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Nikol Dziub

Le Sketch Book de Washington Irving, un guide du voyage dans le temps à l’usage des écrivains américains

1Le propos de cette étude est d’analyser la notion de mutabilité telle que la manie Washington Irving en relation avec la question du voyage dans le temps. La mutabilité est une notion fondamentale chez Irving, en particulier dans le Sketch Book (1819‑1820). Dans sa pensée, il y a un lien entre la mutabilité historique et l’imaginaire de la métempsychose, car l’instabilité est pour lui une notion à la fois littéraire et métaphysique. La notion de mutabilité mérite d’autant plus de nous intéresser que, chez Irving, elle a partie liée avec la lecture comprise comme voyage dans le temps, ou comme dialogue par-delà le temps avec les auteurs du passé. La notion de mutabilité est avant tout liée à ce constat, que la réception d’une œuvre est instable, et que son voyage à travers les époques successives ne va pas de soi :

Quel puéril hochet, après tout, que l’immortalité d’un nom ! Le temps tourne toujours et silencieusement ses feuillets ; nous sommes trop préoccupés par l’histoire du présent pour songer aux caractères, aux anecdotes qui ont donné de l’intérêt au passé ; chaque siècle qui s’écoule forme un volume qui est mis de côté et qui est vite oublié. L’idole d’aujourd’hui chasse de notre souvenir le héros d’hier ; à son tour, il sera supplanté par son successeur de demain. « Nos pères, dit sir Thomas Brown, trouvent leurs tombeaux dans nos courtes mémoires, et cela nous fait tristement songer que nous pourrons bien trouver le nôtre dans ceux qui nous survivront »1.

2On appréciera la comparaison entre les siècles et les volumes : si Irving compare les siècles à des volumes, c’est en fait pour faire l’inverse, pour comparer les volumes aux siècles, et pour suggérer cette idée, que la postérité d’un livre est dans tous les cas limitée. Ce ne sont pas les siècles qui tombent dans l’oubli comme les livres, mais les livres qui passent comme les siècles. Comme le note Sonya Filman2, la mutabilité de la littérature, c’est d’abord sa tendance à changer avec la fluctuation du goût, ce qui conduit la plupart des textes à perdre leur popularité. Toutefois, pour Irving, il y aura toujours des auteurs « immortels » qui « semblent à l’épreuve de la mutabilité du langage, parce qu’ils ont pris racine dans les principes immuables de la nature humaine3 ». Ces « auteurs immortels » constituent la substructure de la littérature : à la fois fermes et fluides, ils ne changent pas, et pourtant s’adaptent à toutes les époques.

Voyages vers le futur des États-Unis

3Si Irving utilise le pseudonyme de Geoffrey Crayon4 pour signer son livre, c’est bien sa voix personnelle (voire intime) qu’on entend, puisqu’il met en scène ses états d’âme de voyageur américain en Europe : le Sketch Book est une œuvre à dimension autobiographique, même si les premiers lecteurs ignorent qui en est l’auteur réel.

4Le premier sketch, intitulé « The Author’s Account of Himself », se présente comme une sorte de préface, et il est relatif à la mutabilité, non pas littéraire, mais viatique. Dès la citation placée en exergue, Irving insiste sur la mutabilité du voyageur : « le voyageur qui erre loin de son pays prend dans un court espace de temps une figure si étrange qu’il est obligé de modifier à la fois son séjour et ses habitudes5 ». Mais pourquoi un voyageur américain part‑il pour l’Europe ? Parce que, si son pays est riche de promesses pour l’avenir, l’Europe, elle, surabonde de trésors accumulés au cours des siècles. Pour l’Américain, le voyage en Europe est donc un voyage dans le passé, dans un espace doté d’un passé. Il veut suivre les jalons laissés par les siècles passés, et, dans une sorte de prosopopée qui s’apparente à une forme de nécromancie, faire parler les lieux et les objets qui furent témoins des événements de l’histoire : « Ces ruines mêmes disaient l’histoire des temps qui ne sont plus. Et chaque pierre couverte de mousse était une chronique. J’aspirais […] à marcher […] dans les pas des temps écoulés6. »

