Colloques en ligne

Victoire Feuillebois

Les personnages « hoffmaniaques » dans la littérature française des années 1830

1Par « personnages hoffmaniaques », il faut entendre ici le type de héros présenté par une fiction comme un lecteur d’Hoffmann imitant dans sa propre vie les modèles excentriques proposés dans les textes de l’auteur germanique, qui se déclinent essentiellement en deux figures, celle du compositeur exalté et celle de l’idéaliste persuadé de voir au-delà de la réalité bourgeoise décevante. En général, le personnage hoffmaniaque est un être profondément marqué par le désir de vivre une vie artistique et poétique, mais promis à une fin malheureuse par la translation inopportune d’un modèle littéraire dans la sphère de la vie. Cependant cette précision est sans doute inutile, tant ce type du héros hoffmaniaque a fleuri dans un certain nombre de récits de la première moitié de la décennie 1830, en pleine mode pour le conte hoffmannien. Cette dernière s’y trouve doublement exploitée et fait l’objet d’une double axiologie : sur le plan générique, on lit une histoire alla Hoffmann, qui reprend les codes et les mécanismes du conte pour la satisfaction du lecteur avide, mais cette histoire met en scène un personnage qui imite sur le plan existentiel les héros d’Hoffmann et finit de façon pitoyable, ce qui fait écho à tout un pan de la critique journalistique de l’époque, particulièrement dure à l’encontre de l’auteur allemand.

2Pourtant, en évoquant l’influence du célèbre auteur de contes fantastiques dans la littérature française de cette époque, il ne s’agit pas pour nous d’adopter une perspective descriptive et de compléter la galerie des modèles qui suscitent l’imitation, du roman de chevalerie à Byron ou Werther, et il ne s’agit pas non plus de céder au simple attrait du mot-valise qui nous permet d’évoquer des personnages « hoffmaniaques » : il nous semble que le « cas Hoffmann » dans la littérature française des années 1830 pose en réalité une question esthétique, au sens propre du terme1, sur la manière dont l’œuvre est capable de provoquer des affects, sur le plan physique ou émotionnel, et qu’un certain nombre d’auteurs en ont senti l’importance pour étayer une revendication typiquement romantique sur le pouvoir autonome et spécifique des arts. Nous voudrions ainsi mettre en relief deux éléments pour justifier le fait de nous pencher sur ce qui pourrait n’être qu’une simple question de réception si chère aux comparatistes. D’abord, on est frappé par le fait qu’il n’y a en réalité à l’époque pas de vague d’imitation pathologique des personnages d’Hoffmann qui soit répertoriée à l’égal de celle qu’ont provoquée un Werther ou un Chatterton : on sait que la mode hoffmannienne a été aussi intense que brève2 et, de fait, on ne trouve presque aucun témoignage d’une influence réelle des textes de l’auteur allemand sur la sphère de la mode ou des mœurs, pour reprendre le vocabulaire de Louis Maigron3. En réalité, cette « hoffmanie » est inventée presque de toutes pièces par les gens de lettres de l’époque, et en grande partie par des auteurs appartenant à la « famille poétique d’Hoffmann »4, comme Gautier ou Sand sur lesquels cet article se concentrera. Ces nouvelles hoffmaniaques ne peuvent donc être interprétées dans une perspective uniquement polémique ou simplement ludique : selon nous, ce fantasme d’une œuvre qui transforme les vies sert à élaborer une réflexion critique sur les pouvoirs de la littérature. En effet, et c’est le second point que nous voudrions mettre en valeur en guise de remarque préliminaire, les fictions hoffmaniaques proposent un modèle très différent de celui du roman extravagant classique, dans la mesure où elles reposent à la fois sur une médicalisation des pathologies de la lecture et sur l’escamotage au sein de ce contexte pseudo-scientifique de toute étiologie précise de ces maladies : dans un contexte où la presse construit l’image d’un Hoffmann créateur profondément malade, le personnage se fait vecteur de contagion transmettant une affection propre à l’auteur. Cela institue l’idée qu’il n’y a pas simplement des pathologies de la lecture (le lecteur excentrique traditionnel est un consommateur morbide de fictions par ailleurs très respectables et écrites par des auteurs parfaitement sains d’esprit) mais aussi des pathologies transmises par le livre, par le biais de l’imitation existentielle de modèles fictionnels, pathologies qui se répandent en droite ligne à partir d’un créateur qui serait le siège de la maladie. Sur le plan médical, on passerait ainsi d’une logique de la contamination, où un mal est transmis entre deux éléments de nature différente (le livre contamine le lecteur) à une dynamique de contagion, où la diffusion de la pathologie s’effectue entre des personnes, ici l’auteur et le lecteur, par le seul vecteur du livre.5

