Colloques en ligne

Andrés G. Freijomil

Pratique du réemploi textuel et lecture de soi-même chez Michel de Certeau

1L’été 1973, tout en préparant un travail sur Jean de Léry qui deviendrait plus tard le chapitre V de L’Écriture de l’histoire, Michel de Certeau maintenait avec une amie un dialogue intense – écrit et oral – qui cherchait à articuler la voix et l’écriture. Le produit de ce dialogue se retrouve dans un texte inédit, intitulé « Écritures ». Dans cet écrit de Certeau ne définit pas de concepts, ne se bat avec aucune discipline, il s’enfuit, précisément pour se retrouver, si c’est possible. « Pourquoi écrire ? Ne pas laisser périr. Lutter contre la mort de l’extase perceptive. Ce furent les premiers textes : descriptions de soleils ou de mers… Fixer, figer un éblouissement furtif, et cela par l’activité solitaire et scripturaire qui lui succède. Ce n’était pas pour être lu, ni pour relire. Quelque chose qui m’était arrivé d’autre, peut-être d’immémorial, et que d’aucune manière je ne pouvais garder, devait au moins rester sous cette figure qui l’appauvrissait et qui m’échappait : l’écrit »1. Dans ce mélange d’autoanalyse et d’exercice spirituel percent inévitablement quelques échos blanchotiens : « écrire pour ne pas mourir, se confier à la survie des œuvres, c’est là ce qui lierait l’artiste à sa tâche »2. Qu’ont été ces premiers textes ? L’immensité d’une description infinie presque labyrinthique où la recherche se veut aussi vaste que le soleil ou une mer dans laquelle on pourrait naviguer. À l’instar de Milton, cette description d’un astre insaisissable annonça peut-être la fin subite d’une œuvre qui ne pouvait pas rester enfermée dans sa propre mêmeté. Mais l’éblouissement face à l’extase d’une telle perception est déjà « furtive », c’est-à-dire caché, secret et pour cela même « solitaire », comme pour les mystiques. C’est une lecture de soi-même plus ou moins interdite qui énonce la présence d’une autre : un autre de Certeau qui tout en se lisant sent qu’il devient l’objet d’un acte clandestin, illicite. Le braconnage n’est rien d’autre que cela même : une pratique à la limite. Ce texte semble consister en un flux de conscience, en un monologue intérieur où, loin des allées et venues récurrentes, de Certeau s’observe, se replace au-delà de ses voyages et recompose quelque chose de si personnel qui pourrait se résumer dans ces vers écrits dans la marge, qui devaient être inclus à un moment donné dans le texte : « transhumances / on va, on va / on vient, on vient ». Michel de Certeau s’est retrouvé lui-même en train de pratiquer un nomadisme inusité, une migration permanente vers des pâturages et des terres qui n’étaient pas seulement inconnues mais qui devaient l’être. Si sa poétique peut être considérée comme un détour permanent de lui-même, cette prose poétique à l’état pur, écrite presque à mi-chemin de son parcours intellectuel devient ce détour. C’est là une extraordinaire meraviglia tésaurienne pour une œuvre qui toujours se nourrit d’une traduction faite à partir de la « surprise ».

