Colloques en ligne

Philippe Kaenel

Le rêve risible dans les arts graphiques au XIXe siècle

« Le cauchemar, que les Dalmates appellent Smarra, est un des phénomènes les plus communs du sommeil, et il y a peu de personnes qui ne l’aient éprouvé. Il devient habituel en raison de l’inoccupation de la vie positive et de l’intensité de la vie imaginative, particulièrement chez les enfants, chez les jeunes gens passionnés, parmi les peuplades oisives qui se contentent de peu, et dans les états inertes et stationnaires qui ne demandent qu’une attention vague et rêveuse, comme celui du berger […]. La jeune fille amoureuse et souffrantes qui n’a pas trouvé une âme d’homme pour comprendre une âme de jeune fille… / Vous verrez que ceux-là sont plus sujets que les autres à ces aberrations contemplatives que le sommeil élabore, transforme en réalités hyperboliques, et au milieu desquelles il jette son patient, comme un acteur à mille faces et à mille voix, pour se jouer à lui seul, et sans le savoir, un drame extraordinaire qui laisse bien derrière lui tous les caprices de l’imagination et du génie2 »

1Les rêves et les cauchemars sont-ils risibles ? On est en droit de se poser une telle question à la lecture de l’article de Dana Z. Andrus qui propose une autre interprétation de l’œuvre qui est devenue l’icône de l’iconographie onirique aux yeux des artistes du xixe siècle : le célèbre Cauchemar d’Heinrich Füssli (alias Henry Fuseli) (fig. 1) présenté pour la première fois lors de l’exposition de la Royal Academy de Londres en 1782.

2L’auteur souligne quelques traits particuliers du tableau : la « femme étrangement contorsionnée », « le petit incube dodu et âgé […] qui roule les yeux de manière énigmatique », « le cheval [qui] semble hurler de rire ». Elle conclut que l’« on peut assurément y voir une attitude qui n’est pas éloignée de la caricature »3.

3L’apparent « humour clownesque » du Cauchemar semble motivé par la réputation d’homme d’esprit de l’artiste anglo-suisse et par le fait que son tableau provocateur inspira aussitôt un nombre très inhabituel de caricatures signées, entre autres, par des artistes de grand renom comme Thomas Rowlandson, Richard Newton ou encore George Cruikshank4. Par ailleurs, il se pourrait que la figure de l’incube soit inspirée d’un masque comique romain du Ier siècle av. J.-C. De plus (ironie voulue ?), elle ressemblerait à un autoportrait exécuté par Füssli autour de 1780. Enfin, on pourrait voir dans la figure de la femme couchée une satire des nus mythologiques de Benjamin West, fort réputés dans ces années, et que Füssli cherchait à concurrencer.

4Cette lecture alternative du Cauchemar, pour ingénieuse qu’elle soit, semble difficile à défendre. En premier lieu, les caricatures du tableau proliférèrent non parce que l’œuvre était implicitement humoristique, mais parce qu’elles s’employèrent à inverser son impact dramatique et sublime sur le public contemporain. Un commentaire poétique d’Erasmus Darwin paru dans The Botanic Garden en 1791, donne d’ailleurs la mesure des sentiments d’horreur suscités par la peinture5.

5L’idée selon laquelle Füssli aurait utilisé des masques comiques romains reste très fragile : une hypothèse selon laquelle le peintre aurait glissé un autoportrait satirique caché et une critique de l’institution académique incarnée par Benjamin West paraît des plus improbables, venant d’un artiste ambitieux qui devait d’ailleurs faire une brillante carrière dans cette même institution – notamment grâce au formidable écho rencontré par le Cauchemar.

6Il vaut la peine de comparer ce tableau avec l’autre œuvre incontournable de l’iconographie onirique au xixe siècle : le très célèbre Capricho 43 (« Il sueño de la razón produce monstruos », Le songe de la raison engendre des monstres) de Francisco Goya, gravé en 1797 (fig. 2).