3Mais si la mise en scène hoffmaniaque permet d’exhiber le rôle joué par le personnage dans cette contagion, pour autant elle n’en dévoile jamais les mécanismes précis : les textes présentent le développement de cette pathologie imitative sous le signe de l’énigme, sans expliciter comment une telle transmission est possible. Et c’est sur cette énigme que nous voudrions nous pencher dans ce travail, dans la mesure où elle nous semble expliquer pourquoi des auteurs eux-mêmes inspirés par Hoffmann reprennent ainsi le stéréotype de l’auteur malade créant une œuvre aux pouvoirs délétères : en faisant du personnage hoffmannien le véhicule de la maladie de son auteur, ils répondent à la médicalisation dont Hoffmann est l’objet à l’époque en opposant l’idée que, autant les effets sur le corps et l’esprit de ces hoffmaniaques sont forts et visibles, autant personne ne comprend exactement comment ses effets fonctionnent et où ils trouvent leur origine. Le personnage vivant son modèle devient ainsi le lieu où se négocie une réponse aux discours qui tendent à assimiler, en bien ou en mal, romantisme et maladie : les hoffmaniaques disent en retour que, si c’est une maladie, elle dépasse l’entendement, elle se définit par des symptômes qui sont à la fois inexplicables et totalement inattendus et qu’elle échappe ainsi à toute appropriation publicistique ou médicale.

Le cas Hoffmann sous le scalpel de la critique

4La réception de l’œuvre d’Hoffmann en France a été étudiée de manière très complète par Elizabeth Teichmann dans les années 1960 puis plus récemment par Stéphane Lelièvre6 et il n’est pas question de la rappeler intégralement : nous commencerons simplement par mettre en relief certaines caractéristiques de la mode hoffmanienne et du discours critique qui l’a accompagnée. En effet, la diffusion de l’œuvre d’Hoffmann en France s’est faite à partir de l’extrême fin des années 1820, en deux phases, l’une où c’est le conte fantastique qui est à l’honneur, l’autre où c’est le récit musical qui a les faveurs du public7. Mais ce qui unifie ces deux moments est la dimension très agonistique que prennent la traduction et la publication de textes de l’auteur allemand : l’année 1829 s’ouvre ainsi sur la célèbre attaque de Walter Scott contre Hoffmann8, concomitante à la rivalité entre deux traducteurs, Toussenel contre Loève-Veimars, et à la concurrence entre deux entreprises éditoriales, Lefebvre contre Renduel. Ce climat particulier a placé la réception d’Hoffmann sous le signe de la surenchère et son œuvre apparaît d’emblée comme un objet de polémiques particulièrement virulentes — j’emploie ce dernier terme à dessein, car la métaphore de la contagion est au cœur de ces discours et renvoie à la médicalisation dont le « cas Hoffmann » fait unanimement l’objet à l’époque.

5En effet, dès l’article de Walter Scott, « Du merveilleux dans le roman », paru dans la Revue de Paris en avril 1829, on observe la construction de la figure d’un Hoffmann pathologique, atteint d’un « désordre mental », handicapé par « son imagination malade » et gagné par une « paralysie morale »9 que son alcoolisme, mentionné par son premier biographe Hitzig, serait venu aggraver10 :

ce fut un homme d’un rare talent. Il était à la fois poète, dessinateur et musicien ; mais malheureusement son tempérament hypocondriaque le poussa sans cesse aux extrêmes dans tout ce qu’il entreprit : ainsi sa musique ne fut qu’un assemblage de sons étranges, ses dessins des caricatures, ses contes, comme il le dit lui-même, des extravagances. Il est impossible de soumettre de pareils contes à la critique. Ce ne sont pas les visions d’un esprit poétique ; elles n’ont pas même cette liaison apparente que les égarements de la démence laissent quelquefois aux idées d’un fou : ce sont les rêves d’une tête faible, en proie à la fièvre, qui peuvent un moment exciter notre curiosité par leur bizarrerie, ou notre surprise par leur originalité, mais jamais au-delà d’une attention très passagère ; et, en vérité, les inspirations d’Hoffmann ressemblent si souvent aux idées produites par l’usage immodéré de l’opium, que nous croyons qu’il avait plus besoin du secours de la médecine que des avis de la critique.11

6Et Scott de conclure qu’il faut considérer les ouvrages d’Hoffmann « comme un avertissement salutaire du danger que court un auteur qui s’abandonne aux écarts d’une folle imagination ».12 S’il se réfère aux données médicales évoquées par les biographes d’Hoffmann, et au premier chef son goût supposé immodéré de l’alcool, l’objectif de Scott est avant tout de procéder à une dévalorisation littéraire : on observe ainsi que dans cette phrase d’une part, l’adjectif « folle » n’est pas pris dans son sens médical et que, d’autre part, pour Scott, le danger est avant tout circonscrit à la sphère esthétique et concernerait des auteurs qui imiteraient le genre hoffmanien et non l’imitation spécifique et problématique de lecteurs qui deviendraient hoffmaniaques.

