En bande dessinée, le temps, c’est de l’espace…
1Depuis quelques années, une branche très active de la narratologie contemporaine, qui s’est auto-proclamée « non naturelle », a placé au cœur de son projet l’étude des phénomènes narratifs qui, d’une manière ou d’une autre, mettent en jeu des situations étranges ou impossibles, du moins si on les compare aux expériences que nous pouvons avoir dans le contexte de notre univers quotidien1. À côté des animaux parlants, des êtres surnaturels ou des narrateurs qui adoptent des postures inaccessibles au commun des mortels, ces narratologues se sont aussi penchés sur les représentations « non naturelles » du temps.
2Dans ce champ de recherche, il y a deux manières d’envisager une temporalité non naturelle, suivant que l’on aborde le problème sous l’angle de l’histoire ou sous celui du récit, c’est‑à‑dire des structures narratives, qui ne suivent pas nécessairement le même ordre temporel que l’histoire, selon l’opposition bien connue entre fabula et sujet introduite par le formaliste russe Boris Tomachevski2. Sur le premier plan, on peut dresser différentes typologies de situations narratives qui contredisent la linéarité de l’écoulement temporel : cela peut impliquer des univers où le temps s’arrête, où il s’écoule à l’envers ou s’enferme dans des boucles temporelles. Cela inclut évidemment la situation narrative la plus emblématique : celle dans laquelle des personnages peuvent voyager dans le temps, avec tous les paradoxes que cela peut entraîner lorsqu’une ligne temporelle est modifiée par un retour dans le passé3.
3Mais ce n’est pas cet aspect, que j’ai déjà évoqué ailleurs4, que j’aimerais approfondir dans cet article5. Sur un autre plan, qui met plus directement en jeu les spécificités médiatiques de la bande dessinée, on peut s’intéresser à des phénomènes qui contreviennent à la norme d’un discours narratif que l’on peut supposer comme étant lui‑même soumis à une certaine forme de linéarité temporelle. En effet, selon l’affirmation de Brian Richardson :
Dans une œuvre typique, le sujet est la séquence du récit telle qu’elle apparaît dans le texte : le sujet est donc généralement coextensif avec sa présentation, que ce soit page par page ou, dans un récit oral, mot par mot. On considère généralement que le récit et sa réception sont des processus séquentiels et que des événements simultanés doivent donc être présentés et traités séquentiellement et non pas simultanément6.
4La littérature expérimentale a exploré différentes manières de transgresser cette donnée fondamentale de la narrativité verbale, que ce soit à travers la présentation de colonnes textuelles mises en parallèle (comme dans Glas de Jacques Derrida), ou par le biais d’une forme quelconque de multiplication des modes de présentation de l’œuvre. On peut penser aux livres dont vous êtes le héros, à la littérature exploitant des liens hypertextes, ou encore aux expérimentations d’auteurs tels que Marc Saporta (Compositions no 1) ou Julio Cortázar (Marelle). Sur ce plan, on peut néanmoins s’interroger sur la manière dont certains médiums sont susceptibles d’altérer des aspects du récit jugés parfois trop hâtivement comme « typiques » ou « naturels » pour la narrativité en général. C’est précisément la mission que s’est assignée une autre branche très active de la théorie du récit contemporaine : la narratologie transmédiale7. Cette dernière a considérablement élargi le domaine traditionnel de la théorie du récit, qui est née, comme on le sait, dans le creuset des études littéraires, pour envisager des formes narratives visuelles, audio-visuelles, voire dramatiques, ludiques, ou même musicales8, et pour éclairer leurs caractéristiques formelles et fonctionnelles.
5J’aimerais insister en particulier sur la manière tout à fait spécifique par laquelle la bande dessinée présente le récit, en le déployant dans l’espace visuel de la page ou du livre. J’aimerais ainsi avancer l’hypothèse que ce que l’on pourrait définir comme un « sujet variable » ou « instable » devrait être considéré comme une qualité naturelle du médium, et que c’est au contraire la pure linéarité qui devrait être considérée comme relativement artificielle. Je commencerai donc par mettre en question le présupposé exprimé par Richardson quand il affirme que dans sa forme « typique » le sujet d’un récit devrait nécessairement être linéaire. Même si, pour Will Eisner9 ou pour Scott McCloud10, la bande dessinée est parfois définie comme un « art séquentiel », il serait probablement plus correct de suivre Pierre Fresnault‑Deruelle11 quand il affirme qu’il s’agit en fait d’un art écartelé entre la linéarité du strip et la tabularité de la page.
