Colloques en ligne

Antoine COMPAGNON

Vérité et justice

1« Vérité et justice », c’était le mot d’ordre de l’affaire Dreyfus. Proust a dû y croire, mais l’idée de la justice et de la vérité qui transparaît dans la Recherche est peu conforme à ce noble idéal. La justice humaine et la justice divine sont ici en cause, le crime et le châtiment, la culpabilité et l’innocence. Or le doute, le scepticisme sont constants quand il en est question dans le roman. L’image de la Justice qui y domine est contradictoire, telle qu’elle figure très tôt dans les allégories de Giotto à l’Arena : « […] une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice » (Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, vol. I, p. 83). La Justice, comme la Charité, n’en a pas l’air. Elle semble injuste, aveugle et inquiétante : ce sont là ses traits principaux.

2Il est peu souvent question d’elle comme objet direct, de la justice en soi, mais fréquemment comme terme de comparaison, et toujours de manière négative, comme lorsque Françoise place bien en évidence une lettre qui ne lui a pas échappé ou qu’elle espionne le narrateur et Albertine : « En ce moment, tenant au-dessus d’Albertine et de moi la lampe allumée qui ne laissait dans l’ombre aucune des dépressions encore visibles que le corps de la jeune fille avait creusées dans le couvre-pieds, Françoise avait l’air de La Justice éclairant le crime » (Le Coté de Guermantes, op. cit., vol. II, p. 655), suivant une allégorie sinistre qui fait allusion au tableau de Prud’hon, La Justice et la Vengeance poursuivant le Crime (1808).

3La justice sert donc souvent de comparant. Ainsi au tout début d’Albertine disparue, après que Françoise, toujours Françoise, allégorie de la Justice impossible, vient de lui apprendre la nouvelle du départ de la jeune fille : « […] après le nouveau bond immense que la vie venait de me faire faire, la réalité qui s’imposait à moi m’était aussi nouvelle que celle en face de quoi nous mettent la découverte d’un physicien, les enquêtes d’un juge d’instruction ou les trouvailles d’un historien sur les dessous d’un crime ou d’une révolution » (Sodome et Gomorrhe, op. cit., vol. III, p. 7). Cette série associative est remarquable : le physicien, l’historien, le juge d’instruction, trois déchiffreurs de la vérité souterraine.

4La justice humaine est le plus souvent présentée à travers le rôle du juge d’instruction, lequel n’est pas décrit de manière neutre comme le veut le code pénal. Lors de la rupture publique entre Morel et Charlus chez les Verdurin dans La Prisonnière : « L’ambassadeur disgracié, le chef de bureau mis à la retraite, le mondain à qui on bat froid, l’amoureux éconduit examinent parfois pendant des mois l’événement qui a brisé leurs espérances ; ils le tournent et le retournent comme un projectile tiré on ne sait d’où ni on ne sait par qui, pour un peu un aérolithe. Ils voudraient bien connaître les éléments composants de cet étrange engin qui a fondu sur eux, savoir quelles volontés mauvaises on peut y reconnaître. Les chimistes au moins disposent de l’analyse ; les malades souffrant d’un mal dont ils ne savent pas l’origine peuvent faire venir le médecin. Et les affaires criminelles sont plus ou moins débrouillées par le juge d’instruction » (op. cit., vol. III, p. 821). Le juge d’instruction figure cette fois auprès du chimiste et du médecin comme révélateur de vérité, toutefois avec la modalité « plus ou moins ». Il est vu en général comme un inquisiteur, procédant arbitrairement, à charge et non à décharge, à la manière d’un policier, d’un détective ou d’un espion, comme dans cet étrange passage de l’agonie de la grand-mère, où, personnage épisodique, un religieux « beau-frère de ma grand-mère » surgit du néant pour surveiller le héros : « À un moment où ma grand-mère était sans connaissance, la vue de la tristesse de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier. Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une méditation douloureuse, mais, comprenant que j’allais détourner de lui les yeux, je vis qu’il avait laissé un petit écart entre les doigts. Et, au moment où mes regards le quittaient, j’aperçus son œil aigu qui avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était sincère. Il était embusqué là comme dans l’ombre d’un confessionnal. Il s’aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le grillage qu’il avait laissé entrouvert. Je l’ai revu plus tard, et jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement convenu que je n’avais pas remarqué qu’il m’épiait. Chez le prêtre comme chez l’aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d’instruction » (Le Côté de Guermantes, op. cit., vol. II, p. 635). Le passage se termine par une sentence inquiétante. La figure du prêtre qui pénètre les consciences derrière la grille de ses doigts comme derrière celle du confessionnal appelle ces deux autres grands inquisiteurs que sont l’aliéniste et le juge d’instruction, conformément à l’épistémè dégagée par Michel Foucault dans Surveiller et punir. Elle appartient à cette série de rôles toujours présentés trois par trois — physicien, chimiste, historien, médecin, aliéniste, prêtre, juge d’instruction —, mais sans que le juge d’instruction y manque jamais — triades très épisodiques et anecdotiques qui n’en sont pas moins significatives d’une anxiété et d’une vulnérabilité face à l’aveu.