7L’aquatinte met en scène l’artiste espagnol appuyé sur sa table de travail alors que des créatures de la nuit (chat, chouettes, chauves-souris) envahissent son espace (mental). L’une d’entre elles tend un crayon à l’artiste, l’invitant ainsi à dessiner les produits de son imagination. À l’origine, cette planche devait introduire cet album énigmatique6. Elle fonctionne comme une sorte de manifeste en défense de l’originalité, de la fantaisie, tout en militant en faveur de la raison, contre les folies des passions contemporaines et des comportements religieux. Comme nous le verrons, trente ans plus tard, l’artiste romantique le plus fécond dans le domaine de l’iconographie onirique, J.-J. Grandville (1803-1847) (fig. 3) lui rendra un hommage explicite dans un autoportrait où il se figure rêvant, entouré de créatures fantasques7, puis contribuera de manière décisive à la transformation des visions du rêve.

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Reproduit dans Clive F. Getty, Grandville : dessins originaux

Faust, le théâtre et les romantiques

8La peinture de Füssli (dans ses diverses versions, la principale au Detroit Institute of Arts, une autre, plus réduite à Francfort-sur-le-Main, au Goethe Museum) et la gravure de Goya sont rapidement devenues des icônes du romantisme, raison pour laquelle elles furent volontiers utilisées et détournées par les opposants à ce mouvement artistique et culturel. Dans les années 1820, et surtout dans les années 1840, l’assimilation des extravagances romantiques au rêve devient un cliché conservateur, maintes fois exploité par la caricature qui en a fait un cliché satirique8. De manière significative, une partie essentielle de l’iconographie onirique du xixe siècle a trouvé sa place dans le domaine des arts graphiques9. Sans doute les visions nocturnes s’expriment-elles particulièrement bien en noir et blanc. Les relations « naturelles », métonymiques, entre rêve et gravure sont résumées dans le frontispice de l’Album lithographique 1827 dessinés par Denis Auguste Raffet (1804-1860) qui montre une foule de bourgeois et d’aristocrates en train de dévoiler leur cauchemar : un incube accroupi sur une pile d’albums lithographiques et satiriques.

9L’album lithographique de Delacroix illustrant le Faust de Goethe en 1828 fut aussitôt perçu comme un manifeste romantique. Il doit sa conception non seulement au texte de Goethe, mais à son adaptation théâtrale. En effet, Delacroix assiste à Londres au spectacle intitulé The Devil and Dr. Faustus, adapté par George Soane et Daniel Terry pour le théâtre de Drury Lane. Il écrit à son ami Jean-Baptiste Pierre, le 18 juin 1825 : « J’ai vu ici une pièce de Faust qui est la plus diabolique qu’on puisse imaginer […]. C’est le Faust de Goethe, mais arrangé ; le principal est conservé. Ils en ont fait un opéra mêlé de comique et de toute ce qu’il y a de plus noir 10». Delacroix relève ainsi un élément constitutif du texte de Goethe et qui sert de levier à la révolution romantique : le mélange de genres. On ne saurait en effet oublier que le Faust module habilement les registres du tragique et du comique. Cette coprésence est résumée dans la couverture de Faust, vingt-six gravures d'après les dessins de Retzsch (2e édition, augmentée d'une analyse du drame de Goethe, par Mme Élise Voiart), paru à Paris en 1828. Dans un décor architectural, Faust embrasse tendrement Marguerite, à gauche, regardé ironiquement par Méphistophélès aux jambes duquel se frotte un chat qui dresse la queue et montre son derrière. Au centre, une figure diabolique ailée tient dans sa gueule un rideau qu’elle écarte de ses deux bras, révélant le titre de l’album à l’italienne. Ces deux registres dialoguent déjà dans le prologue rédigé par Goethe, qui met en scène le poète s’opposant aux volontés du directeur de théâtre le pressant d’utiliser les ressorts du spectaculaire et des effets. Les deux antagonistes sont arbitrés par un bouffon philosophique.

10Dans une lettre au critique d’art Philippe Burty en 1862, Delacroix avouera :

«Vous savez que Motte fut l’éditeur : il eut la malheureuse idée d’éditer ces lithographies avec un texte qui nuisit beaucoup au débit, sans parler de l’étrangeté des planches qui furent l’objet de quelques caricatures et me posèrent de plus en plus comme un des coryphées de l’école du laid» (fig 4).