6D’ailleurs, un strip peut lui-même être envisagé dans sa double nature de séquence ordonnée de cases et d’image complète, cette dernière donnant à voir solidairement un ensemble de cases formant une unité aussi bien graphique que narrative. Pascal Jousselin, dans un strip comique publié dans Fluide glacial12, souligne d’ailleurs que la coprésence des cases constitue certainement l’une des différences les plus saillantes entre la littérature et la bande dessinée. Dans les deux premières cases, le personnage de gauche critique la bande dessinée, qui est définie comme de la « sous-littérature ». Il ajoute : « Qu’est-ce qu’on peut faire en BD et qu’on ne peut pas faire en littérature, hein ? Rien ! Pas une seule chose ». L’instant d’après, ce même personnage est giflé par le personnage de droite, mais qui se situe en réalité sur sa gauche, puisque son action chevauche deux cases, et traverse en quelque sorte l’intervalle temporel entre les cases 2 et 3. La chronologie de cette histoire n’est donc pas naturelle, puisqu’un personnage peut agir simultanément dans deux référentiels temporels différents. Néanmoins, la bande dessinée, en mettant en coprésence ces temporalités adjacentes dans l’espace du strip, rend formellement possible une telle interférence, alors que cet effet serait en revanche irréalisable dans le contexte d’une narration verbale. Ce strip exhibe donc une spécificité beaucoup plus générale du médium, que Thierry Groensteen a définie comme l’art du tressage iconique :
La bande dessinée est fondamentalement une littérature qui ne dissimule rien, qui s’offre à une possession entière et sans reste : on la découvre rien qu’à la feuilleter, on navigue à sa surface sans oblitérer ce qui précède et en ayant déjà un œil sur ce qui arrive13.
7De cette situation découle ce que Groensteen appelle une « arthrologie générale », qui consiste à tisser des relations entre des images, même si elles ne sont pas adjacentes, par exemple en s’appuyant sur des effets de mise en page, sur des jeux de symétrie ou sur la répétition de motifs visuels ; bref, tout ce qui permet d’envisager des chemins visuels alternatifs à la simple progression linéaire de la séquence narrative.
8Brian Richardson, l’un des pionniers de la narratologie non naturelle, reconnaît d’ailleurs que les récits visuels se prêtent assez « naturellement » à une lecture susceptible d’emprunter différents chemins, phénomène qu’il définit comme une sorte de « sujet variable » ou « instable ». Les peintures narratives, dans lesquelles plusieurs scènes de la vie d’un individu sont représentées sur une seule toile, peuvent être lues en suivant plusieurs séquences possibles. Les romans graphiques peuvent aussi utiliser plusieurs progressions de lecture différentes, y compris de haut en bas, de gauche à droite et de droite à gauche, ainsi que des séquences libres. Comme l’explique Thomas A. Bredehoft, on trouve dans Jimmy Corrigan de Chris Ware des pages qui peuvent être lues de différentes façons, alors que les images révèlent un arrière-plan crucial de la fabula14.
9Il est intéressant de constater que Richardson mentionne Chris Ware, qui est un auteur célèbre pour ses récits expérimentaux. Le sujet « instable » ou « variable » semble ainsi relever des effets recherchés par les œuvres qui se rattachent à l’avant-garde des romans graphiques. Il est pourtant facile de montrer que des effets similaires peuvent être observés dans n’importe quel genre et à n’importe quelle époque. Chaque fois qu’une mise en page offre des alternatives significatives à la progression linéaire dans le récit, le lecteur est invité à lire ou à relire les images selon des logiques temporelles différentes, ce qui produit un sujet « variable ».
10On pourrait rapprocher ces effets, dont certains sont devenus des topoï de la bande dessinée, de ce que Genette a appelé la figure de la « syllepse ». Selon sa définition, les syllepses temporelles, qui se définissent étymologiquement comme le fait de « prendre ensemble », renverraient à des « groupements anachroniques commandés par telle ou telle parenté, spatiale, thématique ou autre15 ». Dans la bande dessinée, la syllepse ne viendrait cependant pas interrompre momentanément la linéarité du récit en proposant des regroupements anachroniques d’informations concernant la fabula, mais elle se superposerait plutôt à la linéarité du récit en offrant une façon alternative d’envisager les relations entre les images.
