Colloques en ligne

Frédérique Toudoire-Surlapierre, Augustin Voegele et Pierre Bayard

« Les écrivains et les artistes ont une sorte de capacité sismographique ». Entretien avec Pierre Bayard autour de son dernier ouvrage, Le Titanic fera naufrage (Paris, Minuit, 2016)

1Cet entretien public a été réalisé le 22 mars 2017 à la Librairie 47 degrés Nord à Mulhouse.


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2Frédérique Toudoire-Surlapierre et Augustin Voegele : Comment votre dernier ouvrage, Le Titanic fera naufrage, se situe-t-il dans l’ensemble de votre œuvre ?


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3Pierre Bayard : Le Titanic fera naufrage fait partie d’un ensemble large et d’un ensemble restreint. L’ensemble large, c’est ce que j’appelle la critique interventionniste, qui consiste à ne pas rester inactif devant les textes, mais à intervenir quand on a le sentiment que des injustices ont été commises, que les œuvres auraient pu être améliorées, que les auteurs auraient pu être déplacés dans le temps, etc. Cela, c’est le projet général de la critique interventionniste, qui est un projet vaste que j’essaie de diffuser et de répandre de par le monde. À l’intérieur de ce projet vaste, il y a une trilogie qui relève de ce qu’on pourrait appeler la critique d’anticipation, avec un postulat de base, cette idée que nous nous trompons peut-être nous-mêmes en nous imaginant que le temps se déroule toujours dans le même sens, que le passé précède nécessairement le présent, lequel précéderait nécessairement l’avenir, avec une forme visuelle illustrative que nous avons en tête – une ligne horizontale allant de la gauche vers la droite. Or, si nous prêtons attention à un certain nombre d’événements, et à un certain nombre d’œuvres, ce modèle, trop classique à mon sens, doit être remis en question.

4Pour répondre à la question de savoir quelle est la place du Titanic fera naufrage dans mon œuvre, il faut que je précise le projet d’ensemble de mes trois volumes de critique d’anticipation. Le premier s’appelait Demain est écrit, et j’y faisais l’hypothèse qu’il arrive à des écrivains et des artistes de s’inspirer, non pas seulement d’événements de leur vie qui se sont déjà produits, mais également d’événements qui vont se produire. C’était donc le postulat de base, cette idée d’être influencés quand nous écrivons par des événements à venir. Le deuxième volume, Le Plagiat par anticipation, concernait des phénomènes d’anticipation où une œuvre donne le sentiment de s’inspirer d’une autre œuvre, mais postérieure, et quelquefois de plusieurs siècles. Donc il y avait là non seulement une réflexion sur l’inversion temporelle, mais aussi une dimension éthique, une recherche de justice. S’il y a des plagiaires qui plagient non seulement vers l’arrière, mais également vers l’avant, il convient de les dénoncer. C’est cette volonté de repérer des falsificateurs dans l’histoire de la littérature et de l’art qui présidait à ce second volume. Et le premier volume appelait assez logiquement le troisième. À partir du moment où j’avais étudié le cas des anticipations individuelles – l’écrivain représentant une rencontre amoureuse qui n’a pas encore eu lieu, ou bien une maladie qui lui arrivera plus tard, ou encore sa propre mort –, se posait la question des événements collectifs, des événements, donc, que certains auteurs semblent avoir anticipés, voire décrits, mais qui arrivent cette fois à une collectivité, et en particulier, puisque Le Titanic fera naufrage leur est consacré, les événements négatifs, les catastrophes – ce qui n’est guère étonnant, parce que les couples qui fonctionnent bien, les périodes heureuses, les pays tranquilles, ne sont pas un terreau intéressant pour les écrivains. Ils sont sympathiques, mais il n’y a pas grand-chose à en dire, et il est assez normal que, du point de vue collectif, les écrivains s’intéressent plutôt à ce qui tourne mal. Donc, dès le premier volume, je m’étais dit : « Il faudrait faire ensuite un livre sur les événements collectifs ». Il s’agissait de passer de l’individuel au collectif, avec une différence qui concerne le nombre de personnes impliquées – une seule personne dans Demain est écrit, tout un groupe ou une collectivité ou un pays dans Le Titanic fera naufrage –, mais également une différence épistémologique majeure. Quand on réfléchit sur les phénomènes d’anticipation que j’étudie dans Demain est écrit, on peut toujours se demander si nous n’avons pas affaire à ce que l’on appelle des prophéties autoréalisatrices. Si je décris une rencontre avec une belle blonde, ou un grand roux, et que, deux ans après l’avoir décrit(e) dans un roman, je rencontre ladite belle blonde ou ledit grand roux, on pourra me dire : « Mais évidemment, vous vous intéressez aux belles blondes ou aux grands roux, donc il n’est pas étonnant qu’après l’avoir décrite ou décrit, vous la ou le rencontriez dans la vie courante. » Si j’annonce un suicide dans un livre et que je me suicide, on fera remarquer à mes héritiers qu’il n’y a là rien de très extraordinaire. Il y a donc une dimension d’autoréalisation de la prophétie dans Demain est écrit qui jette un doute sur la qualité des anticipations – ce qui n’est pas du tout le cas des catastrophes collectives. Je crois que dans les treize catastrophes principales que j’étudie – plus celles que j’évoque dans les notes –, dans aucun cas l’écrivain ou l’artiste, sauf erreur, n’aurait été en mesure d’incurver le destin pour le faire coïncider avec son texte. Une catastrophe maritime, une guerre atomique, un tremblement de terre : l’écrivain ne peut pas influer sur de tels événements. Ce qui veut dire que la réflexion épistémologique se développe dans des conditions différentes pour l’anticipation individuelle et l’anticipation collective.


