Colloques en ligne

Boris Lyon-Caen

Certeau cannibale ? Les ressources de la « relation “ethnographique” »

11. Il faudrait évoquer Michel de Certeau en étranger, le plus longtemps possible. Sans familiarité aucune. Ce serait la condition requise pour prendre la mesure de son apport, de sa fécondité ; pour le prendre en « considération »1, c’est-à-dire pour comprendre ce qu’il fait avec ce qu’il dit. Il conviendrait que mes observations, selon les termes de La Fable mystique, « se présente[nt] au nom d’une incompétence », « exilé[es] de ce qu’[elles] traite[nt] », sans jamais « suppos[er] savoir ce qu’il en est »2. Résistant aux sirènes de la paraphrase, mon discours se montrerait alors fidèle aux impératifs méthodologiques déterminés avec netteté par Jean Starobinski, dans le deuxième volume de Faire de l’Histoire : « Rien n’est plus nécessaire que d’assurer le plus haut degré d’indépendance réciproque entre objet et moyens » ; « le souci premier [consiste à] assurer à l’objet sa plus forte présence [...] : que se consolide son existence propre, qu’il s’offre à nous avec tous les caractères de l’autonomie »3. Sans quoi, poursuit Starobinski, le commentateur « a peut-être “compris”, mais il n’a rien observé. Il se laisse envahir confusément par la rumeur de la page ouverte devant lui, il l’amplifie en termes plus faibles [...], en faisant foisonner les équivalents inférieurs du sens »4. Faute de distance, en effet, l’on reste ou l’on devient condamné à « ne pas voir ce qu’on voit »5 : les tensions internes à l’objet, par exemple, mais aussi ses silences ou à l’inverse ses obstinations... Venant après, avec sa boîte à outils et ses ambitions propres, l’exégète dispose d’un avantage « qui est un peu celui de l’âne vivant sur le lion mort »6, comme l’écrit Gérard Genette, mais qui peut lui permettre de résister aux « théories indigènes »7.

2Or, heureusement en un sens, Certeau est un auteur difficile, souvent difficile en tout cas. Ce caractère ardu, qui tient à la fois ou alternativement aux fragilités du lecteur, à ce qu’exige la matière traitée, au raffinement et à la densité du raisonnement et au corset stylistique sciemment élaboré par l’écrivain, produit deux effets possibles : l’un, rare et temporaire ; l’autre, à la fois gratifiant et dommageable. Le premier nous arrête devant le texte, ralentit en tout cas notre lecture et devrait nous permettre, plus souvent, d’étudier ce qui fait le propre, les exigences et les séductions d’une écriture. L’autre se manifeste lorsque nous comprenons et lorsque nous adhérons, c’est-à-dire lorsque nous adhérons aux lectures qu’il propose. Par exemple, dans le cas qui va m’occuper, aux lectures de Jean de Léry, de Montaigne, de Lafitau et de Jules Verne8. Nous épousons alors ce que Certeau reconnaît dans ces récits de voyage. Telle est la difficulté majeure que repère le commentateur « lointain » évoqué à l’instant, une difficulté qui le menace et que gomme déjà l’opération de lecture : qui donc, de Certeau ou des auteurs qu’il traite, qui donc s’exprime ? Qui pense donc, dans nos articles ? Voilà la question très simple que je poserai ici, dans des termes que j’espère encore « profanes »9.