11Delacroix se réfère probablement à l’album parodique de Antoine-Jean-Baptiste Thomas, Le rêve, ou les effets du romantisme sur un jeune surnuméraire à l’Arriéré, paru en 1829, un an après l’adaptation du poème de Goethe au théâtre de la Porte Saint-Martin et après la publication des dix-sept lithographies de Delacroix chez Motte. Il suit également la brillante traduction du texte par Gérard de Nerval transposée par Hector Berlioz dans les Huit scènes de la vie de Faust et joué cette même année. Plus que jamais, le monde du théâtre, du mélodrame et de la féérie apparaissent indissociables dans la réception du phénomène faustien. Il faut relever deux choses à ce propos. D’abord, les études extrêmement abondantes consacrées à la fortune de Faust dans la littérature, le théâtre, la musique ou les arts visuels, ne mentionne par l’œuvre de Thomas11. Ensuite, l’ouvrage de Thomas précède de plusieurs années les parodies au nombre desquelles figure Faust ; a serio-comic poem, with twelve outline illustrations d’Alfred Crowquill, paru à Londres en 1834, qui pastiche de manière explicite les gravures au trait de Retzsch12.

12L’auteur, dans son prologue, avoue avoir trop mangé de saucisses allemandes pendant la réalisation de son recueil13 — des saucisses que l’on voit manipulées par Marguerite (« Marguerite admiring the present left by the devil »). Au fil de six lithographies accompagnées de commentaires, la satire de Thomas, en 1829, déroule le récit d’un jeune employé, Anatole, de retour dans sa modeste chambre après avoir assisté avec son amie, Mélanie, à un mélodrame, Le Bourreau d’Amsterdam. Le récit est à la première personne pour favoriser l’immersion du personnage dans l’action et bientôt dans ses rêves :

« Fondions-nous en larmes au spectacle ! Eh bien oui, nous adorons le romantique ; là, notre cœur a besoin d’émotions ; aussi la déchirante pièce du Bourreau nous a amusé plus que celle de Faust avec son grand diable ricaneur. C’est bête le diable, parce que ça n’est pas dans la nature. On se moque de moi au bureau, mais je ne dis rien ; j’ai déjà composé un fameux mélodrame et qui n’est pas piqué des hannetons »14

13Il se retrouve ensuite plongé dans un cauchemar au cours duquel il tente de sauver son amie, avant de rencontrer Méphistophélès. Le jeune homme échappe de peu à une exécution et regarde, impuissant, Mélanie se faire emporter par le diable. Il est alors réveillé par la concierge qui lui apporte son lait pour le petit-déjeuner. L’œuvre de Thomas non seulement se joue de la scène théâtrale contemporaine mais encore des conceptions médicales du rêve selon lesquelles les expériences nocturnes résulteraient de l’imagination ou de sensation physiques. Le chat du jeune fonctionnaire joue un rôle décisif à ce sujet. Alors qu’il croit embrasser sa dulcinée dans ses songes, c’est son animal de compagnie qu’il empoigne dans son lit. Il se trouve littéralement — physiquement — oppressé par un cauchemar qui prend la forme du noir félin tapi sur sa poitrine. L’animal de réputation diabolique se dédouble (planche cinq), attaque les pieds de son maître et frappe le torse de son maître avec un pilon (fig. 5).

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14Et l’auteur (ou le narrateur, absent jusqu’ici) de conclure au chant sixième :

« Muse du romantisme, assez. Va maintenant diriger les crayons de l’artiste qui représentera maintenant de sinobles sujets […]. On verrait alors, à la suite d’un si beau rêve, les trois arts réunis se parer victorieusement d’un laurier de notre époque. Mais ce jeune surnuméraire, objet de ton affection, à toi seule doit le cauchemar qui pesait romantiquement sur lui pendant la nuit ; je me trompe, il le doit encore à son chat, qui était endormi sur sa poitrine. »15

15Le rêveur, la cause de son rêve et ses visions sont présentés simultanément dans chaque planche, non seulement pour rationaliser la séquence des événements, mais encore pour commenter de manière ironique et comique les écarts entre l’imagination romantique et la réalité de la vie. À l’instar de Füssli dans son Nightmare, le lecteur et spectateur témoin de l’expérience onirique du surnuméraire jouit d’une vision binoculaire et stéréoscopique. Seul le lecteur-spectateur est à même de faire le lien entre le rêve et le rêveur, entre son espace mental et le monde « référentiel » ou plutôt le récit diégétique.