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5Frédérique Toudoire-Surlapierre et Augustin Voegele : Néanmoins, toutes ces anticipations ne se présentent pas telles quelles. Il faut les reconnaître derrière le travail de déplacement, de condensation, de symbolisation, de narrativisation, car l’événement ne s’annonce pas littéralement. Ne court‑on pas dès lors le risque de la surinterprétation ?


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6Pierre Bayard : Les exemples que je prends sont tout de même, je crois, assez significatifs, parce que le travail de transformation y est assez faible. Je vais prendre l’exemple du Titanic, puisque le livre analyse plusieurs textes qui décrivent de manière documentaire le naufrage du Titanic, et qui ont la particularité d’avoir été écrits avant. Je pense par exemple au roman Futility de Morgan Robertson, écrivain américain qui fait une relation documentaire du naufrage du Titanic en 1898, donc quatorze années avant, et qui raconte comment un transatlantique qui s’appelle le Titan – il ne s’est pas beaucoup fatigué pour chercher ce nom – traverse l’Atlantique et heurte un iceberg, la moitié des passagers se noyant par manque de canots de sauvetage. La description même du bateau est inspirée directement du Titanic, qui a le même nombre de cheminées et à peu près la même longueur, le même nombre de canots de sauvetage, le même nombre de cloisons étanches, etc. Robertson ajoute même un petit détail, parce que c’est un romancier pointilleux : il emprunte au Titanic l’idée d’un second orchestre, ce qui n’existait pas à l’époque, etc. On peut donc effectivement, si on est un esprit rationnel, voire méfiant, penser qu’il y a des transformations, mais les exemples que je prends relèvent du copier‑coller.


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7Frédérique Toudoire-Surlapierre et Augustin Voegele : Dans Aurais-je été résistant ou bourreau ? et dans Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?, vous vous demandez quelle aurait été votre attitude si vous aviez été confronté à tel ou tel événement de l’Histoire, que ce soit pendant l’occupation allemande ou pendant la Révolution française. Votre technique consiste à vous placer dans la situation d’une personne ou d’un personnage du passé – votre père dans Aurais-je été résistant ou bourreau ?, un personnage de Dumas dans Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ? – tout en restant vous-même. Il est donc tentant de vous demander si vous auriez pu éviter le naufrage du Titanic si vous aviez été l’un de ces écrivains qui avaient prévu la catastrophe.


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8Pierre Bayard : Je craignais que la question soit de savoir ce que j’aurais fait si j’avais été sur le Titanic. Je réponds donc à la question qui ne m’est pas posée : j’aurais essayé de sauver ma vie !