3Ce problème n’est pas une « simple » affaire d’énonciation. Il le resterait, si l’on se montrait indifférent à la matière même des articles. Or nos textes font état, et font la théorie d’une pensée chevillée à son objet, au point de le « ventriloquer », d’y trouver sa source et ses ressources, ses ressorts, sa dynamique. C’est là leur thème, le thème de quatre variations convergentes. Selon des modalités qui précisément m’arrêteront, ils se saisissent de la « relation ethnographique10 » comme d’une forme conquérante de cannibalisme. Donc trois « personnages » se trouvent en fait imbriqués : une telle topique engage ce que Certeau fait et fait dire à ses voyageurs-ethnologues, et ce que ses voyageurs-ethnologues font et font dire à leur(s) « autre(s) »... Ce montage, on l’aura compris, ressemble autant à des poupées russes qu’au chant des sirènes ; il lance un sortilège à l’exégète : c’est lui qui l’aspire et qui l’inspire, qui le met au défi de circonscrire et de décomposer quoi que ce soit et d’utiliser des instruments d’optique qui restent... les siens. Je tenterai de résister à cette aspiration et de m’en abstraire, je m’y essaierai en tout cas11, sans autonomiser quelque instance que ce soit : il s’agira d’examiner ce qui ordonne l’hétéronomie foncière des trois « acteurs d’écriture »12 désignés plus haut, constitutifs du texte certalien et du vertige qu’il peut susciter.

42. Je devrais engager ma tentative de désenvoûtement en évoquant la « griffe » analytique de Michel de Certeau ; faire la part de son empreinte, de tout « l’appareillage » qui caractérise ses quatre articles, assez aisément reconnaissable ; tenter d’isoler les façons qu’a Certeau d’isoler ses cibles, ou d’épingler ses proies.

5Par exemple, une planification gouverne chaque article, qui épouse mais clarifie les découpages opérés chez Léry, chez Montaigne, chez Lafitau, chez Verne : les trois temps du récit de voyage (aller-séjour-retour), les trois zones repérées dans le frontispice commentés par Certeau, valant pour atelier d’écriture (au premier plan, les « fiches » dont dispose le savant, les « origines » de son œuvre ; au deuxième plan, l’anthropologue lui-même saisi sur le vif ; enfin, au dernier plan, « soustrait[e] à l’ordre des principes, [...] une « allégorie des théories de l’ouvrage », C, p. 78)... Autre pratique cruciale : la sélection par Certeau de certains passages, de certaines scènes privilégiées, élues pour leur caractère représentatif, pour leurs effets de concentration, de condensation, ou pour leur dimension spéculaire : la scène de voyeurisme ou d’« érotisme ethnologique » (A, p. 272), extraite de Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil et comparée au début de Sodome Gomorrhe ; ou bien, dans l’article consacré à Verne, l’évocation de la bibliothèque du capitaine Némo (D, p. III), la scène du « baptême » de L’Île mystérieuse (p. X-XI)... Des tableaux viennent également récapituler, à la façon du frontispice de Lafitau, les jalons de la réflexion (A, p. 259 ou p. 267 ; D, p. V, XIV et XV) ; des tableaux de bord parfois coulés dans la prose, tel celui qui caractérise la société sauvage vue par l’ethnologie (« Quatre notions semblent organiser le champ scientifique dont le statut se fixe au xviiie siècle [...] : l’oralité [...], la spatialité [...], l’altérité [...], l’inconscience [...] » : A, p. 245)... Dernier cas de figure habituel, à l’échelle syntagmatique cette fois : la transposition et la décomposition de telle ou telle logique intellectuelle, présentée chez les quatre auteurs d’une façon confuse ; sous la forme par exemple, p. 194-195 de l’article consacré à Montaigne, d’une Thèse, d’un Démonstration et d’une Illustration, comme dans les traités euclidiens. Une transposition qui n’est pas sans répéter, on le verra dans un instant, les traductions opérées par le voyageur lorsqu’il veut rendre compte des langues sauvages (A, p. 264).

Mais je passe sur ces façons de faire, comme sur bien d’autres13...

63. C’est dans un deuxième temps que se pose la question de la ventriloquie. Elle se présente à partir du moment où se réfractent les unes dans les autres les figures de l’autre, les opérations produites par nos quatre voyageurs et le geste de Michel de Certeau. À la faveur, donc, d’une pensée foncièrement « analogique »14. Le texte de Montaigne, par exemple, apparenterait l’œil et la parole du témoin fidèle à l’expérience du bon sauvage, habilités tous deux à réincarner la figure de l’idiotus (B, p. 193) : le premier serait « agi » par un désir d’ensauvagement (p. 189, 191), et le second, accompagnant son retour en France, serait destiné (par un chiasme fort logique) à venir réformer la culture occidentale (p. 196-197).