16Dans l’album de Thomas, les visions ne se limitent toutefois pas à des projections mentales. Elles renvoient de manière explicite à deux modèles spectaculaires contemporains : le premier est le théâtre, avec ses attitudes dramatiques, son décor peint ; l’autre est la fantasmagorie de la lanterne magique, comme si les pages de l’album formaient des écrans dans un spectacle public16. Les visions, les projections, les fantasmagories sont les paradigmes de l’illustration romantique. Ils déploient dans leurs implications l’une des significations étymologiques du mot « illustrer » (illustrare), c’est-à-dire « mettre en lumière ».

Visions oniriques : Tony Johannot et Rodolphe Töpffer

17Le frontispice du Voyage où il vous plaira rédigé par Alfred de Musset et P.-J. Stahl (alias Pierre-Jules Hetzel), et illustré par Tony Johannot montre des foules qui se précipitent en direction de la gueule gigantesque d’une montagne anthropomorphe, les yeux grands ouverts, et surmontée par l’allégorie de l’imagination (fig. 6).

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18La satire du besoin pressant de voyager, du désir incontrôlable de dépaysement est le thème de la préface du livre. Dans celle-ci, les auteurs présentent leur œuvre comme une invitation au voyage. Ils assument le rôle de guides conduisant le lecteur dans un autre monde, un monde de visions oniriques vécues par Franz, le héros (qui est Allemand), à une époque où la patrie de Goethe est généralement considérée comme un terreau propice à l’irrationnel, à l’opposé de la tradition française qui serait plus marquée par l’esprit des Lumières.

19Le jeune Frantz est animé par une passion viscérale pour le voyage, à laquelle il doit renoncer puisqu’il est sur le point de se marier. « Désir ardent de tout voir, ne vous calmerez-vous donc jamais en moi ? », déplore-t-il. Afin de ne plus être soumis à la tentation, il décide alors de brûler toute sa collection de volumes sur le thème (Histoire Générale de Voyages), puis fume la pipe et aussitôt se retrouve plongé dans un profond sommeil, alors que flambent ses livres. De manière paradoxale et ironique, c’est à la suite de cet autodafé qu’il se retrouve embarqué dans un voyage onirique à la dimension épique (fig. 7).

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20Le Voyage où il vous plaira comporte des scènes et des personnages qui présentent nombre de points communs avec la parodie faustienne imaginée par Thomas : un jeune homme amoureux (le rêveur typique selon Nodier)17, un séducteur méphistophélique, le naufrage d’un navire et le héros projeté dans les airs qui se déplace de manière magique d’un lieu ou d’une scène à l’autre… Le récit est ainsi dynamisé par des discontinuités qui caractérisent le genre excentrique18. Cette histoire appartient également à un autre genre à la mode, celui du Bildungsroman, le héros vivant une expérience onirique qui le conduit à prendre conscience du caractère irremplaçable et vital de son monde quotidien et de la femme qu’il adore.

21Stricto sensu, le Voyage où il vous plaira n’est pas un ouvrage romantique mais un livre sur le romantisme résumé à deux dimensions : le rêve et le voyage. D’un côté, le texte et son illustration fustigent les comportements contemporains stupides ou déraisonnables ; et de l’autre, l’ouvrage propose une parodie de l’imaginaire romantique et son cortège de monstruosités fantastiques.

22L’illustrateur, Tony Johannot, a joué un rôle déterminant dans ce projet puisque ses idées en sont à l’origine. Ses visions graphiques forment ainsi la structure de l’histoire que les écrivains (Pierre-Jules Hetzel en particulier) ont en quelque sorte pour tâche d’« illustrer » de leur plume. La primauté inhabituelle de l’image sur le texte explique la discontinuité radicale du récit qui mime la structure erratique des rêves, ce d’autant plus que ces derniers sont connus pour être avant tout d’ordre visuel.

23La fin moralisante du Voyage où il vous plaira propose une réflexion implicite sur la pulsion scopique générée par le romantisme, qui trouve une expression emblématique dans l’essor du tourisme renaissant après les guerres napoléoniennes : une mode, une attitude qui fait l’objet de critiques et de satires dès la fin des années 1830. De manière à la fois performative et ironique, le Voyage où il vous plaira assimile la lecture des livres illustrés à la vision onirique. Or, l’illustration romantique, en tant que dispositif, a contribué à produire une nouvelle manière de voir. L’incroyable prolifération de reproductions dans diverses publications et autres journaux illustrés a généré de nouveaux appétits pour la distraction visuelle ou le dépaysement. Voyager grâce à l’imagination graphique, se trouver absorbé dans des mondes scénographiques, se voir immergé dans des événements contemporains correspondent à des besoins satisfaits, entre autres, par les panoramas et dioramas urbains qui attiraient alors les foules.