11Le récit en bande dessinée apparaît en effet soumis à des contraintes « topologiques16 » dont tous les auteurs doivent tenir compte. Sur le plan le plus trivial, qui affecte directement la linéarité du récit, les sauts de strip en strip et de page en page, en dilatant l’espace entre les cases, induisent par défaut un rythme visuel à la narration17. La conséquence la plus banale à tirer de ce fait consiste à introduire un cliffhanger dans la dernière case de la page, et parfois même à la fin de chaque strip, mais on peut aussi considérer que le rythme de la lecture induit par lui-même des interruptions plus ou moins marquées dans le flux temporel.
12Au-delà de cette « arthrologie restreinte », d’autres relations peuvent aussi être envisagées, que ce soit en jouant sur la taille, la forme ou le positionnement des images, qui peuvent occuper des lieux plus ou moins hiérarchiques dans la page. Dans un strip tiré de la bande dessinée d’Hergé On a marché sur la lune18, les deux premières cases sont clairement organisées comme une séquence d’événements successifs, mais les trois dernières offrent une alternative intéressante : elles forment une bande subordonnée à la case qui les surplombe, et constituent une unité organisée selon une logique plus axiologique que temporelle. Chaque case renvoie à des événements simultanés, situés dans différents lieux, mais qui sont reliés entre eux par la transmission radiophonique, qui chevauche les trois images. Les cases de gauche et de droite ne renvoient donc pas à un passé ou à un futur par rapport à l’image du centre, mais à une opposition entre adjuvants et opposants par rapport aux protagonistes qui se trouvent dans la fusée.
13On trouve des effets similaires dans des bandes dessinées beaucoup plus anciennes. Winsor McCay, parmi d’autres, avait déjà expérimenté des mises en page complexes, induisant différentes formes de tressages iconiques ou d’effets sylleptiques. Dans une planche de Little Nemo in Slumberland19, on voit qu’un paysage chevauche deux cases, ce qui rend son statut temporel ambigu. Sur une autre échelle, la déformation des cases de chaque strip, qui imite l’agrandissement du lit de Nemo, ne peut être remarquée qu’en observant la page dans son unité formelle, au lieu de considérer chaque strip comme une portion isolée et successive du récit. Finalement, les deux dernières cases exploitent également leur position relative sur la page : placées l’une au-dessus de l’autre, au lieu d’être placées l’une à côté de l’autre, elles donnent l’impression que Nemo ne tombe pas seulement de son lit, mais aussi d’une case dans l’autre. Cet effet métaleptique n’est possible que dans la mesure où les deux cases sont supposées partager la même temporalité et où la mise en page est comprise comme renvoyant à une caractéristique de l’espace diégétique.
14Tous ces exemples mettent en évidence la diversité des relations non linéaires qui peuvent être tissées entre les cases et qui renvoient à des configurations qui ne sont pas nécessairement temporelles : qu’il s’agisse d’oppositions axiologiques, de la continuité d’un paysage ou de l’imitation de la position relative, de la taille ou de la forme des objets représentés. Tous ces cheminements alternatifs peuvent être empruntés sans altérer les propriétés fondamentales du médium et sa puissance immersive. La tension entre les dimensions tabulaire et séquentielle n’est donc pas seulement un effet de défamiliarisation de la représentation narrative, qui ne s’observerait qu’en de rares occasions et dans des genres spécifiques ; il s’agit plutôt d’une propriété fondamentale, et même la plus spécifique, du médium.
15On peut cependant mentionner des cas beaucoup plus saillants où les propriétés du médium sont exploitées en vue de produire une déstructuration de la continuité temporelle au sein de la diégèse. Dans L’Origine20, le premier opus des aventures de Julius Corentin Acquefacques, Marc‑Antoine Mathieu invente un récit kafkaïen dans lequel les personnages deviennent progressivement conscients qu’ils vivent dans un monde inventé par un auteur. En page 4021, un scientifique explique au protagoniste que leur monde bidimensionnel est intégré dans notre monde tridimensionnel. Par conséquent, le scientifique en vient à la conclusion que s’il y avait un trou dans leur monde, ils pourraient être confrontés à un fragment de temps appartenant à une autre page du livre. Le scientifique appelle ce trou une « anti‑case », et cette « anti‑case » serait censée leur ouvrir une fenêtre temporelle à travers laquelle ils pourraient « lire dans le passé ou l’avenir ».
