Colloques en ligne

Sylvie Triaire

Si Binet m’était conté. Enquête sur un personnage au‑dessous de tout soupçon.

1Au seuil de Qui a tué Roger Ackroyd ?, sa première enquête, Pierre Bayard élargissait d’emblée le périmètre de la critique policière qu’il s’apprêtait à expérimenter :

Est-on si assuré que la dame aux camélias soit morte de mort naturelle ? Est‑il exclu qu’Emma Bovary ait été assassinée ? Et que sait-on au juste du décès de Bergotte ?1

2C’était en 1998. En 2007, l’écrivain Philippe Doumenc faisait de la question « Qui a tué Emma Bovary ? » l’objet de sa Contre-enquête sur la mort d’Emma Bovary2, fiction policière et hommage au roman flaubertien. La même année, dans Politique de la littérature, Jacques Rancière à son tour s’interrogeait, en infléchissant la question : « Pourquoi fallait-il tuer Emma Bovary ?3 ». Rappelant que tout lecteur – même ceux qui n’ont pas lu le livre – sait que personne n’a tué Emma puisqu’elle s’est suicidée, il persiste pourtant dans sa question, écartant d’emblée les causes habituellement avancées de la mort d’Emma, « éducation inappropriée […], aliénation sociale ou domination mâle4 », pour commencer à creuser son sillon sur le versant de ce qui est essentiel pour Flaubert, celui de la littérature.

3Deux questions voisines donc ; deux approches, l’une heuristique, l’autre esthétique.

4Plus récemment, Françoise Gaillard s’emparait de la question5, pour comparer brièvement le roman de Doumenc et l’essai de Rancière, avant de s’intéresser exclusivement à ce dernier. Elle dénonce l’inanité de la démarche inquisitoriale de Doumenc, au titre du suprême désintérêt de Flaubert pour la causalité6. Rancière en revanche déplace la question du « qui » (a tué) pour la faire porter sur le « pourquoi ». A vrai dire, le pourquoi porte lui aussi sur la cause, et Flaubert le désavoue toujours au bénéfice du comment : si « nous n’y voyons pas clair », écrit-il à Mlle Leroyer de Chantepie, c’est qu’« on s’inquiète du pourquoi avant de connaître le comment7». Toutefois les deux questions, celle du meurtrier (qui ?) et celle que l’on pourrait appeler du mobile (la raison du meurtre) réfèrent bien, dans les cas qui nous occupent, à deux niveaux de causalité : la première relève de l’intrigue ; la seconde pourrait aussi en relever (ce seraient alors les causes sociales ou culturelles écartées par Rancière), mais se voit élevée au niveau esthétique, à un enjeu proprement littéraire.

5Faut-il conclure de cette hiérarchisation des questionnements, l’un fondé, l’autre beaucoup moins, que le principe de l’enquête sur la mort d’Emma est a priori disqualifié, en raison de la haute exigence esthétique et poétique de Flaubert, qui ferait le texte intouchable ? Pas forcément, dès lors que la « contre-enquête », en repassant sur le récit premier, en le bifurquant ou le prolongeant, peut y révéler des potentialités, ou des silences8.

6Tout texte étant soumis au principe d’incomplétude et tout lecteur à la tentation de compléter, je m’emploierai à lire ensemble Doumenc et Flaubert, dont l’un désigne un coupable et l’autre pas, ce qui, nous le verrons, ne signifie pas qu’il faille exclure toute possibilité qu’il y en ait un.

Réécritures ou contre‑enquêtes : préhistoire et motivation

7 S’il y a meurtres avérés dans les récits réinterrogés par Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Le chien des Baskerville et Hamlet, rien de tel dans Madame Bovary. Rien n’est impossible pourtant, dès lors qu’il y a un mort. Aussi Doumenc joue-t-il tout particulièrement de la lettre dans laquelle Emma affirme s’être suicidée – « N’accusez personne » – et du fait que la lecture du roman conduit immanquablement le lecteur à chercher des responsables de ce suicide : les amants qui se lassent, l’usurier pervers, le mari complaisant… Le récit de Flaubert attendait, sinon son Doumenc, du moins sa contre-enquête assumée.