7Ensauvagée, la figure pivotale du voyageur est également littérarisée. Concernant Jules Verne, Certeau s’autorise de la bibliothèque de Némo et surtout de l’image partout filée de « l’immense page de la mer » (D, p. II), pour sémiotiser le voyage et pour conférer au texte – inversement – une « géologie propre », « traversé[e] par des courants annexes » (p. VIII), avec ses « fonds et ses crevasses » (p. V), avec ses « unités sémantiques, éparses comme des îles » (p. X), etc. Ce rapprochement n’est pas seulement imagé : il en va de la constitution même du récit de voyage15, et on le verra de sa genèse proprement dite : « La narrativité organise en développement de nos connaissances les voyages successifs qui reviennent à tour de rôle dans le lieu de production du récit » (p. XIV). Le frontispice de Lafitau autorise une sémiotisation plus poussée encore : Certeau y repère la mise en abyme de l’écriture ethnographique16 et, en son sein, une projection spéculaire où « la femme-écrivain li[rai]t, extasiée, ce qu’elle fabrique elle-même » (C, p. 69) – une fois mis en pièce et archivés les débris antiques et les corps sauvages. Un « traitement formaliste » de l’histoire, où le réel intervient comme « légitimation » (p. 73) et où les anges joueraient le rôle de « copules » et d’« assistants de l’écrivain » (p. 74). J’indiquerai toutefois, par avance, qu’un jeu de miroir inversé est ici suggéré : cannibaliser ainsi Lafitau et son frontispice, dans le texte le plus structuraliste de Certeau, c’est aussi écrire au nom des « corps morcelés » (p. 70) du premier plan, des Anciens et des Indiens qu’aurait « fait taire » l’ethnologue. L’écriture comme « mémoire d’une séparation oubliée »17... Le durcissement du modèle structural sert au fond cette résurrection du débris, du rebus, de la lacune, qui n’est pas plus explicitée que revendiquée18 – tant paraît délicate la possibilité même, pour Certeau, de tout engagement conçu au sens militant19.

8Les jeux de miroir assez systématiquement institués apparaissent comme autant de réponses au « primitivisme » de Rousseau ou de Lévi-Strauss. Point de « bons sauvages », ici, pervertis par l’Occident. « Nulle garantie d’authenticité »20. Point d’individu « premier »21, ayant existé en propre ; point de culture détachée, historiquement détachée22. Nombreuses sont les raisons d’intriquer le sujet dans l’objet, d’intriquer le sujet percevant/écrivant dans l’objet ethnologique : Dinah Ribard en a récemment fait état, à propos de Daniel Fabre, qu’il faudrait « comparer » – ici – à Certeau23. Je mets pour l’instant l’accent sur les apparences d’une réfraction généralisée. Ainsi, Jules Verne ne naviguerait jamais que dans les récits exhumés par Gabriel Marcel « dans les grands fonds de la Bibliothèque Nationale », à la faveur d’un effet de « rayonnage » (D, p. IV) et de « stratification » (p. V) également repéré dans la fiction de Vingt mille lieues sous les mers, ou travaillant le système des personnages de Voyage au centre de la terre : il n’est de voyage qu’en écriture. « Au commencement il y a “le graphe” » (p. IV), écrit Certeau, dans un voisinage évident avec Derrida, explicité parfois en note bas de page. Point de « communauté immédiatement présente à elle-même, sans différance »24, selon les termes critiques qu’adresse De la grammatologie à Rousseau et Lévi-Strauss. Autre illustration de cette réfraction projetant l’écrivain de l’autre côté du miroir, par un déboîtement interne aux mondes représentés : « les êtres sauvages » rencontrés par Jean de Léry, loin d’être intégralement autres et séparés de nous « à la hache »25, « répète[raie]nt en eux la scission qui partage l’univers, en « refléte[raient] la même cassure (moitié ceci, moitié cela) » (A, p. 258)26. Ainsi, présentant en son sein le partage d’une « nature » et d’une « société civile », « le par-delà ne coïncide plus avec la [seule] altérité » (p. 260), selon les termes de Certeau.