5Anxiété face à quel danger, à quelle divulgation ? L’attitude de Brichot interrogeant Charlus sur le milieu homosexuel dans La Prisonnière peut suggérer une piste : « Brichot, qui n’avait cessé de poursuivre son idée, avec une brusquerie qui rappelait celle d’un juge d’instruction voulant faire avouer un accusé » (op. cit., vol. III, p. 805).

6Tous ces indices soulignent la méfiance du narrateur — et sans doute de l’auteur, de Proust lui-même — à l’égard de la justice, cherchant et forçant l’aveu, inhumaine et instrumentalisée, brutale et arbitraire. Proust n’a pas fait son droit comme la plupart des écrivains bourgeois du XIXe siècle : il ne croit pas à l’état de droit. Ainsi, dans les Jeunes filles en fleurs, encore dans une comparaison, puisque — je l’ai dit — il est rarement question de la justice en soi, avant l’entrée en scène de la Berma et tandis que le narrateur s’inquiète des mauvaises manières du public qui s’impatiente et tape des pieds en attendant la fin de l’entracte : « J’en étais effrayé ; car de même que dans le compte rendu d’un procès, quand je lisais qu’un homme d’un noble cœur allait venir, au mépris de ses intérêts, témoigner en faveur d’un innocent, je craignais toujours qu’on ne fût pas assez gentil pour lui, qu’on ne lui marquât pas assez de reconnaissance, qu’on ne le récompensât pas richement, et, qu’écœuré, il se mît du côté de l’injustice » (op. cit., vol. I, p. 439), de même le héros avait peur que la Berma réagît aux manifestations des spectateurs en jouant mal. Le narrateur sympathise ici avec l’innocent qui risque d’être condamné parce que la justice maltraite un témoin à décharge qui se rebiffe : comme tout à l’heure avec le prêtre espion, voilà un autre fantasme fugitif et révélateur d’une faible confiance en la justice pour reconnaître la vérité. C’est une scène tirée d’un cauchemar : mon sort dépend d’un témoin, mais la justice le dissuade par ses mauvaises manières.

7Nous ne sommes pas encore chez Kafka, mais la justice n’est pas moins menaçante et malveillante. Elle n’est pas là pour me protéger, mais pour m’incriminer, m’agresser et me tourmenter. Il y a un cauchemar de la justice, souvent représenté dans la Recherche. Au moment où Françoise lui remet la lettre d’Albertine annonçant son départ, au début d’Albertine disparue, le narrateur fait tout de suite la pire des hypothèses, non pas celle d’un enfantillage mais d’un départ fatal, et il ajoute, encore une fois dans une comparaison : « Je me l’étais dit presque avec une satisfaction de perspicacité dans mon désespoir, comme un assassin qui sait ne pouvoir être découvert mais qui a peur et qui tout d’un coup voit le nom de sa victime écrit en tête d’un dossier chez le juge d’instruction qui l’a fait mander » (op. cit., vol. IV, p. 15). La « satisfaction de perspicacité dans le désespoir », cette joie perverse, sorte de schadenfreude qui se retourne sur soi et qui trouve un plaisir de l’intelligence dans son propre châtiment, est comparée à une situation de cauchemar qui rappelle elle-même un conte d’Edgar Poe, quelque chose comme « The Tell-Tale Heart » ou « Le cœur révélateur ». À moins qu’il ne s’agisse d’un souvenir de la grande scène de Crime et châtiment (IIe partie, chapitre I), archétypique de la culpabilité, où Raskolnikov, le lendemain de son double assassinat, est convoqué au commissariat du quartier pour une mince affaire de dette à sa logeuse. Parce que personne ne le soupçonne du meurtre de la veille, il est pris par l’envie d’avouer, mais, tandis qu’il remue cette idée, il entend les policiers parler du crime, se dirige aussitôt vers la porte et s’évanouit avant de l’atteindre. Le désir de l’aveu : c’est ce qui perd le criminel et fait qu’il se jette dans la gueule du loup.

