Colloques en ligne

Augustin Voegele

La descente dans les Enfers du temps chez Thomas Mann, André Gide et Jules Romains

1Au XXe siècle, la réécriture est une épreuve que subit le mythe : non seulement reformulé, mais contesté par une modernité qui prétend, selon des agencements variables, bouleverser son fonctionnement temporel, il change de sens, mais aussi de fonction. Telle est l’hypothèse que nous voudrions tenter d’étayer par des faits textuels, en nous fondant sur l’analyse de trois œuvres qui reprennent, chacune à sa façon, le motif de la catabase temporelle : Les Histoires de Jacob (Die Geschichten Jaakobs, 1933) de Thomas Mann, dont le « Prélude », sous‑titré « Höllenfahrt », raconte, explicitement, une descente dans les Enfers du passé – d’un passé qui, insondable, cesse d’être le passé pour devenir un temps archétypique ; le livret qu’André Gide écrit pour Perséphone (19341), mélodrame qu’il monte de concert avec Igor Stravinsky, Ida Rubinstein, Kurt Jooss, Jacques Copeau et André Barsacq, et qui, dans la version de l’écrivain (car les différents collaborateurs furent bien loin de s’entendre, et chacun voulut imposer sa vision du mythe et de l’œuvre2), raconte la gestation, dans les Enfers de l’éternité, d’un temps qui engendre à la fois de la liberté et de l’inquiétude ; enfin, Violation de frontières (1951) de Jules Romains, où le père de l’unanimisme disloque le mythe d’Orphée, et raconte l’installation d’un luthier amstellodamois dans les souterrains de New York : là, avec l’aide de quelques illuminés, il tente de triompher du principe de séparation qu’est le temps, et d’entrer en contact avec une civilisation extraterrestre située à un nombre incalculable d’années-lumière de notre planète.

2Ce sont donc trois réinvestissements différents, et parfois presque contradictoires, de la temporalité du mythe qui nous occuperont : Thomas Mann prétend dépasser la temporalité mythique au profit d’une modernité éternelle ; André Gide, lui, affirme la caducité de l’éternité mythique, et promeut une modernité intime constamment renouvelée ; quant à Jules Romains, il confronte le mythe et son discours temporel à une double réalité historique (celle des conflits mondiaux) et cosmique (celle des astres qui sont séparés, non seulement par des abîmes spatiaux, mais aussi par des failles temporelles incommensurables).

Thomas Mann, ou l’éloge d’une modernité éternelle

3« Le personnage principal [des romans au long cours], c’est le temps3 », affirme Georges Duhamel dans sa Chronique de Paris au temps des Pasquier. Et cela est vrai, littéralement, des récits de Thomas Mann4, qui, bien souvent, prennent « le temps pour matière première5 ». Considérons, avant d’en arriver aux Histoires de Jacob, la Montagne magique (Der Zauberberg, 1924). Certes, c’est d’Hans Castorp, jeune homme ordinaire devenu aventurier de l’esprit dans le « monde d’en haut6 », que l’on suit la métamorphose. Mais ce qui change vraiment, quand on passe de la plaine à la vie en altitude, c’est le temps. C’est une véritable ascension vers le Purgatoire du temps que décrit Thomas Mann. Le temps, là-haut, chez les pensionnaires du sanatorium, ne peut plus guère être mesuré ; chez eux, « il n’y a pas de temps7 » – ou du moins, leur temps n’a rien de commun avec le temps d’en bas.

4Aussi le temps est-il la pierre d’achoppement sur laquelle vient buter l’ironique perspicacité du romancier, qui, de temps à autre, se voit obligé d’avouer son impuissance. L’antique mystère du temps, que la physique moderne renouvelle sans le dissiper, n’est pas sans intriguer Thomas Mann, qui semble plus fasciné qu’angoissé par le silence qui répond aux questions qu’il répète et reformule infatigablement :

Qu’est-ce que le temps ? Un mystère ! Sans réalité propre, il est tout-puissant. Il est une condition du monde phénoménal, un mouvement mêlé et lié à l’existence des corps dans l’espace, et à leur mouvement. Mais n’y aurait-il point de temps s’il n’y avait pas de mouvement ? Point de mouvement s’il n’y avait pas de temps ? Interrogez toujours ! Le temps est-il fonction de l’espace ? Ou est-ce le contraire ? Ou sont-ils identiques l’un à l’autre ? Ne vous lassez pas de questionner8 !