5Le sketch suivant est intitulé « The Voyage », et raconte, comme on peut s’y attendre, la traversée de l’Atlantique qu’a effectuée l’auteur. L’océan est un lieu d’entre‑deux qui marque une rupture brutale entre l’Amérique et l’Europe. Le voyageur est voué à une mutabilité brusque : une fois qu’il a débarqué en Europe, il est « soudain emporté dans le mouvement d’un autre monde7 ». Il est alors « lancé sur un terrain mouvant8 », et ce d’autant plus que l’expérience de l’exil (même volontaire) est un voyage dans le temps ; le voyageur se demande comment il retrouvera son pays quand il rentrera : les États‑Unis auront-ils changé, ou les retrouvera‑t‑il semblables à ce qu’ils étaient quand il est parti ? Dans tous les cas, le voyage au loin provoque un raccourci temporel : le voyageur aura ignoré, sauté en quelque sorte, quelques années9 de la vie de son pays. Or, cette expérience réelle prêtée à un double pseudo- ou hétéronymique sera transformée ensuite en récit de voyage temporel dans « Rip Van Winkle10 ».

6Irving situe « The Legend of Sleepy Hollow » dans un « vallon endormi11 » où rien n’a changé depuis les origines des États‑Unis : pénétrer dans cette vallée, c’est donc voyager dans le passé. « Rip Van Winkle », au contraire, est le récit d’un voyage dans le futur via le sommeil (et non le rêve). C’est pendant qu’il dort que Rip Van Winkle accomplit son voyage temporel vers l’avenir : c’est ce que la critique appelle le voyage temporel par hibernation12. Plutôt que de voyage, il faudrait d’ailleurs parler d’éclipse temporelle du personnage : car Rip ne part pas vers le futur, il saute plutôt par‑dessus les années, vingt ans passant en une seule nuit. Le monde a évolué pendant ce temps, mais lui aussi a vieilli. Un jour, en se réveillant après une beuverie, il constate d’étranges changements dans son village natal. Il ne connaît plus personne, et bien des heures passent avant qu’il rencontre une vieille voisine, qui lui demande où il était passé pendant tout ce temps. Au lieu du vieil arbre sous lequel s’abritait la petite auberge hollandaise, Rip découvre un mât couronné d’un drapeau « sur lequel il y [a] un singulier assemblage d’étoiles et de raies13 ». Il est ensuite sommé par des inconnus de dire s’il est fédéraliste ou démocrate : il est bien en peine de répondre. Ici, le voyage dans le temps est le support d’une réflexion sur la mutabilité politique de l’Amérique, dont les métamorphoses ne sauraient être pensées en termes de temps : c’est une véritable révolution, et non une évolution, que provoque l’indépendance confirmée par la guerre de 1812.

L’indispensable mutabilité

7Passons au sketch intitulé « The Art of Bookmaking », où Irving s’étonne de la fécondité de la presse, et en général des écrivains. D’après lui, c’est là l’origine de l’abandon qui est le sort de tant de livres de qualité. L’auteur raconte comment, errant dans le British Museum, il découvre une bibliothèque où des auteurs divers sont occupés à nourrir leurs livres à venir de la substance des œuvres du passé. Car voyager dans le temps en littérature, ce peut être aussi s’identifier aux auteurs du passé, ou du moins s’abreuver à leur source :

Dans le monde animal, aussi bien que dans le monde végétal, les générations s’écoulent et se suivent dans le néant ; mais la postérité recueille le principe de vie, l’espèce ne meurt pas pour cela. De même, aussi, les auteurs enfantent les auteurs. Après avoir produit une nombreuse famille, accablés de vieillesse, ils dorment avec leurs pères, c’est-à-dire avec les auteurs qui les ont précédés – et qu’ils avaient [volés]14.