24Le livre illustré donna non seulement naissance à ce que l’on peut qualifier de représentation multifocale, mais encore développa la vision séquentielle ou le récit au moyen d’images. C’est par conséquent sans surprise que l’on retrouve un résumé des interactions entre rêves, voyage et narration visuelle dans un ouvrage signé par celui auquel on attribue l’invention de la bande dessinée, Rodolphe Töpffer (1799-1846), écrivain suisse, professeur, critique d’art et avant tout dessinateur19.

25Son récit le plus exemplaire, les Voyages et aventures du Docteur Festus, fut d’abord conçu comme un album manuscrit à l’italienne, formé de 67 pages combinant textes et images, tracées à la plume : un genre que Töpffer théorisa par la suite et qualifia d’« histoires en estampes » (fig. 8).

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26En 1840, il publia une version lithographique de cet album intitulée le Docteur Festus parallèlement à l’édition d’un volume de texte illustré — une nouvelle qu’il intitula Voyages et aventures du Docteur Festus, basée sur la même histoire. En d’autres termes, nous disposons aujourd’hui de trois versions de la même fiction : un album de dessins originaux, un album lithographique et un livre illustré20. Tous trois mettent en scène de manière excentrique les aventures d’un scientifique distrait, Festus, dont le patronyme fait de toute évidence allusion au fameux docteur qui inspira Goethe. Les rêves jouent un rôle essentiel dans l’histoire, pleine de rebondissements, imaginée par Töpffer. À la fin, le héros se retrouve dans son lit et se demande si ses aventures n’étaient qu’un rêve (de manière significative, l’image de Festus au lit sert d’illustration au dos de la couverture du livre) (fig. 9).

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27Ce procédé, cet artifice littéraire est bien connu : on le retrouve dans le Sentimental Journey de Sterne et dans nombre de récits romantiques, parmi lesquels l’album satirique conçu pas Thomas en dialogue avec le Faust de Delacroix, comme dans le Voyage où il vous plaira illustré par Tony Johannot.

28Töpffer avait songé à donner une suite à son Docteur Festus, au cours de laquelle le héros ne se serait pas retrouvé dans son lit, pensant que ses aventures n’étaient que rêvées, mais serait rentré à la maison sur un mulet, avant de se réveiller persuadé qu’il avait vraiment vécu ces visions oniriques. Dans l’œuvre de Töpffer, les rêves miment, ou plutôt parodient le genre du roman excentrique. Ils font allusion à la mode lancée par le Faust de Goethe, mais surtout servent de métaphores à l’écriture et à la lecture, assimilées l’une comme l’autre au voyage et à la rêverie. L’écrivain et dessinateur genevois avait d’ailleurs prévu de préfacer le Docteur Festus en des termes qui rejouent le topos du rêve et du voyage comme métaphore de la création :

 « Il y a aux confins de la région du sérieux et du raisonnable, un espace vague, immense, peuplé de fantômes extravagants, de visions récréatives, de folles figures, touchant quelquefois à la ligne du vrai, mais n’y séjournant pas. C’est là que je fis une excursion l’an passé et j’en rapportai mon livre. S’il est plat, la faute au voyageur, non au pays. »

Optique et politique : Nadar

29Le thème du rêve ou de la rêverie abonde dans l’œuvre des caricaturistes du xixe siècle, qu’il s’agisse — pour ne citer que les plus célèbres — de J.-J. Grandville, de Gustave Doré, de Cham, de Nadar (dans la première partie de sa carrière), et surtout d’Honoré Daumier dont l’œuvre satirique fait souvent référence au Nightmare de Füssli, comme dans la fameuse lithographie de 1851 montrant le premier ministre français, Adolphe Tiers, littéralement oppressé par l’allégorie de la Seconde République sous les traits d’une enfant.