5De fait, Thomas Mann ne se lassera pas de questionner. Il s’attaquera à nouveau au problème du temps dans le « Prélude » des Histoires de Jacob (premier volume de sa tétralogie biblique, Joseph et ses frères). Ce « Prélude » doublé d’une catabase est le récit d’une vaine quête des origines :

Profond est le puits du passé. Ne devrait-on pas dire qu’il est insondable ? […] Plus profondément on fouille, plus on s’enfonce dans le monde souterrain du passé, et plus les origines de l’homme, de son histoire, de ses mœurs, se révèlent indéchiffrables et reculent dans le gouffre sans fond, se dérobant à notre sonde9.

6Cette fois, ce n’est pas le temps abstrait, mais celui des collectivités humaines, qui occupe Thomas Mann. Ce temps communautaire est essentiellement étiologique : il n’a de consistance que dans la mesure où il sépare la communauté de l’ère primitive. Aussi ne peut-il être que remonté : c’est l’amont, ou plutôt la source qui borne l’amont qui excite la convoitise des voyageurs du temps.

7Mais ce point originel existe-t-il ? Le « puits abyssal10 » du passé ne « se joue-t-il » pas indéfiniment des « recherches » de la communauté désireuse de connaître le principe dont elle émane ? Certes, la communauté semble condamnée à « erre[r] sans fin, parce que derrière chaque plan de dunes sablonneuses qu’[elle] s’est efforcé[e] d’atteindre, de nouvelles étendues l’attirent vers des promontoires nouveaux11 ». Pourtant, il vient un moment où la dernière saillie est atteinte ; où la sonde touche « le fond du puits des temps » – mais sans pour autant que « soit atteint le but final et initial12 ». Car la quête étiologique que raconte Thomas Mann doit mener la communauté jusqu’au temps et au lieu de la Chute, et cette descente aux Enfers est en fait une remontée vers l’Éden :

Ici, le puits abyssal de l’histoire humaine révèle toute sa profondeur, si incommensurable qu’on ne saurait plus y appliquer les idées de profondeur et de ténèbres mais évoquer, au contraire, les cimes et la lumière : la cime lumineuse d’où put se produire la chute dont notre âme a conservé le souvenir indissolublement lié à celui du Jardin de Félicité13.

8Parvenir à l’extrême limite du temps, ce n’est pas encore toucher au but. Car, une fois atteint ce point de bascule où l’altitude, de profondeur, se fait élévation, où la plongée dans les Enfers se fait ascension jusqu’à l’Impeccable Jardin, le voyageur sent que le pied lui manque. Il a touché le fond des temps, mais il y a encore l’en-deçà du temps – car « ce n’est pas au seuil du Temps et de l’Espace, mais antérieurement, que fut cueilli et goûté le fruit de volupté et de mort14 ».

9Toutefois, le voyage temporel qu’entreprend Thomas Mann n’est qu’apparemment étiologique : ce que cherche le romancier, ce n’est pas tant la source du passé et de l’avenir, que le présent éternel et mortel qui contient et annule passé et avenir. Cette quête démasque le mythe, qui donne l’apparence de la vie et du temps à ce qui relève de la mort et de l’éternité :

Mourir, c’est en effet perdre le Temps, en sortir, mais aussi gagner l’éternité et l’omniprésence, par conséquent acquérir la véritable vie. Car l’essence de la vie, c’est le Présent, et ce n’est que par une affabulation mythique que son mystère nous apparaît au mode passé et au mode futur, façon populaire dont use la vie pour se révéler, alors que le mystère n’appartient qu’aux initiés15.