8Irving est loin de condamner la pratique qui consiste à s’inspirer des auteurs du passé – car procéder ainsi, c’est les ramener à la vie : « Après tout, cette disposition des auteurs à la friponnerie ne peut-elle pas leur avoir été mise au cœur dans un sage dessein ? Ne serait‑ce pas le moyen employé par la Providence pour que les semences de savoir et de sagesse soient transmises d’âge en âge15 ? » Grâce aux « écrivains larrons qui font main basse sur les beautés et les grandes pensées que la rouille a couvertes16 », ces beautés et ces pensées « revoient le jour pour fleurir et porter leurs fruits dans un avenir éloigné17 ». Et la métamorphose générique est d’après Irving une forme de métempsychose littéraire : « Beaucoup de ces ouvrages subissent une espèce de métempsychose et renaissent sous une forme nouvelle18 ». Ces réflexions théoriques sur la réécriture sont d’ailleurs suivies du récit d’un songe qui est l’occasion d’un voyage dans le temps. Le narrateur s’endort, et il voit les vieux portraits qui ornent les murs de la bibliothèque s’animer : les vieux auteurs se réveillent, et sortent des cadres où ils étaient captifs, pour venir se venger des modernes qui les pillent.

9De la même façon, dans le sketch intitulé « The Mutability of Literature19 », Irving évoque une bibliothèque – celle de Westminster cette fois. Là encore, la bibliothèque apparaît comme un espace de mutabilité. Mais surtout, elle est un cimetière où les livres font figure de tombeaux, ou de cénotaphes, puisqu’en eux seul l’esprit des auteurs est enseveli :

Comme je promenais mes regards sur ces vieux volumes aux couvertures en ruine, alignés sur des rayons, et dont le repos n’était probablement jamais troublé, je ne pus m’empêcher de voir dans la bibliothèque une sorte de catacombes littéraires, où les auteurs sont pieusement enterrés20 […].

10Irving se met alors en scène dialoguant avec un vieil In‑quarto, dont le style est obsolète. Pourtant, l’auteur‑narrateur l’écoute attentivement :

Il débuta par des invectives contre l’oubli du monde – sur ce qu’on laissait le mérite languir dans l’obscurité – enfin bien des lieux communs de lamentation littéraire, et se plaignit amèrement qu’on ne l’eût pas ouvert depuis plus de deux siècles21.

11C’est donc le livre, ici, qui voyage dans le temps, et qui se réveille en 1820 du long sommeil de l’oubli. L’auteur souligne ensuite que, paradoxalement, pour les vieux ouvrages, la survie matérielle (et non spirituelle) à travers les siècles n’est possible qu’à condition qu’ils ne sortent jamais des bibliothèques, et qu’ils ne soient donc pas lus. Mais ce n’est là sans doute pas autre chose qu’un trait d’humour.

12Ce dialogue par-delà le temps avec les livres et les auteurs anglais du passé cache en fait une entreprise de légitimation de la littérature américaine : car, si le livre n’est plus lu, c’est parce qu’il manque de fraîcheur, parce qu’il a été écrit en une époque où le langage était fixé. Or, ce qui caractérise la littérature américaine, ce qui fait son prix aux yeux d’Irving et ce qui est son défaut aux yeux de la critique anglaise, c’est son état de fermentation linguistique :

C’est sur la pureté, la stabilité de la langue, que se fondaient vos prétentions à l’immortalité […]. Nombre de gens parlent encore aujourd’hui de la « source d’anglais pur sang » de Spenser, comme si la langue sortait jamais d’un puits ou d’une source, et n’était pas plutôt un simple confluent de langues diverses, continuellement sujet aux changements et aux mélanges22.