8La justice donne des cauchemars. Il y a dans la Recherche une angoisse continue de la justice. Le narrateur se fait enquêteur dans Albertine disparue, mais ce rôle est voué à l’échec car il se place habituellement du côté du coupable et du criminel, non de la victime, de la partie civile, du procureur ou du juge. La justice est-elle là pour me défendre ou pour m’accabler ? Spontanément le narrateur s’identifie à ceux qu’elle punit, et toutes les comparaisons le projettent vers le condamné à la suite d’une faute inconnue mais incontestable.

9C’est d’ailleurs ce que le narrateur avoue expressément peu avant l’exécution de Charlus chez les Verdurin : « […] le sentiment de la justice, jusqu’à une complète absence de sens moral, m’était inconnu. J’étais au fond de mon cœur tout acquis à celui qui était le plus faible et qui était malheureux. Je n’avais aucune opinion sur la mesure dans laquelle le bien et le mal pouvaient être engagés dans les relations de Morel et de M. de Charlus, mais l’idée des souffrances qu’on préparait à M. de Charlus m’était intolérable » (La Prisonnière, op. cit., vol. III, p. 795). Le narrateur reconnaît qu’il manque totalement de « sens moral » et donc de « sentiment de la justice ». Or ce sentiment, ou plutôt cette absence de sentiment de la justice, il la partage avec Charlus, chez qui il la repère en termes identiques, cette fois dans Le Temps retrouvé : « M. de Charlus était pitoyable, l’idée d’un vaincu lui faisait mal, il était toujours pour le faible, il ne lisait pas les chroniques judiciaires pour ne pas avoir à souffrir dans sa chair des angoisses du condamné et de l’impossibilité d’assassiner le juge, le bourreau, et la foule ravie de voir que “justice est faite” » (op. cit., vol. IV, p. 354). Ainsi s’expliquent vers la fin de la guerre les sentiments du baron à l’égard des Allemands, devenus les perdants. Le narrateur et Charlus ont en commun de s’identifier naturellement, par instinct, au coupable et au condamné, au point de comprendre que celui-ci veuille assassiner le juge, le bourreau et la foule qui réclame vengeance, tous ceux qui se rangent, eux, normalement, du côté du droit.

10Cette mauvaise image de la justice peut-elle être liée à l’expérience de l’affaire Dreyfus ? Cela n’est pas inconcevable, encore qu’un sentiment irrépressible de culpabilité — comme chez Raskolnikov ou dans « Le cœur révélateur » — paraisse fonder la peur du narrateur face à la justice. En tout cas il n’y croit pas, et Françoise est en effet l’allégorie de son impossibilité. Le narrateur doit se cacher d’elle pour pleurer sa grand-mère, car Françoise n’aime pas le voir pleurer : « Car il faut que ceux-là mêmes qui ont raison, comme Françoise, aient tort aussi, pour faire de la Justice une chose impossible » (Sodome et Gomorrhe, op. cit., vol. III, p. 174). Cette conclusion sentencieuse résume parfaitement le point de vue du narrateur sur la justice humaine.

