Colloques en ligne

Isabelle Daunais, Université McGill, Montréal

Le personnage secondaire comme modèle : réflexions sur un déplacement

1Au début de son roman Dominique, Fromentin trace le portrait d’un personnage résolument édifiant, Augustin, précepteur du héros, dont il deviendra par la suite l’ami et le confesseur. Ou plus exactement, le portrait est tracé par le personnage de Dominique qui raconte à un voyageur de passage, comme dans les romans du XVIIIe siècle, l’histoire de sa jeunesse tumultueuse, dont le lecteur s’apprête à découvrir le récit :

C’était un esprit bien fait, simple, direct, précis, nourri de lectures, ayant un avis sur tout, prompt à agir, mais jamais avant d’avoir discuté les motifs de ses actes, très pratique et forcément très ambitieux. Je n’ai vu personne entrer dans la vie avec moins d’idéal et plus de sang-froid, ni envisager sa destinée d’un regard plus ferme, en y comptant aussi peu de ressources. Il avait l’œil clair, le geste libre, la parole nette, et juste assez d’agrément de tournure et d’esprit pour se glisser inaperçu dans les foules. Il dépendait d’un tel caractère, aux prises avec le mien, qui lui ressemblait si peu, de me faire beaucoup souffrir ; mais j’ajouterai qu’avec une bonté d’âme réelle, il avait une droiture de sentiments et une rectitude d’esprit à toute épreuve. C’était le propre de cette nature incomplète, et pourtant sans trop de lacunes, de posséder certaines facultés dominantes qui lui tenaient lieu de qualités absentes, et de se compléter elle-même en n’y laissant pas supposer le moindre vide.1

2Si Augustin ne perdra jamais ces qualités longuement et précisément énumérées avec lesquelles il se présente, un matin d’automne, au jeune Dominique, il n’accédera jamais non plus, en dépit de toutes leurs promesses, au statut de protagoniste. Tout au plus aurons-nous de ce personnage résolu et discret des nouvelles de loin en loin, le reverrons-nous à quelques reprises lorsque le héros, devenu collégien, ira chercher ses conseils, et apprendrons-nous à la fin du roman, comme en une sorte de conclusion, qu’après un travail acharné, il aura réussi à améliorer son sort :

Il est au bout de sa tâche. Il y est arrivé en droite ligne, comme un rude marcheur au but d’un difficile et long voyage. Ce n’est point un grand homme, c’est une grande volonté. Il est aujourd’hui le point de mire de beaucoup de nos contemporains, chose rare qu’une pareille honnêteté parvenant assez haut pour donner aux braves gens l’envie de l’imiter.2

3Augustin n’est pas le seul dans cette situation qu’on peut qualifier d’ontologique. On peut lui adjoindre un grand nombre de personnages balzaciens – Daniel d’Arthez, Joseph Bridau, Horace Bianchon – qui partagent avec lui cette même qualité d’être à la fois admirable et épisodique, de se présenter tout ensemble comme un personnage modèle et comme un personnage secondaire. On pense aussi, en plus modeste et en plus furtif, à Dussardier, dans L’Éducation sentimentale, seul personnage du roman dont la dignité ne faillit jamais et qui maintient, même si elle est parfois naïve, une forme de droiture, mais, surtout, seul personnage à être, aux yeux des autres, digne d’admiration. Celui que le narrateur décrit comme « éta[nt] de ceux qui se jettent sous les voitures pour porter secours aux chevaux tombés » et à qui le spectacle des injustices « faisait bondir le cœur » se présente à ses amis comme le plus droit d’entre eux : « Tu es honnête, toi ! » lui dit Deslauriers, « quand je serai riche, je t’instituerai mon régisseur. » Et lorsque Dussardier avoue « en rougissant », devant la petite bande réunie chez Frédéric où chacun vient de se vanter de ses ambitions amoureuses, qu’il souhaiterait, quant à lui, pouvoir aimer la même femme toute sa vie, le jeune ouvrier apparaît, l’espace d’un bref instant, comme une figure enviable : « il y eut un moment de silence, les uns étant surpris de cette candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la secrète convoitise de leur âme. »3