10Le vêtement temporel dont le mythe pare le présent n’est qu’un leurre. Et si l’origine échappe sans cesse à ceux qui la pourchassent à travers le temps, c’est qu’ils ne savent pas s’aviser qu’elle est partout présente : il n’y a pas, comme dans l’univers conçu par l’idéalisme platonicien, de modèle initial dont les objets actuels seraient les reflets, mais une incarnation constamment accomplie d’un modèle qui n’existe pas en-dehors de ses hypostases, et qui par conséquent n’est jamais absent.

11Or c’est la narration, dit Thomas Mann, qui est seule capable de rétablir la vérité temporelle altérée par le mythe. Dans La Montagne magique, Mann tentait déjà de théoriser les relations périlleuses entre la narration et le temps. La narration, à l’instar de la musique16, rythme le temps, le rend mesurable : « la narration ressemble à la musique en ce qu’elle “accomplit” le temps, qu’elle “l’emplit convenablement”, qu’elle le “divise”, qu’elle fait en sorte qu’ “il s’y passe quelque chose17” […]. » Cette comparaison entre musique et narration fait sens : car, si les phrases musicales et les notes qui les composent s’enchaînent en vertu de règles grammaticales qui sont celles de l’harmonie, du contrepoint, etc., elles ne connaissent nulle autre causalité18 – de telle sorte que l’analogie développée par Thomas Mann laisse entrevoir l’idée d’une narration privée de ce qui, dans la tradition aristotélicienne, constitue son trait distinctif et sa raison d’être, à savoir la capacité à dégager du brouillard des faits insignifiants et adventices la logique des enchaînements de cause à conséquence.

12Mais n’anticipons pas, et revenons à la question de la relation de la narration au temps, qui est celle du contenu au contenant. Le temps est vide tant que la vie ou son substitut, la narration, ne vient pas le remplir. Aussi le temps ne saurait-il être le sujet d’un roman. C’est ce que souligne le narrateur de La Montagne magique :

Peut-on raconter le temps en lui-même19, comme tel et en soi ? Non, en vérité, ce serait une folle entreprise. Un récit où il serait dit : « Le temps passait, il s’écoulait, le temps suivait son cours » et ainsi de suite, jamais un homme sain d’esprit ne le tiendrait pour une narration20.

13La relation de contenu à contenant peut cependant s’inverser, ou être perçue selon une perspective renversée. Car la narration, comme les visions des fumeurs d’opium, est capable d’accélérer et de concentrer le temps (sans pour autant, a priori, bouleverser l’ordre d’apparition des segments qui le composent), à telle enseigne qu’il semblerait que le temps soit bien l’objet et le contenu de la narration :

C’est un peu à la manière de ces rêves artificiels [ceux des opiomanes] que le récit peut traiter le temps. Mais comme il peut le « traiter », il est clair que le temps, qui est l’élément du récit, peut également devenir son objet. Si ce serait trop dire que d’affirmer que l’on puisse « raconter le temps », ce n’est pas, malgré tout, une entreprise aussi absurde qu’il nous avait semblé de prime abord que de vouloir évoquer le temps dans un récit21 […].

14Voilà pour ce que Thomas Mann dit de la narration dans La Montagne magique. Dans Les Histoires de Jacob, il ira beaucoup plus loin, ou du moins il abordera la question selon une autre perspective, puisque ce n’est plus le temps comme flux ou comme cadre du mouvement qui l’intéressera, mais le temps comme principe de destruction ou de disparition. Or le temps, affirme-t-il, est une illusion entretenue par le mythe. Au contraire, la narration, cette fête qui rétablit un temps cyclique ou périodique, et qui par conséquent restaure l’égalité entre la vie et la mort – la narration affirme l’éternité de l’être, au détriment du temps :

Car ce qui est, est à jamais, même si la tournure courante consiste à dire « Ce fut. » Ainsi s’exprime le mythe, qui n’est que le vêtement du mystère ; mais la Fête est son habit de parade ; elle revient périodiquement, enjambant les modes du temps et, par elle, le Passé et l’Avenir deviennent présents à l’esprit populaire. Quoi de miraculeux si, dans la Fête, le principe humain s’exalte et dégénère en licence autorisée par l’usage, puisque c’est là que la mort et la vie se reconnaissent réciproquement22.