11C’est le moment de passer à un autre plan, à la faveur d’un épisode qui a lieu un peu plus loin dans Albertine disparue : la convocation du narrateur à la Sûreté pour une enquête sur un comportement qu’on qualifierait aujourd’hui de pédophile. De fait, le passage suit tout juste la comparaison que le narrateur a faite entre sa réaction au départ d’Albertine et la situation du criminel qui aperçoit le nom de sa victime chez le juge d’instruction, fantasme qui rappelle Edgar Poe ou Dostoïevski. Le narrateur a rencontré « une petite fille pauvre » : « [elle] me regardait avec des grands yeux et [elle] avait l’air si bon que je lui demandai si elle ne voulait pas venir chez moi, comme j’eusse fait d’un chien au regard fidèle. Elle en eut l’air content. À la maison je la berçai quelque temps sur mes genoux, mais bientôt sa présence, en me faisant trop sentir l’absence d’Albertine, me fut insupportable. Et je la priai de s’en aller, après lui avoir remis un billet de cinq cents francs » (op. cit., vol. IV, pp. 15-16). Cet épisode nous permettra de faire la transition de la justice humaine à la justice divine, pour laquelle le châtiment est toujours mérité.

12Peu après, le narrateur est en effet rattrapé par la police. On entre dans l’univers de Lolita. Je cite le passage au long : « Françoise me remit une convocation chez le chef de la Sûreté. Les parents de la petite fille que j’avais amenée une heure chez moi avaient voulu déposer contre moi une plainte en détournement de mineure. Il y a des moments de la vie où une sorte de beauté naît de la multiplicité des ennuis qui nous assaillent […]. Je trouvai à la Sûreté les parents qui m’insultèrent, en me disant : “Nous ne mangeons pas de ce pain-là”, me rendirent les cinq cents francs que je ne voulais pas reprendre, et le chef de la Sûreté qui, se proposant comme inimitable exemple la facilité des présidents d’assises à “reparties”, prélevait un mot de chaque phrase que je disais, mot qui lui servait à en faire une spirituelle et accablante réponse. De mon innocence dans le fait il ne fut même pas question, car c’est la seule hypothèse que personne ne voulut admettre un instant. Néanmoins les difficultés de l’inculpation firent que je m’en tirai avec ce savon, extrêmement violent, tant que les parents furent là. Mais dès qu’ils furent partis, le chef de la Sûreté qui aimait les petites filles changea de ton et me réprimandant comme un compère : “Une autre fois, il faut être plus adroit. Dame, on ne fait pas des levages aussi brusquement que ça, ou ça rate. D’ailleurs vous trouverez partout des petites filles mieux que celle-là et pour bien moins cher. La somme était follement exagérée.” Je sentais tellement qu’il ne me comprendrait pas si j’essayais de lui expliquer la vérité que je profitai sans mot dire de la permission qu’il me donna de me retirer » (ibid., pp. 27-28).

13Le passage est aussi extravagant que celui où le narrateur, veillant sa grand-mère à l’agonie, était observé par un religieux à travers la grille de ses doigts. Le narrateur est convoqué à la Sûreté après avoir, pour se distraire de la souffrance que lui provoque la disparition d’Albertine, fait monter chez lui une petite pauvresse et l’avoir, en toute innocence selon lui, bercée sur ses genoux, mais largement rémunérée : cinq cents francs pour une heure, soit pas moins de quinze cents euros d’aujourd’hui. La mésaventure lui donne de nouveau cette schadenfreude retournée, « beauté [qui] naît de la multiplicité des ennuis », sorte de pressentiment que les ennuis qu’on a sont mérités. Elle illustre aussi l’impossibilité qui est la nôtre de prouver notre innocence, hypothèse écartée d’emblée, mais un malentendu, tel celui qui prévaut avec le chef de la Sûreté, vaut souvent mieux que la vérité : le narrateur reçoit un « savon », mais, comme le chef de la Sûreté aime lui aussi les petites filles, les choses en restent là. Comment ne pas se rappeler ici la réputation du chef de la Sûreté le plus célèbre, Vidocq, criminel qui fut à la tête de la Sûreté de 1810 à 1825 et modèle de Vautrin, cher à Charlus ? La Sûreté est aussi l’ancêtre de la brigade criminelle à l’adresse mythique du 36, quai des Orfèvres. Le narrateur s’y serait donc rendu, son geste lui ayant valu un entretien avec le chef de la Sûreté en personne et non avec l’un de ses subalternes.