8Dès avant Doumenc, d’ailleurs, quelques réécritures ont investi la mort d’Emma, en particulier deux nouvelles (dans le genre pochades) publiées dans un recueil en 1933 : Les incarnations de Madame Bovary9. Dans « Madame Bovary ou le sexe-appeal en province », Georges de la Fouchardière10 fait mourir Emma dans le crash d’un petit avion qu’elle pilote elle-même ; ayant préalablement, pour mieux s’ébattre avec Justin au milieu d’un nuage blanc, dégrafé une bretelle de son parachute, elle saute de l’avion en feu et s’écrase au sol. Quant à Odette Pannetier11, elle imagine dans « Un drame de la vie provinciale » une « affaire Bovary », « dont on parlera[it] longtemps12 » et qu’il ne fallait donc pas rater. La narratrice, enquêtricepour son journal, débarque dans « un patelin invraisemblable, du côté de Rouen », attirée par ce que les journaux ont laissé entendre – et que l’auteur a placé dans une cocasse petite exergue au récit :

« La femme de M. Charles Bovary, l’industriel rouennais bien connu, meurt dans des circonstances mystérieuses. La police enquête. » Les journaux.

9Quoique la police soit censée enquêter, pas l’ombre d’un flic ici, seulement son avatar, la journaliste parisienne et mondaine qu’incarne la narratrice venue interviewer le Yonville années folles où Rodolphe est acteur de cinéma et Homais député. L’« affaire » tourne court, la réécriture du récit de Flaubert restant limitée, systématique et superficielle. Le coupable se trouve être (ô surprise !) Lheureux, l’homme de la marchandise et le pourvoyeur de festivités – disques, services à cocktail et autos de luxe – ; et fournisseur de la cocaïne qui a tué Emma.

10Enquête embryonnaire ou crash d’avion, on est davantage dans la parodie d’une démarche d’adaptation culturelle de la Bovary de Flaubert aux années 20‑30 que dans des formes de réécriture véritablement policière, c’est‑à‑dire heuristique.

11De manière plus sérieuse des « fictions transfuges13 » ont mis en avant un trait de l’écriture de Flaubert, sa cruauté à l’égard de tel ou tel personnage, et se sont construites à partir de cet aspect à la fois diégétique et stylistique de l’écriture flaubertienne.

12Pour Jean Améry14, Flaubert est un salaud, qui a laissé en friche, abandonné au ridicule et finalement humilié son personnage de Charles, lequel alors, dans la transfiction que lui offre Améry, se dresse contre son créateur haineux15 dans un procès imaginaire et violent : « Je vous accuse, Monsieur Flaubert16 ! »

13Avec Mademoiselle Bovary17, Raymond Jean s’en prend à son tour à l’écrivain, pour cruauté envers la petite Berthe ; ouvrière dans une filature, elle reçoit un jour des mains d’un jeune homme, Napoléon Homais, Madame Bovary. Douloureusement surprise, Berthe s’en va cogner à la porte du vieux Flaubert, pour demander des comptes – et finalement lui offrir un dernier amour, et son pardon.

14Il y a donc du trouble autour de ce roman et de la terrible logique de mort qui y marche vers sa fin. Il n’est pas jusqu’à Françoise Gaillard qui ne se demande « de quoi Emma a pu se rendre coupable à l’endroit de Flaubert pour que celui-ci lui inflige une fin aussi cruelle que celle de l’empoisonnement à l’arsenic. […] Que lui a‑t‑elle fait pour qu’il pousse la vengeance jusqu’à profaner sa mort en entrant avec une sorte de jouissance perverse dans les détails sordides de son agonie18 ? » – Diable ! De telles positions signalent la permanence de l’imagerie d’un « Flaubert au scalpel » brandissant le pauvre cœur d’Emma devant la table de dissection19, greffée sur celle de Flaubert le fils, élevé à l’hôpital de Rouen et biberonné aux cadavres et aux mouches20.

15Ces trois traits marquants de la réception de la fin de Madame Bovary – Emma perçue comme victime, sa mort réécrite et remotivée, enfin le sentiment (accentué par l’impassibilité narrative) d’une cruauté de l’auteur à l’encontre de son héroïne – montrent qu’il y avait place pour une relecture du roman et la réécriture d’une Emma pleinement victime, sur le mode du récit policier, d’un tueur grâce auquel se trouverait allégée la cruauté « textuelle ». L’enquête de Doumenc, scrupuleuse comme le requiert le genre et plutôt soucieuse de fidélité à l’égard de l’hypotexte flaubertien21, écarte toutefois quelques personnages : Berthe n’existe carrément pas (Emma n’a pas eu d’enfant) ; et Binet, personnage certes fort secondaire dans le roman de Flaubert, reste toutefois très en retrait de l’enquête de Doumenc, comme maintenu à l’écart du jeu des hypothèses policières. Nous essaierons de nous demander pourquoi, et de corriger le tir en ramenant ce personnage dans la lumière – où, d’ailleurs, le plaçait, ponctuellement et parfois furtivement, le récit flaubertien.