7Toujours est-il que l’article de Scott a un effet très important dans la réception d’Hoffmann, en isolant les éléments caractéristiques qui vont revenir dans le débat critique français, à savoir le caractère pathologique de l’œuvre d’Hoffmann, lié à une santé naturellement puis artificiellement déréglée. La popularité de cette image s’explique par le fait qu’elle sert à deux camps : côté contra, elle devient le symptôme d’une création qui perd toute mesure13, comme pour un Sainte-Beuve qui admire la « mesure discrète de merveilleux et de réel » présente dans les contes, mais condamne « les égarements capricieux d’un fantastique effréné, et les rêveries incohérentes d’une demi-ivresse ».14Côté pro, elle est le stigmate de la vie bohème, qui revendique en une sorte de pride minoritaire d’être rejetée dans le champ du pathologique et se reconnaît en particulier dans la vie de cabaret que l’on prête à Hoffmann, « le musicien, le peintre, l’ivrogne et l’hypocondre », pour citer un texte de jeunesse de Théophile Gautier qui opère une synthèse tout à fait parlante entre ces différentes hypostases15. De manière significative, Jules Janin fait paraître, sous le nom d’Hoffmann, un texte intitulé « Kressler » dans le troisième numéro de L’Artiste (20 février 1831)16 accompagné d’une planche de Devéria consacrée à ce personnage. Le conte est raconté au cabaret par un personnage nommé Theodor se tenant au milieu de cadavres de bouteilles dont le contenu lui cause des hallucinations. Le motif d’Hoffmann au cabaret devient une figuration emblématique pour la bohème littéraire17, par exemple pour Nerval, de même que les contes qui brodent sur la vie d’Hoffmann et développent cette veine pathologisante, en prenant des libertés considérables avec la biographie de l’auteur18.

8Mais en parallèle de ce portrait de l’artiste en ivrogne, on trouve aussi l’idée que le rapport instauré par l’œuvre d’Hoffmann entre art et réalité est en lui-même pathologique : cela rejoint un préjugé plus général contre l’œuvre d’art romantique, en raison notamment de l’exacerbation délétère de la sensibilité qu’on lui prête — on songe à la phrase de Heine sur ses compatriotes Novalis et Hoffmann : « leur poésie est une maladie ».19 Or, à quoi attribuer plus spécifiquement cette maladie dans le cas d’Hoffmann, qui est le premier à en faire les frais ? Précisément au fait d’avoir confondu réalité et rêve par la faute d’une assimilation trop forte à ses propres personnages : cette empathie est reconnue comme la qualité de la critique hoffmannienne20, jugée plus vivante, mais c’est le défaut sous lequel l’artiste succombe d’après certains, ainsi de cet auteur anonyme qui semble ignorer que Hoffmann est mort dans son lit, ni suicidé, ni miséreux, et qu’il n’a fait aucun séjour à l’asile : « C’est une fièvre chaude qui le dévore, qui produit ses cauchemars et qui le conduit, en compagnie de Zacharias Werner et de Kreissel [sic] à l’hôpital et au suicide ».21

9La figuration d’un Hoffmann qui aurait péri en raison d’une empathie trop grande avec ses personnages vient colorer de manière très particulière les débats sur la diffusion des œuvres, en la présentant progressivement sous l’angle d’une contagion qui s’étendrait au lecteur par le biais de l’imitation des personnages. On observe en effet dans la presse de l’époque un glissement qui en vient à suggérer, non seulement que Hoffmann est malade de trop prendre au sérieux ses fictions, mais que son œuvre pourrait transmettre cette maladie. Ce mode sylleptique nous paraît à l’œuvre dans ce jugement de 1830 :

Ou l’on s’identifie à sa manière étrange, et on l’admire, ou l’on reste au milieu de ses contes, égaré, étourdi, comme un voyageur dans un pays perdu, et on le voit en pitié. Il n’y a pas de terme moyen entre l’admiration et le dédain le plus complet. Pourtant le plus grand nombre est fou d’Hoffmann. C’est une fureur, c’est un engouement si l’on veut, mais il est contagieux.22

10Alors qu’au début de la phrase, celui qui était « égaré » par Hoffmann était précisément celui qui ne pénétrait pas son univers, l’auteur anonyme de l’article réalise progressivement la métaphore de la folie qui entoure Hoffmann et la diffusion de ses œuvres, accentuée par la redondance avec « fureur » et par l’adjonction du terme « contagieux » lui aussi ambivalent et pouvant renvoyer à un contexte médical. Cette série de glissements suggère sur le mode de l’évidence, sans recourir à aucune explicitation, que l’auteur fou ne pourrait ainsi qu’engendrer une forme de folie autour de son œuvre et ultimement composer un cercle de lecteurs frénétiques sur lesquels il exercerait une influence néfaste.

