grand honneur, que j’apprécie, croyez-le bien, de posséder deux prétendus diplomates. Ils sont diplomates comme la petite R*** est marquise […]. Mais enfin c’est une fureur. Ils sont de toutes les réunions […]. Et la raison de cet enthousiasme, que je me permets de trouver ridicule, c’est qu’ils ont le teint bilieux et la peau presque aussi noire que cette affreuse mégère de V***. Voilà-t-il pas de quoi faire tourner les têtes ? Mon Dieu ! que les femmes sont niaises aujourd’hui !… […] Cette petite perruche de L*** ne me disait-elle pas l’autre jour, avec les minauderies que vous pouvez imaginer, qu’elle avait eu le plaisir de causer plus d’une demi-heure avec l’un d’eux, et qu’elle s’imaginait avoir causé par moments avec un des personnages mêmes de je ne sais plus quel grand poëte anglais ? De la part d’une pareille pécore, qui passe ses nuits à lire et ses jours à ce que vous savez, le propos n’est pas pour surprendre…24

19Ces exemples laissent penser que les enjeux éthiques de l’imitation des admirables scélérats sont à peu près nuls : la transposition du personnage de fiction dans la vie des lecteurs ne signalerait pas un pouvoir effectif de la fiction à transformer la réalité, mais constituerait seulement le symptôme de la naïveté des lecteurs qui adoptent la mode du moment. Comme l’écrit Hippolyte Castille : « Plus on est naïf, et plus on aime à paraître scélérat ! »25

20On ne peut pourtant arrêter l’analyse à ces conclusions : ces mêmes exemples que nous venons d’évoquer montrent en effet aussi que ces lecteurs jouant naïvement à byroniser révèlent, malgré eux, un autre type d’identification.

Vers un autre modèle d’identification : l’adhésion éthique

21Considérons à nouveau la déclaration du Jeune France cité par Louis Maigron : « j’aime tant les héros romantiques que je voudrais leur ressembler en tout ». Il ne dépend pas de ce jeune homme d’être un héros romantique : on ne change pas d’identité comme de costume. En revanche, la volonté de ressembler aux héros romantiques, elle, est bien réelle. C’est cette volonté que la lecture des fictions romantiques a réellement influencée. L’identification, conçue comme « processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci »26, ne porte pas sur la personnalité mais sur l’idéal que celle-ci représente.

22Pour mieux comprendre le contenu de cette volonté, retournons vers François Roussel qui voulait « ressembler à Manfred ». François Roussel n’est pas Manfred et il ne peut lui ressembler que dans ce qu’il a de plus superficiel : il pourra afficher son front soucieux, il pourra feindre le désespoir, mais il ne sera pas désespéré. Les deux premiers vers ne font que décrire un masque : « Ressembler à Manfred ! Oh ! la joie enivrante ! / Avoir la bouche amère et le front soucieux ».  

23En revanche, si Roussel souhaite ressembler à Manfred, c’est bien parce qu’il s’est approprié l’axiologie du personnage : « Ignorer à jamais l’espérance riante, / Et se sentir maudit ! Et blasphémer les cieux ! »27 Les deux derniers vers montrent que le désespoir, la marginalité, le blasphème se trouvent ici affectés d’une valeur positive qui découle de la lecture de Byron. Roussel a fait siennes les valeurs de Byron.

24Au-delà de l’exhibition naïve des signes les plus superficiels des personnages romantiques, s’opère donc un autre type d’identification, moins visible, mais réelle, qui s’opère sur le plan éthique.

25Cet autre type d’identification est visible même dans un texte qui dénonce explicitement le décalage apparent entre la fiction et la réalité : il s’agit du portrait d’Eugène Sue, à l’époque où il était l’auteur de romans maritimes frénétiques très en vogue. Alexandre Dumas écrit :

[…] Eugène Sue se croyait dépravé. […]
Il n’avait pas cherché cette accusation d’immoralité, il avait écrit avec son imagination malade, avec cette imagination malade il avait créé les rôles de Brulard, de Pazillo, de Zaffic, il eût voulu être ces hommes là, et par malheur ou par bonheur n’avait point la moindre ressemblance avec eux, — il s’était fait faire pour ainsi dire un miroir diabolique, dans lequel il se regardait, abandonné au désordre de son imagination, il rêvait les fantaisies horribles du marquis de Sade. — Mais en face de la réalité, il pleurait comme un enfant et faisait l’aumône comme un saint.28

26L’artificialité du rôle est parfaitement claire sous la plume de Dumas : le « miroir diabolique » dans lequel se regarde Eugène Sue ne reflète pas la réalité. En revanche, si la ressemblance est fausse, le désir de ressemblance est sincère. Ses aspirations et ses rêveries font de l’admirable scélérat un modèle existentiel assumé, quand bien même il serait impossible à réaliser. En d’autres termes, le lecteur ne peut pas devenir réellement le personnage romantique, mais il peut adopter sincèrement ses valeurs.