4Augustin, Bianchon, Bridau, Dussardier et leurs congénères sont d’autant plus des « modèles à vivre » qu’ils n’apparaissent pas à leur entourage comme des êtres dont la fonction première est de symboliser la vertu ou quelque autre grande valeur, ainsi que le font par exemple le personnage de Pauline dans La Peau de chagrin ou celui de Victorine dans Le Père Goriot, si ce n’est le père Goriot lui-même. Au contraire, ce sont des êtres que les protagonistes ne considèrent pas comme supérieurs à eux, soit du fait de leur statut social, soit du fait des contraintes (gêne pécuniaire, vie rangée) qui relativisent les qualités dont ils sont porteurs. Ce sont aussi des êtres qui ont des défauts, connaissent des échecs, consentent au temps ennuyeux de la patience. Autrement dit : s’ils sont perçus comme des modèles, ce n’est pas parce qu’ils surplombent les protagonistes – moralement ou de quelque autre façon –, mais, à l’inverse, parce que leur vie peut être facilement imitée. C’est par leur manière relativement simple d’agir, applicable par tout un chacun (ou presque), plutôt que pour telle ou telle valeur admirable – l’abnégation, la sagesse, le courage –, qu’ils sont des exemples sinon à suivre, tout au moins à méditer. Augustin s’offre à la conscience de Dominique, Bianchon à celle de Rastignac, Dussardier à celle de Frédéric et ses amis comme des possibilités concrètes de l’existence ; les vies qu’ils mènent peuvent être vécues par d’autres, et ceux qui observent ces vies savent qu’elles pourraient, s’ils le décidaient, être les leurs. Et si quelques-uns de ces personnages modèles possèdent, comme d’Arthez ou le peintre Joseph Bridau, un talent hors du commun, leur existence n’en demeure pas moins imitable dans sa patience, sa discipline, ses décisions mûries, son humilité.

Quand l'héroïsme cesse d'être exemplaire

5On ne s’étonne certes pas que les vies exemplaires soient, dans le roman du XIXe siècle, non pas parfaites ou idéales, mais, plus modestement, réalisables. La vie parfaite et idéale suppose une homogénéité sociale, idéologique et morale – bref, un accord commun sur ce que sont la perfection et l’idéal – qui, au fur et à mesure que la population se diversifie, que l’économie se transforme, que les idées politiques entrent en concurrence les unes avec les autres, se met à disparaître au profit de conceptions plus variées de ce que peut être une existence bonne ou accomplie. Ainsi que l’écrit Thomas Pavel dans La Pensée du roman, la recherche de personnages exemplaires, au XIXe siècle, « se poursui[t] en conformité avec la formule de Richardson, qui consistait à découvrir l’idéal dans le cœur des gens ordinaires », et, par le fait même, « à généraliser de manière égalitaire la beauté morale à tous les êtres humains »4. Par cette recherche d’égalité et d’ordinarité, les héros au caractère exceptionnel font place à des héros plus réalistes et les vies données en modèle deviennent moins abstraites et plus concrètement praticables (et donc aussi moins hautement idéales).

6La démocratisation de l’exemplarité n’explique cependant pas son déplacement. Car si, jusqu’au romantisme, c’est le protagoniste qui détient les qualités admirables sur lesquelles le lecteur peut souhaiter modeler sa vie, à partir de Balzac ce sont les personnages secondaires qui en deviennent les porteurs, tandis que le héros cumule les faiblesses ou les erreurs de perspective. Rien n’empêcherait pourtant que ce dernier continue d’incarner ce qui est admirable, même sous sa forme plus modeste ou plus relative. Pourquoi, donc, ce déplacement ? Pourquoi la vie modèle, ou, plus exactement, la vie qui constitue un modèle possible, la vie potentiellement exemplaire, n’est-elle plus celle que mène le héros, mais celle qu’il observe autour de lui ?