30Du printemps à l’automne 1849, Nadar publie Mossieu Réac dans la Revue comique, un journal satirique édité par Charles Philipon pour s’opposer aux forces réactionnaires incarnées par Louis-Napoléon. Nadar reprend de Töpffer son « invention » pour concevoir l’histoire graphique d’un bourgeois hypocrite, égoïste et arriviste. Dans cette histoire en images, publiée en feuilletons, Mr Réac a trois rêves : le premier de réussite financière, le second d’angoisse parce que la République est victorieuse, et le troisième de bonheur parce que la Monarchie est restaurée. Tirant parti du potentiel satirique et politique de l’artifice des rêves, Nadar publie en parallèle dans la Revue comique quatre dessins formant le Rêve d’un réactionnaire, ainsi qu’une nouvelle illustrée, intitulée Les trois rêves de Mossieu Réac (fig. 10).

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31Dans le premier rêve dessiné, Réac est assailli par des visions hypnagogiques peuplées de démocrates et de nationalistes européens. Il fait face à des soldats de la Révolution française montrant leurs blessures et se voit attaqué par un régiment de presses, instrument de la liberté qu’il déteste tant. À son réveil, il tente de trouver une explication logique à ses visions nocturnes horripilantes. Il pense alors que c’est parce qu’il s’est endormi du côté gauche qu’il s’est trouvé confronté à tant d’antagonistes socialistes et républicains.

32Pourtant, lorsqu’il s’assoupit sur le dos, il subit encore un deuxième cauchemar. Le voici maintenant au musée du Louvre, dans le prestigieux Salon Carré où il admire les peintures de Gérard, Girodet et Guérin. Soudain, les formes dépeintes fusionnent et disparaissent (Réac compare ce phénomène optique à un théâtre d’ombres) pour faire apparaître une autre scène, Egisthe pousse Clytemnestre à tuer Agamemnon, dérivant d’une autre peinture de Pierre-Narcisse Guérin (1817). Soudainement, Réac pénètre dans la peinture sous l’effet ce que qu’il appelle « un nouveau jeu de fantasmagorie ». Il prend alors le rôle de Clytemnestre et poignarde l’allégorie dénudée de la République française lorsqu’il se voit transporté dans une œuvre qui est un autre parangon de la peinture néoclassique : La Justice et la Vengeance divine poursuivent le crime, célèbre œuvre de Pierre-Paul Prud’hon (1808). Réac se demande si la femme qu’il s’apprêtait à poignarder dans son second rêve est une allégorie de la jeune République italienne (que les troupes françaises venaient de réprimer au grand dam des républicains français), à moins qu’il ne s’agisse de la République allemande ? Quoi qu’il en soit, Réac parvient à se libérer de ce cadre artistique et fantasmagorique pour se retrouver accueilli à bras ouverts à Londres : probable allusion à la fuite et au refuge du roi déchu, Louis-Philippe, en 1848. Non sans ironie, Réac, ce conservateur admiratif de l’art néoclassique, se voit plongé dans des peintures de cette école, qui se transforment en de véritables cauchemars.

33Au fil de ses visions nocturnes, Mr. Réac est confronté à des individus difficiles à identifier. Dans la scène adaptée de La Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime, la victime nue au sol pourrait être soit la République italienne, soit la République allemande. Dans le troisième rêve, il rencontre un étrange personnage qui pourrait être Charles ix, Louis xiv ou le Père Loriquet. Cette confusion ou, pour être plus précis, cette fusion caractérise un processus secondaire que Sigmund Freud qualifie de Verdichtung, de condensation. Cette action des rêves était toutefois connue bien avant Freud, notamment dans l’ouvrage pionnier d’Hervey de Saint-Denys (1823-1862), Les rêves et les moyens de les diriger, en 1867, dans lequel il s’intéresse à ce qu’il appelle le «panorama des songes»21. Il compare les visions oniriques à un spectacle de lanterne magique et relève que certaines de ces « projections » sont formées de deux plaques superposées, ce qui correspond très précisément à la notion métaphorique de condensation

34Dans Mr Réac de Nadar comme dans les visions faustiennes du jeune surnuméraire dessiné par Thomas, les métaphores scéniques ou théâtrales renvoient à l’univers contemporain de l’optique. Dans les spectacles d’ombres comme dans ceux de lanterne magique, la fantasmagorie fonde la séquence narrative excentrique qui brise les règles et la logique de la continuité temporelle et spatiale usuelle. L’imagination onirique en tant que projection optique découpe un cadre de référence voyeuriste au sein duquel le rêveur est l’acteur et le spectateur de son propre rêve. Seul le lecteur spectateur à la possibilité de distinguer les différents niveaux de fiction graphique. Le dispositif optique qui préside à ces interactions complexes est l’illustration elle-même, un genre, un art proche du rêve, véhicule d’apparitions et de révélations, qui rend possible la narration visuelle et repose sur des stratégies multifocales.