2Néanmoins, le texte reproduit ci-dessus consigne non seulement l’un des points clés de sa « poétique du braconnage », c’est-à-dire, celui de la « déterritorialisation » d’un lecteur qui ne cesse de voyager, mais aussi l’impression d’un inquiétant trompe-l’œil : le replacement constant que tout chercheur est obligé de suivre au moment de conduire une étude de son œuvre. C’est qu’en effet, soit par la bordure « traversière » de sa conception du travail intellectuel (pour reprendre l’épithète utilisée par Louis Marin3), soit par la zone que nous abordons de son œuvre, on est face à un « sujet » et un « objet » également fuyants. À cet égard, il faut dire que l’œuvre de Michel de Certeau se veut aussi fragmentaire et disséminée que les espaces du savoir qu’il a franchis. C’est dire qu’il n’a pas écrit uniquement des ouvrages, mais des articles ou des essais publiés dans un grand nombre de revues spécialisées ou adressées à un public plus large. C’est ce premier laboratoire qui donne lieu à la matérialité de presque tous ses livres à partir du « réemploi » de textes déjà publiés ou d’autres encore inédits. De cette façon, un article paru dans une revue pouvait reparaître ensuite corrigé ou fragmenté dans une autre ou devenir le chapitre d’un livre, de telle sorte que tous les grands livres publiés sous son seul nom (sauf La Possession de Loudun) ne seraient que des « recueils » soigneusement pensés depuis longtemps pour des communautés de lecteurs différentes de celles d’origine. En tout cas, et bien qu’il soit naturel de perdre de vue cet exercice de « conversion » textuelle et de lire ses livres comme s’il s’agissait du résultat linéaire d’un processus continu et homogène d’écriture, il est nécessaire de considérer cette pratique au moment de pénétrer dans ses ouvrages, étant donné qu’il existe une vraie déclaration de principes dans cette matérialité par rapport, notamment, à la présence du lecteur. Chacun des ouvrages de Michel de Certeau pourrait fonctionner comme une « économie de lecture » dont l’assemblage n’a pas répondu à une occasion éditoriale, mais à la conception que lui-même avait du lien entre la figure du « livre » et celle de l’ « auteur », entre l’ « écriture » et la « lecture », et enfin, tel que l’a remarqué Jacques Le Brun, de la problématique du « texte » dès le début de son parcours intellectuel. C’est pourquoi il faut insister sur un fait qui devrait fonder toute recherche sur son œuvre : il serait impossible d’avoir une perception achevée (ou prétendument achevée) des idées certaliennes uniquement à travers ses livres publiés, car les enjeux de leur matérialité constituent une partie indissociable d’une gnoséologie où la connaissance n’est pas une simple entité abstraite, mais le produit itinérant d’une expérience matérielle et concrète de lecture et d’écriture.

3À ce sujet, l’usage d’un terme si fondamental comme « réemploi » n’est pas hasardeux si l’on considère le souci dont avait fait preuve de Certeau face au possible « emprisonnement » qu’un système scripturaire pourrait lui imposer. Chez lui, la pratique de l’écriture est en fait « l’activité concrète qui consiste sur un espace propre, la page, à construire un texte qui a pouvoir sur l’extériorité dont il a d’abord été isolé »4. C’est ainsi qu’au-delà de la surface de la page blanche où le sujet se donne « le champ d’un faire propre », et des opérations articulées qui donnent lieu au texte (toujours mobile et en marche), il existe un troisième élément qui fait de cette construction une vraie « formalité » : le changement de la « réalité ». Autrement dit, si « l’île de la page est un lieu de transit où s’opère une inversion industrielle » en même temps que « l’entreprise scripturaire transforme ou conserve au-dedans ce qu’elle reçoit de son dehors et crée à l’intérieur les instruments d’une appropriation de l’espace extérieur »5, il serait possible d’envisager chacun de ses ouvrages comme le produit d’une « poétique de l’archipel » à la manière d’Édouard Glissant6.Ainsi, tandis que le travail de réemploi essaye de construire une unité symbolique pour l’ensemble en réduisant les degrés d’autonomie que chaque écrit avait dans le passé (à l’aide notamment des dispositifs du paratexte), c’est l’origine matérielle de chacun d’entre eux qui fera de la « cohabitation » un espace pluriel dont le seul et le grand bâtisseur ne sera que son lecteur. Tel sera donc le destin de tout « braconnier » de l’œuvre certalienne : de naviguer avec l’esprit protéen d’un Ulysse homérique, mais en pérégrinant avec la sagacité quotidienne et éphémère propre à un Leopold Bloom.