14Or l’affaire ne s’arrête pas là : « Malheureusement, pour moi qui croyais l’affaire de la Sûreté finie, Françoise vint m’annoncer qu’un inspecteur était venu s’informer si je n’avais pas l’habitude d’avoir des jeunes filles chez moi, que le concierge, croyant qu’on parlait d’Albertine, avait répondu que si, et que, depuis ce moment, la maison semblait surveillée. Dès lors il me serait à jamais impossible de faire venir une petite fille dans mes chagrins pour me consoler, ou d’avoir la honte devant elle qu’un inspecteur surgît et qu’elle me prît pour un malfaiteur. Et du même coup je compris combien on vit plus pour certains rêves qu’on ne croit, car cette impossibilité de bercer jamais une petite fille me parut ôter à la vie toute valeur à jamais, mais de plus je compris combien il est compréhensible que les gens aisément refusent la fortune et risquent la mort, alors qu’on se figure que l’intérêt et la peur de mourir mènent le monde. Car si j’avais pensé que même une petite fille inconnue pût avoir par l’arrivée d’un homme de la police une idée honteuse de moi, combien j’aurais mieux aimé me tuer ! Il n’y avait même pas de comparaison possible entre les deux souffrances. Or dans la vie les gens ne réfléchissent jamais que ceux à qui ils offrent de l’argent, qu’ils menacent de mort, peuvent avoir une maîtresse, ou même simplement un camarade, à l’estime de qui ils tiennent, même si ce n’est pas à la leur propre. Mais tout à coup, par une confusion dont je ne m’avisai pas (je ne songeai pas en effet qu’Albertine, étant majeure, pouvait habiter chez moi et même être ma maîtresse), il me sembla que le détournement de mineures pouvait s’appliquer aussi à Albertine » (ibid., pp. 29-30).

15Il y aurait tant de choses à dire de cette page, par exemple sur la honte de la double vie et sur la crainte qu’elle soit révélée devant l’être aimé : « […] combien j’aurais mieux aimé me tuer ! ». Mais élucidons d’abord le « détournement de mineures » dont le narrateur redoute d’être accusé. De quoi s’agit-il exactement ? La loi du 28 avril 1832 a introduit dans le droit français un seuil de « majorité sexuelle », fixé alors à onze ans. Ce seuil a été repoussé à treize ans par une loi du 13 mai 1863, puis il n’a plus bougé jusqu’à Vichy et à la loi du 6 août 1942, qui a porté d’un seul coup cet âge à vingt-et-un ans, comme la majorité légale. À la Libération, une ordonnance du 2 juillet 1945 a rabaissé la majorité sexuelle à quinze ans pour les actes hétérosexuels, mais a maintenu la loi de 1942 pour les relations homosexuelles. Pour celles-ci, la majorité sexuelle a été abaissée à dix-huit ans en 1975, avec la majorité civile, et elle a été finalement ramenée à quinze ans, comme pour les actes hétérosexuels, par la loi du 4 août 1982 (cet âge limite étant de dix-huit ans, pour les relations homosexuelles comme hétérosexuelles, dans le cas d’un ascendant ou de toute personne ayant autorité par nature ou par sa fonction). Du temps d’Albertine disparue, la majorité sexuelle était donc de treize ans1.

16Lorsque la narrateur parle de « détournement de mineures », l’absence de majorité sexuelle n’est pas toutefois en cause, mais ce que les textes appellent l’« excitation de mineurs à la débauche », c’est-à-dire tous les cas de corruption, d’encouragement à la prostitution, etc., dans lesquels la majorité sexuelle n’est pas le critère, mais la majorité légale. C’est pourquoi le narrateur rappelle qu’Albertine était majeure, donc qu’elle avait plus de vingt-et-un ans. La petite fille, elle, pouvait avoir entre treize et vingt-et-un ans.