27Il reste le cas de l’adoption cynique des codes romantiques à des fins de séduction. Il semble évident qu’aucune forme d’identification authentique ne réside dans ce stratagème hypocrite. Sauf que quand la mode sert une stratégie de séduction, et que cette séduction fonctionne — comme c’était effectivement le cas, souvenons-nous de la petite perruche conquise par les faux diplomates —, c’est que l’identification aux valeurs du personnage s’est opérée aussi du côté de la lectrice. Dans Madame Bovary, on sait bien que Rodolphe ne croit pas à la nouvelle morale qu’il promeut, qu’il ne croit pas que « le devoir, c’est de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas d’accepter toutes les conventions de la société »29 ; mais on sait bien aussi que si le séducteur parvient à ses fins, c’est qu’Emma, elle, y croit, parce qu’elle a lu les fictions romantiques. On séduit les lectrices romantiques en se donnant tous les airs de leur personnage préféré : elles ont assimilé ses valeurs et orientent d’après elle leur choix amoureux quand elles en reconnaissent les signes.

28À partir du constat que la littérature romantique suscite des phénomènes d’identification forts de la part des lecteurs, on peut donc distinguer deux modalités de cette identification.

29Le premier modèle repose sur une identification totale et volontaire. Le lecteur deviendrait le personnage. Cette identification, on l’a vu, est nécessairement artificielle : le lecteur ne peut qu’adopter les signes extérieurs du personnage, et mimer son comportement.

30Le second modèle repose sur une identification partielle et involontaire. Ce ne sont plus les caractéristiques physiques ou morales du personnage qui sont adoptées, mais ses valeurs.

31Le premier modèle fournit la matière de nombreuses plaisanteries antiromantiques et alimente les sarcasmes à l’égard du nouveau mouvement. Il n’explique pas cependant la virulence des critiques : c’est le second modèle d’identification qui a nourri les inquiétudes des critiques et suscité des débats. L’adoption des croyances romantiques peut-elle déterminer le comportement du lecteur ? Autrement dit, la promotion de nouvelles valeurs contraires à la morale admise risque-t-elle d’engendrer des comportements immoraux ? À cette question, il y a deux réponses possibles au XIXe siècle, qui s’expriment dans des formes discursives différentes. Les satires du romantisme répondent : non. Le lecteur romantique se donne des airs sataniques mais reste inoffensif. Le décalage entre l’identité fantasmée du personnage romanesque et l’identité authentique du lecteur réel est la source d’un savoureux comique. Ainsi, dans Les Romans et le mariage de Théophile de Ferrière, on trouve ce dialogue à propos d’André Ledoux, qui préfère après ses lectures romantiques être appelé « Andréas » :

Fabiano : Pauvre Andréas ! Savez-vous ce qui le désole ? Il voudrait avoir la face maigre et terreuse, et ses joues s’obstinent à garder leur rondeur et leur fraîcheur ; il donnerait ses cheveux pour être un enfant trouvé, sa barbe pour être un échappé du bagne, et ses drames pour avoir étouffé sa maîtresse dans ses bras.
Longueville : Ah ! pour cela je l’en défie, il a le cœur moins gâté que l’esprit, et, malgré ses velléités sataniques, je parierais que l’on pourra graver un jour sur sa tombe :
Ci-gît André Ledoux,
Qui fut bon père et bon époux.30

32Le système de valeurs subversif adopté par Andréas est sans conséquences, car il n’appartient qu’à « l’esprit », et non au « cœur » : la distinction entre ces deux facultés permet d’isoler les croyances dans une sphère intellectuelle conçue comme étant séparée d’une autre faculté, le « cœur », qui régit le comportement.

33D’autres critiques, conservateurs, s’inquiètent sérieusement d’une contamination des valeurs romantiques et établissent un lien direct entre croyances et comportement. Ainsi fait l’académicien Auger dans son célèbre discours antiromantique en 1824 : « Ayez horreur, avant tout, de cette poésie misanthropique, ou plutôt infernale, qui semble avoir reçu sa mission de Satan même, pour pousser au crime, en le montrant toujours sublime et triomphant »31. La valorisation du mal dans la fiction induit un comportement criminel : le lien est direct pour Auger qui fait ici de l’esprit du lecteur une sorte de sas sans filtre entre la réception du texte de fiction et le comportement dans la société.