11Or, ce sentiment d’une évidence de la contagion se heurte au fait que l’on a très peu de témoignages sur les effets réels de la lecture d’Hoffmann et que l’on ne trouve presque aucun signe qu’elle ait pu donner lieu à des dérives. Blaze de Bury fait par exemple mine de s’emporter contre l’auteur :

Détestable conteur, c’est toi qui as jeté le trouble et la confusion parmi les meilleurs esprits de notre siècle. Tu ne te doutais pas, ivrogne sublime, quand tu rêvais la nuit dans ta cave à Berlin, que ces fantômes de ton cerveau entraîneraient un jour à leur suite toute une génération de jeunes hommes égarés, ou plutôt tu le pressentais et riais d’avance de la bonne aventure, je suppose ; car je n’ai jamais cru, pour ma part, à ce masque de candeur épanouie dont tu couvres par moments l’ironie de ta face diabolique.23

12En dépit de ce ton dramatique, le critique reproche en réalité à Hoffmann un péché véniel, qui est d’avoir propagé des formes d’écoute musicale marquée par un enthousiasme excessif qui vire au ridicule : les « jeunes hommes égarés » sont ici pris dans un sens très métaphorique. Il n’existe qu’un seul article, d’abord paru dans la Gazette médicale, qui se penche sur « l’influence hygiénique du fantastique en littérature » : c’est à notre connaissance l’un des seuls à faire état, quoique de manière très générale, de dérèglements occasionnés par la lecture d’Hoffmann, à tel point que tout le monde le cite et le reproduit, de la Revue de Paris au Cabinet de Lecture, preuve du défaut de preuves attestant que cette pathologie imitative ait réellement existé24.

Du « cas Hoffmann » au « mystère Hoffmann »

13C’est donc dans les fictions littéraires qu’il nous faut chercher des exemples de ces « jeunes gens égarés par cette poésie étrange et subversive »25, pour reprendre une formule de la nouvelle de George Sand « Cora » (1833). Nous proposons en effet de nous pencher maintenant sur deux des fictions brodant sur cette amusante invention de l’hoffmaniaque, à savoir « Onuphrius » (1832) et « Cora ». Il y a deux manières traditionnelles de lire ces nouvelles. Soit l’on considère que ces textes s’inscrivent dans le geste artiste qui consiste à reprendre à son compte la dimension pathologique de l’œuvre, pour en faire un élément paradoxal de distinction ; soit on prend au sérieux la critique d’Hoffmann qui semble s’y dessiner et on les interprète comme des esquisses de retrait dans une posture plus raisonnable de la part d’auteurs qui ont parfois versé dans une tendance überromantik26 —mais il me semble que, dans le cas de Gautier comme dans le cas de Sand, ces deux textes vont plus loin en s’appuyant sur l’intertextualité hoffmanienne et sur l’idée que cette œuvre peut tuer pour souligner la force esthétique de l’œuvre d’art : Gautier avoue lui-même dans sa correspondance que sa pochade recèle « une idée philosophique »27 et c’est la piste que nous voudrions suivre. En effet, les deux textes se rejoignent en ce qu’ils mettent en relief la déconnexion entre l’évidence des effets du texte hoffmannien sur le corps de celui qui le consomme et l’absolu mystère dans lequel reste enveloppé ce mécanisme de contagion. Les deux auteurs s’appuient sur cette absence d’explication pour présenter le cas Hoffmann, non simplement comme une « maladie intéressante »28, mais comme l’illustration des pouvoirs surnaturels de la grande œuvre romantique.

14Il faut rappeler brièvement de quoi il est question dans ces textes : « véritable Don Quichotte du romantisme »29, Onuphrius est un Jeune-France qui, au sein de cette galerie d’imitateurs pathologiques, a pour caractéristique de vivre le texte hoffmannien. Un narrateur extérieur, ami du héros, raconte comment ses lectures ont corrompu le rapport à la réalité du jeune artiste et le précipitent dans une intrigue imaginaire où il affronte un Doppelgänger halluciné. Ainsi, en peignant sa belle Jacintha, Onuphrius pense que sa main est déviée par une puissance maléfique ; il rêve qu’il est enterré vivant et assiste au triomphe de son double, qui s’approprie ses œuvres et sa maîtresse ; lorsqu’Onuphrius se rend à une soirée, ce double le force à réciter une poésie classique qui ferait frémir un Jeune-France : au terme de cette déclinaison de mésaventures cocasses, on apprend que le jeune homme est mort à l’asile et qu’il a été oublié par ses amis et par sa belle aussi vite qu’il est devenu fou. L’histoire que raconte Sand présente un certain nombre de similitudes avec celle de Gautier : le personnage, prénommé Georges30, revient des colonies en pleine mode hoffmannienne pour s’installer dans une petite ville, où il est frappé par la beauté de la jeune Cora, fille d’un vulgaire épicier. Après l’avoir vue, il lit les Contes fantastiques, qui le font basculer dans une forme de délire où il idéalise la jeune fille, pourtant fort mutique et assez terre-à-terre pour choisir d’épouser le pharmacien local : on reconnaît ici l’intertexte du Vase d’or [Der goldene Topf, 1814], où le héros est tiraillé entre la prosaïque Veronika (qui finit par repousser le héros exalté pour épouser un fonctionnaire) et la créature fantastique Serpentina, dotée des mêmes yeux verts mystérieux que la Cora de Sand. La scène du bal joue également avec la référence au célèbre Marchand de sable [Der Sandmann, 1816] : on y voit un Georges fébrile exalter les qualités de sa belle, sans pour autant parvenir à lui arracher plus de monosyllabes que Nathanaël à l’automate Olympia, ce qui suggère que Cora est elle-même une poupée mécanique, pétrifiée par les conventions bourgeoises. Ces références multiples à Hoffmann sont fréquentes dans les textes hoffmaniaques, où les héros se signalent par la foule de personnages germaniques qui les entourent, pléthore qui suggère déjà une forme de folie frénétique. C’est aussi le cas pour Onuphrius, comme en témoigne cette énumération où Gautier fait bien sentir le caractère intempestif de l’apparition de tout le personnel des Contes fantastiques : « Quand il était seul dans son grand atelier, il voyait tourner autour de lui une ronde fantastique, le conseiller Tusman, le docteur Tabraccio, le digne Peregrinus Tyss, Krespel avec son violon et sa fille Antonia, l’inconnue de la maison déserte et toute la famille étrange du château de Bohême ; c’était un sabbat complet. »31