7À cette question, plusieurs réponses sont possibles. La plus évidente, sans doute, est que la vertu des gens ordinaires et la beauté morale égalitaire ne créent pas une matière romanesque très palpitante. Pour maintenir l’intérêt de son récit, le romancier se voit contraint de découpler vie héroïque et vie modèle, ce qu’il peut accomplir en suivant l’une ou l’autre des deux « voies complémentaires » relevées par Thomas Pavel dans le roman du XIXe siècle : « l’une, favorisant l’aspiration égalitaire plutôt que le caractère exceptionnel du personnage, décrit les trésors d’humanité au sein des êtres ordinaires, alors que l’autre cherche dans la société des héros véritablement sortis du commun. »5 Il peut ainsi renverser le principe par quoi c’était jusque-là l’être singulier qui incarnait une vie inspirante, et distribuer les rôles d’une autre façon : l’exception cesse d’être modélisable et l’exemplarité devient ce qui peut être reproduit de façon pratique et réaliste. Ainsi, aux côtés d’un héros « sorti du commun » ou dont la vie ne s’offre tout simplement pas en modèle (Frédéric Moreau, Dominique), le romancier fait graviter des personnages dont la tâche est d’hériter du protagoniste ancien l’exemplarité que, par sa singularité, ses failles, ses excès, éventuellement ses faiblesses, le protagoniste nouveau n’est plus en mesure d’assumer. On peut même concevoir que ce partage des tâches est très précisément ce qui permet au romancier de creuser la singularité des héros défaillants ou « sortis du commun » : en plaçant dans un coin du tableau, si l’on peut s’exprimer ainsi, des modèles de vie raisonnables et praticables, il a le champ libre pour explorer, sans que les repères du lecteur soient brouillés, d’autres modèles de vie, plus dangereux, plus intenses, plus problématiques, semblables par exemple au modèle de la vie d’artiste dont José-Luis Diaz fait remarquer que l’accent, à partir des années 1830, ne porte plus sur l’idéalité ou la mélancolie, mais « la liberté, les hasards, le côté aventureux »6.

8Une autre réponse consiste à voir derrière le déplacement des vies modèles du héros vers les personnages secondaires un déplacement plus vaste. Ce qui changerait ne serait pas tant le porteur de la vie modèle, celui qui l’incarne et en offre l’illustration, que la vie même qui est offerte en modèle. Cette nouvelle vie modèle ne serait pas une vie réussie, une manière vertueuse, probe ou raisonnable d’agir, ni même, abstraction faite de toute valeur, une vie vécue qu’il s’agirait d’imiter. Il s’agirait plutôt d’une vie de recherche, celle-là même que mène le héros, qui se sait défectueux et voit autour de lui des existences qui ne sont pas nécessairement celles qu’il souhaiterait pour lui-même, mais dont il admire le sens et la complétude – un sens et une complétude qui lui font défaut et auxquels il aspire. Et le lecteur, retrouvant dans la vocation inaccomplie du héros, ou mieux encore dans son absence de vocation, la sienne propre, se reconnaîtrait à son tour dans cette recherche d’une vie pleine. On retrouverait ici l’idée de vocation, dont Judith Schlanger fait l’une des notions clés de la modernité :

Si la vie humaine n’avait qu’un seul cours désirable ou ne connaissait qu’une seule forme de réussite, elle ne se penserait pas en termes de vocation personnelle et distinctive. Le désir de s’affirmer et de s’accomplir, le désir de ne pas séparer sa vie active et sa vie intérieure est peut-être le désir moderne le mieux partagé ; et pourtant, nous ne souhaitons pas tous la même chose et l’idée de la bonne vie n’est pas la même pour tous.7