13D’ailleurs la mutabilité est une nécessité vitale. Certes, les auteurs du passé tombent les uns après les autres dans l’oubli. Mais, sans cela, il n’y aurait pas de littérature nouvelle ; ou alors, le monde serait surchargé de littérature : « Je vois dans cette mutabilité de la langue une sage précaution de la Providence pour le bénéfice du monde en général et des auteurs en particulier23 ». Irving reprend l’analogie entre le règne végétal et ce qu’on peut appeler le règne littéraire : « chaque jour nous voyons les nombreuses et magnifiques familles de végétaux grandir, fleurir, orner les champs, pendant un court espace de temps, puis se flétrir et rentrer dans la poussière pour faire place à leurs successeurs. S’il n’en était pas ainsi, la fécondité de la nature serait une punition, au lieu d’être un bienfait24 ».

14Toutefois, certains écrivains survivent, et voyagent heureusement à travers les siècles et les époques. Ce sont, en règle générale, les poètes :

de tous les écrivains c’est [le poète] qui a le plus de chances d’immortalité. D’autres peuvent écrire avec la tête, mais lui écrit avec le cœur, et le cœur le comprendra toujours […]. Les prosateurs sont volumineux ; on a peine à les remuer ; leurs pages fourmillent de lieux communs, et leurs pensées se déroulent en nappes d’ennui. Mais avec le véritable poète, tout est élégant, touchant ou brillant. Il nous donne les pensées les plus excellentes dans le langage le plus excellent ; il les illustre par tout ce qu’il voit de plus frappant dans l’art et dans la nature ; il les enrichit de peintures de la vie humaine telle qu’elle se développe sous ses yeux. Ses écrits renferment donc l’esprit, l’arôme, si je puis employer cette expression, du siècle dans lequel il vit25.

15De la sorte, si le poète a quelque chance de survivre, c’est parce qu’il est le dépositaire de l’esprit du lieu et de l’esprit du temps.

16Puis Irving reprend la métaphore du temps comme fleuve, et la file : certains écrivains (à commencer par Shakespeare) « sont comme ces arbres gigantesques que nous voyons quelquefois sur les bords d’une eau courante, qui, pénétrant la surface de leurs vastes et profondes racines, et posant le pied sur le fondement même de la terre, préservent le sol qui les entoure d’être emporté par l’eau qui coule toujours26 ». Ce dernier avatar de la métaphore végétale peut sembler surprenant sous la plume d’un auteur qui célèbre le principe de palingénésie : mais, si les racines de l’arbre sont puissamment ancrées dans le sol, ses feuilles et ses fleurs, elles, sont éphémères. Cette dualité renvoie à ce qu’on pourrait appeler les deux corps de l’écrivain : de même que l’arbre est à la fois immuable et changeant, l’écrivain anglais puis américain est, si du moins il sait écouter aussi bien la voix « éternelle » de sa littérature que le génie de son époque, à la fois lui-même et (s’il nous est permis de citer ici Proust) « le grand poète qui au fond est un, depuis le commencement du monde27 » (ou, en l’occurrence, depuis la naissance de la littérature de langue anglaise). Et, pas plus qu’on ne saurait déplorer que les racines aillent, par-delà le limon, plonger profondément dans la terre, on ne saurait, alors, reprocher aux parures végétales d’être périssables : car elles sont l’expression passagère de la vigueur immortelle car constamment renouvelée du vieil arbre.

Conclusion

17Ce que propose Irving, ce n’est donc pas seulement une réflexion sur le voyage dans le temps que constitue la confrontation d’une œuvre à la postérité. C’est un véritable guide du voyage dans le temps, ou un manuel de la lutte contre le temps, qu’il écrit à l’usage des écrivains américains, qui doivent savoir entendre la voix de leur propre modernité et de leur propre mutabilité s’ils veulent avoir une chance, non seulement d’être lus et relus, mais aussi d’être réécrits, et d’entrer ainsi dans le cycle des métempsychoses littéraires.