17Peut-être n’est-il pas sans pertinence non plus de se rappeler ici la mésaventure qui est advenue à Proust en 1918 à l’hôtel Marigny, garni à double issue situé 11, rue de l’Arcade, acquis par Albert Le Cuziat en 1917. Lors d’une descente de police qui eut lieu après une dénonciation anonyme dans la nuit du 11 au 12 janvier 1918, plusieurs couples de majeur et de mineur furent surpris dans les chambres. Proust, lui, buvait du champagne dans le salon avec un caporal de vingt ans et neuf mois, assez grand pour revenir du front mais non pas pour le reste. L’écrivain fut fiché : « Proust, Marcel, 46 ans, rentier », suivant la fiche découverte par Laure Murat aux archives de la police dans le dossier de Le Cuziat2. Ces faits permettent d’apprécier l’inquiétude du narrateur soupçonné d’abriter une mineure.

18La chute du passage est en effet terrible : « Alors la vie me parut barrée de tous les côtés. Et en pensant que je n’avais pas vécu chastement avec elle, je trouvai dans la punition qui m’était infligée pour avoir bercé une petite fille inconnue, cette relation qui existe presque toujours dans les châtiments humains et qui fait qu’il n’y a presque jamais ni condamnation juste, ni erreur judiciaire, mais une espèce d’harmonie entre l’idée fausse que se fait le juge d’un acte innocent et les faits coupables qu’il a ignorés » (ibid., p. 30).

19Au-delà ou au fond de l’image pessimiste et apeurée de la justice qui est celle du narrateur, réside donc une vision encore plus sombre de la nature humaine, si bien que l’arbitraire de la justice humaine est rattrapé par l’absolu du Mal et que les actes innocents punis et les faits coupables ignorés s’équilibrent. Dans son ignorance ou sa malignité, le juge fait quand même acte providentiel. Pour le narrateur, comme pour Joseph de Maistre ou pour Baudelaire, il existe une « espèce d’harmonie » supérieure à la justice humaine entre les délits et les peines : tout châtiment est toujours mérité, dit le narrateur, ou « presque toujours », car il y a toujours eu un crime, et il n’y a donc jamais d’erreur judiciaire, ou « presque jamais », suivant l’infime concession qu’il se permet.

20Cette vision du monde s’apparente à la pensée de Maistre, pour qui l’erreur judiciaire n’existe pas davantage parce qu’il n’y a pas d’innocents. Après sa célèbre page sur le bourreau et sur la justice comme bras séculier de la Providence, Maistre réfute les objections tirées des erreurs de la justice et des prétendues affaires Calas : n’exagérons pas les injustices, dit-il, car « il est […] possible qu’un homme envoyé au supplice pour un crime qu’il n’a pas commis, l’ait réellement mérité pour un autre crime absolument inconnu »3. Bref, il y a toujours eu un crime à punir. Maistre vitupère contre l’incroyable prétention de l’homme qui oppose à Dieu les malheurs des justes, contre cette « inconcevable folie qui ose fonder des arguments contre la Providence, sur les malheurs de l’innocence qui n’existe pas ». Maistre est sûr de son fait : « Où est donc l’innocence, je vous en prie ? Où est le juste ? »4. Même s’il y a des apparences d’injustice et même des erreurs de la justice — au demeurant point si nombreuses qu’on ne le dit —, en vérité, comme personne n’est innocent, tout châtiment est toujours mérité.

21La Recherche présente une pensée maistrienne ou baudelairienne du mal. Pour le narrateur, il existe une « espèce d’harmonie » entre le crime et le châtiment ; il y a toujours des faits coupables ignorés auprès de l’acte innocent puni ; on est toujours coupable pour autre chose et pour quelque chose. Bref, l’erreur judiciaire n’existe pas, et le narrateur partage encore ce point de vue avec Charlus. Lorsque Brichot relève des erreurs sur les réputations d’inversion, Charlus les tient pour insignifiantes et oppose au professeur un raisonnement qui rappelle même la syntaxe de Maistre : il fait ainsi valoir que « pour une mauvaise réputation qui est injustifiée, il y en a des centaines de bonnes qui ne le sont pas moins » (La Prisonnière, op. cit., vol. III, p. 806). Comme disait Méline : « Il n’y a pas d’affaire Dreyfus ».