 Enquête, Science et Notabilité

16Le roman de Doumenc commence au moment où finit (commence à finir) celui de Flaubert, et fait donc effraction dans le roman source au moment de la mort d’Emma, de manière à y greffer, en toute vraisemblance heuristique, sa propre diégèse. Le récit, précisément daté (rigueur scientifique), se situe en mars et avril 1846. L’enquête est officiellement lancée auprès des autorités de police (Delévoye le vieux flic, Remi l’impétrant) dès le second chapitre par le respecté docteur Larivière, revenant de Yonville où Emma vient de mourir, empoisonnée à l’arsenic. Toutefois les médecins présents sur les lieux, Larivière lui‑même et Canivet de Neufchâtel, refusent d’accorder le permis d’inhumer en raison d’éléments suspects. Un premier bref chapitre a présenté la mort d’Emma depuis le point de vue très brouillé de la mourante : elle entend prononcer le mot d’arsenic par deux hommes en manteau et chapeau ; elle voit Charles chercher « quelque chose dans le secrétaire où elle enfermait ses papiers22 », sans que ne soit définie cette chose, qui est, chez Flaubert, la lettre qu’Emma a écrite pour expliquer son geste, et qui interdit a priori tout autre interprétation que celle du suicide ; rien n’est dit non plus (sous la forme d’un rappel) de l’ingestion d’arsenic à même le bocal, présente chez Flaubert. Le choix du point de vue de l’agonisante permet donc de trouer le texte flaubertien. Enfin, juste avant de perdre définitivement conscience, Emma voit « une personne, une ombre noire » se pencher vers elle – « la Mort, la nuit, un prêtre, ou un autre médecin ou quoi encore23 ? » Puis rideau. Au chapitre 2, Larivière déclare suspecte la mort en raison premièrement de marques sur le corps (cou, épaule, torse) relevées par son collègue Canivet ; deuxièmement du fait qu’Emma mourante, après l’avoir appelé par son nom (« d’où savait-elle mon nom ? »), lui a murmuré : « Assassinée, pas suicidée ». Se trouvent donc problématisés deux éléments de l’hypotexte décisifs pour la version du suicide, l’arsenic et la lettre d’adieu/aveu : le contre‑texte introduit les blessures corporelles et les derniers mots à la place de la lettre, les unes et les autres avalisant la thèse du meurtre.

17Emma « parle » donc, non seulement par l’intermédiaire de Larivière, mais aussi par elle‑même, puisque c’est un monologue intérieur à l’indirect libre qui organise ce premier chapitre. Que ne dit-elle le nom de son assassin ! À défaut de révélation ou de signe clair, le lecteur peut partir à la chasse aux indices dans les ultimes récriminations d’Emma :

Elle revoyait aussi Homais le pharmacien, ce triste sire avec ses prétentions imbéciles, ainsi que les personnages de la petite ville, le percepteur Binet, le maire Tuvache, le notaire Guillaumin, le curé Bournisien, l’aubergiste la mère Lefrançois, le cocher Hivert, tous ces mornes pantins dont chacun affichait sur la tête de quoi vous faire vomir ! Et surtout l’usurier Lheureux, le hideux Lheureux […] sa perspicacité, ses menaces, son insensibilité […]24

18Sortent du lot Homais et Lheureux, triste sire et sale bonhomme ; les autres, « mornes pantins », sont tous « à vomir », c’est‑à‑dire susceptibles d’être, métaphoriquement ou pas, des empoisonneurs. Le premier nommé est Binet mais il se verra largement rétrogradé dans l’échelle de suspicion policière. Lorsque Delévoye établit la liste des témoins à convoquer, il mentionne « d’abord, naturellement » Bovary, au titre de mari, suivi de Homais et son épouse, amis proches et détenteurs d’arsenic ; ensuite Tuvache le maire, Guillaumin le notaire, et même Bournisien le curé, notables censés connaître le dessous des cartes ; puis Léon Dupuis et Rodolphe Boulanger ; enfin M. Lheureux, l’usurier accélérateur des malheurs d’Emma ; et la liste semble même s’ouvrir à « toutes les servantes, nourrices, petits jardiniers, commissionnaires, etc. que la jeune femme avait employés dans sa vie quotidienne et qui peut-être aussi auraient leur mot à dire25 ». Binet a disparu, comme avalé par le texte. Signe de son infimité, que confirme la place qui lui est finalement attribuée dans les comptes rendus d’audition : sa déclaration, en neuvième position sur les dix interrogatoires des yonvillais, est succincte, et il la partage avec le notaire Guillaumin.

19M. Binet déclare avoir reçu quelques minutes Madame Bovary à son bureau vers une heure de l’après-midi et lui avoir dit qu’il n’avait pas trois mille francs. Me Guillaumin déjeunait quand Madame Bovary l’a fait demander à la grille ; il se trouva fort surpris de cette visite et fit répondre par ses domestiques qu’il n’était pas disponible26.