J.-J. Grandville : de l’illustration à la suggestion

35Les rêves et cauchemars pouvaient ridiculiser au xixe siècle parce qu’ils étaient ridicules, parce qu’ils étaient réputés affecter des catégories sociales « superficielles » ou « impressionnables » comme les jeunes amoureux, les lecteurs d’ouvrages d’imagination, et bien sûr les enfants, tel le célèbre héros de Windsor McCay dans ses feuilletons réunis en Amérique sous le titre Little Nemo in Slumberland, en 1905.

36La vision traditionnelle des phénomènes oniriques est résumée par Charles Nodier dans la préface à sa nouvelle, Smarra — une conception qui a traversé tout le xixe siècle. Mais c’est dans l’œuvre de l’artiste spécialisé dans le domaine de la fantaisie et des métamorphoses que l’on trouve réuni l’ensemble des topoï relatifs au rêve comme voyage, comme dépaysement, conséquence de pensées diurnes ou produit de causes physiques ou physiologiques. Il s’agit de l’illustrateur et caricaturiste J.‑J. Grandville (1803-1847)22.

37Les Petites misère de la vie humaine, paru en 1843, est issu d’une collaboration entre le dessinateur et Émile-Daurand Forgues, alias Old Nick (pseudonyme du diable). Le narrateur, à son réveil de visions nocturnes, se retrouve engagé dans la publication de petits récits et anecdotes, réunis par un ami qui — sans surprise — se nomme Faustus. L’introduction du livre contient l’illustration d’un cauchemar, qui expose de manière presque didactique les causes mécaniques et physiologiques attribuées alors aux phénomènes oniriques (fig. 11).

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38Ainsi, c’est parce que le rêveur trempe ses doigts dans une tasse (de thé ?) qu’il se croit (se voit) embarqué sur une mer tempétueuse. La gravure sur bois en question est non seulement remarquable dans son adaptation du tableau matriciel de Füssli, mais encore parce qu’elle déroule une narration visuelle complexe, une pratique, un genre qui se place au cœur des expérimentations graphiques conduites pas Grandville dans les années 1840. Pour rappel, ses deux derniers dessins mettent en image des rêves qu’il adresse à Edouard Charton, l’éditeur d’un journal populaire d’éducation le Magasin pittoresque, et qu’il assortit d’une lettre qui les explique ou les raconte, révélant par la même occasion sa conception des phénomènes hypnagogiques (fig 12).

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39Environ trois ans plus tôt, Grandville publiait l’un des ouvrages les plus étonnants de l’illustration romantique : Un autre monde. Ce livre de 1844 a souvent été considéré comme le testament artistique de l’artiste et sa « somme ». Il y est question d’un crayon emblématique (l’attribut du dessinateur) qui décide d’explorer le monde et de rapporter de ce voyage un récit en images. Le sous-titre d’Un autre monde fait explicitement référence au genre excentrique et tout particulièrement à l’un de ses prototypes français, l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux de Charles Nodier, paru en 1830. La page de titre d’Un autre monde additionne ainsi diverses notions, au gré d’une séquence soutenue par des associations phonétiques : «Transformations, visions, incarnations, ascensions, locomotions, explorations, pérégrinations, excursions, stations, cosmogonies, fantasmagories, rêveries [etc.]»). Plus précisément, l’un des chapitres de l’ouvrage intitulé « Les métamorphoses du sommeil » propose une exploration fantasque de la logique onirique des transformations (fig. 13).

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40Une gravure sur bois intitulée « La bataille des cartes » devait influencer de manière décisive cet autre maître des récits de rêve, Lewis Carroll.