22S’« il n’y a presque jamais ni condamnation juste, ni erreur judiciaire », si la justice est arbitraire et en même temps providentielle, c’est que dans la Recherche la culpabilité est attachée au vice et non seulement du crime. Elle est du coup congénitale et impardonnable. Comme vice sinon comme crime, la pédophilie du narrateur méritait un « savon ». Comme vice sinon comme crime, le narrateur traquera à l’infini les intentions d’Albertine. Entre crime et vice — c’est-à-dire désir —, l’assimilation est constante dans la Recherche.

23Ainsi, à propos de Legrandin qui fait une sortie incroyable de brutalité offensante au narrateur chez Mme de Villeparisis et qui révèle par là sa vraie nature qu’il tente d’habitude de dissimuler sous un comportement policé, la narrateur a ce commentaire généralisant : « Et tout d’un coup, c’est en nous une bête immonde et inconnue qui se fait entendre et dont l’accent parfois peut aller jusqu’à faire aussi peur à qui reçoit cette confidence involontaire, elliptique et presque irrésistible de votre défaut ou de votre vice, que ferait l’aveu soudain indirectement et bizarrement proféré par un criminel ne pouvant s’empêcher de confesser un meurtre dont vous ne le saviez pas coupable » (Le Côté de Guermantes, op. cit., vol. II, p. 501). Le crime apparaît une fois de plus comme un terme de comparaison, à présent pour le vice. On se reconnaît encore chez Dostoïevski, par exemple lorsque Raskolnikov avoue le meurtre à Sonia Semienovna. Dans la « voix rageuse et vulgaire » avec laquelle Legrandin interpelle le narrateur, celui-ci entend l’équivalent de l’aveu d’un crime insoupçonné, quelque chose d’aussi fort et de convaincant qu’une preuve matérielle. La comparaison est analogue dans la célèbre scène de la fraisette : « […] en entendant M. de Charlus dire de cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras : “Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette”, on pouvait dire : “Tiens, il aime le sexe fort”, avec la même certitude que celle qui permet de condamner, pour un juge, un criminel qui n’a pas avoué, pour un médecin, un paralytique général qui ne sait peut-être pas lui-même son mal, mais qui a fait telles fautes de prononciation d’où on peut déduire qu’il sera mort dans trois ans » (Sodome et Gomorrhe, op. cit., vol. III, p. 356). Le juge et le médecin sont à nouveau convoqués comme experts, à la manière de Foucault, et comme déchiffreurs des indices ou des symptômes du vice assimilé au crime.

24Comme lorsque Legrandin dévoile son snobisme par des écarts incontrôlés de la voix et du geste, le lexique est encore celui de la police judiciaire quand Charlus vend la mèche sur sa sexualité par ses allusions maladroites : « Car le plus dangereux de tous les recels, c’est celui de la faute elle-même dans l’esprit du coupable. La connaissance permanente qu’il a d’elle l’empêche de supposer combien généralement elle est ignorée, combien un mensonge complet serait aisément cru, et en revanche de se rendre compte à quel degré de vérité commence pour les autres, dans des paroles qu’il croit innocentes, l’aveu » (ibid., pp. 113-114). C’est là une thèse invariable du narrateur : le recel rend l’aveu inévitable, comme dans « Le cœur révélateur » ou Crime et châtiment. Charlus cache qu’il a vu Morel, mais sa manière de le dissimuler — en disant une chose pour une autre — le laisse entendre mieux qu’une confession : « Entre ces deux faits la seule différence est que l’un est mensonger et l’autre vrai. Mais l’un est aussi innocent, ou, si l’on préfère, aussi coupable » (La Prisonnière, op. cit., vol. III, p. 718). Si la syntaxe de ce passage n’est pas tout à fait claire, en tout cas elle revient à confondre innocence et culpabilité, comme chez Maistre.