4Dans ce contexte, les attributs des deux dispositifs explicitement formulés par Michel de Certeau sur la lecture (d’une part le « braconnage » chez « l’homme sans qualités » du xxe siècle, de l’autre la pratique « absolue » chez les mystiques des xvie et xviie siècles), ne furent pas étrangers à une telle mobilité. C’est dire que de Certeau a fait de la « lecture » une activité praticable, mais également « objectivable ». C’est sa capacité singulière à construire des « fictions théoriques » à partir d’une expérience « vécue » ou « lue » qui l’a mené à proposer, à la fin des années soixante-dix, cette « esquisse » à deux fronts de la lecture. Sur ce point, il faut remarquer qu’à l’origine de sa recherche se trouvait non seulement son attirance pour les enjeux de l’altérité (le lecteur deviendra, bien entendu, un « autre » partiellement soumis par « l’idéologie du livre »), mais aussi la « lecture de soi-même », un exercice dont la pratique deviendra la synthèse ou le manifeste d’un processus qui a commencé par la protohistoire de ses premières lectures et qui est repérable, pour nous, dès ses premiers textes publiés. Nous utilisons donc le terme « arts de braconner » en un double sens. D’une part, pour indiquer sa manière de concevoir « objectivement » le phénomène social de la lecture et de l’autre, pour signaler une pratique plus individuelle que lui-même a menée à bien en tant que lecteur. Enfin, il ne faut pas oublier que nous sommes face à un lecteur qui oriente l’essentiel de ses compétences vers la production d’un texte écrit. À ce sujet, il s’agit d’un processus qui nous oblige à reconfigurer les conditions de sa pratique à partir de son activité d’écrivain. En fin de compte, le fait d’étudier Michel de Certeau en tant que lecteur à partir de ce que révèle sa propre œuvre, signifiera prêter attention aux diverses stratégies poétiques à travers lesquelles il a incorporé chacune de ses lectures dans l’écrit, ainsi qu’à une histoire expressive où son écriture deviendra le principal témoignage (bien que jamais la garantie) de sa représentation culturelle et sociale du monde.

5De cette façon et en tant que philosophème essentiel de sa pensée, le titre de son deuxième ouvrage, L’Étranger ou l’union dans la différence [1969] révèlera, précisément, l’esprit de cette expérience matérielle de lecture. Ainsi, dans l’avant propos à la première édition de l’ouvrage, Michel de Certeau soulignera : « Un livre est une place publique, de village ou de grande ville, peu importe. On vient et on va. On y passe. On peut y causer. Qu’espérer, sinon que le lecteur, étranger proche, le traverse comme un lieu de communication ? »7. Il donne lieu à un dialogue inédit parmi les textes que de Certeau construit à partir d’un dehors conjectural à la seule fin que le lecteur l’exécute. Il en va de même pour l’avant propos de L’Absent de l’histoire en 1973 – un ouvrage dont les essais remettent, dans ce cas, à lui-même en tant que lecteur –, « Le discours d’un autre a rendu possible chacun d’eux. Ils ne constituent pas une œuvre propre, ni la description d’un itinéraire. Ils se placent sur les accotements de mes travaux personnels et au plus près d’études importantes dont je ne suis que le lecteur. Ils ont poussé dans cet entre-deux qui privilégie l’échange des questions plutôt que la vérification de réponses »8. Ainsi, du flâneur au braconnier, de Certeau fabriquera des « lecteurs » autant que des « croyants » puisque ses livres auront un contenu, et aussi en particulier des formes ordonnées à la recomposition d’un assemblage symbolique que les lecteurs devront découvrir. Il annonce une route, mais il se situe bien éloigné de celle-ci : d’une certaine manière, il s’agit de livres au pluriel dont l’« autorité » reste suspendue jusqu’au moment où le lecteur s’approprie celle-ci, si nous l’entendons comme lui-même l’a définie, c’est-à-dire, « tout ce qui fait (ou prétend faire) autorité – représentations ou personnes – et se réfère donc, d’une manière ou d’une autre, à ce qui est “reçu” comme “croyable” »9. C’est pour cela qu’il n’y a pas de « centre », mais une « voix » qui compose et essaie d’établir le discernement à la « périphérie » de l’ouvrage. De sorte que chacun des essais réunis doit être pris dans sa particularité pour ainsi rendre son sens pensable lequel, en vérité, ne sera pas non plus unique. À vrai dire, Michel de Certeau donnera souvent l’impression de soumettre le lecteur à une pratique confessionnelle, là où il raconte de petits morceaux de réalité dont la croyance reste suspendue à la manière d’une surprise. C’est pourquoi, en suivant Louis Marin, on peut distinguer trois « pluralités » qui feront de tout « recueil » une unité épistémologique (bien que toujours en dispersion latente) : ses plans de cohérence, ses réseaux de problématiques et ses directions de sens ou de recherches. À cet égard, l’histoire de chaque ouvrage fabriqué par de Certeau rendrait compte d’une transformation particulière à partir de laquelle on retrouvera des conceptions différentes de la pratique de la lecture et de l’écriture et une manière de plus en plus discrète de regarder son propre passé scripturaire : un monde de permissions et d’interdictions qui régira l’ « ordre des livres » et tentera d’établir un chemin possible de lecture.