20Doumenc manipule les éléments du texte source, aussi bien pour Guillaumin, qui chez Flaubert reçoit Emma et lui réclame clairement sexe contre argent, que pour Binet, que l’Emma de Flaubert visite dans le grenier où il travaille sur son tour - et où il s’émeut considérablement de la venue de Madame Bovary, lui généralement impassible ; le Binet de Doumenc, au demeurant fort peu troublé, résulte d’un choix interprétatif de la scène : Emma était venue demander au percepteur, dans son « bureau », une somme qu’il ne possédait pas ; fin de la séquence. Le texte flaubertien est plus ambigu27, d’autant que c’est une scène presque intégralement muette, en focalisation externe (comme la scène du fiacre), perçue à distance et focalisée par Mmes Caron et Tuvache, qui épient depuis un grenier voisin un échange inaudible en raison du ronflement du tour de Binet28. Le lecteur doit se contenter de voir Emma frôler Binet, ce dernier rougir et se reculer ; de l’entendre s’écrier « Madame ! Y pensez‑vous ?...29 », puis de prendre acte des hypothèses des deux commères : demande d’argent et séduction. Ce petit épisode, véritable saynète très soignée narratologiquement, est passé par pertes et profits chez Doumenc, et nous assistons plus largement à la révocation30 d’un personnage, réduit à l’infiniment petit de ses mentions et de ses actes.

21Le personnage de Binet est donc un personnage bien moins au dessus de tout soupçon qu’au-dessous, tant il intéresse peu les policiers débarqués à Yonville et devient quantité négligeable, au bénéfice de ceux que le récit met en avant, particulièrement le couple Homais – Lheureux ; un Lheureux tout en infamie et colportage de rumeurs, mais qui finalement laisse toute la lumière à Homais, dont on découvre qu’il a été (contre argent sonnant et trébuchant) l’amant d’Emma, ce pour quoi Mme Homais affirme avoir subtilisé de l’arsenic à son mari, préparé un rafraîchissement et empoisonné Emma. Elle est toutefois bien vite contrainte de reconnaître qu’elle n’avait prélevé ces trente grammes d’arsenic dans le bocal bleu que pour s’expédier elle-même ad patres.

22Doumenc joue donc à faire et défaire les mobiles et les assassins potentiels et c’est finalement par un coup de théâtre que se résout l’énigme : celui qui avait déclaré la suspicion de crime, le docteur Larivière, avait inventé les « derniers mots » d’Emma, pour couvrir la gênante découverte par Canivet des traces de coups sur le corps de Madame Bovary, lesquels n’étaient pourtant pas mortels – mais révélaient une agression préalable, une situation de crise. Ces coups, Larivière les lui avait portés lui-même, la veille de sa mort, car elle menaçait de le faire chanter : il était en effet l’un des plus assidus parmi les participants des soirées fines organisées à la Huchette par Rodolphe ; il était l’amant chez qui se rendait Emma lors de ses jeudis à Rouen (Léon n’étant qu’un pâle figurant), et (disait‑elle) le père de l’enfant dont elle était enceinte (l’autopsie pratiquée avait révélé une grossesse de cinq mois) ; et quoique retenu longtemps par le sentiment de sa notabilité, il « se mettait presque à l’aimer » – pas au point toutefois de lui donner les 3000 francs qu’elle réclamait, tant soudain il eut peur du scandale. Alors, rendez‑vous sur la route, altercation, coups portés, puis retour à Rouen du bon docteur. Emma rentre chez elle, avale l’arsenic contenu dans la trousse de Charles (on sait que celui d’Homais est mobilisé ailleurs dans la diégèse, plus précisément en attente dans le giron de Mme Homais) – et donc meurt par suicide.

23Mais le meurtre ? Beaucoup de bruit pour rien ? Pas tout à fait, car il y aura meurtre et suicide, transfictionnalité par hybridation, greffe un peu monstrueuse qui tente de sauver chèvre et chou, Flaubert et son contre‑auteur, la veine littéraire et psychologique (Emma, les hommes et le désir) et le filon scientifique (Homais et Larivière, le pharmacien et le médecin, la science, la chimie, l’autopsie). Larivière, appelé au chevet de la mourante et craignant qu’elle ne l’accuse avant de mourir, précipite les choses et tue Emma par compression des carotides, geste précis, rapide et aisé sur un patient très faible. S’il n’y avait pas eu « ce crétin de Canivet » et son obsession des traces de coups sur Emma, l’affaire était tuée dans l’œuf. Tout comme elle l’aurait été si Larivière n’avait empoché, sans la lire, la lettre écrite par Emma, qui traîne là et dont le contenu lui avait semblé potentiellement dangereux – alors qu’elle y revendiquait son suicide. Dans sa situation, Larivière ne peut que faire le pari de dissimuler sa culpabilité en révélant la possibilité du crime, le meurtrier ne pouvant assurément être celui qui appelle la lumière sur son crime – en tout cas jusqu’au Meurtre de Roger Ackroyd. Comme nous ne sommes encore qu’en 1846, il reste du temps avant que le procédé ne soit éventé…