15Or, dans le cas de Gautier sur lequel nous nous pencherons brièvement, cette profusion de personnages hoffmanniens est d’autant plus frappante qu’elle est tardive dans la composition du récit : le texte publié en août 1832 dans La France littéraire sous le titre « Onuphrius Wphly », puis dans Le Cabinet de lecture le 4 octobre 1832 sous celui de « L’Homme vexé, Onuphrius Wphly », ne faisait aucunement référence à Hoffmann. La version corrigée de 1833, intitulée quant à elle « Onuphrius ou les vexations fantastiques d’un admirateur d’Hoffmann », est plus ironique à l’encontre du personnage que la première, qui laisse planer un doute fantastique sur le fait que le héros pourrait effectivement être harcelé par une puissance maligne32 : le texte de 1832 est donc plus hoffmannien, présentant une ambiguïté caractéristique du genre inventé par l’auteur allemand, tandis que celui de 1833 est totalement hoffmaniaque, puisqu’il évacue cette possibilité pour montrer un héros rendu littéralement fou par ses lectures et se concentrer sur l’exhibition des conséquences néfastes produites par ces dernières. Cette modification peut paraître mineure, mais elle correspond en réalité à un changement de paradigme complet concernant l’influence que les livres peuvent avoir sur ceux qui les consomment.

16En effet, en passant d’Onuphrius Wphly à Onuphrius l’hoffmaniaque, Gautier prend ses distances avec la tradition classique du roman extravagant, qui reposait sur une étiologie morale des pathologies liées à la lecture, soulignant que des lecteurs particulièrement empathiques pouvaient voir leur existence perturbée par leur croyance naïve à l’identité entre le monde du livre et le monde réel. Ce type de figuration a été popularisé en France au XVIIe siècle par Charles Sorel et son Berger extravagant, (« où parmi des fantaisies amoureuses on void les impertinences des romans & de poésie », comme le précise le sous-titre), ouvrage typique de la veine de l’anti-roman dont, Daniel Sangsue l’a montré, les romantiques s’inspirent particulièrement à la fois sur le plan générique et dans la transposition de ce modèle de personnage-lecteur33. C’est de cette tradition que le héros de Gautier tient à l’origine son nom d’Onuphrius Wphly, qui provient de L’Histoire des imaginations extravagantes de M. Oufle, causées par la lecture des livres qui traitent de la magie, du grimoire (1754) de Laurent Bordelon (de fait, les premières œuvres qui causent le désordre mental d’Onuphrius sont des traités de démonologie, ce qui révèle l’intertextualité avec le roman de Bordelon). Gautier renvoie aussi à un autre « récit excentrique » (Sangsue) s’inspirant de la tradition de l’anti-roman, Les Farfadets, ou tous les démons de l’autre monde (1821) par Alexis Vincent Charles Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, qui inspire les visions délirantes d’Onuphrius lorsque celui-ci imagine que ses propres pensées s’échappent de son cerveau et l’attaquent.

17Mais dans la tradition de l’anti-roman, le fait que le héros périsse à cause de ses lectures relève de la métaphore et non d’une mort effective : la différence est qu’ici Onuphrius connaît non seulement une mort sociale et finit fou, mais qu’il meurt aussi pour de bon. En tuant son héros, Gautier prend au mot les accusations lancées dans la presse contre un Hoffmann pathologique : faire référence à l’auteur allemand contribue ici à défamiliariser le lecteur réel par rapport au discours partagé et exploité par l’anti-roman sur les dangers de la lecture, discours qui consiste à dire que trop de lecture cause des désordres dans le domaine des seules mœurs. Mais contrairement au discours publicistique qui présente cette contagion comme une évidence, Gautier travaille à lui restituer son caractère énigmatique, soulignant ainsi que cette médicalisation des lectures pathologiques renvoie moins à une emprise des savoirs scientifiques sur l’objet esthétique qu’à une impossibilité de percer à jour les mécanismes de celui-ci.