6Comme André Gide, Lucien Febvre ou Pierre Nora (trois intellectuels paradigmatiques à ce sujet), Michel de Certeau a été un « homme de revue »10. Non seulement il a occupé toutes les fonctions possibles au sein d’une revue (membre fondateur, directeur, membre des comités de rédaction et collaborateur régulier ou intermittent), mais il a conçu aussi ce genre de participation comme un acte militant et un moyen de rassembler et d’agir. Être un « homme de revue » comporte à cet égard un savoir-faire particulier : les recherches ainsi que la circulation de leur représentation écrite font souvent étalage d’un état expérimental où l’on retrouve une méthode d’observation, un essai de classification et la formulation d’une série d’hypothèses. Il s’agit donc de s’approprier les premières vérifications d’une telle expérience. À cet égard, la diversification des espaces de publication contribue souvent à franchir les frontières disciplinaires de l’objet et à constituer un ou plusieurs savoirs dominés par la pluralité de nombreux regards simultanés. Attachées à la variabilité du singulier, les revues semblent rejeter une idée de totalité, de monument achevé et définitif. Mais en raison de leur nature disséminée et périodique (voire constamment renouvelée), elles risquent de subsumer les portées de cette multiplicité-là à l’intérieur d’une circulation restreinte. Chaque revue trame et façonne sa propre communauté particulière de lecteurs. Son existence repose en quelque sorte sur une prémisse distinctive, liée à un degré particulier de spécialisation. Néanmoins, s’agissant des sciences humaines, aucune recherche scientifique ne peut se contenter de rester dans une publication périodique : même si une revue peut fonctionner comme un premier catalyseur et une scansion nécessaire ou liminaire de scientificité, c’est la parution à l’extérieur et la conversion en objet-livre qui multiplie et diversifie réellement la circulation des instances narratives afin de les mettre à l’épreuve dans un territoire différent qui en fera autre chose qu’un objet de laboratoire. C’est pourquoi « par sa mobilité et sa plasticité » la production d’un ouvrage « travaille à thésauriser et transmettre une parole menacée par la perte »11. En ce sens, la nature fragmentaire, « éphémère » et océanique d’un ensemble d’écrits publiés dans des revues (mais aussi dans ouvrages collectifs, mélanges ou actes de colloques) influence fortement l’avènement et le caractère « multiforme »12 de recueils : cette fragmentation sert à mesurer et à favoriser en même temps l’expansion et la pertinence d’une recherche dans ses délimitations, destinées à autres lecteurs ou à autres collègues13. Tout compte fait, face à la pratique de publication revuiste, le recueillement d’un ensemble d’écrits publiés au préalable dans un ouvrage sera autant une reprise de textes qu’un « nouveau texte », marqué par une indubitable solution de continuité : composé au fond d’une somme plurielle d’objets particuliers, cet assemblage poursuit l’intégration de différentes voix dans un ensemble cohérent, sous lequel se livre pourtant une petite bataille historique et géographique.