24L’enquête de Doumenc exploite, en en améliorant considérablement le récit, les motifs esquissés dans les réécritures d’Emma des années 1930 : le sexe et l’argent. Parties fines, gourgandines et débauches bourgeoises ; sexe, meurtre et respectabilité de façade – c’est un peu Twin Peaks en Seine Inférieure.

Si Binet m’était conté. Littérature et Obstination

25Doumenc, détourné de Binet, joue la carte de la science, tant du côté des enquêteurs que de celui du meurtrier, médecin et donc expert en circulation du sang31 et fonctionnement des carotides. Binet n’est pourtant pas un personnage si inutile que l’on pourrait s’en passer, car même si Flaubert s’est préalablement demandé « quoi faire de Binet32 », il a fini par le placer à des moments importants du récit et par lui faire jouer un rôle que l’on peut juger essentiel. Ce personnage secondaire a fait l’objet d’une analyse très développée de D. A. Williams33, ainsi que de l’attention de Pierre Dumayet34, et ce que je dirai croisera plusieurs fois leurs propos.

26Il y a quelque chose de l’inquiétante étrangeté du mécanique en Binet, ponctuel obsessionnellement (« on le tuerait plutôt que de le faire dîner ailleurs35 » qu’à sa place habituelle), lisse (pas un poil du collier de barbe ne dépasse) et rigide physiquement : aux Comices, en capitaine des pompiers, « sanglé dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile, que toute la partie vitale de sa personne semblait être descendue dans ses deux jambes, qui se levaient en cadence, à pas marqués, d’un seul mouvement36. » Manquant de civilité, mutique et passif « comme une alose37 », n’éprouvant nul intérêt pour autrui, il renvoie, selon D. A. Williams, au type freudien de l’Anal, contrôlé, contrôleur, dominateur, obsessionnel « corseté » par la répétition. C’est un personnage transparent, ajoute le critique en citant une notation de Flaubert : « avant de voir l’extérieur de cet homme, il semblait que l’on vît d’abord le dedans38 » ; le scalpel dans ce cas est inutile, la structure est apparente, il n’y a visiblement rien à chercher, rien de caché.

27Ce personnage si secondaire et si médiocre apparaît pourtant toujours, avec une certaine régularité là encore, à des moments déterminants pour Emma. Le jour de l’arrivée des Bovary à Yonville, le récit le met en position d’attente impatiente39 ; plus tard, lorsque Emma et Léon s’observent soignant leurs fleurs de fenêtre à fenêtre, c’est le bruit du tour de Binet que l’on entend et son profil maigre qui s’impose dans le cadre de la lucarne de son grenier. Figure tutélaire, figure de chaperon, figure de témoin, figure de surveillant ? La suite précise les choses : un matin qu’Emma rentre à l’aube de chez Rodolphe, elle tombe littéralement sur lui – au bout du « long canon d’une carabine qui semblait la tenir en joue40 » ; il surgit alors d’un tonneau où il ne fait pas tant le philosophe que le braconnier, à l’affût des canards sauvages. Un passage, finalement supprimé, suivait : « Elle était avancée de quelques pas lorsqu’elle entendit la détonation d’une arme à feu et une compagnie d’oiseaux qui s’enfuyaient lui passa près des épaules41 […] » ; traduction : Emma manque se faire canarder par Binet. L’après‑midi, Emma tombe encore sur Binet, chez Homais, en train d’acheter de quoi « dérouiller diverses garnitures de chasse42 » : le message est clair, la prochaine fois, ça va dérouiller ! Et quand on sait que pour l’entretien de son matériel Binet achète du vitriol et de l’acide de sucre, comment ne pas songer à la terrible confusion d’Emma entre l’arsenic et le sucre, qu’Homais médiatise43 pour se dédouaner de toute responsabilité ? Les deux pages condensent quelque chose qui ressemble sinon à un projet, à un processus : Binet attend Emma, surveille Emma, manque de tuer Emma, recommencera son coup. La pièce de puzzle suivante est celle de la tentative de suicide d’Emma, après lecture de la lettre de rupture de Rodolphe ; la scène est bien connue, avec le ronflement « à modulations stridentes » du tour de Binet comparé à « une voix furieuse qui l’appelait44 » ; et avec la phrase suivante, à double sens : « C’était Binet qui tournait ». Binet tourne, Binet menace…