9Impossible enfin de taire le parallèle qui s’établit, implicitement pour le coup, entre la vocation prêtée à l’ethnologue et l’itinéraire de Certeau de lui-même. D’un côté, la vocation prêtée à l’ethnologue viendrait en quelque sorte supplémenter ou suppléer une religion en crise. Elle « devient une forme de l’exégèse » (A, p. 263), trouve-t-on dans le même chapitre. « À la place de la Bible, on a un “système” » (C, p. 78), lit-on dans l’article consacré au frontispice de Lafitau. Mais en même temps qu’il « transpose “son” christianisme en théorie scientifique » (p. 83), Lafitau ne devient-il pas – d’un autre côté – la transposition ou le double de Certeau, dans lequel se mire un Jésuite converti aux sciences humaines, travaillé en tout cas par le même partage et le même passage ? Ce partage et ce passage qui posent la question particulièrement épineuse de la « laïcisation » (C, p. 81), de « déchristianisation », de la « sortie du religieux », de la « sécularisation »27, etc... Peu importe ici que soit déplorée ou louée un tel processus : cette « perte des contenus » qui fait passer, selon des termes consacrés à Montaigne, « d’une dogmatique fondée sur un discours vrai » à « une éthique » où l’homme « prend lui-même en charge l’élocution divine » (B, p. 196). Constatons ici que se recouvrent les partages observés « là-bas » par l’ethnologue, les partages observés dans les textes par Certeau, et les partages vécus ou éprouvés par lui, que François Hartog a appelé l’« homme du voyage »28. Sans qu’aucun surplomb ne vienne objectiver cette galerie des glaces.

104. S’agit-il pour autant d’un simple parallèle et d’un vague recouvrement ? Si tel était le cas, nos trois polarités, structurellement homologues, disposeraient d’une autonomie relative. Or tout le travail de l’ethnologue ou de l’historien manifeste une intrication, un encastrement, une « couture » qui conjure la « coupure » (A, p. 257). Dans un entretien avec Jacques Revel, publié en 1975, Certeau rejetait toute « problématique de la vérité, indissociable » selon lui « de la coupure entre sujet et objet », instituant nécessairement « un rapport d’ordre ou de domination entre ce qui sait et ce qui est su »29. Comme l’indique L’Écriture de l’histoire, « l’élucidation n’échappe pas à ce qu’elle explique »30. Les textes constitutifs de notre corpus constituent le terrain ou le milieu privilégié d’un encastrement qui place chaque acteur sous dépendance. Reste à se demander de quelle nature est cette dépendance, et comment s’explique l’« ordre » qui la gouverne. Les choses paraissent difficiles à formaliser, parce que ce montage fait l’objet d’appréhensions diverses, dans nos textes, et peut-être même d’appréhensions concurrentes.