15Et le romancier ajoute :

Fête de la Narration, tu es l’habit de parade du mystère vital, car pour l’entendement du peuple, tu représentes le non-temps et tu évoques le mythe afin qu’il se déroule exactement dans le présent23 !

16Se situant dans la continuité de l’analogie entre musique et narration proposée dans La Montagne magique, cette définition (hautement métaphorique) que Mann donne de la narration entre de façon radicale en contradiction avec la tradition aristotélicienne : loin de supposer une irréversible linéarité des événements qui se succèdent dans le temps, elle affirme la permutabilité anti-causale des actualisations apparemment (et illusoirement) successives d’un avènement unique. C’est ce que notait déjà Hilde Zaloscer en 1959 : le temps narratif, dans la tétralogie de Mann, « n’est plus le temps progressif de l’Occident, de l’homme occidental, ce temps dans lequel les événements se déroulent selon une causalité et une logique bien définies24 ». « Du […] point de vue de la narration […], les structures mythiques ont un effet significatif sur le passage du temps25 » dans les œuvres de Thomas Mann, écrit Erica Wickerson : c’est vrai, mais par réaction. La narration telle que Thomas Mann la conçoit et la pratique dans Joseph et ses frères fonctionne comme un principe de « présentification » (de « Vergegenwärtigung26 ») ; il n’en va d’ailleurs pas autrement dans La Montagne magique, comme le laisse entendre Joshua Kavaloski :

Quand le narrateur emploie le présent […], il […] viole les principes narratifs qu’il définit dans l’avant-propos, ou Vorsatz, du roman […]. L’usage du présent par le narrateur […] rend moins évidente la séparation temporelle entre les événements accomplis de l’histoire et l’acte présent de raconter l’histoire27

17Le récit, chez Thomas Mann, obéit à une vocation de présent qui s’affirme de plus en plus clairement au fil des ans et des œuvres, le passé étant étranger à la narration non seulement comme acte, mais aussi comme régime temporel et ontologique. La narration, chez Thomas Mann, tabularise28 en quelque sorte le temps, et par conséquent annule la causalité romanesque (et plus largement fictionnelle) au profit d’une expérience essentiellement moderne : si la modernité de la narration mannienne échappe à toute situation, elle n’en est pas moins effective, puisqu’elle rend possible une présence au monde dont on peut dire qu’elle est immédiate dans la mesure où elle ignore tout passé.

André Gide, ou le temps comme inquiétude

18Les Histoires de Jacob sont publiées en 1933. L’année suivante est donnée, à l’Opéra, la première de Perséphone, le mélodrame d’André Gide29, Igor Stravinsky30, Ida Rubinstein, Kurt Jooss, Jacques Copeau et André Barsacq. Ce que Gide raconte dans son livret, c’est une remontée des Enfers de l’éternité vers le monde à la fois heureux et inquiet du temps.

19Mais, avant d’aborder la question temporelle dans Perséphone, revenons quelque quarante-cinq ans en arrière. En 1891, Gide publie son Traité du Narcisse, où il raconte une fuite hors des Enfers du temps31 doublée d’une descente dans le paradis de l’éternité. « Le Paradis », écrit-il, « demeure sous l’apparence. Chaque chose détient, virtuelle, l’intime harmonie de son être32 ». La tâche du poète, estime le jeune Gide, est de dépouiller chaque chose de la « forme transitoire qui la revêtait dans le temps », et de « lui redonner une forme éternelle, sa Forme véritable enfin, et fatale, – paradisiaque et cristalline33 ». Mais cette « intemporalité du Narcisse34 » n’est-elle pas trompeuse ? Certes, on peut résumer le Traité du Narcisse et la théorie du symbole qu’il contient comme le fait Roland Biétry :

penché sur le « Fleuve du temps », [Narcisse] est d’abord séduit par le Monde des apparences sensibles mais prend bientôt conscience de l’imperfection de ces « formes » fugitives ; il y renonce alors et s’absorbe dans la pure contemplation […] des « Idées » qu’elles recèlent et dont elles ne sont que les « symboles35 ».