41Un autre monde marque indiscutablement un tournant dans l’iconographie du rêve. En effet, les illustrations de Grandville s’affranchissent de la tradition référée aux modèles canoniques établis par Füssli et Goya. Elles renoncent à la parodie et aux allusions pour mettre l’accent sur la dimension optique et sur le dispositif narratif, envisagés avec humour. A l’instar des rêves ou des projections de lanterne magique, l’image s’impose dans tout son potentiel de suggestion, d’énigme, d’ambiguïté. Loin de n’être que l’« illustration » d’un texte, elle génère des discours et des interprétations dans un esprit guère éloigné de l’usage que fera Freud des rêves dans la cure psychanalytique, qui développe ses conclusions sur la base des représentations (discursives ou graphiques) du rêveur, après-coup.

42À l’exception de l’œuvre dessiné tardif de Grandville, les rêves graphiques ressortissent, jusque dans les années 1860, le plus souvent au registre illustratif ou allégorique, notamment au corpus des songes littéraires, historiques ou bibliques. Ils proposent des messages principalement idéologiques, artistiques ou politiques, révélateurs des conceptions médicales, philosophiques ou sociales du rêve ou du cauchemar. Or, les visions nocturnes, fussent-elles risibles ou ridiculisantes, n’ont rien de « gratuit », de purement « romantique », subjectif ou éphémère. Instruments de connaissance des processus inconscients (même sur le mode comique, dans le cas de Grandville), elles s’inscrivent aussi dans une pratique politique, à l’exemple de l’anti-héros opportuniste imaginé par Nadar. À partir des années 1860, le néoromantisme qui anime la jeune génération des symbolistes va approcher les rêves et cauchemars avec une attitude différente, empreinte de plus de révérence. Dans l’album lithographique d’Odilon Redon, Dans le rêve (1879), qui fait rétrospectivement figure de manifeste graphique, les visions nocturnes ne sont plus guère risibles. Elles manifestent le credo « moderne », baudelairien, de la création fondée sur le mystère, la suggestion et la polysémie.

Légendes des illustrations

431 Johann Heinrich Füssli, The Nightmare, 1781, huile sur toile, 101,6 x 127,7 cm. Detroit, Detroit Institute of Arts.

442 Francisco Goya, “El Sueño de la razon produce monstrous”, Capricho 43, 1797-1798, aquatinte, 21,6 x 15,2 cm. Budapest, Musée des beaux-arts.

453 J.-J. Grandville, « Crime et expiation », 1847, fusain et gouache, 26,6 x 17. Nancy, Bibliothèque municipale.

464 Eugène Delacroix, « L’ombre de Marguerite apparaissant à Faust », Faust, Paris, Motte & Sautelet, 1828. Lithographie, 33 x 42 cm. Londres, British Museum.

475  Thomas, Jean-Baptiste, « … et je vois en traits de feu le chiffre de Mélanie », dans Le rêve, ou les effets du romantisme sur un jeune surnuméraire à l’Arriéré, Paris, Delpech, 1828-1829, lithographie en couleurs. Collection privée.

486 Tony Johannot, frontispice du Voyage où il vous plaira, Paris, Hetzel, 1842, gravure sur bois de Brugnot, 20,5 x 15. Lausanne. Collection de l’auteur.

497 Tony Johannot, « Je restai quelque temps « Des chevaux nous attendaient à la porte” dans le Voyage où il vous plaira, Paris, Hetzel, 1842, gravure sur bois de Tamisier. Collection de l’auteur.

508 Rodolphe Töpffer, Festus se réveille à la fin des Voyages et aventures du Docteur Festus, Paris, Cherbulliez, 1840, lithographie. Collection privée.

519 Rodolphe Töpffer, Festus se réveille, quatrième de couverture des Voyages et aventures du Docteur Festus, Paris, Ledouble, Genève, Cherbulliez, 1840, lithographie. Collection privée.

5210 Nadar, « Le cauchemar de Mr Réac » dans la Revue comique, 1849, gravure sur bois. Collection privée.

5311 J.-J. Grandville, Cauchemar, dans les Petites misères de la vie humaine par Old Nick (Paul-Emile Daurand-Forgues), Paris, Fournier, 1843, gravure sur bois par Brévière. Collection de l’auteur.

5412 J.-J. Grandville, « Premier rêve. Crime et expiation » dans le Magasin pittoresque, 1847, gravure sur bois par Soyer. Collection de l’auteur.

5513 J.-J. Grandville, « Les métamorphoses du sommeil, Un autre monde, Paris, Fournier, 1844, xylographie. Collection de l’auteur.