11Un premier type d’intrication peut être décrit, expliquant la genèse du discours ethnologique : le sauvage « autorise[rait] » ou « habilite[rait] » l’écriture, lui « donne[rait] lieu », comme sa « condition » de possibilité et son « crédit » (formules empruntées à l’article sur Montaigne31). « Du référentiel intervenant comme légitimation » (C, p. 73), trouve-t-on ailleurs... Ces formules n’impliquent pas de déconstructionnisme radical : jamais ou presque32 Certeau ne fait du « réel »33 un tissu d’absence, un angle mort ou une quantité négligeable. Bien au contraire. Seulement l’autre, pour faire exister le discours ethnologique, et pour accéder lui-même à l’état d’objet de connaissance, doit être vidé de sa consistance propre. La difficulté est alors la suivante : comment penser cette consistance, comment penser cette « dette » qu’a l’analyste à l’endroit de l’expérience34, sans céder en rien aux sirènes du primitivisme – et sans imaginer quelque chronologie que ce soit35 ? C’est aussi le problème que pose, en un sens, l’article de L’Écriture de l’histoire intitulé « La formalité des pratiques »36 : comment penser un après sans avant ? Une suppléance sans pré-séance ? Certeau se tient ici sur une ligne de crête : pour s’y tenir, et concevoir quelque chose comme une genèse sans généalogie, dans un corpus où l’ailleurs tient lieu d’avant, il considère que c’est « l’évacuation de l’autre [qui] fournit à l’écriture un site » (C, p. 82) ; que « les débris de l’Autre » (C, p. 76), « la mise en pièce des corps crée[ent] l’espace et les conditions de l’écriture » (C, p. 88) ; que la « mort de la parole autorise l’écriture qui se lève » (B, p. 197)37. Un premier type d’intrication, donc, qui tient de « l’immolation »38... Si « le passé n’est pas un objet qui s’offre aux regards savants, mais bien le produit d’un processus d’objectivation », selon les termes de Dinah Ribard, c’est comme produit « de la dislocation progressive d’une communauté d’expérience »39. Objectivation, dislocation.

12Mais une hypothèse concurrente est souvent formulée, selon laquelle l’objet déconcerte le sujet, qui ne s’y reconnaît plus. Or il faut bien, pour ce faire, que l’autre soit pour partie rencontré, dans le cadre même de la co-habilitation évoquée à l’instant. Cette hypothèse, qui prend fréquemment le nom de « ravissement », connaît elle-même deux variantes. Soit l’objet est tenu pour une « brèche » (A, p. 280), pour « ce qui échappe » (A, p. 190) à la rationalité, pour ce qui est « volé au voleur » (A, p. 269), selon la belle formule consacrée au texte de Léry. Ce « reste » (D, p. XV), présenté comme la manifestation d’une résistance, serait le corps et surtout la voix de l’autre. « L’entendu n’est pas l’attendu », écrit Certeau (A, p. 281) ; dans L’Invention du quotidien, il est ainsi question « des produits qui se substituent à une voix absente, sans jamais parvenir à la capter, à l’amener dans la place du texte, à la supprimer comme étrangère »40. Soit, loin d’être simplement « ravis » à l’ethnologue, le corps et la voix de l’autre le transforment, le bouleversent et peuvent concourir à sa « ruine » (B, p. 197). Parce que le voyageur en « revient altéré », en tout cas, Certeau parle alors – à propos de Robinson Crusoë – d’une « altérité altérante »41. Variante moderniste qui, pour le coup, reste à l’état de thème et ne semble pas avoir de répercussion sur l’énonciation certalienne elle-même. Sauf, peut-être, dans La Fable mystique...

13Institution d’une écriture savante, d’un côté, largement conçue comme domestication42. Expérience du « ravissement », de l’autre, marquant de son empreinte une ethnologie « défaite ». On peut se demander si cette tension43 ne trouve pas son origine et sa « vocation » dans une forme de bipolarité religieuse, une bipolarité projetée – exemplairement – dans le texte sur Jean de Léry44. « Jean de Léry, [qui] apparaît bon calviniste », préfèrerait « le texte à la voix d’une présence » (A, p. 256). Pour Calvin, « il n’y a signe que là où la chose est absente »45. Mais Certeau creuse l’écart entre la société civile découverte par le voyageur protestant, et une nature fascinant l’esthète ou l’homme qui sommeille en lui (p. 260-261). C’est ainsi dans des termes catholiques que « la chair inexorable revient » (p. 294). Certes, si refoulement il y a, il est l’œuvre de l’ethnologue. Mais le retour du refoulé – qui est toujours de l’ordre du vocal et du visuel46 – laisse sans doute affleurer et revenir dans le texte une forme de catholicité, comme l’a suggéré Frank Lestringant dans une discussion critique assez serrée47. Il faut préciser que Certeau se défend ici de tout « mysticisme » : « Il ne s’agit pas ici des faits ou expériences “extra-ordinaires” que les discours hagiographique ou mystique utilisent [...] pour établir le statut d’un langage de “vérité”. [...] Le ‘reste’ dont je parle est plutôt une retombée, un effet second de cette opération, un déchet qu’elle produit en réussissant mais qu’elle ne visait pas. Ce déchet de la pensée constructrice, sa retombée et son refoulé, ce sera finalement l’autre » (A, p. 270).