9Si ne pas séparer sa vie active de sa vie intérieure est l’un des désirs les mieux partagés, c’est aussi l’un des plus difficiles à combler. Car justement parce qu’il n’existe pas, pour la vie humaine, un seul cours désirable, il est presque aussi commun de rater cette union, presque aussi commun de chercher sans la trouver, ou en ne la trouvant que partiellement, la vie active qui s’accorderait à notre vie intérieure. En faisant du héros un individu en quête de cette concordance, prêt à se lancer dans diverses entreprises, se trompant sur les moyens de son bonheur et observant avec attention ceux qui ont réussi à faire le leur, le roman offrirait au lecteur un modèle pour sa propre recherche d’adéquation. Ce modèle s’offrirait d’ailleurs moins à l’imitation, au sens girardien du terme, qu’à l’émulation. Encore une fois, Dominique ne souhaite pas ressembler à Augustin, Frédéric à Dussardier, Lucien de Rubempré à d’Arthez, ou Rastignac à Bianchon. Il n’y a aucune rivalité entre le héros et le personnage secondaire, et c’est pourquoi d’ailleurs celui-ci est et reste secondaire. Le protagoniste voit plutôt dans cette figure dont il s’entoure une preuve qui l’encourage, la démonstration que l’adéquation de la vie active à la vie intérieure est bel et bien possible. Et cet exemple agit sur lui comme une forme de réconfort, ainsi que s’en aperçoit Dominique en retrouvant, une fois ses années de collège terminées et au moment de se lancer dans la vie, un Augustin en voie de réussir ses propres ambitions :

Je revis Augustin avec bonheur. En lui serrant la main, je sentis que je m’appuyais sur quelqu’un. Il avait déjà vieilli, quoiqu’il fût très jeune encore. Il était maigre et fort blême. Ses yeux avaient plus d’ouverture et plus d’éclat. [...] Personne n’aurait pu dire, à voir sa tenue, s’il était pauvre ou riche. Il portait des habits très simples et les portait modestement, mais avec la confiance aisée venue du sentiment assez fier que l’habit n’est rien.8

10On pense aussi à la réaction de Rastignac lorsqu’il demande à Bianchon si, suivant le dilemme dont il attribue la formulation à Rousseau (en réalité posé par Chateaubriand), il serait prêt pour s’enrichir à tuer par le seul pouvoir de sa pensée, sans bouger de Paris, un vieux mandarin vivant aux antipodes. La réponse de l’étudiant en médecine est aussi sage que propre à s’offrir en modèle :

Tu poses la question qui se trouve à l’entrée de la vie pour tout le monde, et tu veux couper le nœud gordien avec l’épée. Pour agir ainsi, mon cher, il faut être Alexandre, sinon l’on va au bagne. Moi, je suis heureux de la petite existence que je me créerai en province, où je succéderai tout bêtement à mon père. Les affections de l’homme se satisfont dans le plus petit cercle aussi pleinement que dans une immense circonférence. Napoléon ne dînait pas deux fois, et ne pouvait pas avoir plus de maîtresses qu’en prend un étudiant en médecine quand il est interne aux Capucins. Notre bonheur, mon cher, tiendra toujours entre la plante de nos pieds et notre occiput ; et, qu’il coûte un million par an ou cent louis, la perception intrinsèque en est la même au dedans de nous. Je conclus à la vie du Chinois.9

11Nous savons que Rastignac ne suivra pas les conseils pourtant facilement applicables de son ami et qu’il préférera au bonheur à cent louis le bonheur à un million (il est vrai que nous savons aussi que Bianchon sera lui-même beaucoup plus qu’un simple médecin de province). Mais cela n’empêche pas Rastignac de répondre à l’étudiant que ses remarques lui ont « fait du bien » et qu’ils « seron[t] toujours amis »10.