25Or c’est bien l’assimilation du crime au vice qui rend la justice impossible, autant du côté du rachat que de la peine. On ne punit pas le vice ; on le guérit — ou plutôt : il est inguérissable. À la fin du Temps retrouvé, s’engageant dans son œuvre, le narrateur observe qu’il se retirera du monde et se refusera aux autres au moment où, après le labeur de leur journée ou au soir de leur vie, il souhaiteront le revoir, et il propose cette comparaison : « […] les cadrans intérieurs qui sont départis aux hommes ne sont pas tous réglés à la même heure. L’un sonne celle du repos en même temps que l’autre celle du travail, l’un celle du châtiment par le juge quand chez le coupable celle du repentir et du perfectionnement intérieur est sonnée depuis longtemps » (op. cit., vol. IV, p. 564). Au moment où la justice rend son verdict, il arrive que la sanction ait perdu sa pertinence. La justice humaine tombe toujours mal. Encore une fois, il s’agit de la justice dans une comparaison. Il n’est jamais question de la justice au sens propre dans la Recherche sauf lors de la plainte pour détournement de mineure déposée contre le narrateur dans Albertine disparue, et la police judiciaire est alors concernée, non les juges eux-mêmes. Mais la leçon est constante, qui transforme le crime en vice et rend la justice humaine aussi vaine et absurde que providentielle et harmonieuse.

26Finissons alors par le péché originel, car c’est bien lui qui fait que nous sommes tous coupables, toujours coupables, et qu’il n’y a pas d’erreur judiciaire pour Proust comme pour Maistre. On a dit qu’il en était peu question chez Proust : cela est faux, mais Proust s’en fait quand même une drôle d’idée. Dans La Prisonnière, décrivant Albertine à la fois comme son mal et son remède, parce que les méfaits de la jeune fille sont inséparables de ses bienfaits, les bontés par lesquelles elle ramène le narrateur à la douceur après l’avoir peiné, celui-ci généralise aussitôt le propos : « D’ailleurs, plus même que leurs fautes pendant que nous les aimons, il y a leurs fautes avant que nous les connaissions, et la première de toutes : leur nature. Ce qui rend douloureuses de telles amours, en effet, c’est qu’il leur préexiste une espèce de péché originel de la femme, un péché qui nous les fait aimer, de sorte que quand nous l’oublions nous avons moins besoin d’elle et que pour recommencer à aimer, il faut recommencer à souffrir » (op. cit., vol. III, p. 657). Derrière les peccadilles d’Albertine, il y a « une espèce de péché originel de la femme ». Le péché originel n’est plus universel, imputé à tous les hommes depuis Adam et Ève, mais il se décline en péchés originels spéciaux, non pas celui d’Ève mais celui de toute femme.

27Le poids du péché originel n’est donc pas absent chez Proust, mais de manière originale et hétérodoxe. Au détour de la plus longue phrase de la Recherche, dans « La race des tantes », tableau de l’inversion qui ouvre Sodome et Gomorrhe, le narrateur signale encore ceci : « [...] certains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs pour des raisons tirées du péché originel et de la fatalité de la race » (op. cit., vol. III, p. 17). La proposition est troublante. Que fait ici le péché originel ? Comme s’il n’affectait cette fois que les invertis — comme tout à l’heure il y en avait un qui affectait spécialement les femmes —, du moins dans l’esprit des juges et sans que le narrateur livre cette fois le moindre commentaire. Les autres, ni juifs, ni invertis, ni femmes, seraient-ils donc épargnés par le péché originel ? Ou rachetés ? Que serait un péché originel propre aux juifs, aux invertis ou aux femmes ? La seule manière de rendre ces passages cohérents est de dire que Sodome et Gomorrhe redoublent le péché originel, l’accomplissent sans relâche, que le péché actuel augmente le péché originel.

28Péché originel des femmes, péché originel des invertis ; assimilation du crime au vice, ou explication du crime par le vice : voilà en définitive ce qui explique qu’au fond Proust ne fasse pas de différence entre le juste et l’injuste, et qu’Albertine soit fatalement coupable, mais aussi le narrateur : « […] rapprochant la mort de ma grand-mère et celle d’Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d’un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner », avoue-t-il dans Albertine disparue (op. cit., vol. IV, p. 78).