14Une note renvoie ici à L’Absent de l’histoire et à La Fable mystique, comme à autant d’études connexes, contiguës – ni congruentes ni tout à fait désaccordées. C’est qu’au fond Certeau se montre en quête d’une compréhension de l’opération ethnologique capable de rester dialectique. De là cette hypothèse : « le langage comme rapport à ce qu’il ne peut s’approprier » (B, p. 192)48. Simplement, à l’image de son objet, cette quête elle-même a tout d’une appropriation inquiète, claudicante et encore incertaine, nécessairement trouble, troublée... Elle ne trouve pas de « position sûre, observatrice », de position « exemptée [ou] protégée »49 des logiques qu’elle poursuit.

155. Concluons, autant que faire se peut. Une forme de « confusionnisme » préside parfois aux usages paresseux d’auteurs comme Michel de Certeau, usages indifférents à leurs pratiques intellectuelles et discursives, et à cette « découpe »50, à cette « coupure à partir de laquelle s’organisent nos connaissances »51. Rien n’est plus difficile, il est vrai que de spécifier la « logique du pratiquant »52 qu’il fut. D’une part, comme bien d’autres, l’écrivain a lui-même travaillé à la gommer, pour prêter aux auteurs envisagés ce qu’il a distingué, isolé, valorisé et parfois réélaboré. Il faut alors caresser ses textes à rebrousse-poil et résister à leur force d’attraction, pour peu que l’on cherche à dégager leur « faire » et leur fécondité. D’autre part, et ceci vaut pour tout acte de pensée, comme l’a rappelé Judith Schlanger, l’invention intellectuelle comporte par nature un « écart » ouvert à « autre chose », interdisant les « tautologies » et les « conciliations » dont se targuent les discours les plus « sages »53. Enfin, embrouillant encore l’écheveau critique, les objets que se donnent les articles en question ne sont pas des objets comme les autres – élus librement, préexistant à l’opération exégétique et différant d’elle. Rien ne leur est plus étranger que cet idéal de « l’analyse ».

16J’ai précisément tenté d’envisager quels rapports d’engendrement réciproque54 et quels rapports de « compagnonnage » entretiennent les trois instances d’une topique pleine de ressources. Manifestations et ressorts d’un envoûtement souvent retors, ces rapports n’obéissent pas à la logique de la greffe ou à la logique plus buissonnière encore du « braconnage », formalisée et valorisée dans L’Invention du quotidien. Au chapitre des modes d’appropriation, ces rapports ne consistent pas non plus à « arriver dans le dos d’un auteur, et lui faire un enfant, qui serait le sien et qui serait pourtant monstrueux »55 – selon la préconisation de Deleuze. Ils relèvent plutôt de l’ordre de la possession : « “Quelqu’un d’autre parle en moi” : voilà ce que dit la possédée »56. En réponse à la question cartésienne : « qu’est l’ego du cogito ? »57, ou « Quel mode d’être est celui du soi ? »58, la théorie mais aussi la pratique certaliennes de la possession restent tendues entre deux postulations : d’un côté, « “Je sais mieux que toi ce que tu dis” »59 ; de l’autre, « jamais il n’est possible de savoir qui est possédé par qui »60.

17Tension irréductible et féconde : ce que nous en dit Certeau reste un défi lancé à l’analyse de ce qu’il en fait.