Une autre vie romanesque est possible

12Si Bianchon restera toujours un modèle pour Rastignac, ce n’est toutefois pas seulement parce que le futur médecin offre l’exemple rassurant d’une vie sûre d’elle-même, accomplie ou en train de s’accomplir, fondée sur la sagesse et une juste morale. C’est aussi parce que cet ami prêt à accueillir un bonheur à cent louis et à succéder tout bonnement à son père lui permet d’entrevoir la perspective d’une vie autre qu’héroïque ou, si l’on préfère, d’une vie autre que romanesque. Il s’agit là d’une troisième réponse possible que l’on peut proposer à la question de savoir pourquoi ce sont les personnages secondaires qui s’érigent en modèles dans le roman du XIXe siècle. Si les protagonistes de cette époque ont indéniablement l’ambition de mener une existence modelée sur celle des héros de romans qui peuplent leur imagination (on peut renvoyer ici au mot lancé par Deslauriers à Frédéric, au début de L’Éducation sentimentale : « Rappelle-toi Rastignac, dans la Comédie humaine ! tu réussiras, j’en suis sûr ! »), s’ils veulent les avantages et le prestige d’une vie singulière, ils ne sont pas sans comprendre tout ce qu’il y a aussi à gagner à mener une vie ordinaire. Mieux encore : ils ne sont pas sans comprendre qu’une vie ordinaire est une vie qu’ils pourraient décider de mener – et que certains d’entre eux finiront d’ailleurs par mener – non seulement en raison de ses qualités propres, mais aussi parce qu’une telle vie est plus concrète, plus vraie que la vie romanesque dans laquelle ils se sont engagés. Et, de fait, il suffirait, de la part du protagoniste, d’un seul acte de sa volonté, d’un simple renoncement, pour qu’il devienne semblable à ces figures sages et pragmatiques qui l’entourent et lui donnent à voir une vie réelle qu’à la fois il repousse, afin d’épouser sa vie romanesque, et recherche, comme le pharmacien Homais, dans un passage supprimé de Madame Bovary, se raccrochait aux bocaux de son officine pour se prouver que sa légion d’honneur n’était pas une illusion et que lui-même n’était pas « qu’un personnage de roman, le fruit d’une imagination en délire, l’invention d’un petit paltoquet que j’ai vu naître et qui m’a inventé pour faire croire que je n’existe pas ».11 Bref, c’est la valeur de réalité que le héros irait chercher auprès de ces personnages moins romanesquement dotés que lui, mais pour cette raison plus proches de la vraie vie qu’il ne l’est ; c’est la vérification, à leur contact, qu’il est lui aussi un être concret et réel qui lui « f[er]ait du bien » et lui procurerait le sentiment de prendre « appui » sur quelque chose. Auprès de ces figures à la fois ordinaires et solides, pragmatiques et sûres d’elles-mêmes, le héros trouverait l’assurance qu’il n’habite pas en dehors de la réalité, qu’il n’est pas emporté par ses illusions, mais bel et bien ancré, comme eux et avec eux, au sein de la vie courante et ordinaire.

13L’intérêt de cette hypothèse, c’est qu’elle vaut aussi pour le lecteur. Dans un article qu’elle consacre au personnage secondaire, Tiphaine Samoyault cite cette observation de Kafka, consignée dans son Journal :

Cette manière que j’ai de me mettre à la poursuite des personnages secondaires dont je lis la vie dans les romans, les pièces de théâtre, etc. Ce sentiment que j’en tire d’appartenir au même monde qu’eux ! Dans Die Jungfern vom Bischofsberg (est-ce bien le titre ?), on voit deux couturières qui cousent le linge de celle qui est la fiancée dans la pièce. Quelle est la vie de ces deux filles ? Où habitent-elles ?12

14En fait de couturières, il s’agit plutôt de lingères, et elles sont trois plutôt que deux. Mais cette légère distorsion du souvenir n’annule pas l’essentiel de la question, à savoir que ces personnages confinés à l’arrière-scène semblent à Kafka plus réels, plus transposables dans la vraie vie, plus en lien avec lui-même que ne le sont les protagonistes. De même, le fait que les trois lingères sont un peu moins que des personnages secondaires, ce qu’on pourrait appeler des figurantes, ne change pas le rapport d’identification que Kafka établit avec elles : contrairement aux protagonistes, elles sont semblables à lui ou, plus largement, elles sont semblables au spectateur ou au lecteur. De sorte que si ce dernier peut vivre comme un personnage, c’est, plus sûrement, ou en tout cas plus vraisemblablement, comme un personnage secondaire, à sa hauteur si l’on peut s’exprimer ainsi, ou au sein de son horizon. On rejoint ici, par parenthèse, une idée exprimée par le philosophe Alain dans son Système des beaux-arts. Dans le chapitre qu’il consacre au « personnage », Alain distingue les personnages secondaires des protagonistes et, parmi les premiers, porte son attention sur ceux dont la secondarité est encore plus accusée (comme pour les lingères de Kafka), ceux qui ne sont que des « esquisses ». Or si ces esquisses le fascinent tant, explique-t-il, s’il se sent retenu par elles, c’est pour la raison même que la vie romanesque leur est niée : « J’ai longtemps remarqué la puissance de ces figures qu’on dirait épisodiques, j’entends extérieures, aussi bien pour elles. Mais je n’ai pas compris sans peine que cette puissance venait de ce que ces esquisses, en traits et en actions seulement, sont par leur être même des esquisses, en ce sens que la vie romanesque y est niée absolument. » Or si Alain voit dans cette négation un manque pour le personnage ainsi privé, dit-il, d’« affections » et de « conscience », il y voit un gain pour le roman, puisque « tous ces degrés d’être » (héros, personnages secondaires, esquisses de personnage) « font un monde plein »13. On pourrait ajouter : font un monde vrai et familier.