28Lorsque Emma se remettra de sa crise nerveuse, Binet encore sera par là, pêchant l’écrevisse45 au pied de la terrasse, sous la tonnelle où Emma reçut tant de fois Rodolphe. Il approuvera l’idée d’amener Emma au théâtre, lui qui ne donne généralement pas son avis et se soucie peu d’autrui – Emma s’y rendra, rencontrera Léon, en un dernier tour (de manège ? de spirale ? de vis ?) qui la conduira pour de bon au suicide. Binet est donc un homme dangereux, qui a minima accompagne l’action, au pire la dirige. La troisième partie du roman le convoque lors de la scène déjà évoquée – et sur laquelle nous allons revenir – de la demande d’Emma, lorsque la ruine est avérée, la saisie imminente.

29Pierre Dumayet s’est lui aussi intéressé à la scène de « canardage » d’Emma par Binet. Il rappelle46 que dans les années 1850 la mode voulait que l’on chassât avec la carabine Flobert – avec un O. O comme un rond, un rond de serviettes, de ces choses que Binet incessamment produit et empile en son grenier. Or, si le tour est un hobby médiocre (« Tour : Indispensable à avoir dans son grenier, à la campagne, les jours de pluie », selon le Dictionnaire des idées reçues), il n’en est pas moins présent à titre d’image dans la correspondance de Flaubert, où il renvoie à l’activité de l’écrivain : « Je fais de la littérature pour moi, comme un bourgeois tourne des ronds de serviette, dans un grenier47 ». Binet peut donc être considéré comme une figure, certes limite, de l’écrivain – avant que celles de Bouvard et Pécuchet ne prennent le relais – puisque Flaubert est assuré que la grande figure du Pohète, personnelle et inspirée, est une farce, et qu’il faut faire sans elle, contre elle ; Binet, impassible et muet, sera plus à même de composer une forme de l’impersonnalité.

30Et donc Emma aux abois se rendant dans son grenier viendrait lui demander, séduction à l’appui, autre chose qu’un « retard à ses contributions » – car s’il n’était question que d’argent ou de troc sexuel, pourquoi ce silence de la scène, quand le roman a déjà montré l’idée de vol (suggérer à Léon le vol des 3000 francs) et l’idée de prostitution (chez le notaire Guillaumin) ? C’est donc d’autre chose qu’il s’agit : Emma examinant « les ronds de serviettes, les chandeliers, les pommes de rampe, tandis que Binet se caressait la barbe avec satisfaction48 » contemple l’œuvre de Binet, l’œuvre faite. Or, il est en train de finir quelque chose de plus compliqué, que, au regard de ce que ses murs exposent, on pourrait nommer son Grand Œuvre : la copie49 d’une ivoirerie indescriptible50, faite de croissants, de sphères emboîtées, « le tout droit comme un obélisque et ne servant à rien » ; « et il entamait la dernière pièce, il touchait au but ! » Bien sûr, cet objet, improbable et grotesque, est une parodie d’œuvre ; mais la casquette de Charles n’en est-elle pas une autre ? – et placée au seuil du récit, comme pour donner le la à une production d’objets composites51, cocasses et/ou exotiques : pièce montée, orgue de barbarie avec son manège, flèche de la cathédrale52, joujou des enfants Homais (finalement retranché par Flaubert) ; sans compter les improbables tableaux imaginaires exotiques dans lesquels se perd Emma, depuis les keepsakes du couvent jusqu’aux rêveries nocturnes, aux côtés de Charles parti en d’autres rêves53 ? L’objet de Binet s’inscrit donc dans une série, ce qui fait de l’homme au tour une figure de substitution de l’auteur. Il n’est alors pas délirant de considérer qu’Emma, surgissant chez Binet au moment précis où il « entam[e] la dernière pièce » et « touch[e] au but », vient demander à l’auteur de changer la fin. Mais celui‑ci refuse de toucher à l’œuvre – car le bidule de Binet possède imaginairement ce statut, comme le signale la note scénarique de Flaubert : « Muse invisible âme passée au bout des doigts » de Binet (ms vol. 6, folio 145). A. G. Engstrom54, cité par D. A. Williams, émettait l’hypothèse que « la poussière blonde [qui] s’envolait » du tour de Binet dans « le clair‑obscur de l’atelier » se retrouvait dans cette « sorte de poussière blanche [qui] parsemait les cils d’Emma » morte55, finalement liquidée par l’auteur. Pierre Dumayet, après avoir montré Binet armé de sa Flobert puis devenu un Flaubert en farce – mais un Flaubert tueur – s’interroge, amusé : Flaubert n’aurait‑il pas été plus durement puni, par une citation en cour d’assises plutôt qu’en correctionnelle, s’il avait assuré, via Binet, un happy end à sa petite femme ? L’intransigeance du couple Flaubert‑Binet lui a peut-être valu acquittement – et c’est pourquoi (aussi) il fallait tuer Madame Bovary.