16Naturellement, l’auteur ne manque pas de faire survenir le phénomène juste après sa description théorique. Aux pages 41 et 42, Marc‑Antoine Mathieu a créé un véritable trou dans la case centrale, de sorte que le lecteur peut effectivement lire à travers cet espace vide deux cases situées respectivement aux pages 40 et 4322. Quand il arrive à la page 42, le protagoniste se rend d’ailleurs compte qu’un événement a été réitéré, et le scientifique en tire la conclusion que cette répétition prouve sa théorie. Ce qui l’amène d’ailleurs à se répéter à nouveau en page 43, le discours déjà prononcé en page 40 apparaissant rétrospectivement comme une intrusion du futur dans le fil du récit. Dans ce cas, le trou de la page est certes original, mais en définitive, l’auteur a simplement exploité une potentialité qui tient aux caractéristiques du support livresque, qui est constitué d’une superposition tridimensionnelle de pages bidimensionnelles. Par ailleurs, ce cas peut être considéré comme une simple variation du principe selon lequel des connexions non linéaires peuvent être tressées entre des images séparées dans une bande dessinée. En introduisant un véritable trou dans la page et en rendant les personnages conscients de la répétition, l’auteur a réussi à ouvrir une véritable « fenêtre » temporelle, mais il a mis également en évidence certaines caractéristiques classiques de la bande dessinée. À cet égard, les théories du scientifique peuvent être interprétées comme un cours visant à enseigner la configuration originale du temps dans un récit graphique publié sous la forme d’un album.
17On peut donc conclure de ce qui précède qu’un sujet fixe et linéaire constitue certainement un attribut naturel pour les récits verbaux ou cinématographiques, mais qu’en revanche, un sujet variable ou instable peut être considéré comme l’un des traits définitoires de la bande dessinée, l’étalement du temps dans l’espace rendant possibles différentes progressions dans le récit. Néanmoins, on peut se demander si cette caractéristique ne risque pas de disparaître dans le contexte de la transition numérique, qui dématérialise le livre et propose des modes de visualisation qui doivent être adaptables à des écrans de tailles et de formats variables, certains devant pouvoir tenir dans la poche de leurs utilisateurs.
18Bludzee23 est un cas typique de ce genre de bandes dessinées que l’on pourrait qualifier de linéarisées. Publiée par Lewis Trondheim en 2009, elle est la première bande dessinée française spécialement conçue pour s’adapter aux écrans des premiers smartphones, prenant ainsi l’option logique de ne montrer qu’une seule case à la fois. Plus près de nous, on retrouve le même procédé dans Phallaina24, une bande dessinée produite par Marietta Ren, conçue elle aussi exclusivement pour un visionnage sur écran. Dans les bandes dessinées de ce type, en raison de la taille variable du dispositif de visionnage, les auteurs ont choisi l’option d’une lecture case par case ou fondée sur le défilement d’un long ruban continu d’images. Par conséquent, le lecteur n’est jamais en mesure de contempler deux images simultanément. Dans son livre Reinventing Comics, Scott McCloud définit le format adopté par ces webcomics comme une toile infinie. Il oppose cette forme continue à la « petite toile rectangulaire que nous appelons la page25 », qui, à ses yeux, induit à la fin de chaque strip, et à la fin de chaque page, des « cassures régulières » dans le récit. McCloud considère cette évolution comme une libération des contraintes imposées par la mise en page et comme un retour à des formats ancestraux, tels le ruban de la colonne Trajane ou la tapisserie de Bayeux. Néanmoins, d’autres théoriciens de la bande dessinée voient cet enthousiasme comme un symptôme. Groensteen affirme quant à lui :
Il est frappant de voir que McCloud, dans Understanding Comics, ne s’intéresse guère à la page comme unité, d’un format adapté à ce que l’œil humain, à une distance de trente centimètres, peut commodément appréhender en une fois, dans l’ensemble de ses rapports de composition et de proportion ; c’est même le grand point aveugle de sa théorie. On comprend mieux, dès lors, pourquoi il accueille l’avènement de la toile potentiellement infinie comme une libération26.