9Mais, si j’avais pu prévoir la catastrophe, je pense que j’aurais été plus prudent que William Thomas Stead, un autre écrivain dont je parle, qui est l’un des fondateurs de la presse anglaise, qui était aussi parapsychologue, qui a rédigé deux nouvelles dans lesquelles un navire coule après une collision – dont l’une avec un iceberg –, et qui s’est vu mis en garde par plusieurs de ses amis parapsychologues sur l’imprudence qu’il y aurait pour lui à prendre la mer. Mais, n’écoutant ni ses amis, ni ses propres textes, William Thomas Stead montera sur le Titanic et y périra, de même qu’un certain nombre d’autres créateurs – je pense par exemple à l’auteur de romans policiers Jacques Futrelle, l’inventeur de la « Machine à penser », mort également sur le Titanic.

10Mais le problème, c’est d’identifier dans les textes littéraires quels sont les segments anticipatoires. C’est pour cela que je prône une véritable démarche scientifique, que les politiques devraient prendre à leur compte, pour voir quelles sont les annonces, et surtout quelles sont les répétitions. Je m’étonne que la question de l’anticipation par la littérature et l’art n’ait été à aucun moment posée par les onze candidats à l’élection présidentielle [l’entretien a été réalisé en pleine campagne présidentielle en France], alors qu’il serait assez simple, chaque année, d’étudier les cinq cents ou six cents romans qui paraissent et de noter les annonces et les répétitions. Je ne connais aucune catastrophe importante dont il n’ait été montré après coup qu’elle avait été anticipée par des écrivains et des artistes. Je crois donc qu’il ne faut pas raisonner au niveau individuel. Il faut construire un système de captation, organisé nationalement, qui permette de repérer quels sont les événements susceptibles de se produire et quelles sont les zones à risque. Sur ce point, je pense avoir fait un peu avancer la réflexion avec la notion d’ « anticipation dormante ». On peut en effet répondre aux remarques que je fais sur les anticipations littéraires vérifiées qu’il y en a d’autres qui ne se sont pas réalisées. Mais rien ne dit qu’elles ne sont pas en sommeil et ne se réaliseront pas plus tard ! Et je crois qu’il faut en ce sens prêter attention aux œuvres qui ont déjà montré leur capacité d’anticipation. Quand une œuvre a annoncé avec justesse un événement, la moindre des choses est de lui donner crédit de ses autres anticipations. J’en cite quelques‑unes dans ce cas, ce qui me permet d’annoncer un certain nombre de catastrophes. Je prends l’exemple de La Destruction libératrice, du romancier anglais H. G. Wells, qui montre les capacités de destruction de l’atome à une époque où on ne les connaissait pas du tout, et qui décrit une guerre atomique encore à venir. Je prends aussi l’exemple du film de Kurosawa, Rêves, qui raconte de façon très précise la catastrophe de Fukushima. Voilà une œuvre à laquelle il conviendrait de prêter attention, d’autant plus qu’elle annonce également une éruption du mont Fuji. Sur cette base, j’ai donc annoncé de façon très claire cette catastrophe, sans m’avancer toutefois sur sa date exacte.


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11Frédérique Toudoire-Surlapierre et Augustin Voegele : Toujours est-il que, s’il y a les œuvres d’anticipation qui annoncent des catastrophes qui arrivent, il y en a par ailleurs beaucoup qui annoncent des catastrophes qui n’arrivent pas. Dans ce cas de figure, ce qui est raté du point de vue du pronostic est réussi du point de vue de la vie. Peut‑on dire par conséquent qu’un récit d’anticipation dont la catastrophe n’a pas eu lieu est un récit réussi pour la vie, mais raté pour l’écrivain ?


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12Pierre Bayard : Non, je conteste cette vision optimiste des choses, puisque dire qu’une anticipation ne s’est pas produite ne signifie pas qu’elle ne se produira pas. On ne peut pas être sûr qu’une œuvre n’annonce pas une catastrophe future. Cela dit, j’ai proposé un système de sigles, dans les notes de mon livre, basé sur deux critères : la justesse des anticipations et leur précision. Mais je crois qu’il est difficile d’être assuré qu’une catastrophe annoncée ne se produira pas. Là encore, je pense que la bonne méthode, c’est de recouper, de regrouper et de repérer ce qui revient de façon récurrente dans un certain nombre d’œuvres ; avec cette idée, qui domine dans le livre, que les écrivains et les artistes – certains en tout cas – ont une sorte de capacité sismographique, c’est‑à‑dire une sensibilité particulière pour percevoir ce qui va arriver, ou ce qui peut arriver. Notre destin à tous en dépend.