20Mais le lexique gidien invite le critique à faire une tentative herméneutique différente, à prendre le risque de l’anachronisme, et à réinterpréter le Narcisse à la lumière des notions formalisées par Ernst Cassirer36. C’est ce qu’a fait, non sans succès nous semble-t-il, Claude Foucart, qui, dans une étude intitulée « Le Narcisse de Gide, ou le passage du mythe au symbole », a montré comment la pratique gidienne du symbole donnait naissance à un renouvellement perpétuel de l’être-au-sens-du-monde37.

21Toujours est-il que, par rapport au Traité du Narcisse, Perséphone constitue une palinodie. Car, si dans le Narcisse l’éternité – une éternité labile certes – apparaissait paradisiaque, dans Perséphone, elle est infernale – elle est, littéralement, le fait des Enfers. Perséphone descendue aux Enfers constate que, dans le monde d’en bas, « la mort du temps fait la vie éternelle38 ». Tamara Levitz parle à ce propos d’une « suspension de la téléologie39 » qui, implicitement, paralyse toute velléité politique chez les citoyens des Enfers. Dans le royaume souterrain de Pluton, « rien ne s’achève40 », tandis que dans le monde d’en haut, « la nuit succède au jour et l’hiver à l’automne41 ». Ce que Gide propose là, c’est à la fois un éloge politique de la finitude et une variation sur « Si le grain ne meurt ». Le sens de la parabole biblique42 est profondément bouleversé : ce que Gide célèbre, c’est une mort à soi-même qui engendre un nouveau soi, selon une logique de la palingénésie égoïste (au sens étymologique, et non moral, du terme). Il ne s’agit plus de mourir pour croître et multiplier, mais pour échapper, selon la politique de l’écart43 chère à Gide, à la fixation de soi par soi d’une part et par les instances sociales d’autre part. Dès lors, le royaume de la mort échappe à l’éternité, pour peu que Gide-Perséphone y vienne tempérer le pouvoir d’un Pluton qui peut figurer, selon la perspective de lecture que l’on choisit, l’instance coloniale44, la dictature du désir hétérosexuel45, etc. En somme, la mort devient la matrice, le lieu de gestation du temps vital :

Il faut, pour qu’un printemps renaisse
Que le grain consente à mourir
Sous terre, afin qu’il reparaisse
En moisson d’or pour l’avenir46.

22Ici, comme chez Thomas Mann, mais selon un agencement tout à fait différent, la vie et la mort se reconnaissent mutuellement. Chez Mann, cette rencontre de la vie et de la mort était placée sous le signe du présent éternel ; ici, au contraire, c’est au futur que se conjugue cette réunion de la vie et de la mort, réunion qui donne en quelque sorte naissance au temps, ou qui du moins produit du temps – non pas un temps cyclique, mais un temps libérateur47 et générateur de différence. On comprend, alors, pourquoi Gide et Stravinsky ne pouvaient s’entendre. Le compositeur, en effet, était très proche du penseur eurasianiste Pierre Souvtchinsky, pour qui « l’artiste atteint au divin en appréhendant intuitivement le temps ontologique dans un présent éternel48 » : dans la théorie de l’art comme intuition du temps ontologique, la conscience « transcende l’histoire et peut être reconnue comme une présence permanente où qu’elle apparaisse49 » – ce qui, du moins théoriquement, interdit à l’artiste toute métamorphose, et toute inquiétude. Or c’est précisément parce qu’il est l’indispensable support d’une inquiétude qui constitue l’hypostase politique de son amour passionné du changement50 ou de la variation que Gide fait l’éloge du temps.