18Gautier souligne cette différence en assignant, dans la dernière page d’« Onuphrius », une mort de « cause inconnue » à son héros. Or, l’auteur utilise ici un extrait du Rapport statistique sur la maison royale de Charenton pendant les années 1826, 1827, 1828 par Esquirol, publié en 1829 par le célèbre aliéniste de Charenton, qui est censé dans la nouvelle avoir soigné Onuphrius, et dans lequel Esquirol évoque diverses « causes morales » qui expliquent la folie : « chagrins domestiques, excès d’étude et de veille, revers de fortune, passion du jeu, jalousie, amour contrarié, amour-propre blessé, frayeur, dévotion religieuse, excès de joie, lecture de romans34 ». Dans sa nouvelle, Gautier reprend terme à terme cette énumération pour conclure sur le cas Onuphrius, à l’exception du dernier élément (« lecture de romans »), qu’il transforme en « cause inconnue ». Et c’est à cette « cause inconnue » qu’est attribuée la mort d’Onuphrius, mettant ainsi en scène la défaite du fameux médecin, ici incapable de traiter le patient mais aussi d’en arriver à une étiologie précise du mal l’ayant mené à la mort. Il ne s’agit pas pour Gautier d’exonérer les lectures d’Onuphrius en disant que le roman ne rend pas fou, mais de montrer que la lecture d’Hoffmann occasionne des effets si totalement inattendus et mystérieux sur le corps et l’esprit qu’elle laisse perplexe même un spécialiste comme Esquirol : le vague avec lequel la critique publicistique évoquait le caractère délétère de la lecture d’Hoffmann et la contagion qu’elle pouvait occasionner est ici convertie sur le plan diégétique en mise en scène exemplaire de pouvoirs de la fiction qui s’exercent en dehors de toute appréhension de sens commun comme de toute explication médicale. À terme, la nouvelle ne peut donc se lire uniquement comme une satire où Gautier se contenterait de critiquer les excès de la fiction romantique, mais elle sert aussi à affirmer que les pouvoirs de l’art n’appartiennent qu’à l’art seul, et que ni la critique, ni la médecine ne peuvent se les approprier, bien qu’elles prétendent les arraisonner par leurs discours respectifs.

Lectures pathologiques et/ou lectures thérapeutiques

19George Sand35 choisit quant à elle un autre mode de résistance, qui consiste à suggérer que la lecture d’Hoffmann peut causer des désordres, mais qu’elle peut également être bénéfique, d’une manière que la fiction se garde bien d’expliciter, mais qu’elle répartit sur une ligne sexuée — aux hommes l’usage pathologique du livre, aux femmes l’usage raisonnable, en un profond renversement des préjugés ordinaires et solidement ancrés dès cette époque36. « Cora » oppose en effet deux façons de lire Hoffmann, qui vont se traduire par deux manières d’être de la part de protagonistes au destin opposé : la différence qui se manifeste en dépit de l’identité de l’influence hoffmannienne que suivent Georges et Cora souligne ici encore que les pouvoirs de la fiction sont impossibles à maîtriser ou à prévoir et contribue à circonscrire à l’art un domaine spécifique au sein duquel il aurait ses propres lois.

20Si Onuphrius est déjà un lecteur d’Hoffmann au moment où la fiction commence, Sand nous montre son narrateur tomber sous l’influence de l’auteur allemand, ce qui permet de souligner l’énigme de cette contagion : le héros revient en effet des colonies, ce qui a le double avantage de le parachuter au beau milieu de l’engouement contagieux pour la fiction allemande dont il avait jusque-là été protégé et de souligner la dangerosité de cette exposition — les maladies tropicales comme les périls de la vie dans les îles ont laissé le protagoniste parfaitement indemne, et c’est un simple livre qui va causer un long épisode de maladie qui manque de se conclure par la mort, puis par l’internement définitif de Georges37. L’autre originalité mise en place par Sand est que la lecture d’Hoffmann intervient de manière relativement tardive dans la fiction et qu’elle produit une réelle bifurcation dans le texte, qui se déployait à l’origine sur le mode de la satire sociale de la vie de province faite par un jeune voyageur au regard acéré. Or, ce même jeune homme se trouve soudain totalement disqualifié dans sa posture narrative par le fait que sa brusque infatuation pour Hoffmann semble brutalement lui faire perdre le contact avec la réalité : l’événement diégétique, en soi peu important, que représente la lecture produit ainsi des changements majeurs dans le genre du texte et le statut de ses instances narratives.

21Cette folie soudaine d’un personnage qui faisait jusqu’ici figure de narrateur fiable et autorisé est d’autant plus énigmatique qu’elle est évoquée dans le texte par les termes ambigus qu’on relevait déjà dans la presse : la « circulation » des œuvres d’Hoffmann est rapidement assimilée à un « mal », puis à une « contagion fantastique »38. Le refus de donner une explication précise de cette contagion apparaît au moment où le narrateur se plonge dans les Contes fantastiques, après sa rencontre avec le personnage féminin qui le captive: « Il m’arriva le lendemain de lire, pour le malheur de ma vie, les Contes fantastiques. Pour mon malheur encore, aucune créature sous le ciel ne semblait être un type plus complet de la beauté fantastique et de la poésie allemande que Cora aux yeux verts et au corsage diaphane. »39 Le caractère paratactique de ces phrases assimile leur succession à un syllogisme : en réalité, rien ne vient véritablement lier ces deux propositions sur le plan logique, puisque l’une concerne un livre et l’autre un personnage réel du monde de la fiction. Le parallélisme ne fait ici qu’exhiber une déconnexion qui semble constituer le symptôme principal de la pathologie de Georges : toute la fiction le montre se méprenant sur ce qui se passe autour de lui, mésinterprétant les silences et les actes de Cora parce qu’il les lit au prisme d’un modèle fantastique. Il apprend, trop tard, que le mutisme de la jeune femme est lié au fait qu’elle se consume elle-même d’amour pour un autre, que la relation qu’elle semble vouloir nouer avec lui a pour but de lui faire régler les notes de pharmacie occasionnées par sa maladie, et enfin que l’indisposition dont la diaphane Cora souffre trouve son origine dans les débuts d’une grossesse difficile. Lecteur trop passionné d’Hoffmann, Georges se retrouve donc mauvais lecteur du réel, ce qui manque de le faire enfermer comme fou furieux40.