7Malgré son importance manifeste, il n’est pas rare que le travail de recueillement des textes soit aujourd’hui une sorte de mal-aimé, devenu l’objet d’un soupçon intellectuel inexplicable au sein des sciences humaines. Considérée parfois comme une pratique « conviviale » en raison d’un but éventuellement commercial ou de l’apparente facilité ou simplicité de sa combinaison textuelle, la production d’un ouvrage de ce genre – un exercice éditorial à présent bien répandu, mais à peine réfléchi en tant qu’artefact de diffusion scientifique – est donc loin d’être un simple travail élémentaire de « copier-coller » ou une démarche accidentelle, étrangère à la pratique d’écriture. En réalité, faire un ouvrage à partir de textes déjà publiés, c’est-à-dire à partir d’un travail plus ou moins approfondi de réemploi ou de « reprise », est une activité particulièrement complexe qui relève d’un rapport de forces, tout comme la pratique braconnière de lecture. Il s’agit d’une bataille contre le temps car l’auteur qui relit et réécrit son texte actualise un contenu en fonction des transformations du contexte scientifique auquel il appartient. Cette bataille comporte également un enjeu topographique, la conquête d’un nouvel espace imprimé. Car cette procédure devient du même coup une conversion géographique : le rite de passage d’un texte à un autre impose une nouvelle distribution du récit qui transfigure les vieilles frontières et présente une autre mise en scène. Le nouveau destin éditorial du texte, le plus souvent déjà préfixé, intervient dans cette configuration et modifie en partie les fonctions de la créativité. C’est pourquoi il n’existe pas de texte idéal : si le travail de réemploi peut jouer avec sa propre possibilité d’infini, la fortune d’un texte dépend des conditions matérielles du contexte éditorial et du moyen de publication où il paraîtra « de nouveau ». En tout cas, sa composition peut consister en une série de textes présentant de petites liaisons formelles entre eux ou en un ensemble plus compact : quoi qu’il en soit, la migration des premières versions dans un autre espace de publication impose toujours la présence d’une entité irréversiblement différente. Ce sont là les deux extrêmes d’un assemblage souvent complexe qui présente pourtant plusieurs nuances. Dans le premier cas, l’auteur cherche la préservation « horizontale » de l’autonomie de chaque texte et élabore un travail pluriel à partir de plusieurs voix ; dans le second, les textes dispersés peuvent fonctionner comme la base énonciative d’un cadre plus unifié, suivant un but monographique à caractère « vertical ». Il faut ajouter à cela les enjeux du paratexte qui deviennent bien entendu des éléments fondamentaux : le choix d’un titre, la rédaction d’une instance préfacielle, l’ajout d’intertitres ou de petites introductions pour chaque partie conforment la base de son architecture. Cela donne lieu à une pratique de l’altérité qui défie ses propres limites : la mutation de l’objet textuel est parfois précédée d’une transformation de son façonneur lui-même. C’est en fait la lecture de soi-même qui joue un rôle essentiel car elle permet à l’auteur d’assister à un processus de dédoublement du « moi » et d’occuper la place de ses premiers lecteurs : il s’agit d’un mouvement d’appropriation et de détournement qui impose à la nouvelle version ses propres règles de sélectivité et une logique particularisée de temporalité.

8Certes, la pratique du recueil de textes en sciences humaines tend à se développer au moment où les œuvres d’érudition monumentales (surtout écrites par un seul auteur) commencent à perdre leur légitimité en tant que bastions d’un savoir achevé et total. Même si sa construction n’exclut pas, bien entendu, des remises à jour et un travail de réécriture à l’occasion d’une nouvelle édition, son image reste souvent associée à un édifice rationnel bâti de manière linéaire sur un terrain stable, durable et sûr. Mais serait-il possible de concevoir actuellement une grande œuvre de plus d’un millier de pages à l’instar du Mythe de croisade d’Alphonse Dupront ou de La Méditerranée de Fernand Braudel ? Même si tout livre peut au fond être considéré comme le découpage d’un corpus plus vaste ou comme un ouvrage façonné à partir de nombreux morceaux choisis, de notes et de lectures en palimpseste, la construction d’un ouvrage supposa jusqu’au début des années 1970 (avec la crise de la vérité du récit historique) une représentation qui traduit une correspondance plus ou moins exacte entre un acte de recherche total, impartial et sa mise en texte. Comme Daniel Roche l’a remarqué en 1988 : « Depuis une vingtaine d’années, les recueils d’articles, dans le champ de la diffusion des connaissances en sciences sociales, sont devenus des instruments de divulgation élargie d’un savoir auparavant réservé aux publics choisis et étroits des séminaires et des revues savantes, sinon aux lecteurs peu nombreux des Mélanges et des Actes de colloque. Insensiblement, les recueils se sont faits livres et libres »14. Comme nous l’avons signalé, cette conception d’une divulgation élargie (ce qui ne veut pas dire toutefois « pédagogique » et encore moins « apologétique ») sera essentielle chez de Certeau au moment de réunir ses articles publiés dans des revues, mélanges et ouvrages collectifs. Ce genre de construction répond en fait à un mouvement plus vaste, propre au xxe siècle, qui refuse ou qui résiste au concept d’opus magnum « contrôlé par son créateur, doté de cohérence et d’unité jusqu’à sa présentation au public »15. Les enjeux d’une société massifiée et les nouveaux paramètres de la transmission du savoir imposent une série de rythmes éditoriaux et de temporalités académiques plus vertigineux qu’autrefois, organisés à travers des revues scientifiques, des livres, des espaces universitaires, des colloques, des journées d’études ou des congrès scientifiques. La spécialisation des études et la fragmentation de la connaissance ont contribué au surgissement d’un ouvrage en tant que nouvelle distribution du savoir : son principal objectif consiste moins à montrer ses résultats définitifs que le work in progress d’une démarche scientifique. Pour reprendre les mots de Daniel Roche : « Désormais, ils [les recueils] sont moins publiés pour assurer la réputation de leurs auteurs, le plus souvent acquise par ailleurs, que pour participer à la constitution de bilans à l’intérieur d’une discipline ou d’une œuvre, et permettre d’évaluer le chemin parcouru par tel ou tel. Ils collaborent ainsi à l’élaboration de la relation nouvelle qui unit un public large, critique, averti, au monde de la science qui se fait, à l’univers des enseignants, professeurs et chercheurs qui vivent à leur rythme propre. C’est le lieu d’un dialogue plus ample »16. On devrait ajouter à ce mouvement une logique du déplacement académique déjà attestée au début du xxe siècle, mais accélérée pendant la seconde moitié du siècle : une circulation de la recherche à travers des espaces internationaux qui s’accompagne d’une opération de « traduction » réelle ou symbolique des savoirs exportés. Tout compte fait, on dirait que le parcours mouvementé de Michel de Certeau se trouve à l’avant-garde d’une telle impulsion, non pas en raison de ses voyages à travers différentes disciplines ou communautés interprétatives, mais en raison de sa conception de l’appropriation « territoriale » d’un savoir intrinsèquement nomade qu’il a su conserver depuis le début de son parcours.