Jules Romains, ou la présence contre le présent

23Faisons à présent un bond par-dessus les années, et par-dessus la Seconde Guerre mondiale. Transportons-nous en 1951, année où Jules Romains publie Violation de frontières. Le pape de l’unanimisme veut purement et simplement abolir le temps, qui, autant que l’espace, sépare les hommes et les mondes. Violation de frontières nous rappelle combien peut être angoissant ce constat, que le ciel que l’on contemple est fait d’étoiles terriblement éloignées les unes des autres, dans le temps aussi bien que dans l’espace : « tout cela n’existe pas ensemble ! Tout cela est divisé, sectionné, coupé l’un de l’autre, par des abîmes de temps51 ! » Le gouffre du temps semble, par moments, infranchissable. Les écrivains, remarquait Jules Romains dans le vingt-sixième tome des Hommes de bonne volonté (1946), auraient pu trouver là matière à de beaux développements :

les écrivains, les poètes, nous ont déjà montré bien des fois deux êtres, mystérieusement destinés l’un à l’autre, mais au début séparés par toutes sortes d’obstacles, que ce soient ceux de la famille, de la condition, ou simplement ceux de la distance dans l’espace […]. Mais ils n’ont guère pensé à la séparation du temps […]. Imaginez que deux êtres, faits de toute éternité l’un pour l’autre, naissent, par quelque erreur du destin, à un siècle d’intervalle52 […].

24On notera en passant que Romains se fourvoie quelque peu en affirmant que ce scénario n’a pas été exploité, puisqu’une nouvelle aussi fameuse que La Cafetière de Gautier est fondée sur ce schéma de la rencontre impossible entre deux êtres séparés par la mort et le temps.

25Toujours est-il que Romains est l’ennemi du temps53. Tentant d’établir une géographie des âmes indifférente aux contingences spatiales et temporelles, l’unanimisme « semble parfois nous suggérer l’idée qu’il y a entre certains moments une corrélation directe et immédiate, qu’ils n’obéissent point aux lois quotidiennes du temps, mais arrivent à former une sorte de “groupes” chronologiques54 ». Le « traitement [que Romains] fait subir aux données temporelles [est] en rapport direct avec la vision unanimiste qu’il veut donner des événements55 », et c’est pourquoi « [l]’espace et le temps aboutissent », dans ses récits, « à une redistribution de leurs composantes56 ». Romains « spatialise le temps57 », non pour promouvoir l’espace aux dépens du temps, mais parce que la tabularisation est un moyen efficace pour suggérer, dans un roman, l’abolition du temps.

26Violation de frontières narre donc une lutte acharnée contre le temps : Romains y raconte comment une secte de télépathes tente d’entrer, par-delà les années-lumière (qui constituent un obstacle à la fois spatial et temporel), en communication mentale avec des extraterrestres. Ce qui retient l’attention, c’est que ces télépathes se réunissent dans les souterrains de New York. Et ce qui est encore plus intéressant, c’est que le personnage principal du récit est un luthier. Ce luthier, un Amstellodamois exilé aux États-Unis, a décidé de quitter la lumière du jour pour échapper à l’histoire moderne, et de ne plus vivre que dans l’underground new‑yorkais. Or il suffit d’un glissement métonymique pour faire de ce luthier un musicien, un musicien parti pour le monde d’en bas : on est tenté d’en conclure que le luthier est un Orphée des temps (post)modernes. Le mythe est disloqué, et désenchanté : le musicien fabrique des instruments, mais n’en joue plus ; il descend aux Enfers, non pour en sauver sa bien‑aimée, mais au contraire pour fuir le monde d’en haut ; et de plus, les Enfers métropolitains sont faciles d’accès, et les vivants les parcourent quotidiennement, sans le savoir.

27Toutefois, si cette réécriture du mythe est désenchantée, elle n’est pas désespérée. Car ce que propose Romains, c’est le récit de la quête d’une sorte, non pas d’au-delà du temps, ni d’en‑deçà du temps, mais de non‑temps. Il rêve à une communication purement psychique entre les êtres, c’est-à-dire à une communication totalement libérée de la matière et de ses deux auxiliaires que sont l’espace et le temps. Cette quête d’un monde psychique pur où le temps n’existerait tout simplement pas est-elle couronnée de succès ? Oui et non. Le luthier a le sentiment qu’il a réussi à établir un contact avec un autre monde. Mais, à la fin du livre, alors justement que lui et ses compagnons viennent d’obtenir ce premier succès, certes fragile, mais tout de même exaltant, il fuit les Enfers métropolitains, il remonte à la surface du monde, il retrouve la lumière du jour, et décide de jouir du temps. Il découvre la jouissance précaire, ou la jouissance du précaire : « Cela durera ce que cela durera58 », telle est sa nouvelle phrase-talisman.