22Mais l’intérêt du texte de Sand me paraît résider non pas tant dans son personnage hoffmaniaque, qui est somme toute assez typique, que dans le personnage féminin, qui se distingue du schéma traditionnel mis en place par ces fictions, comme du modèle de la muse hoffmannienne elle-même, et dont la complexité accentue le sentiment d’énigme mis en œuvre par la nouvelle. Comme nous l’avons signalé, l’introduction du personnage de Cora précède la référence à Hoffmann : on apprend ainsi que Georges n’hallucine pas la beauté et le charme de la jeune fille, éléments bien réels qui font d’elle le vecteur de la pulsion imitative de tous les jeunes gens des environs :

Jusque-là personne n’avait découvert la beauté de Cora ; j’en jouissais tout seul. Elle n’était comprise et adorée que par moi. La contagion fantastique, en se répandant parmi les jeunes gens de la ville, jeta un trait de lumière sur la romantique bourgeoise.
Un impertinent bachelier s’avisa un matin, en passant devant ses fenêtres, de la comparer à Anne de Gierstern, la fille du brouillard41. Ce mot fit fortune : on le répéta au bal. Les inspirés de l'endroit remarquèrent la danse molle et aérienne de Cora. Un autre génie de la société la compara à la reine Mab42. Alors, chacun voulant faire montre de son érudition, apporta son épithète et sa métaphore, et la pauvre fille en fut écrasée à son insu. Quand ils eurent assez profané mon idole avec leurs comparaisons, ils l’entourèrent, ils l’accablèrent de soins et de madrigaux, ils la firent danser jusqu'à l’extinction des quinquets, ils me la rendirent le lendemain fatiguée de leur esprit, ennuyée de leur babil, flétrie de leur admiration43

23La posture de retrait de la jeune fille peut dès lors s’expliquer moins par une forme de bêtise que comme un désir de résister à cet arraisonnement forcé aux modèles littéraires en vogue : quoi que fasse Cora, elle est assimilée à un personnage littéraire, d’où sa volonté de ne pas nourrir la conversation avec ses admirateurs intempestifs. On retrouve ici un dispositif en réalité très hoffmannien où, comme dans le texte canonique du Marchand de sable, la folie du héros engage en réalité le lecteur à se désolidariser de son regard pour épouser un autre point de vue, qui est ici le point de vue de Cora elle-même. Or, cette révolution du regard à laquelle incite aussi le titre de la nouvelle nous montre en négatif une Cora lectrice d’Hoffmann, et capable de suivre elle aussi le modèle proposé par ces fictions, mais avec des effets tout différents.

24En effet, si le personnage est une « fille d’Olympia »44, c’est sans doute dans le sens que les critiques féministes ont donné à cette formule. Cora se distingue par sa force d’initiative et d’action (c’est notamment elle qui soigne Georges… et ne manque pas de lui réclamer le règlement des frais engagés), mais aussi par sa qualité de lectrice : la fille d’épicier est « une personne qui a vécu dans les livres »45 et qui, contrairement aux jeunes gens de la petite ville, ne se laisse pas déborder par ses lectures. « L’hoffmanie » apparaît en effet dans le texte comme une pathologie essentiellement masculine : « le mal gagna rapidement, et une grande partie de la jeunesse fut infectée du venin mortel. On vit de jeunes débitants de tabac se modeler sur le type de Kressler, et des surnuméraires à l’enregistrement s’évanouir au son lointain d’une cornemuse ou d’une chanson de jeune fille. »46 Cora quant à elle n’est pas moins romanesque que ces plastronneurs, puisqu’on apprend qu’elle « [nourrit] en secret avant son hyménée une passion qui l’eût conduite au tombeau si ses parents l’eussent contrariée plus longtemps »47. Mais chez elle, contrairement aux hommes, la fiction vient accompagner le déroulement de son existence en l’aidant à réaliser ses projets amoureux, au lieu de les contrarier. Et c’est ici que, contre toute attente, revient la référence à Hoffmann. Ce qui distingue Georges et Cora, ce n’est pas que l’un est un être mû par le désir de vivre selon les exigences de l’art et que l’autre n’est que la fille d’un épicier : c’est que chez le jeune homme, la lecture d’Hoffmann produit des effets pathologiques, tandis que chez la jeune fille, elle produit des effets bénéfiques.