9Bien que de Certeau n’ait pas été l’« inventeur » des « recueils » dans le domaine des sciences humaines, il a fait du travail de réemploi des textes un procédé majeur et presque exclusif au moment de construire et diffuser ses travaux en livre. À l’exception de La Possession de Loudun, tous ses ouvrages (dès La Prise de parole jusqu’à La Fable mystique et Heterologies) ont pour soubassement le réemploi de textes déjà publiés et (à une moindre échelle) d’autres encore inédits. Il se situe à nos yeux à l’avant-garde d’un nouveau type d’objet-livre particulièrement complexe où la lecture « matérielle » du passé et la mobilité de l’écriture sont envisagées comme constitutives à la diffusion des savoirs. Pourtant, la production de tels ouvrages n’a jamais été chez de Certeau un collectionnisme accumulatif, une opportunité ego-historique ni une simple opération éditoriale, mais la recherche esthétique d’une expérience vécue et l’effet d’une conception gnoséologique particulière par rapport à la formalité scientifique de son métier et à sa manière de partager la connaissance (dont une certaine composante sociale a besoin de l’autre et des autres pour exister comme telle). Même si l’intervention inévitable d’un éditeur et d’un cadre éditorial servent à déterminer la forme matérielle définitive que prendra un ouvrage, son intellection en tant que pratique de lecture, d’écriture et en tant qu’objet de transmission fait partie intrinsèque du système de pensée certalien. C’est peut-être à partir de son expérience « tentaculaire » d’écrivain de « textes brefs » au sein du réseau éditorial animé par les jésuites, que de Certeau a façonné une idée de mission intellectuelle, fondée sur une altérité anthropologique autant que textuelle. La reprise d’écrits déjà publiés en revue était devenue une stratégie courante chez d’autres pères de la Compagnie qui poursuivaient eux aussi un objectif analogue : le prolongement du cadre missionnaire en dehors de la fidélité des abonnés et des lecteurs occasionnels des revues. À propos de son indifférence envers les listes bibliographiques minutieuses recensant sa propre œuvre et à partir d’un clin d’œil aux moralityplays du théâtre médiéval anglais du genre d’Everyman, Luce Giard a signalé « Michel de Certeau n’était pas le banquier d’une “œuvre” (ce mot lui semblait un peu ridicule) dont il aurait tenu les comptes au jour le jour »17. C’est en définitive le concept même d’ « œuvre » qui est ici en jeu. Michel de Certeau construit pour son lectorat un nouveau schéma de communication dont la perception interne ne cherche pas la « mêmeté » des textes, mais leur altérité dans un ensemble d’origines hétérogènes. Ni collage, ni bricolage, les « recueils » certaliens ont, entre autres, la fonction d’ordonner l’« éparpillement » de la lecture (mobile et instable par nature). Loin de l’idée d’ « œuvre totale », la fabrication d’un livre-recueil est un acte épistémique dont la matérialité cherche à représenter la dissémination et les limites de la connaissance. Michel de Certeau fera de chacun de ses ouvrages un travail d’aménagement sur la base de plusieurs de ses jardins secrets.