28Violation de frontières est donc le récit d’une palinodie, d’une retraite dans les Enfers du non‑temps suivie d’une redécouverte du plaisir du temps. Mais surtout, le récit de cette catabase urbaine propose, comme le « Prélude » des Histoires de Jacob (quoique bien moins explicitement), une réflexion comparative sur les temporalités respectives du mythe et de la narration (post)moderne. L’Orphée mythique descend aux Enfers pour chercher Eurydice parce qu’il distingue le passé du présent, le mort du vivant. L’Orphée (post)moderne de Jules Romains, lui, malgré la palinodie finale, descend aux Enfers pour fuir un présent précaire, et pour partir en quête d’une présence universelle, indifférente au temps et à l’espace. En effet, si le luthier fuit le grand jour, c’est parce qu’il a le sentiment que le monde (post)moderne a abandonné toute ambition de durée, et que les catastrophes qui scandent son histoire sont les monstrueux symptômes de ce renoncement à la permanence, de cette adhésion déplorable à un régime temporel qui est celui du présent discontinu. Par ailleurs, on peut se souvenir que Jules Romains adhérait (quoique sans fanatisme) à l’hypothèse panpsychiste, qu’il croyait possible qu’il existe une vie psychique commune à l’ensemble, non seulement de ce qui vit, mais plus largement de ce qui est : il est par conséquent tentant de considérer les extraterrestres avec lesquels le luthier de Violation de frontières essaie de communiquer comme une personnification de la psyché universelle, de la présence universelle de l’esprit.

29Ainsi, tandis que chez Thomas Mann, la narration a pour vertu de dépouiller le mythe de la robe temporelle qui voile son essence éternelle, et d’instaurer de la sorte le règne d’un présent continu quoique périodique, chez Romains, la réécriture (post)moderne prive certes également le mythe de sa dimension chronique, mais c’est afin d’abolir un présent qui ne peut plus être que discontinu, et de révéler l’existence, au-delà du temps et de l’éternité, d’une présence psychique universelle.


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30Les Histoires de Jacob, Perséphone, Violation de frontières : trois textes qui, narrant ou mettant en scène une catabase, invitent à confronter les usages mythique d’une part et littéraire d’autre part du temps.

31Certes, les usages du mythe propres aux trois écrivains qui ont retenu notre attention sont loin d’être semblables. Pour Thomas Mann, la narration littéraire (au sens très large du terme) réveille et révèle la puissance archétypique du mythe : au fond, le présent éternel de la narration dont parle Mann n’est pas loin de se confondre avec la « vérité figurale59 » de la fiction, qui produit des scénarios décontextualisables et par suite perpétuellement modernes. André Gide, de son côté, en croisant le mythe de Perséphone et la parabole du grain de blé, fait l’éloge d’un régime temporel qui n’est ni celui de l’éternité, ni celui du temps cyclique, mais celui d’un temps libérateur qui autorise l’homme à se métamorphoser, non tant pour se rejoindre lui-même que pour échapper à l’emprise du soi, et à celle des autres. En somme, Gide célèbre une finitude temporelle qui est un gage de singularité et de modernité intérieure : le sujet gidien se renouvelle constamment, il est toujours en avance sur lui‑même. Quant à Jules Romains, il se déprend assez vigoureusement de la temporalité mythique, sa réécriture du mythe d’Orphée étant représentative d’un certain glissement (post)moderne vers des formes désabusées (sinon dysphoriques) de l’utopie et de l’uchronie.

32Néanmoins, malgré ces évidentes dissemblances, un même souci se fait jour chez Mann, Gide et Romains : celui de mettre la temporalité mythique à l’épreuve de la modernité, d’une modernité qui peut être aussi bien insituée (et euphorique, quoique mortelle) – dans le cas de Mann – qu’intime (et inquiète) – dans le cas de Gide – ou historique (et malheureuse) – dans le cas de Romains.