Un personnage de proximité

15Le sentiment de proximité que le lecteur peut éprouver à l’endroit des personnages secondaires s’explique de plusieurs façons. Le lecteur peut d’abord se reconnaître dans ce type de personnage par simple vraisemblance, parce qu’il sait qu’il ne sera jamais lui-même un héros, qu’il est matériellement, socialement, psychologiquement, existentiellement plus proche d’un Augustin ou d’un Bianchon que d’un Dominique ou d’un Rastignac. Même le très moral Dussardier est un modèle plus vraisemblable que le très banal Frédéric. Car celui-ci a beau être plus réaliste que son camarade moralement parfait, il est aussi trop changeant, trop rempli d’illusions, trop soumis à toutes sortes de revirements, en un mot trop agité ou trop actif pour donner au lecteur le sentiment d’appartenir au « même monde » que lui, là où Dussardier conserve en tout temps la juste mesure de ses modestes moyens.

16L’identification peut aussi se faire pour des raisons de proximité, d’« éloignement »14 minimal pour reprendre le beau concept de Thomas Pavel. Parce qu’il donne l’impression de pouvoir exister dans la réalité plus facilement que le héros, parce qu’il semble moins fictif que lui (ou relever d’une fiction moins éloignée), le personnage secondaire possède une « mobilité » que n’a pas le protagoniste. Le personnage secondaire est celui qui apparaît et disparaît, qui continue de vivre sa vie pendant que celle du protagoniste nous est racontée. Par sa contiguïté avec le réel, il donne l’impression de pouvoir sortir de la fiction et d’avoir ainsi une vie plus large et plus secrète que celle du héros, condamné à être ostensiblement fictif et, par le fait même, à ne rien pouvoir nous cacher de son existence. Ainsi que l’écrit Tiphaine Samoyault : « La fascination que l’on peut éprouver pour [les personnages secondaires] tient [...] à la suggestion qu’ils nous font qu’il existe bel et bien un ailleurs, que la fiction, dans ses propriétés, comporte celle [...] d’avoir un dehors. »15

17Balzac avait parfaitement compris cet effet d’optique, le procédé du retour des personnages reposant, dans son principe même, sur le changement de statut des personnages reparaissants, qui, de protagonistes deviennent personnages secondaires et vice-versa, reproduisant par là ce qui se passe dans la réalité, où nous n’évoluons jamais de façon continue sur le même plan, où nous sommes tantôt en retrait, tantôt en attente, tantôt actifs, autrement dit où nous sommes constamment relatifs. Le personnage secondaire n’est évidemment pas moins fictif que le héros, mais son intermittence correspond à la nôtre : nous sommes nous aussi, du moins l’essentiel d’entre nous, des êtres intermédiaires, appelés à ne prendre le devant de la scène qu’en de rares occasions, dont les moments d’action hors de l’ordinaire restent peu nombreux, et vivant beaucoup plus souvent de longues périodes de latence que des événements en série. Le personnage secondaire, en cela, nous donnerait comme « modèle à vivre » sa propre secondarité ou, si l’on préfère, sa discrétion, son existence modeste et mesurée, sa manière d’avoir une vie et des qualités qui le servent et dont il se contente, d’affronter le monde en n’y étant ni singulier mais ni non plus tout à fait anonyme. Si le personnage secondaire est le modèle à vivre du monde démocratique, c’est parce qu’il montre comment on peut y exister dignement, y avoir sa place et y tracer son chemin.