34C’est sans aucun doute surestimer le pouvoir de la littérature, dont cette conception fait finalement l’éloge paradoxal. Pour autant, si Auger a tort, Théophile de Ferrière juge peut-être avec un peu trop de légèreté le rôle que jouent les croyances dans le comportement de l’individu. C’est l’un des objets de la psychologie sociale aujourd’hui d’étudier ce qui détermine le comportement, notamment d’un point de vue moral. S’il est clair que les paramètres déterminant le comportement d’un individu sont multiples et ne peuvent être réduits à la lecture de fictions, celle-ci n’en constitue pas moins un de ces paramètres. Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale à l’Université de Grenoble, définit en ces termes l’éthique mimétique, à laquelle il consacre tout un chapitre de son ouvrage Psychologie du bien et du mal :

Par l’observation, l’individu acquiert de nouveaux schèmes de comportement, qui donnent lieu à des inférences cognitives basées sur ces observations, et produisent une généralisation du comportement à d’autres situations dans lesquelles le comportement semble approprié, et même aux différents comportements de la sphère morale. […] Il n’est pas nécessaire qu’un modèle se présente en chair et en os pour exercer une influence. Il peut s’agir de personnages mis en scène dans des contes […].32

35La vérité se trouve donc dans un moyen terme entre les jugements de Ferrière et d’Auger. La part que jouent les valeurs promues par la fiction dans le comportement individuel du lecteur me semble apparaître assez nettement dans un cas emblématique, celui de Lacenaire, remarquablement analysé par Anne-Emmanuelle Demartini. En observant « les similitudes entre Lacenaire et les beaux révoltés byroniens », celle-ci refuse de voir là « un travail réfléchi d’imitation des modèles romantiques ». Le pouvoir de la fiction n’est pas absolu. Mais il n’est pas nul : Anne-Emmanuelle Demartini poursuit en écrivant que « si Lacenaire est romantique, il l’est, pourrait-on dire, malgré lui, dans la mesure où il a probablement intériorisé postures et codes de son temps sans que ces représentations aient nécessairement accédé chez lui à un niveau conscient. »33 Ainsi, le romantisme n’a pas produit des criminels, mais il a produit un discours permettant à ceux-ci de se justifier et de se magnifier dans un même mouvement mêlant éthique et esthétique, aux yeux d’un public convaincu, car imprégné des mêmes lectures.

36Ainsi, le ridicule attaché à l’exhibition artificielle des signes extérieurs du romantisme ne doit pas jeter le discrédit sur les phénomènes d’empathie et d’identification que la fiction romantique suscite massivement dans les années 1820 et 1830. L’identification totale et volontaire résulte nécessairement d’un leurre, qu’il s’agisse d’une illusion naïve ou d’une stratégie cynique, mais elle n’empêche pas le développement d’une identification plus souterraine, qui ne reprend pas les caractéristiques admirables de ses personnages mais qui, sous l’influence de celles-ci, adopte les valeurs négatives qu’ils incarnent.

37Si la prégnance des modèles romantiques sur l’apparence physique, la mode, le langage, les postures est attestée dans la petite bourgeoisie et la bourgeoisie, si par ailleurs l’effet des lectures romantiques sur les valeurs est attesté dans le cas de Lacenaire, qui a pu tirer profit de la sublimation du mal présente dans les textes romantiques pour élaborer un ethos susceptible de fasciner les journalistes et le public, il reste alors à prolonger l’analyse du romantisme vécu en croisant ces deux études et en analysant les conséquences éthiques des lectures romantiques sur la masse des lecteurs. Tout, ou presque, reste à faire, pour comprendre le chemin qui mène du personnage tel qu’il est présenté dans le texte aux émotions du lecteur, puis à l’adoption de nouvelles croyances, et enfin éventuellement à une modification de son comportement. Quels sont les paramètres narratologiques de l’interprétation morale ? Dans le rapport de forces axiologique qui régit le personnage, quelles sont les valeurs suffisamment puissantes pour compenser ses crimes et à quels changements de mentalités correspondent-elles ? Dans quelle mesure l’empathie est-elle conditionnée par les valeurs préexistant à la fiction, dans quelle mesure détermine-t-elle l’adoption de nouvelles normes éthiques ?

38Pour répondre à ces questions, on trouvera une aide précieuse dans les recherches menées sur les théories de la fiction, avec l’appui des sciences cognitives, ainsi que dans les études en psychologie sociale. Ce sont ces travaux qui nous permettent aujourd’hui de porter un autre regard sur les multiples discours tenus au XIXe siècle sur l’action du romantisme sur la société, et qui nous invitent à prendre au sérieux l’ambivalence axiologique des héros romantiques, ces admirables scélérats, pour ne pas seulement voir en eux une pose ou une attitude esthétique, mais pour comprendre que cette esthétisation même repose sur la refonte d’un système de valeurs qui a vocation à exister hors de la littérature.