31Arrêtons-nous un moment sur la question du happy end, qui permet de revenir une dernière fois sur le rôle de Binet. À la fin de la deuxième partie, lorsqu’il délaisse les écrevisses pour deviser avec les personnages entourant Emma tout juste remise, il aide à convaincre Charles de mener Emma au théâtre, pour l’aider à sortir de sa dépression.

Moi, dit Binet, j’ai vu autrefois une pièce intitulée Le Gamin de Paris, où l’on remarque le caractère d’un vieux général qui est vraiment tapé ! Il rembarre un fils de famille qui avait séduit une ouvrière qui, à la fin…
- Certainement ! continuait Homais, il y a la mauvaise littérature comme il y a la mauvaise pharmacie ; […]56

32Binet est abruptement interrompu par Homais : empêché de finir et de révéler la fin de la pièce. Le temps n’est pas encore venu de finir, d’en finir. Mais de quoi est-il question avec ce Gamin de Paris ? Roger Bismut a montré57 qu’il s’agissait d’un vaudeville dans lequel un général de la Grande Armée rembarre son propre fils, un fils de famille qui s’est fait passer pour un artiste et a séduit Elisa, jeune ouvrière orpheline d’un vieux brave de l’Empire et vivant avec son frère Joseph chez leur vieille grand‑mère. La fin en est heureuse, Amédée épousant finalement Elisa dont le père défunt était un brave de Wagram décoré par le général Morin. Quoique interrompu, Binet fait entendre ici sa conception d’un art moral (il rembarre les fils de famille) qui doit à la fin s’employer à restaurer les valeurs. L’interruption de Homais permet de différer la fin, en en modifiant les termes : pas de happy end, mais une fin terrible, qui à ce prix sera morale. Emma n’étant pas Elisa, ni Rodolphe Amédée, il faut inventer une fin qui sera une morale adaptée aux circonstances : la vie n’est pas un vaudeville, on est dans un roman flaubertien. Pas plus heureuse pour Emma que pour Charles, la fin est l’application de la Loi qu’incarne si bien l’obsessionnel Binet, l’homme de la « canne métrique58 » que lui envie Homais, de la carabine Flobert, l’homme qui a plus d’un tour dans son sac…

33 Alors oui, Binet, le personnage en dessous de tout soupçon chez Doumenc est bien, au fond, responsable de la mort d’Emma. Avec constance, il l’accompagne ou la précède sur le chemin périlleux de sa descente aux enfers. Si dans le récit de Doumenc il n’existe quasiment pas, si dans le roman de Flaubert il est une sorte de jelly‑fish translucide59, c’est parce que, un peu comme la Caroline Sheppard du Meurtre de Roger Ackroyd, il est plus une fonction qu’un personnage et s’efface donc des écrans radar – dans le roman d’Agatha Christie, « à aucun moment [la police ou Poirot] ne soupçonnent [Caroline Julliot]60 ni ne lui posent de questions sur son emploi du temps le soir du meurtre61 ».

 Binet-Larivière : Flaubert père ou fils.

34La même année, deux reprises de la mort d’Emma sont proposées aux lecteurs, l’une fictionnelle et grand public, l’autre critique et philosophique, et destinée à un public plus restreint. Chaque auteur fait jouer des modalités distinctes : Doumenc, l’intrigue, le montage, les lois du genre du polar ; Rancière, la littérarité, et le contexte des réceptions d’Emma. Dans le polar, l’assassin est « réel », c’est un personnage ; dans l’analyse, c’est l’auteur, et la réflexion s’emploie à déterminer les motivations spécifiques d’un Flaubert initiateur d’une rupture esthétique politique. Il fallait en fait, dit Rancière, qu’avec Emma soit liquidé un état bâtard de la littérature, une forme avortée de la littérature démocratique incarnée en une héroïne ne comprenant pas les enjeux de la nouvelle donne politique et littéraire : car Emma transforme l’esthétique du prosaïque en esthétisation de la vie quotidienne, ce kitsch fait de bibelots, pendeloques, prie‑dieu gothique et autres jouissances diverses.