25Ainsi, la lecture que Cora fait d’Hoffmann se traduit chez elle par un pouvoir de vision renforcé, alors que chez Georges, elle produisait un trouble de la perception. On le voit dans ce portrait de Cora lectrice d’Hoffmann, qui fait référence au Petit Zachée [Klein Zaches, gennant Zinnober, 1819], notamment à travers la figure de la fée aux Roses (Rosabelverde chez Hoffmann) :

Elle lisait. Que lisait-elle ? Il est certain qu’elle lisait du matin au soir. Et puis elle posait son livre sur un vase de giroflée jaune qui brillait à la fenêtre. Et la tête penchée sur sa main, les boucles de ses beaux cheveux nonchalamment mêlées aux fleurs d’or et de pourpre, l’œil fixe et brillant, elle semblait percer le pavé et contempler, à travers la croûte épaisse de ce sol grossier, les mystères de la tombe et de la reproduction des essences fécondantes, assister à la naissance de la fée aux Roses, et encourager le germe d’un beau génie aux ailes d’or dans le pistil d’une tulipe.48

26Ici, « l’œil fixe » n’est pas celui du fou qui a trop lu Hoffmann, mais un regard attentif capable de « percer le pavé ». Le motif de la vision aiguë revient plus loin, lorsque Georges lui-même imagine que Cora emprunte sa loupe magique au personnage de Peregrinus Tyss du conte Maître Puce [Meister Floh, 1822], afin de discerner « l’organisation morale » de son fiancé sous l’enveloppe de ses « fibres grossières »49.

27Cette double influence hoffmannienne, faste et néfaste, se révèle dans la double interprétation dont la scène finale de la nouvelle peut faire l’objet. La dernière page de « Cora » nous montre en effet quelques années plus tard l’héroïne prosaïquement assise à sa fenêtre, entourée d’enfants et avec quelques dents en moins, image qui peut être lue de deux manières : d’un côté, elle renvoie au destin bourgeois embrassé par le personnage féminin du Marchand de sable après le suicide de son premier amant Nathanaël, mais elle est aussi une réécriture de la fin de Maître Puce, qui se conclut sur la même vision de bonheur domestique, cette fois totalement dénuée d’ironie. Cela signifie que Cora réalise elle aussi une fiction hoffmannienne, celle de Maître Puce, alors que Georges vit Le Marchand de sable : il n’y a pas de différence essentielle dans le mode empathique de leur lecture, mais une différence de choix générique de la fiction à imiter (conte fantastique vs conte de fées) et une différence de résultat. Si l’on adopte le point de vue de la jeune fille et si l’on garde Maître Puce à l’esprit50, Cora apparaît donc comme une lectrice pour qui la référence hoffmannienne vient accompagner la progression vers un bonheur qui s’accomplit dans le cours de l’intrigue, tandis qu’Hoffmann a causé la perte du héros : on se trouve bien devant un Hoffmann-pharmakon (un Hoffarmakon ?), tantôt poison, tantôt remède.

28Cette double perception est accentuée par le mode de récit typiquement hoffmannien adopté par Sand et qui consiste à donner la parole à un personnage fou, ce qui fait que ces deux lectures sont coprésentes en permanence dans le texte : pour le personnage principal les noces de Cora et du pharmacien représentent le malheur suprême de sa jeune existence, alors même que la fiction nous invite à les considérer comme l’achèvement heureux du roman que vit la jeune lectrice. Ainsi, si l’on peut lire « Cora » comme la promotion d’un type de lecture typiquement féminin que l’on trouve dans d’autres fictions de l’époque et qui engage à nuancer le stéréotype de la jeune fille intoxiquée par ses lectures, on est aussi frappé par le fait que Sand rejoint Gautier dans la mise en scène de l’énigme des effets du texte hoffmannien : non seulement la contagion dont est victime le personnage n’est jamais expliquée, mais elle apparaît d’autant plus mystérieuse que d’autres lectures du même type ne produisent pas le même effet et qu’à un Hoffmann pathologique répond en réalité un Hoffmann qui sert à la jeune Cora d’étai pour conduire sa propre intrigue maritale.

29Comme le père de Cora, nos deux auteurs « prennent [leur] parti sur l’impossibilité de deviner une énigme »51, en retravaillant le sentiment d’une évidence des effets pathologiques de la lecture d’Hoffmann pour accentuer le mystère de leur étiologie. Ils traduisent ainsi les débats de l’époque et les métaphores pseudo-médicales qu’ils convoquent dans une perspective esthétique, afin de mettre en scène de manière particulièrement parlante les pouvoirs inconnaissables de la grande œuvre, qui peut tantôt rendre fou et tuer, tantôt épouser de manière paisible et bénéfique le déroulement de la vie du héros. Objet d’une appropriation publicistique et médicale, Hoffmann devient ainsi le lieu où s’exprime une résistance de la fiction à tout arraisonnement, pour réinstaurer l’art dans ses droits, aussi étendus qu’inconnaissables.