19Groensteen soutient par conséquent que les récits graphiques adoptant le format du ruban linéaire ne sont peut-être plus tout à fait des « bandes dessinées » :
Aussi longtemps que la notion de page subsiste, tous les liens subséquents de juxtaposition, d’organisation, de compatibilisation, tous les effets de dialogue, de tressage et de sérialité entre les vignettes sont conservés eux aussi, et la bande dessinée continue de se présenter dans son système spatio‑topique propre. Au contraire, l’affichage case par case défait cet édifice, déterritorialise chaque image, masquant ou ruinant l’ensemble des liens tissés à la surface de la page27.
20Je terminerai en mentionnant rapidement l’exemple peut-être le plus probant d’une interrelation entre la représentation d’une temporalité non naturelle et l’exploitation des caractéristiques du médium, qui représente le temps en le déployant dans l’espace de la page. Dans la première planche du chapitre de Watchmen28 consacré au Dr Manhattan, Alan Moore et Dave Gibbons ont illustré, d’une manière qu’aucun autre médium ne saurait imiter, le pouvoir surnaturel du Dr Manhattan, qui, suite à un accident, est devenu capable d’embrasser le temps comme une configuration au sein de laquelle passé, présent et futur seraient littéralement com‑préhensibles, c’est‑à‑dire saisissables comme une totalité déjà achevée.
21Lorsque, dans la deuxième case de la planche, le Dr Manhattan affirme avec mélancolie, en regardant une vieille photo de son ex-femme : « Dans douze secondes, je laisse tomber la photo dans le sable à mes pieds et je m’en vais. Elle est déjà là, douze secondes dans le futur. Dix secondes maintenant », il produit apparemment une incohérence temporelle, puisque ce qu’il affirme entre en contradiction avec la logique séquentielle du récit. Mais son affirmation rejoint l’expérience du lecteur, puisqu’en effet, dans le dernier strip de la planche, ces événements sont déjà présents, offerts à notre regard. En outre, l’effet de tressage iconique est accentué par la mise en page régulière, qui rend chaque image isomorphe, facilitant les rapprochements entre des instants distincts. D’ailleurs, alors que le texte commence à égrener une sorte de compte à rebours, pratiquement isochrone avec une lecture linéaire, le découplage temporel de l’image et du texte fait que la dernière image de la séquence est déjà montrée dès la deuxième case. Cette monstration anticipée du futur rend ainsi d’autant plus facile la saisie anticipée de l’image à venir, rendue identifiable par son itération.
22L’image récurrente, reproduite également sur la couverture du chapitre, joue aussi avec ce qu’André Bazin appellerait une « présence/absence » : l’empreinte de pas dans le sable martien est l’indice de la présence passée du Dr Manhattan, tout comme la photographie est la trace chimique d’un passé lointain, mais néanmoins fixé sur l’instantané, dont la permanence contraste avec l’usure visible du support. On peut aussi remarquer d’autres effets de tressage sur cette même page : par exemple la même photographie se trouve insérée dans chaque image, comme un motif récurrent, disséminé, parfois même plus ou moins dissimulé, mais néanmoins mis en évidence dans la case centrale de la page, où un détail du cliché occupe tout l’espace.
23Par ailleurs, une séquence peut être reconstruite entre la première case du premier strip et celle du dernier strip : ces deux images représentent la même action, saisie sous le même angle, comme si ces représentations se plaçaient dans une continuité, à l’instar de photogrammes adjacents sur une pellicule cinématographique. Le lecteur est encouragé à chevaucher l’intervalle du compte à rebours, ce qui suggère un cheminement narratif alternatif, qui réduirait effectivement cette durée de l’attente à néant. Ce cheminement vertical constitue ainsi une autre façon de donner raison au Dr Manhattan quand il affirme que l’intervalle de temps peut être négligé, et que l’action décrite dans cette parenthèse est déjà accomplie.
24Le Dr Manhattan conclut cette séquence en affirmant que « [t]out ce que nous voyons des étoiles, ce sont leurs vieilles photographies », ce qui indique que sa vision rejoint également l’expérience ordinaire de quelqu’un qui regarde une photographie ou qui contemple la lumière de soleils morts. L’espace interstellaire induit un décalage temporel, tout comme l’espace de la page introduit des interférences productives dans le récit graphique. Jusqu’à un certain point, cette vision déchronologisée ne devrait donc pas être considérée comme une expérience impossible du temps, mais plutôt comme une réflexion sur la manière dont temps et espace peuvent interagir, notamment dans la bande dessinée, mais aussi au‑delà.