35Face à Emma, il y aurait Binet : incorruptible, parce qu’il est le non‑jouisseur (sauf de la répétition) ; l’homme‑tour (variante de l’homme-plume) ; celui qui, de son grenier haut placé (tour d’ivoire62), peut voir, parce qu’il ne vit pas – raison pour laquelle ce personnage sans désirs est chez Doumenc au-dessous de tout soupçon – : pour bien voir la vie, quand on est artiste, il faut ne pas la vivre, dit Flaubert. Pour bien écrire, il faut s’appliquer, refaire – Binet – , être libre de tout autre exigence (Binet, comme le rentier Flaubert, semble pouvoir se consacrer à volonté à ses ronds de serviette63). Obstiné et impersonnel, Binet semble s’être retiré des émotions et du pathos ; il ne se rend pas à l’enterrement d’Emma, comme le signale Homais dans une formulation curieuse : « M. Binet s’était abstenu de paraître64 » – comme s’il devait s’inquiéter de quelque chose ? À moins que, fidèle à son poste, il ne soit requis par son tour ? À qui le tour d’ailleurs ? La dernière mention du percepteur se trouve deux pages avant la fin du roman : dans un Yonville qui a baissé le rideau de fer entre la communauté et les Bovary, Charles et Berthe rentrent les soirs d’été du cimetière « à la nuit close, quand il n’y avait plus d’éclairé sur la place que la lucarne de Binet65. » Mauvais signe pour Charles ; guère meilleur pour Berthe.

36Par rapport à la figure de Binet qui inscrit dans la diégèse le geste auctorial et endosse une impassibilité froide, que vaut et comment vaut la figure de Larivière choisie par Doumenc ?

37Elle procède d’un retournement de la valeur : Larivière incarne dans le roman de Flaubert l’autorité médicale, une forme d’empathie discrète66, mais aussi une connaissance sans pitié des hommes : « son regard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droit dans l’âme et désarticulait tout mensonge67 ». Il est « irréprochable », mais pourtant « il eût presque passé pour un saint si la finesse de son esprit ne l’eût fait craindre comme un démon ». Cette haute figure est généralement assimilée au père de Flaubert, Achille‑Cléophas, mort en 1846 (comme Emma). Le choix de Doumenc consiste à aller chercher la figure la plus vertueuse et à faire jouer la faille textuelle du « démon » : le désarticulateur des mensonges d’autrui devient menteur. Jouisseur, débauché, il tombe – non sans grandeur, certes ; mais il a tué petitement, pour préserver sa tranquillité et sauver, en même temps que sa vie de jouisseur, sa réputation. Faire de Larivière un meurtrier revient à liquider le père – à liquider la part sauvée du père, car une part déjà a été liquidée, à travers l’échec de l’opération du pied‑bot par le docteur Canivet, avatar médiocre, vaniteux et lâche, de la figure du père-médecin – et on sait que le père de Flaubert avait effectivement raté l’opération d’un pied‑bot. C’est Sartre qui aurait été content de lire Doumenc, lui qui dans L’Idiot de la famille avait débusqué sous le bon et respecté docteur Flaubert « le père tyrannique et le disséqueur acharné de cadavres68 ».

38Larivière ou Binet, la science contre la littérature, le positif contre l’esthétique (même grotesque) ; et même, une logique quasi naturaliste (la science et la débauche) contre une pensée de l’art. Or, il a fallu que Flaubert impose, dans sa famille de médecins, son propre choix, celui de cette activité inutile aux yeux du père, la littérature : et cela s’est fait au prix des crises de 1844, au prix symbolique aussi de la mort inattendue du père, en janvier 1846, presque immédiatement suivie de la mort de la sœur aimée, Caroline – comme si écrire coûtait des vies.

39Dans le roman de Doumenc passe rapidement au coin d’une rue le jour de l’enterrement d’Emma un grand jeune homme, viking aux yeux clairs que reconnaît le policier Delévoye :

C’est Gustave, l’un des deux fils du professeur Achille Flaubert. […] Il veut écrire des romans […] Un goujon, la gueule ouverte pour gober ce qui passe à portée et le régurgiter à sa manière. Du monde à éviter69 !

40Ce personnage sitôt disparu, ce « goujon », n’est pas sans parenté avec le Binet de Flaubert, porté pâle à l’enterrement et présenté aux lecteurs, on s’en souvient, sous l’espèce aquatique de l’« alose70 ». Comme si, sous l’intrigue et l’esprit positif du récit de Doumenc – qui construit comme coupable la figure scientifique de Larivière –, et malgré la quasi liquidation de Binet, une faible trace demeurait de la figure de l’écrivain.

41Finalement, d’un texte à l’autre, et dans un ordre résolument anachronique, l’élimination du docteur Larivière permet au « personnage » du jeune écrivain71 en puissance qui passe dans les rues de Yonville de trouver sa place – de pouvoir devenir72 Binet.